Les Patriotes de 1837-1838/30

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Librairie Beauchemin, Limitée (Laurent-Olivier Davidp. 147-151).

chénier


Peu grand, mais robuste, les épaules larges, la tête imposante, un peu renversée en amère, les membres musculeux, une physionomie franche, ouverte, le regard fier et hardi, des traits pleins de virilité, des manières vives, la parole véhémente, un esprit prompt et logique, une âme enthousiaste, faite pour le sacrifice et le dévouement. Une figure de maréchal de France, une nature de soldat.

Voilà en miniature le portrait de Chénier.

Jean-Olivier Chénier naquit à Longueuil en 1806. En 1817, le Dr  Kimber, de Montréal, qui l’avait remarqué, le prenait sous sa protection, et, ne pouvant le mettre au collège, se chargeait lui-même de son instruction. Chénier se livra à l’étude avec toute l’ardeur et l’énergie de son tempérament, se faisait recevoir médecin, le 25 février 1828, et allait s’établir à Saint-Benoît, dans le comté des Deux-Montagnes. En 1831, il épousait la fille du célèbre Dr  Labrie, allait, peu de temps après, à Saint-Eustache, prendre la place de son beau-père qui venait de mourir, et contribuait puissamment à faire donner le siège vacant du regretté défunt, dans l’Assemblée législative, à M. Girouard.

Les injustices du Bureau colonial et les insolences des bureaucrates exaspérèrent l’âme ardente et patriotique du Dr  Chénier. En 1832, on voit son nom figurer en tête d’une réquisition qui avait pour but de protester contre le vol organisé des terres publiques, et de demander un mode de concession plus juste et plus avantageux. La même année, il agissait comme secrétaire d’une assemblée convoquée à Saint-Benoît pour blâmer la conduite des troupes et des autorités dans l’affaire sanglante du 21 mai.

Aux assemblés qui eurent lieu à Saint-Benoît, à Ste.-Scholastique et à Saint-Eustache, dans les mois d’avril, de juin et d’octobre 1837, il fut l’un des orateurs les plus véhéments. À Sainte-Scholastique, il prononça les paroles suivantes : « Ce que je dis, je le pense et je le ferai ; suivez-moi, et je vous permets de me tuer si jamais vous me voyez fuir. »

Il fut un des premiers, dans le comté, à s’habiller d’étoffe du pays des pieds à la tête. Sa parole et ses exemples avaient une grande influence.

Nous avons, en racontant le combat de Saint-Eustache, fait l’éloge de la bravoure de Chénier. Sans doute, il n’avait ni les connaissances militaires ni les forces qu’il fallait pour entreprendre une lutte semblable.

Obligé de prendre le commandement, à la dernière heure, abandonné par les trois quarts de ses partisans, il aurait mieux fait de céder aux instances du curé de la paroisse et de ses meilleurs amis.

Mais il avait juré de ne pas reculer, il voulut tenir parole ; il voulut prouver à ses compatriotes, aux bureaucrates qu’il détestait, qu’un patriote, un Canadien-français savait mourir.

Maintenant, pourquoi n’aurait-il pas espéré jusqu’au dernier moment une de ces victoires étonnantes que des poignées d’hommes, transformés en héros par l’amour de la patrie et de la liberté, remportent quelque fois.

Dans tous les cas, qu’on pense et qu’on dise ce qu’on voudra de l’imprudence, de la témérité de Chénier, une bouche canadienne ne devrait jamais nier sa bravoure, son héroïsme. Car ce serait un mensonge, une injustice et une insulte à l’honneur national.

Tout dans ses dernières paroles, dans ses dernières actions, dénote un homme décidé à mourir en brave.

Aux preuves que nous avons déjà données ajoutons les suivantes :

Le jour du combat, quand quelques uns des chefs patriotes, venus de Montréal, voyant la résistance inutile, se décident à s’éloigner, Chamilly de Lorimier avertit Chénier et l’engage à en faire autant.

— Non, répond Chénier, faites ce que vous voudrez, quant à moi je me bats et si je suis tué, j’en tuerai plusieurs avant de mourir.

— Eh bien ! alors dit de Lorimier, ému, prenez ces pistolets, vous en aurez besoin.

Et il lui remit deux pistolets qu’il avait apportés de Montréal.

Voyons maintenant si sa conduite et ses actes ont été conformes à ses paroles et à ses promesses.

Le témoignage de M. Paquin, qui le traite si sévèrement, pourrait suffire. Voici ce qu’il dit :

« Le Dr  Chénier voyant que tout espoir était perdu et qu’il ne pouvait plus songer à se défendre dans l’église qui était devenue la proie des flammes, réunit quelques-uns de ses gens et sauta avec eux par les fenêtres du côté du couvent. Il voulait essayer de se faire jour au travers des assaillants et de s’enfuir, mais il ne put sortir du cimetière, et bientôt, atteint d’un coup de feu, il tomba et expira presque immédiatement. »

F. H. Grignon, surnommé l’Ours Blanc, à cause de son courage, a été témoin oculaire des derniers instants de Chénier, il a raconté à tout le monde ce qui s’est passé et personne n’a jamais songé à le contredire. Il a vu Chénier tirer plusieurs fois sur l’ennemi après être sauté dans le cimetière. Il ajoutait que Chénier et Guitard ne voulurent pas fuir avec les autres, mais qu’ils firent face à l’ennemi et se battirent jusqu’à la mort.

L’Américain Teller qui a écrit l’histoire des événemente de ’37 auxquels il prit part, dit à la page 11 de son livre :

« Chénier sauta dans le cimetière. Une balle l’abattit ; il se releva et deux fois il chargea et déchargea son fusil avant de mourir. »

Le lendemain du feu de Saint-Eustache, l’un des principaux officiers de Colbome disait, à Saint-Benoît, en présence de plusieurs personnes, que Chénier était mort en brave, en combattant, et que les soldats avaient été obligés de l’achever.

Une dame présente aurait alors dit : « Il n’y a qu’un soldat anglais capable de tuer un homme blessé et incapable de se tenir debout. »

Dans un livre publié, il y a quelques mois, par M. Globensky, fils du capitaine Globensky qui commandait une compagnie de volontaires à Saint-Eustache, on a lu avec surprise la déclaration d’un nommé Cabana qui cherche à faire croire que Chénier, voyant l’église en feu n’avait songé, comme lui, qu’à fuir. Mais ce pauvre Cabana ne sait pas plus ce qu’il dit qu’il ne savait ce qu’il faisait, lorsqu’il s’est enfui du clocher de l’église. Nous ne prendrons pas même la peine de publier les déclarations contraires faites sous serment par de nombreux témoins oculaires, afin de ne pas paraître attacher la moindre importance à un livre pitoyable, et aux divagations de pauvres gens qu’il faut plutôt plaindre que dénoncer.

Le livre de M. Globensky a été le dernier coup de boutoir porté par la bureaucratie à des hommes dont l’honneur est le bien de la nation ; c’est le dernier cri d’un parti condamné depuis longtemps par l’opinion publique.

La tradition rapporte qu’après le combat le corps du Dr  Chénier fut trouvé vers six heures et porté dans l’auberge de M. Addison, où on l’étendit sur un comptoir, que là on lui ouvrit la poitrine, qu’on lui arracha le cœur et qu’on promena ce cœur au bout d’une baïonnette, au milieu des imprécations d’une soldatesque effrénée. M. Paquin nie ce fait ; il prétend que les médecins ouvrirent la poitrine de Chénier simplement pour constater les blessures qu’il avait reçues, et M. de Bellefeuille, qui a écrit l’histoire de Saint-Eustache, corrobore son assertion.

Mieux vaut, pour l’honneur de l’humanité, accepter la version de M. Paquin.

Mais nous ne voyons pas comment on peut refuser de croire les personnes qui affirment sous serment avoir vu ce qu’elles racontent. Il est un fait certain et admis par tout le monde : c’est que le corps de Chénier a été ouvert, dans le but, dit-on, de constater exactement la cause de la mort

Cette explication est assez ridicule. Depuis quand ouvre-t-on les corps des soldats tués sur un champ de bataille pour savoir de quoi ils sont morts ?

De tous les chefs patriotes, Chénier est celui dont la mémoire vivra le plus longtemps. Quel que soit le jugement que l’on porte sur l’opportunité de l’insurrection de 1837, et sur la témérité de ceux qui se crurent assez forts pour résister par la force au gouvernement anglais, on ne pourra reprocher à celui-là d’avoir abandonné, au moment du danger, ceux qu’il avait soulevés, d’avoir déserté le drapeau qu’il portait si fièrement à l’assemblée de Saint-Charles. Sa mort atteste la sincérité de son patriotisme, et justifie la confiance que le peuple avait en lui. Les Canadiens-français ne cesseront jamais de se répéter, de père en fils, le récit de sa mort héroïque et longtemps on dira : « Brave comme Chénier. »