Les Patriotes de 1837-1838/31

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Librairie Beauchemin, Limitée (Laurent-Olivier Davidp. 152-169).

LE PROCÈS JALBERT


Mardi, 3 septembre 1839, le capitaine Jalbert comparaissait à la barre du Palais de justice de Montréal, après une incarcération de près deux ans, pour répondre à l’accusation d’avoir mis à mort, le 23 novembre 1837, le lieutenant Georges Weir, du 32ème régiment de Sa Majesté.

Les juges Pyke, Rolland et Gale étaient sur le banc ; le procureur-général Ogden et le solliciteur-général Andrew Stuart représentaient la couronne ; MM. Walker et Charles Mondelet occupaient pour l’accusé. Le jury était presqu’entièrement composé de Canadiens-français.

On trouve, dans un excellent compte-rendu de ce fameux procès, publié dans le temps, sous les initiales A. R. C., le portrait suivant de l’accusé :

« M. Jalbert annonce un homme qui touche à sa soixantième année. Ses traits, sa physionomie, ses manières, tout dénote cette fermeté et cette franchise que l’âge n’éteint jamais dans un homme naturellement brave et respectable. Sa contenance est mâle, sa taille est moyenne. Ses yeux bleus annoncent de la douceur et de la vivacité. Il jette de temps en temps un regard sur l’auditoire qui l’environne, et sourit, d’un air calme, à ses amis et à ses connaissances. Il porte surtout bleu, veste noire et pantalon rayé noir. »

Le patriote Jalbert était capitaine de milice à Saint-Denis depuis 1813, et jouissait de l’estime publique dans cette paroisse. Il avait été élu marguillier, syndic pour les écoles et son opinion en toutes choses était considérée. C’était un homme doux, paisible et respectable, au caractère ardent et mobile, à l’esprit inquiet, passant facilement de l’abattement à l’exaltation. Il était intelligent, mais sujet, dit un témoin, le père Cadieux, à des absences d’esprit ; le moindre chagrin le troublait et le rendait incapable de vaquer à ses affaires. Il se jeta, tête baissée, dans l’agitation populaire en 1837, envoya au gouvernement sa démission comme colonel de milice, et se mit à la disposition de Papineau et de Nelson. C’était le sergent-instructeur des patriotes. Il parut à la grande assemblée de Saint-Charles, à la tête d’une compagnie de fusilliers dont la bonne mine et la discipline furent admirées.

Il était à Saint-Denis, et c’est lui que Nelson chargea de faire conduire le lieutenant Weir à Saint-Charles, quelques instants avant la bataille de Saint-Denis. Accusé de la mort de cet infortuné jeune homme, il avait été arrêté, dans les premiers jours de décembre, près de la frontière américaine, et il y avait deux ans qu’il languissait dans les cachots de la prison de Montréal, lorsqu’on se décida à lui faire subir son procès.

Le 30 août précédent, M. Charles Mondelet avait fait, devant la Cour du Banc du Roi, une motion demandant qu’il fût permis au prisonnier de retirer son plaidoyer de « non coupable, » et d’y substituer un plaidoyer spécial fondé sur l’amnistie proclamée, le 28 juin 1838, par lord Durham.

La substance de ce plaidoyer était que, le 25 juin 1838, lord Durham avait lancé une proclamation d’amnistie générale pour tous crimes de haute trahison et autres offenses de cette nature ; qu’en vertu d’une ordonnance, publiée le même jour, le prisonnier, accusé du meurtre de Weir, avait été excepté, et que cette ordonnance ayant été désavouée depuis par Sa Majesté, la proclamation d’amnistie générale devait s’appliquer sans exception à tous les délinquants, y compris le prisonnier. Après une vive et habile discussion entre MM. Mondelet et le solliciteur général Stuart, la motion avait été rejetée par le tribunal, et le procès de l’accusé fixé au 3 septembre.

L’acte d’accusation était porté contre Frs Jalbert, le prisonnier à la barre, J.-Bte Maillet, Joseph Pratte, et Louis Lussier, et renfermait quatre chefs distincts : « 1° Que le prisonnier Jalbert avait porté un coup de sabre au défunt, et qu’il était alors aidé, assisté et encouragé par les trois autres ; 2° Que le nommé Jean-Baptiste Maillet ayant un sabre à la main, le prisonnier, accompagné des deux autres, l’aidait, l’assistait et l’encourageait à commettre le meurtre ; 3° Que le nommé Joseph Pratte, ayant un sabre à la main, le prisonnier, ainsi que les deux autres, étaient là présents, l’aidant, l’assistant et l’encourageant à commettre le meurtre ; 4° que le nommé Louis Lussier, ayant tiré un coup de fusil sur le défunt, Jalbert et les deux autres étaient là présents, l’aidant, l’assistant et l’encourageant à commettre le meurtre, etc., etc. »

Les autorités n’avaient pu, malgré leurs efforts, mettre la main sur les accusés Maillet, Pratte et Lussier, qui s’étaient réfugiés aux États-Unis.

Le solliciteur général Stuart ouvrit la cause dans un discours assez modéré, et rappela comme suit les circonstances du crime dont le prisonnier était accusé :

« Vous vous rappelez probablement, dit-il, qu’en novembre 1837, un détachement de troupes, sous le commandement du colonel Gore, marcha sur Saint-Denis. Le lieutenant Weir, du 32ème régiment de Sa Majesté, qui était alors à Montréal, reçut ordre d’aller à Sorel, ayant avec lui des dépêches pour le colonel Gore. Il partit donc, le 22 novembre, par terre, dans l’espoir de se rendre à Sorel avant le colonel Gore, qui était parti par eau. Empressé de le rejoindre, il prit une voiture dans l’intention de rattraper les troupes sur leur route à Saint-Denis. Il est bon de vous faire remarquer, qu’à la distance d’environ quatre mille de Sorel, le chemin se divise en deux branches dont l’une est plus longue que l’autre. Le lieutenant Weir présumant sans doute que le colonel Gore avait pris le chemin le plus court, passa par ce chemin, mais le colonel Gore ayant pris l’autre, le lieutenant Weir ne put le rejoindre. Chemin faisant, il fut arrêté par une garde et conduit comme prisonnier chez le Dr  Nelson. Ce dernier donna ordre qu’on le menât à Saint-Charles sous la garde de Jalbert et des autres. Arrivé chez le Dr  Nelson, on lui lie les mains, puis on le fait monter dans un wagon. Peu de temps après on lui délie les mains. Près de l’église, M. Weir saute hors de la voiture et est frappé par le nommé Maillet qui avait un sabre à la main. Jalbert, qui était en ce moment à cheval et qui avait un sabre à son côté, criait aux autres : « Tuez-le ! tuez-le ! le déserteur ! » Au même instant, Jalbert lui donne un coup de sabre sous lequel le défunt écrase. Les autres suivent son exemple et le défunt succombe sous une grêle de coups. Le monde se rassemble, et le défunt respirait encore, quand on entend de tous côtés des voix qui crient : « Rachevez-le ! rachevez-le ! » Le prisonnier était de ceux qui criaient ainsi. Le nommé Lussier arrive et décharge un coup de fusil ou de pistolet sur le défunt pour le rachever. Plusieurs jours après l’engagement des troupes, on fait la recherche du corps que l’on trouve à une certaine distance dans la rivière, couvert de blessures et horriblement mutilé. »

Le procès dura sept jours, quinze ou seize témoins furent entendus, et les faits avancés par la Couronne furent en général établis. Il fut prouvé que Maillet, Pratte et Lussier avaient frappé à coups redoublés le malheureux défunt, mais il y eut contradiction au sujet de la participation du capitaine Jalbert à ce crime. Plusieurs témoins affirmèrent que Weir était mort, quand Jalbert arriva sur les lieux.

Un témoignage important fut celui de Mignault, celui-là même qui conduisait la voiture où se trouvait l’officier. Nous avons cru devoir le reproduire en entier ;

François-Toussaint Mignault. — Interrogé par le solliciteur général Stuart :

« Je suis natif de Saint-Denis. J’y suis maître de poste depuis quinze ans, et aubergiste depuis, à peu près, le même nombre d’années. Je connais le capitaine Jalbert depuis longtemps. Je sais, que le 23 novembre 1837, un officier des troupes de Sa Majesté vint à Saint-Denis. Comme je sortais de chez moi, avec ma voiture, sur les huit heures ou huit heures et demie du matin, pour aller chez un voisin, je rencontrai le nommé Jean-Baptiste Maillet, sergent de milice, armé d’une épée. Il était accompagné de deux hommes, aussi armés, et dont l’un était, je crois, le nommé Pierre Guertin. Ils me commandèrent de me rendre de suite chez le Dr  Nelson, pour de là conduire un officier prisonnier à Saint-Charles. Je leur répondis que je n’avais pas de voiture. Ils me dirent qu’ils avaient un waggon de prêt. J’allais donc chez le Dr  Nelson, où je vis, en effet, le waggon qui attendait à la porte. En arrivant, je ne vis pas d’abord l’officier, mais je vis le Dr  Nelson qui me dit : « Vous êtes l’homme qu’il faut pour conduire l’officier à Saint-Charles. » J’entrai dans la chambre, et je vis l’officier ; il était entouré d’un bon nombre de personnes. Je demandai au Dr  Nelson si l’officier était armé, ajoutant que je n’avais pas même un canif sur moi. Il me répondit que non. L’officier était assis. Il avait, je crois, sur lui, quand je suis entré, un gilet blanc, et en partant, je lui aidai à mettre un surtout bleu. Je suis resté une dizaine de minutes chez le Dr  Nelson, avant de partir. Je n’avais aucun ordre quelconque du Dr  Nelson ; il est probable que le sergent en avait. C’est moi qui devais conduire le waggon. J’embarquai à droite, sur le devant de la voiture, et je fis mettre l’officier à mon côté. Guertin était assis sur le derrière, à droite, et Maillet à côté de lui, à gauche. Quand nous fûmes avancés à environ un quart d’arpent de l’endroit d’où nous étions partis, je fis débarquer Guertin, en conséquence des mauvais chemins, et vu que je pensais que nous étions assez de deux pour reconduire l’officier ; ce dernier m’avant auparavant donné sa parole d’honneur qu’il ne s’échapperait pas ; puis, nous continuâmes à marcher. Il avait les mains liées ; et m’étant aperçu qu’elles lui devenaient bleues par le froid, je lui donnai mes gants, ajoutant qu’il n’avait rien à craindre, qu’il était sous ma protection, et que je le conduirais sain et sauf jusqu’à Saint. Charles. Il ne me répondit pas. Je crus qu’il ne me comprenait point ; je lui parlais en français, et lui disais quelques mots en anglais, essayant de mon mieux à me faire comprendre de lui. Rendu à un quart d’arpent de l’église, le sergent Maillet lui passa autour du corps la strappe qui servait auparavant à lui lier les mains. Je ne crois pas que le prisonnier se soit aperçu qu’il était ainsi retenu par derrière. L’officier ayant sauté hors de la voiture, la strappe que tenait Maillet le fit tomber à genoux, la voiture continuait à marcher. Maillet avait alors avec lui une ancienne épée française, d’environ un demi pied de long. Il sauta hors de la voiture, et se mit à frapper, tant sur le waggon que sur l’officier. Je crois qu’il frappa avec le plat de l’épée ; l’épée cassa. Je crois qu’il ne fit que couper le collet de l’habit de l’officier. Il donna trois ou quatre coups : Je ne puis pas dire s’il frappa avec le tranchant, ou avec le plat de l’épée. Je ne crois pas qu’il ait infligé de graves blessures au défunt. Maillet demanda main-forte. J’étais transporté et excité. Ma voiture marchait toujours ; de sorte que je me trouvai à trente ou quarante pieds de l’officier, qui s’était avancé un peu, en voulant gagner les troupes. Les troupes étaient actuellement à dix ou quinze arpents en bas du village. L’officier, en sautant hors de la voiture, avait dit : Let me see the soldiers, et Maillet lui avait répondu que non, qu’il avait le temps de les voir. Après avoir arrêté mon cheval, je revins près de l’officier, et je trouvai le nommé Joseph Pratte qui faissait dessus avec un gros sabre de dragon. Il lui avait donné douze à quinze coups. L’officier était tout haché. Je repoussai Pratte et relevai l’officier. Je crus voir qu’il avait trois doigts de la main droite coupés, et plusieurs blessures à la tête. En arrivant là où était l’officier, je vis Pratte frapper plusieurs coups sur lui ; l’officier avait déjà reçu plusieurs autres blessures. J’étais environné de monde. Après que j’ai été descendu du waggon, j’ai vu porter des coups sur l’officier, par Maillet ; et c’est en arrivant vers l’officier que j’ai vu Pratte qui le frappait. Jusque là, la foule m’avait empêché de voir. Jalbert n’était pas encore arrivé alors. Quand je relevai l’officier, je lui dis en mauvais anglais : What you want do ? I promised you my protection, but I cannot help it ; I believe some body will shoot you in a minute. (Que prétendez-vous faire ? — Je vous ai promis ma protection ; mais je ne suis plus le maître : je crois que quelqu’un va venir vous fusiller dans l’instant.) J’ai repoussé Pratte en arrivant, pour l’empêcher de frapper de nouveau. Plusieurs criaient : « Rachevez-le ! rachevez-le ! » Il se mourait alors. Sur ces entrefaites, arrive le capitaine Jalbert ; il était à cheval, un sabre à son côté, un pistolet dans sa selle. Il est probable qu’il a commandé, lui aussi, de le finir, Jalbert était à dix ou douze pieds de moi, à cheval. Je le connaissais depuis longtemps. Je n’ai pas entendu le capitaine Jalbert dire : « Rachevez-le ! Rachevez-le ! » mais d’autres le disaient. Jalbert était du nombre de ceux qui le disaient. Je ne puis pas dire si Jalbert a commandé. Je crois que Jalbert a dit : « Rachevez-le ! Rachevez-le ! » Je n’en suis pas certain. Je n’en ai aucun doute là-dessus, Lussier est arrivé avec un fusil, et a couché l’officier en joue ; mais son fusil a fait fausse amorce, à trois différentes reprises. Lussier est entré avec son fusil ; et pendant ce temps-là, un autre individu, que je ne connais pas, est venu avec un pistolet. Je suis alors parti, craignant qu’on me forçât à tirer, comme on l’avait déjà fait. J’avais refusé de le faire, en disant que j’avais toujours promis de ne jamais tremper mes mains dans le sang de mon frère ; et sur mon refus, quelqu’un avait dit : « S’il ne veut pas le faire, faisons lui-en autant. » Je crois que c’est Lussier qui a apporté Ie pistolet. J’étais à demi morfossé, et tout hors de moi-même. Je n’ai pas entendu le coup de pistolet. Quand je suis revenu à l’officier, Pratte frappait à grands coups ; le sang ruisselait. J’ai reproché à Pratte sa barbarie. Quelqu’un m’a aidé à éloigner le corps de l’endroit où il était. Je l’ai pris à brassée, et Maillet m’a aidé, en le prenant par les jambes. Je n’ai pas vu le capitaine Jalbert frapper l’officier. Je l’ai vu un instant, sur les lieux, quand on criait : — « Rachevez-le ! Rachevez-le ! » Il n’avait pas alors son épée tirée. Je ne l’ai plus revu après. Je lui tournais le dos, quand il est arrivé, et je ne puis pas dire ce qui s’est passé. Lorsque je suis revenu, le capitaine Jalbert n’y était plus. Il n’est arrivé qu’après qu’on eût crié : « Rachevez-le ! Rachevez-le ! » Je ne puis pas dire ce qu’il fit après mon départ. »

Dans le cours du procès, des altercations fréquentes eurent lieu entre les avocats de la défense, M. Mondelet surtout, et les représentants de la Couronne. Les juges Pyke et Gale ne paraissaient pas eux-mêmes à l’abri des passions que ce procès soulevait. Les plaidoiries des défendeurs du prisonnier furent habiles et éloquentes. Elles peuvent se résumer dans les deux propositions qui suivent.

Il n’y a pas de preuve que Jalbert ait contribué à la mort du défunt ; l’eût-il fait, ce n’est pas un procès pour meurtre qu’on devrait lui faire, mais pour haute-trahison ; car la mort du lieutenant Weir est un fait politique, un incident regrettable d’une insurrection, l’acte d’un gouvernement de facto, et la faute, s’il y a faute, est celle de tout un peuple.

Nous croyons donner une idée de l’éloquent plaidoyer de M. Mondelet, en reproduisant le passage suivant :

« L’acte dont le prisonnier est accusé est tel, que s’il eût été commis dans des circonstances ordinaires, il y aurait de quoi frémir ; mais il est facile de voir de suite que cet acte n’est autre chose qu’un malheureux incident d’un drame encore plus malheureux, que des causes imprévues et extraordinaires ont amené.

« Je dis que le drame malheureux qui a été joué en 1837, a été amené… il a été accéléré, messieurs, après avoir été produit par la conduite du gouvernement même. Il est connu de vous tous que le gouvernement impérial n’ayant tenté rien de moins que de mettre la main sur nos deniers, sans le consentement de la législature de ce pays, des assemblées nombreuses furent tenues dans différentes parties de la province, dans l’été de 1837. Des résolutions énergiques furent adoptées ; et il fut, entre autres choses, déterminé que l’on détruirait par la non-consommation, un revenu que le gouvernement avait la prétention inconstitutionnelle et injuste de s’approprier sans notre consentement. L’assemblée des Six Comtés eut enfin lieu, à Saint-Charles, en octobre 1837, et là aussi, on adopta des résolutions aussi énergiques que les circonstances l’exigeaient. Dans la supposition où l’on y aurait fait quelque chose de répréhensible, aux yeux des lois (ce que je n’admets point, me bornant à le supposer, pour donner plus de latitude au gouvernement), dans ce cas-là, l’on aurait pu, tout au plus, arrêter, pour menées séditieuses, ceux que l’on aurait accusés de ces offenses imaginaires ; mais jamais l’on eût dû lancer des warrants de haute-trahison par la raison toute simple qu’aucun overt-act, aucun acte ouvert de haute-trahison n’avait alors été commis. Cependant le gouvernement d’alors eut le malheur de bien d’autres gouvernements ; celui d’être entouré d’ignorants, de méchants et de coquins, qui savaient ou devaient savoir qu’aucun acte de haute-trahison n’avait été commis à cette époque. Ces hommes ignorants et méchants, ces coquins osèrent aviser le gouvernement d’émettre des warrants de haute-trahison, contre le Dr  Wolfred Nelson et autres hommes marquants, qui n’avaient rien fait qui constituât l’offense bien définie de haute-trahison. Le Dr  Wolfred Nelson et ses amis, informés qu’il existait des gens assez ignorants ou assez méchants pour pervertir ainsi la loi, pressentirent bien naturellement qu’un gouvernement assez immoral pour en agir ainsi, le serait assez pour trouver les moyens de les faire condamner et de les faire exécuter. Ils décidèrent donc bien naturellement qu’il valait mieux pour eux périr honorablement dans la tranchée, que de servir, sur l’échafaud, de victimes d’expiation, à la vengeance des coquins qui entouraient et conseillaient le gouvernement. Ils préférèrent les chances du combat à la certitude d’une mort sur l’échafaud, qui, bien qu’elle n’eût pas été déshonorante, n’en était pas moins à éviter. Ils résistèrent. C’est donc le gouvernement qui a causé et accéléré l’insurrection de 1837. C’est sur le gouvernement, et sur le gouvernement seul, qu’en doit retomber la responsabilité.

« Il est certain qu’à cette époque, les esprits étaient tellement excités, et la détermination d’opposer la force à la force, tellement enracinée parmi les habitants de cette section de la rivière Chambly, ou se trouve Saint-Denis, que l’autorité du gouvernement était méconnue et rejetée. Les officiers publics avaient été remplacés par ceux que s’était choisis le peuple, et aucun des officiers du gouvernement n’était assez imprudent pour tenter d’agir ; il ne l’eût pu. L’autorité du peuple était la seule que l’on reconnût, et à laquelle l’on obéit ; et il y avait assurément, dans cette partie de la province, un gouvernement de facto, c’est-à-dire une autorité de fait, et celle qu’exerçait le peuple par ses chefs. Que cette autorité fût ou ne fût pas légitime, qu’elle fût usurpatrice, ou ne le fût pas, elle n’en existait pas moins, le gouvernement ne s’étant fait connaître ensuite que par l’envoi du député-shérif, et des troupes, qu’on regardait comme venant porter le fer et le feu dans les campagnes, pressentiments que la suite a bien justifiés. Ceux, par conséquent, qui prirent part aux troubles de 1837, étaient conduits par la force et l’influence irrésistible d’une autorité qui était le peuple même. Il est certain, messieurs, que les lois, en Europe, reconnaissent une telle chose qu’un gouvernement de facto ; aussi a-t-on vu des actes du gouvernement impérial (sous Henri vii) excuser et exonérer de haute-trahison ceux qui avaient obéi à un gouvernement de facto, usurpé, qui avait précédemment établi son autorité ; autorité qui était irrésistible. Le gouvernement qui, dans ce pays, a été la cause première de ces malheurs de 1837, devrait être le dernier à vouloir atteindre du glaive sanglant ceux entre les mains desquels il l’a mis lui-même.

« Le prisonnier, dont il est temps de vous parler, se trouva, par sa situation distinguée dans sa localité, placé de manière à ne pouvoir se soustraire, l’eût-il même voulu, à l’effet de cette force supérieure qui, dès lors, menait dans une seule direction les masses et les esprits. Le courage élevé qui lui fit tirer le glaive en 1813, pour voler aux frontières, et y défendre ce gouvernement qui, en 1837, ne le protégeait plus, ce même courage élevé le décida à tirer l’épée contre un pouvoir qu’il regardait consciencieusement comme oppresseur et spoliateur. Quelle que soit l’opinion de certaines personnes sur ce qu’elles considèrent comme une erreur, elles doivent au mois apprécier les motifs, et respecter le courage du brave capt. Jalbert.

« Vous le voyez, messieurs ; il est devant vous. Portez vos regards sur ces traits vénérables, et dites-moi si ce calme admirable qu’ils peignent, n’est pas la vive expression de ce qui se passa dans cette âme tranquille et dans la conscience sans reproche de l’homme vertueux : la douceur l’humanité et la bienveillance sont les traits caractéristiques de cette figure admirablement tranquille.

« Le prisonnier, messieurs, ne tient guère à la vie ; sa carrière a été honorable, et celui qui a eu le courage de passer, sans fléchir, à travers les balles et les boulets, ne craint guère la mort. Il m’a chargé de vous déclarer, de sa part, qu’il est innocent ; et moi, je vous répète avec confiance que je le crois innocent. S’il m’eût avoué qu’il était l’auteur du crime atroce dont on l’accuse, je ne vous le dirais pas, comme de raison ; mais comme il a toujours protesté de son innocence, je vous en fais la déclaration intime. Il m’a souvent assuré, et je le crois, car c’est un homme d’honneur, que si, dans un moment d’erreur ou d’excitation, il eût trempé ses mains dans le sang de l’infortuné lieutenant Weir, il nous l’aurait déjà avoué, et n’aurait jamais fait rejaillir sur d’autres l’accusation d’un crime qu’il aurait eu le courage d’expier.

« Messieurs les jurés, notre respectable client, le prisonnier à la barre, est accusé d’avoir, le 23 novembre 1837, commis un meurtre, en mettant à mort le lieutenant Georges Weir, du 32e régiment de Sa Majesté. C’était, comme on vous l’a prouvé, le jour où les troupes en sont venues aux mains avec les habitants de Saint-Denis et de quelques autres paroisses, et qu’elles ont été repoussées dans cette lutte. La mort de M. Weir a eu lieu dans un moment où l’excitaton, le désespoir et l’indignation étaient à leur comble dans Saint-Denis ; les troupes entraient dans le bas du village, le tocsin sonnait, l’on criait et l’on volait aux armes de tous côtés ; les pères, les mères, les frères, les sœurs, voyaient en imagination ce que la réalité devait leur montrer quelques jours après : le fer et le feu portés dans leurs paisibles habitations. Si l’on joint à cela que le bruit courait dans le village que l’infortuné Weir avait été fait prisonnier, qu’il était un espion porteur de dépêches pour faire marcher les troupes de Chambly sur Saint-Denis, qui aurait, par ce moyen, été investi en tous sens, et la crainte que dut causer la nouvelle que cet officier avait réussi à s’échapper, l’on aura encore qu’une faible idée de l’état dans lequel se trouvait la population, dont la terreur devait s’accroître au bruit de la mousqueterie, qui se faisait déjà entendre dans le bas du village !  !  ! Les atrocités qui ont été commises sur le corps du lieutenant Weir (mais auxquelles, Dieu merci, le prisonnier est étranger) n’ont pu avoir lieu que dans un moment comme celui-là. Jamais, non jamais des Canadiens dont la douceur, l’humanité et l’hospitalité sont passées en proverbe, ne s’en seraient souillés sous d’autres circonstances.

« Avant le malheureux moment où cet infortuné jeune homme tenta de s’échapper, après avoir donné sa parole d’honneur qu’il n’en ferait rien, les soins les plus continus lui avaient été prodigués ; on l’avait traité comme un gentilhomme, et, s’il se fût conformé aux avis du brave Dr  Nelson, aussi bienfaisant que courageux, il n’aurait pas essayé à s’enfuir ; sa vie, par conséquent aurait été conservée. Voyez Maillet lui-même, un de ceux qui l’ont tué ; Maillet, depuis la maison du Dr  Nelson jusque chez M. Bourdages, a bien traité l’officier. Cette fatale catastrophe n’est donc due qu’à la tentative de fuite de l’infortuné lieutenant Weir. Dieu me garde de la justifier dans les excès qui l’ont accompagnée ! mais il est clair qu’elle a été le résultat inévitable de l’excitation excessive du moment. »

La preuve de la défense terminée, le solliciteur général Ogden se lève et demande, dans un réquisitoire violent, que le prisonnier soit condamné. Son plaidoyer est une diatribe emportée contre tous ceux qui ont pris part à l’insurrection de 1837, contre M. Papineau surtout, qu’il prend plaisir à appeler le traître, le lâche, l’archi-traître.

Le juge Pyke commence à une heure et quart, vendredi, 6 septembre, sa charge aux jurés, et la termine à une heure et trente-cinq minutes. Il se montre impartial et admet que les contradictions des témoignages sont de nature à inspirer des doutes sur la culpabilité de l’accusé.

Les jurés se retirent pour délibérer. La Cour leur ayant fait demander vers cinq heures où ils en sont rendus dans leurs délibérations, ils répondent « qu’ils ne s’accordent pas du tout. »

Laissons l’auteur du compte-rendu que nous avons déjà cité, raconter la fin de ce procès :

« Samedi, 7 septembre 1839. — 3¼ h. p.m.

« Le jury est appelé par ordre de la Cour, et déclare une deuxième fois qu’il ne peut s’accorder. Un d’entre eux, M. Edwin Atwater, expose à la Cour qu’il se sent malade, et que sa vie serait en danger, s’il restait plus longtemps sans prendre de nourriture. La pâleur livide qui couvre son visage suffit pour attester la vérité de son assertion, qui, d’ailleurs, est soutenue par ses confrères jurés. La Cour accède à la demande de M. Atwater, et élève la question de savoir s’il doit être accordé quelque chose aux autres jurés. Le prisonnier n’ayant pas d’objection, la Cour déclare aux jurés qu’ils auront de la nourriture, mais à leurs propres frais. Un d’entre eux, M. Courville, remarque avec beaucoup de justesse, qu’ils ne sont pas munis d’argent, et que l’impossibilité où ils se trouvent de communiquer avec leurs familles pour pouvoir s’en procurer, les empêche de se rendre à cette condition, d’ailleurs un peu dure. M. le juge Rolland demande au prisonnier s’il a quelque objection à ce que les jurés soient pourvus de nourriture aux dépens du public.

« Le prisonnier répond d’abord qu’il s’oppose à ce qu’ils soient nourris aux dépens du public ; mais, après s’être consulté avec son conseil, il déclare qu’il ne comprenait pas la question, et qu’il y accède maintenant. Monsieur le procureur général se charge de veiller à ce que les jurés soient pourvus de nourriture, et la Cour leur accorde, dès à présent, un repas, avec liberté d’en avoir un tous les jours, à midi, jusqu’à la fin du terme ; mais elle leur interdit l’usage de toute liqueur forte, et restreint leur breuvage à la bière, au café et au thé ; après quoi, le jury rentre de nouveau en délibération.

« Lundi, 9 septembre 1839. — 9¾ h. a.m.

« Les jurés rentrent et l’un d’entre eux (M. Edwin Atwater) déclare qu’ils sont dix contre deux : dix pour acquitter le prisonnier à la barre, et deux pour le trouver coupable du dernier chef d’accusation, c’est-à-dire d’avoir été présent sur les lieux, quand le meurtre a été commis. M. Atwater ayant fini de parler, M. Paschal Lemieux se lève et dit tout haut : « Ma foi, il y a tant de contradictions dans tout ça, qu’on ne sait plus où on en est… »

« La Cour lui impose silence, et renvoie le jury en délibération.

« Mardi, 10 septembre 1839. — 3.20 h. p.m.

« Le jury rentre de nouveau et déclare qu’il en est rendu au même point qu’auparavant ; puis la Cour est ajournée à onze heures et demie, cette nuit. Un des jurés (M. Maybell) dit en sortant de la boîte : « Nous serons aussi avancés à onze heures et demie qu’à présent. »

« Mardi soir. — 11¾ h. p.m.

« Présents : — l’hon. juge Rolland et l’hon. juge Gale.

« Monsieur le procureur-général est suffoqué par les vapeurs bachiques. C’est à peine s’il s’aperçoit qu’il est dans une cour de justice, à une heure aussi avancée de la nuit.

« Le jury ayant répondu encore une fois qu’il ne peut s’accorder, M. Walker se lève et demande la mise en liberté du prisonnier à la barre ; à quoi, la Cour et le procureur général opposent un prompt refus.

« La presse est excessive, et les hurlements qui se font entendre contre les dix jurés qui sont pour l’élargissement du prisonnier, contre les avocats et contre le prisonnier lui-même, annoncent d’avance l’orage qui va bientôt crever. En vain, M. le juge Rolland essaie à calmer, pour quelques minutes, la rage des insensés, en leur observant que chacun d’eux doit savoir que sa Souveraine est représentée sur le siège, et qu’ils doivent se conduire en conséquence. La voix de la justice est muette pour eux et les murmures les plus menaçants, les expressions de moquerie les plus grossières se font entendre contre le tribunal même.

« Minuit sonnant, et le jury n’ayant eu que jusqu’à cette heure pour compléter ses délibérations, M. le juge Rolland se lève, déclare que le jury est congédié, et descend immédiatement du tribunal, accompagné de M. le juge Gale. Ils ont à peine mis le pied hors de l’appartement, qu’il s’élève le tumulte le plus affreux dans l’assemblée.

« Les cannes se lèvent, les bâtons se croisent, et les dix jurés qui étaient pour l’élargissement sont impitoyablement battus, avant de pouvoir s’échapper de leurs loges. Cinq d’entre eux, MM. Paschal Lemieux, Edwin Atwater, Simon Lacombe, Élie Desève et Jean Cadotte, reçoivent de graves blessures, tant à la tête qu’ailleurs. Les connétables et les officiers de police viennent de l’avant pour mettre les jurés à l’abri de violences ultérieures, jusqu’à l’arrivée d’un détachement de Grenadiers-Gardes. Il n’y a pas jusqu’aux encriers mêmes que ces forcenés ne lancent par la tête des jurés.

« On se dirige du côté de la barre et l’on éteint les lumières qui sont devant le prisonnier. Une grêle de coups menacent le malheureux sans défense ; mais ils sont parés par le geôlier et son adjoint, qui, tous deux, le pistolet à la main, sont obligés de menacer d’une mort immédiate le premier qui osera lever la main sur lui.

« Les jurés sortent enfin du Palais-de-Justice, sous la protection des Grenadiers-Gardes ; et le capitaine Jalbert est escorté jusqu’à la prison par un parti du 7e Hussards. Une partie de l’assemblée est obligée de se retirer dans la chambre des juges, pour se mettre à l’abri du désordre et de la confusion. Les deux jurés, Maybell et Fraser, qui étaient pour la condamnation du prévenu, sont reconduits chez eux, par leurs partisans, qui les portent en triomphe sur leurs épaules. La foule se disperse, et ainsi se termine (sans se terminer) ce procès où semblait se concentrer tant d’animosité de la part de cette population jadis si loyale, mais aujourd’hui, enfin, devenue révolutionnaire !…

« On nous assure que le Doric Club avait été averti de se tenir sur pied, dans l’après-midi qui précéda cette émeute nocturne. »

Le capitaine Jalbert, remis en liberté, retourna à Saint-Denis où il vécut tranquillement, et mourut en 1854. Deux de ses enfants vivent encore : Mme  Vincent, de Saint-Denis, et M. Victor Jalbert, de Berthier.