Les Patriotes de 1837-1838/01

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Librairie Beauchemin, Limitée (Laurent-Olivier Davidp. 5-10).

AVANT-PROPOS



Il y avait, en 1837, cinquante ans que les Canadiens-français luttaient pour les droits religieux, politiques et nationaux qui leur avaient été garantis par les traités. Au lendemain même de la conquête, la lutte avait commencé, lutte de tous les jours et de tous les instants, contre des gouverneurs et des fonctionnaires arrogants qui avaient entrepris de faire de la province de Québec un pays anglais, une autre Irlande.

La justice souillée par toutes les infamies ; la malversation protégée par le pouvoir ; la domination de la Chambre d’assemblée par un conseil législatif composé d’hommes nommés par la couronne, irresponsables au peuple et antipathiques à tout ce qui était français et catholique ; les places, les honneurs et les gros traitements prodigués à une orgueilleuse faction, au détriment des droits de la majorité ; la proclamation audacieuse des projets les plus effrontés d’anglicisation ; l’infériorité de tout ce qui n’était pas anglais et protestant passée à l’état de principe ; la violation constante de toutes des lois constitutionnelles et parlementaires ; le contrôle sur les dépenses publiques refusé à la Chambre d’assemblée.

Voilà un coin seulement du tableau que l’histoire déroule à nos regards pendant trois quarts de siècle.

Nous étions insultés, méprisés, humiliés et volés par des gens qui se moquaient de toutes les lois divines et humaines. Nous avions trouvé heureusement pour nous défendre des hommes d’état, des orateurs puissants qui avaient prouvé à nos ennemis qu’il serait aussi difficile de nous vaincre dans l’arène parlementaire que sur les champs de bataille. Après Bédard et Papineau père, nous avions eu Papineau fils, le tribun dont la voix puissante fut pendant trente ans la gloire et le bouclier de notre nationalité.

Un jour vint où l’Angleterre, effrayée de l’attitude de la Chambre d’assemblée, que soutenait la population, parut vouloir lui accorder ce qu’elle demandait ; mais il était trop tard. La jeunesse, dont le sang bouillonnait depuis longtemps dans les veines, soulevait le sentiment national, et poussait M. Papineau sur la pente de la violence. Ce n’étaient plus des lambeaux de concessions qu’il fallait au peuple ; car il réclamait à grands cris l’adoption des quatre-vingt-douze résolutions préparées par M. Papineau lui-même et rédigées par M. Morin.

La Chambre d’assemblée, malgré trois dissolutions dans l’espace d’une année, avait persisté à refuser les subsides au gouvernement, tant qu’elle n’aurait pas obtenu le redressement des griefs contenus dans les quatre-vingt-douze résolutions.

Lord John Russell avait cru trancher la difficulté en faisant autoriser par le parlement anglais lord Gosford à prendre de force dans le coffre public l’argent dont il avait besoin pour le service civil. Ce procédé arbitraire et humiliant pour la Chambre d’assemblée fit déborder la mesure ; le peuple partout s’assembla pour protester contre les procédés de lord Russell et approuver la conduite de la Chambre.

Il n’y a pas de doute que ces procédés étaient illégaux et inconstitutionnels, et le digne couronnement de la politique arbitraire et tyrannique dont les Canadiens étaient victimes depuis tant d’années. Ce fut l’opinion exprimée en Angleterre, au sein de la Chambre des communes, par les hommes les plus distingués, par les Warburton, les Hume et les Stanley.

Citons pour la réfutation et la confusion de ceux qui ne veulent voir dans l’insurrection de 1837 qu’un acte de rébellion injustifiable, les paroles éloquentes du célèbre lord Brougham :

« On blâme, dit-il, avec véhémence, les Canadiens ; mais quel est le pays, le peuple qui leur a donné l’exemple de l’insurrection ? Vous vous récriez contre leur rébellion, quoique vous ayez pris leur argent sans leur agrément et anéanti les droits que vous vous faisiez un mérite de leur avoir accordés… Toute la dispute vient, dites-vous, de ce que nous avons pris vingt mille livres, sans le consentement de leurs représentants ! Vingt mille livres sans leur consentement ! Eh bien ! ce fut pour vingt shillings qu’Hampden résista, et il acquit par sa résistance un nom immortel, pour lequel les Plantagenets et les Guelfes auraient donné tout le sang qui coulait dans leurs veines ! Si c’est un crime de résister à l’oppression, de s’élever contre un pouvoir usurpé et de défendre ses libertés attaquées, quels sont les plus grands criminels ? N’est-ce pas nous-mêmes, qui avons donné l’exemple à nos frères américains ? Prenons garde de les blâmer trop durement pour l’avoir suivi. »

Le fameux lord Durham, venu exprès dans le pays pour faire une enquête sur les causes de l’insurrection, a admis la légitimité de nos plaintes et la nécessité de remédier aux abus du pouvoir. Il condamne les prétentions ridicules et tyranniques du conseil exécutif et du conseil législatif, et admet que la Chambre d’assemblée n’avait pas d’autre moyen de faire respecter ses droits que de refuser les subsides au gouvernement.

« La Chambre, dit-il, était parfaitement justifiable de demander les pouvoirs pour lesquels elle luttait. Il est difficile de concevoir quelle aurait été la théorie gouvernementale de ceux qui s’imaginent que, dans une colonie anglaise, un corps portant le nom et le caractère d’une assemblée représentative, pouvait être privé d’aucun des pouvoirs qui, dans l’opinion des Anglais, sont inhérents à une législature populaire. »

Lord Gosford, qui devait plus que tout autre condamner une insurrection dont on cherchait naturellement à lui faire porter en partie la responsabilité, a fait dans le parlement anglais l’aveu suivant :

« Il y a, à Montréal et dans ses environs, une certaine classe d’Anglais à qui tous les hommes libéraux et indépendants ne peuvent qu’être hostiles, et dont les actes et la conduite ont été caractérisés par un esprit de domination insupportable ; ils ont toujours aspiré à posséder le pouvoir et le patronage, à l’exclusion des habitants d’origine française. C’est à eux surtout qu’il faut attribuer les troubles et les animosités. »

Un soir, il y a quelques années, M. le Dr Dumouchel, membre du sénat, dînait à Rideau Hall. Se trouvant placé à côté de lord Dufferin, la conversation s’engagea entre eux et tomba sur la loyauté des Canadiens-français.

— Je pense, disait le gouverneur du Canada, qu’il n’y a pas de sujets plus loyaux que les Canadiens-français.

— Très certainement, répondit M. Dumouchel ; il y eut, il est vrai, en 1837, un mouvement de nature à compromettre la réputation des Canadiens-français sous ce rapport…

Lord Dufferin ne le laissa pas achever :

— Avec un gouvernement corrompu comme celui que vous aviez alors, ajouta-t-il, il est bien surprenant que les choses n’aient pas été plus loin.

En face de pareils témoignages donnés en faveur des patriotes par des hommes aussi désintéressés, le moins que nous puissions faire, nous pour qui ces patriotes ont combattu et tout sacrifié, est bien de défendre leur honneur, et de rendre hommage à leur courage.

Qu’on ait les idées qu’on voudra sur les révolutions, qu’on soit fils de bureaucrate ou de patriote, il est un fait qu’on ne devrait pas nier, au moins, c’est que l’insurrection de 1837 a été la conséquence d’une lutte glorieuse d’un demi-siècle, l’explosion de sentiments nobles et patriotiques.

À quoi bon discuter si strictement, les patriotes avaient le droit de se révolter ? Que resterait-il dans l’histoire, si on en faisait disparaître tous les actes condamnables au point de vue de la loi et de la froide raison ? Que deviendraient tous ces héros dont les exploits font l’orgueil des nations et l’honneur de l’humanité ?

On voyait à la tête du mouvement les hommes les plus honorables, les plus recommandables par leurs talents, leur patriotisme ou leurs vertus ; les Morin, les Girouard, les Lafontaine, les Fabre, les Duvernay, les Perrault et les Rodier. Ajoutons MM. Berthelot, le Dr O’Callaghan, Cherrier, Meilleur, Viger, Roy et même quelques uns des hommes les plus éminents parmi la population anglaise : MM. Leslie, De Witt, W. Scott, et surtout les deux frères Nelson, Robert et Wolfred, deux médecins distingués.

On peut blâmer ces hommes estimables de n’avoir pas su s’arrêter à temps dans la voie de l’insurrection, mais on ne peut nier sans mentir à l’histoire, la noblesse de leurs motifs et la sincérité de leur patriotisme.

Dans le testament politique que de Lorimier écrivit, la veille de sa mort, il dit :

« Pour ma part, à la veille de rendre mon esprit à mon Créateur, je désire faire connaître ce que je ressens et ce que je pense. Je ne prendrais pas ce parti, si je ne craignais qu’on ne représentât mes sentiments sous un faux jour ; on sait que le mort ne parle plus, et la même raison d’état qui me fait expier sur l’échafaud ma conduite politique pourrait bien inventer des contes à mon sujet… Je meurs sans remords ; je ne désirais que le bien de mon pays dans l’insurrection et l’indépendance ; mes vues et mes actions étaient sincères. »

Dans une lettre écrite, quelques jours auparavant, de Lorimier disait : « Ô ma patrie, à toi j’offre mon sang comme le plus grand et le dernier des sacrifices. »

On doit croire que de Lorimier a exprimé les sentiments et les dernières volontés de ses compagnons d’infortune, de tous ceux qui en 1837-1838 sont morts sur les champs de bataille et les échafauds.

Le seul but de ce livre est de montrer qu’ils ont droit à notre reconnaissance, et que nous devons accepter l’offrande de leurs sacrifices et de leur sang pour l’honneur de notre nationalité et le triomphe de la liberté.


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