Les Paysans/II/8

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Les Paysans/II
Œuvres complètes de H. de BalzacA. Houssiaux18 (p. 495-498).

VIII. Vertus champêtres

A la nuit, Marie Tonsard était vers Soulanges, assise sur la marge d’un pontceau de la route, attendant Bonnébault, qui avait passé, suivant son habitude, la journée au café. Elle l’entendit de loin, et son pas lui indiqua qu’il était ivre et qu’il avait perdu, car il chantait quand il avait gagné.

— Est-ce toi, Jacques ?

— Oui, petite…..

— Qu’as-tu ?

— Je dois vingt-cinq francs, et l’on me torderait bien vingt-cinq fois le cou avant que je les trouve.

— Eh bien, nous pourrons en avoir cinquante, lui dit-elle à l’oreille.

— Oh ! il s’agit de tuer quelqu’un ; mais je veux vivre…..

— Eh non, Vaudoyer nous les donne, si tu fais prendre ta mère à un arbre.

— J’aime mieux tuer un homme que de vendre ma mère. Toi, tu as ta grand’mère, la Tonsard, pourquoi ne la livres-tu pas ?….

— Si ça se faisait, mon père empêcherait les farces !

— C’est vrai : c’est égal ; ma mère n’ira pas en prison ; pauvre vieille ! elle me cuit mon pain, elle me trouve des hardes, et cela pour moi… Aller en prison ; je n’aurais point de cœur ! Et de peur qu’on ne la vende, je vas lui dire ce soir de ne pas cercler les arbres…

— Hé bien, mon père fera ce qu’il voudra, je lui dirai qu’il y a cinq cents francs à gagner, et il demandera à ma grand’mère si elle le veut. C’est qu’on ne mettra jamais une femme de soixante-dix ans en prison ! D’ailleurs, elle y sera mieux que dans son grenier.

— Cinq cents francs ! J’en parlerai à ma mère, dit Bonnébault ; au fait, si ça l’arrange de me les donner, je lui en laisserai quelque chose pour vivre en prison ; elle filera, elle s’amusera, elle n’aura pas plus de soucis qu’à Couches. Acteurs [ Acteurs : mauvaise lecture probable pour adieu (N.d.E.)], à demain.

Le lendemain, à cinq heures du matin, au petit jour, Bonnébault et sa mère frappaient à la porte du Grand-I-Vert, où la vieille mère Tonsard seule, était levée.

— Marie ? cria Bonnébault, l’affaire est faite.

— Est-ce l’affaire d’hier pour les arbres, dit la vieille Tonsard ; c’est moi qui la prends.

— Mon garçon a promesse d’un arpent pour ce prix-là, de monsieur Rigou…..

Les deux vieilles se disputèrent à qui serait vendue par ses enfants. Au bruit de la querelle, la maison s’éveilla. Tonsard et Bonnébault prirent chacun parti pour leurs mères.

— Tirez à la courte paille, dit madame Tonsard.

La courte paille décida pour le cabaret. Trois jours après, au point du jour, les gendarmes emmenèrent, du fond de la forêt à La-Ville-aux-Fayes, la vieille Tonsard surprise en flagrant délit, par les gardes et le garde-champêtre, avec une mauvaise lime qui servait à déchirer l’arbre et un chasse-clou avec lequel les délinquants lissaient cette hachure annulaire, comme l’insecte lisse son chemin. On constata dans le procès-verbal, l’existence de cette perfide opération sur soixante arbres, dans un rayon de cinq cents pas. La vieille Tonsard fut transférée à Auxerre ; le cas était de la juridiction de la cour d’assises.

Quand Michaud vit au pied de l’arbre la vieille Tonsard, il ne put s’empêcher de dire :

— Voilà les gens sur qui monsieur et madame la comtesse versent leurs bienfaits !… Ma foi ! s’il m’écoutait, il ne donnerait point de dot à la petite Tonsard, elle vaut encore moins que sa grand’mère…

La vieille leva vers Michaud ses yeux gris et lui lança un regard de vipère. En effet, en apprenant quel était l’auteur de ce crime, le comte défendit à sa femme de rien donner à Catherine Tonsard.

— Monsieur le comte fera d’autant mieux, dit Sibilet, que j’ai su que le champ que Godain a acheté, c’était trois jours avant que Catherine vînt parler à madame. Ainsi ces deux gens-là avaient compté sur l’effet de cette scène et sur la compassion de madame. Elle est bien capable, Catherine, de s’être mise dans le cas où elle était, pour avoir un motif d’avoir la somme, car Godain n’est pour rien dans l’affaire…

— Quelles gens ! dit Blondet, les mauvais sujets de Paris sont des saints…

— Ah ! monsieur, dit Sibilet, l’intérêt fait commettre des horreurs partout. Savez-vous qui a trahi la Tonsard ?

— Non !

— Sa (petite-)fille Marie ; elle était jalouse du mariage de sa sœur, et pour s’établir…

— C’est épouvantable ! dit le comte ; mais ils assassineraient donc pour…

— Oh ! dit Sibilet, pour peu de chose ; ils tiennent si peu à la vie, ces gens-là ; ils s’ennuient de toujours travailler. Oh ! monsieur il ne se passe pas, au fond des campagnes, des choses plus belles que dans Paris ; mais vous ne le croiriez pas.

— Soyez donc bons et bienfaisants ! dit la comtesse.

Le soir de l’arrestation, Bonnébault vint au cabaret du Grand-I-Vert, où toute la famille était joyeuse.

— Oui, oui, réjouissez-vous, dit-il, je viens d’apprendre par Vaudoyer, que pour vous punir, la comtesse retire les mille francs promis à la Godain ; son mari ne veut pas.

— C’est Michaud qui le lui a conseillé, dit Tonsard, ma mère l’a entendu, elle me l’a dit à La-Ville-aux-Fayes, où je suis allé lui donner de l’argent et toutes ses affaires. — Eh bien, qu’elle ne les donne pas ; nos cinq cents francs aideront la Godain à payer, et je me vengerai de ça, nous deux Godain… Ah ! Michaud se mêle de nos petites affaires ! Qu’est-ce que ça lui fait ? ça (se) passe-t-il dans son bois ? C’est lui qu’est l’auteur de tout ce tapage-là ; c’est lui qu’a découvert la mèche, le jour où ma mère a coupé le sifflet à son chien. Et si je me mêlais des affaires du château, moi ! si je disais au général que sa femme se promène le matin dans les bois avec un jeune homme, sans craindre la rosée ; faut avoir les pieds chauds pour ça…

— Le général, le général, dit Courtecuisse, on en ferait tout ce qu’on voudrait, mais c’est Michaud qui lui monte la tête… un faiseur d’embarras, il ne sait rien de son métier.

— Le fait est, dit Vaudoyer, que si Michaud n’y était plus nous serions tranquilles.

— Assez causé, dit Tonsard, nous parlerons de cela plus tard, au clair de lune, en plein champ.

Vers la fin d’octobre, la comtesse partit et laissa le général seul pour une quinzaine ; elle ne voulait pas perdre les représentations du théâtre italien, elle était d’ailleurs seule depuis un mois, elle n’avait plus la société d’Emile qui l’aidait à passer les moments où le général courait la campagne et allait à ses affaires.

Novembre fut un vrai mois d’hiver, sombre et gris, entrecoupé de froids et de dégels, de neige et de pluie. L’affaire de la vieille Tonsard avait nécessité le voyage des témoins, et Michaud était allé déposer. Monsieur Rigou s’était intéressé à cette vieille femme, il lui avait donné un avocat qui s’appuya de l’absence de tout témoin autre que les intéressés ; mais les témoignages de Michaud et de ses gardes corroborés de ceux du garde-champêtre et de deux des gendarmes décidèrent la question ; la mère de Tonsard fut condamnée à cinq ans de prison, et l’avocat dit à Tonsard fils :

— C’est la déposition de Michaud qui nous vaut ça !