Les Patriotes de 1837-1838/52

La bibliothèque libre.
Librairie Beauchemin, Limitée (Laurent-Olivier Davidp. 269-276).

TROISIÈME PARTIE


L’ŒUVRE DE LA RÉPARATION


La voix publique demandait non-seulement qu’on amnistiât les patriotes, mais qu’on réparât en partie les pertes causées à la population par l’insurrection. En 1843 et en 1845, sous le ministère Viger-Draper on s’était occupé de cette question, et une commission avait été nommée pour faire rapport sur la nature et l’étendue des pertes, la justice des réclamations.

Ce rapport fait, M. Lafontaine prépara un projet qu’il proposa pendant l’orageuse session de 1849. Ce projet ministériel accordait £100,000 destinés au paiement des dommages causés par la destruction injuste, inutile ou malicieuse des habitations, édifices et propriétés des habitants et par la saisie, le vol ou l’enlèvement de leurs biens et effets.

Quoique les torys eussent approuvé la nomination de la commission, ils attaquèrent avec fureur les propositions de M. Lafontaine. Le rapport de la commission était trop favorable aux patriotes, malgré les efforts faits pour les priver autant que possible des avantages de la loi d’indemnité au profit des bureaucrates. D’ailleurs, c’était une excellente occasion de soulever contre le nouveau ministère les flots du fanatisme.

La tempête éclata furieuse, menaçante ; le spectacle fut émouvant, dramatique.

On vit aux prises, dans la mêlée, les anciens bureaucrates et patriotes de 1837-1838, heureux enfin de se trouver face à face, pour se demander compte réciproquement de leur conduite, et plaider la cause pour laquelle ils avaient combattu et souffert. C’était la lutte commencée sur les champs de bataille de 1837-1838, qui se terminait dans l’arène parlementaire par un combat moins dangereux mais aussi acharné !

Aux Canadiens-français qui ne voient dans les patriotes que des rebelles indignes d’estime et de sympathie, rappelons, pour les faire rentrer en eux-mêmes, les témoignages rendus en leur faveur par des Anglais.

Le Dr  Wolfred Nelson était là.

Quand il entendit hurler à ses oreilles les cris de traître et de rebelle, il se leva comme un lion en furie, et lança à ses adversaires, d’une voix tremblante de colère et d’émotion, l’apostrophe suivante :

« Je déclare à ceux qui nous appellent, moi et mes amis des traîtres, qu’ils en ont menti par la gorge et je suis prêt à prendre ici ou ailleurs la responsabilité de ce que je dis. Mais, M. l’Orateur, si l’amour que je porte à mon pays, si l’attachement que j’ai pour la couronne anglaise et notre glorieuse souveraine, constituent le crime de haute trahison, oh ! alors, vraiment je suis un rebelle. Mais je dis à ces messieurs en pleine figure que ce sont eux et leurs pareils qui font les révolutions, renversent les trônes, foulent aux pieds dans la poussière les couronnes et brisent les dynasties. Ce sont leurs iniquités qui soulèvent les peuples et les jettent dans le désespoir. Je renonce volontiers à toute réclamation pour les pertes considérables qu’on m’a si cruellement infligées, car j’espère, avec la grâce de la divine Providence que je pourrai, à force de travail et malgré mon âge avancé, m’acquitter de mes obligations et payer ce que je dois. Mais indemnisez ceux dont on a détruit les biens à cause de moi ; il y a des centaines de braves gens aujourd’hui réduits à la misère, dont le seul crime fut d’avoir confiance dans l’homme qu’ils aimaient ; rendez à ces infortunés ce qu’ils ont perdu, indemnisez-les, je ne demande rien de plus. »

Comme le Dr  Nelson avait pris part à l’insurrection, donnons la parole à des Anglais dont le témoignage sera moins suspect.

Répondant à M. Sherwood qui avait dit qu’on ne pouvait indemniser ceux qui avaient pris part à l’insurrection, sans justifier leur conduite et inviter ouvertement à la révolte, M. Hincks (maintenant sir Francis Hincks), s’écria :

« L’honorable député s’est laissé emporter par son indignation contre les individus qui ont pris les armes en 1837-1838 ; mais je le demande : à qui la responsabilité de ces troubles si ce n’est aux députés qui sont en face de moi, et le parti qu’ils appuyaient alors ? Oui, et de l’aveu de deux lords d’Angleterre, la manière inconstitutionnelle dont le gouvernement se conduisait alors, justifiait pleinement la prise d’armes contre le gouvernement. Ces messieurs ont vraiment bonne grâce de s’indigner, quand il est notoire que les événements de ces jours malheureux doivent leur être attribués… »

Un autre Anglais, un député du Haut-Canada, M. Price, parla dans le même sens.

Puis vint M. Blake qui plaida la cause des patriotes avec une éloquence admirable et lança à leurs détracteurs des apostrophes qui les firent bondir plus d’une fois sur leurs sièges. Voyons comme ces dernières paroles corroborent ce que nous disions au commencement de ce livre :

« Depuis les premiers jours de la conquête jusqu’au temps de lord Durham, toutes les espèces d’oppressions furent librement exercées. L’administration de la justice, les droits les plus chers à l’homme étaient violés avec impunité ; les personnes n’étaient pas même protégées ; et pis que cela, mille fois pis ; une loyale mais pitoyable minorité accaparait toutes les situations qui dépendaient de la couronne et méprisait journellement des hommes supérieurs à eux dans toute la force du terme. Et quel fut le remède proposé par lord Russell dans ses huit propositions qui furent dénoncées par lord Brougham, dans un langage qui aurait dû faire impression sur les députés de l’opposition ? Que disaient ces huit propositions ? De prendre au Bas-Canada par la force du sabre l’argent que la législature refusait de donner, pour l’appliquer aux besoins d’une autre province, et cela dans un temps où le ciel écrasait le Haut-Canada de ses malédictions.

« Je dirai à ces honorables et loyaux gentilshommes qui se sont si fortement offensés l’autre jour, quand on les appela « rebelles, » que je les appelle « rebelles, » moi aussi, et qu’ils ne doivent pas s’attendre à avoir d’excuse de ma part. »

M. Blake termina son discours au milieu d’une véritable tempête d’applaudissements, de bravos, de sifflets et de grognements. L’excitation gagna les galeries où une rixe violente éclata.

M. Holmes, ancien bureaucrate, volontaire même, de 1837, fit, en faveur du projet ministériel, un discours énergique qu’il termina par les paroles suivantes sur lesquelles nous appelons l’attention d’un certain nombre de Canadiens-français plus dignes de pitié que de colère.

« On a beaucoup parlé de loyauté, des devoirs envers le souverain, on a prétendu que nuls actes de tyrannie et d’oppression ne justifient les rebelles. On pourrait insulter le peuple, lui ôter ses libertés, et il se laisserait dépouiller de tous ses droits sans rien dire.

« Je marchais de bonne foi avec les loyaux en 1837 et 1838, mais je n’avais pas suffisamment étudié les causes de la rébellion, si je les avais connues, j’aurais eu honte d’adopter ce parti, car je ne suis pas d’opinion que l’on doive se soumettre aux volontés de la couronne quand elles sont trop tyranniques. Je suis heureux de voir que nous devons à cette rébellion les bienfaits d’une constitution semblable à celle de la mère-patrie… »

Inutile de dire que pas un député canadien-français ne se leva alors pour dire ce que des compatriotes dévoyés osent publier de nos jours. Le pays tout entier se serait voilé la face si un seul Canadien-français avait eu l’audace de dénoncer ses frères, quand des étrangers les défendaient avec tant d’éloquence.

M. Papineau prit naturellement la parole ; il dit en terminant :

« Nul autre pays constitutionnel, dans des circonstances semblables à celles où nous avons souffert, n’a été traité avec plus de barbarie. C’est le seul pays au monde où le droit criminel étant en force et les cours de justice accessibles à tous, de nombreux citoyens sans procès, sans le verdict d’un seul corps de jurés, aient perdu la vie et péri sur l’échafaud. Compatriotes infortunés, ils sont tombés victimes innocentes de la haine et des plus mauvaises passions ! Ont-ils cessé pour cela d’être chers à ceux qu’ils ont laissés derrière eux sur le sol de la patrie ? Leur mémoire est chère au peuple canadien et le sera toujours. Ils sont morts en braves comme ils avaient vécu, répétant à l’envie les mots : « Dieu, mon pays et sa liberté. » Il faudrait bien peu de courage moral ou civil pour ne pas applaudir au patriotisme constant dont ils ont donné la preuve la plus éclatante… »

M. Papineau n’avait pas prévu qu’un jour viendrait où l’on ne pourrait applaudir à ce patriotisme loué même par des Anglais, sans être accusé de sentiments révolutionnaires, où des Canadiens-français oseraient flétrir la mémoire des héros de nos libertés politiques.

Après M. Papineau, M. Lafontaine fit un long et solide discours dans lequel il déclara qu’il ne croyait pas à la légalité de la cour martiale et des condamnations qu’elle avait portées.

Enfin, après des jours et des nuits de discussion, d’interpellations et d’apostrophes sanglantes, de menaces et de tumulte, la loi fut votée par une majorité de soixante et onze voix contre vingt-cinq. Vingt-quatre députés anglais votèrent avec la majorité.

Alors on assista à un spectacle étrange, alors on eut la preuve de la sincérité de tous les prêcheurs de loyauté et de respect à la loi. Prenant plaisir, en quelque sorte, à se confondre eux-mêmes et à venger les patriotes, que le sentiment au moins doit excuser, ils devinrent rebelles par fanatisme. Vaincus dans la Chambre, ils descendirent dans la rue, ces défenseurs du trône et de l’autel, et marchant sur les traces de Colborne et des volontaires de 1837-1838, eurent recours à l’outrage et à l’incendie pour se venger.

Le 25 avril, lord Elgin se rendit à la Chambre d’assemblée pour sanctionner le bill d’indemnité. Il fut accueilli, à son départ, par des cris de mort, des sifflets et les insultes d’une foule ivre de haine et de boisson, qui le reconduisit jusqu’à sa demeure et le couvrit d’œufs pourris.

Le soir, les émeutiers se réunirent sur le Champ-de-Mars et décidèrent d’adresser à la reine une requête lui demandant de désavouer le bill d’indemnité et de rappeler lord Elgin. Enflammés par des discours incendiaires ces forcenés se dirigent vers le parlement ; ils pénètrent dans la Chambre en lançant une grêle le pierres sur les députés qui fuient en désordre, brisent les pupitres et les fauteuils, s’emparent de la masse, et un de leurs chefs proclame alors la dissolution du parlement. Après avoir tout brisé, ils mettent le feu, et se retirent quand les édifices du parlement ne forment plus qu’un monceau de cendres et de décombres.

Pendant plusieurs jours, plusieurs semaines mêmes, Montréal fut à la merci de la canaille, qui parcourait les rues, l’insulte à la bouche et la torche à la main.

Un soir, ils partirent, au nombre de quelques centaines, pour brûler les maisons de MM. Lafontaine et Drummond. Ils se dirigèrent d’abord sur celle du premier ministre. Mais des amis courageux s’y étaient rendus pour le défendre, entre autres sir Étienne-Pascal Taché. Le chef de la bande tomba frappé d’une balle, au moment où il franchissait la grille du jardin : c’était un jeune forgeron du nom de Mason. Les émeutiers retraitèrent à la hâte, emportant le cadavre de leur ami, qu’ils promenèrent en triomphe dans les rues de la ville au milieu d’un grand tumulte.

Une enquête eut lieu à l’hôtel Nelson, sous la direction de MM. Jones et Coursol. M. Lafontaine, appelé comme témoin, était à donner son témoignage, lorsque les cris de « Au feu ! au feu ! » retentirent. Quelques minutes après, la maison était enveloppée dans un tourbillon de feu et de fumée. M. Lafontaine put s’échapper, grâce à la protection et au sang froid de M. Coursol.

Le gouvernement s’étant enfin décidé à montrer de la vigueur et à accepter les services des citoyens, les émeutiers effrayés disparurent comme des ombres.

Les patriotes de 1837 ont-ils jamais commis des actes aussi sauvages de révolte et de destruction ?

La loi d’indemnité ne fit pas tout le bien qu’on espérait. Le montant accordé n’était pas suffisant pour couvrir toutes les pertes, et il ne fut pas toujours distribué avec justice. Et comme tous ceux qui avaient subi des condamnations pour haute trahison avaient été privés des bénéfices de la loi, les plus à plaindre n’eurent rien du tout. Néanmoins, le pays doit être reconnaissant au ministère Baldwin-Lafontaine de cette œuvre de réparation patriotique.