Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/I/I

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LES
PEAUX-ROUGES DE PARIS

PREMIÈRE PARTIE

LE TRANSPORTÉ


I

de quelle étrange façon le lecteur fait connaissance avec les principaux personnages de cette véridique histoire.


Avant de commencer notre récit, disons d’abord quelques mots sur le pays où vont se dérouler les scènes qui en forment pour ainsi dire le prologue.

Les départements situés sur le versant nord des Pyrénées, et chargés de garder notre frontière espagnole, sont habités par une race se prétendant autochthone, conservant encore aujourd’hui sa langue particulière, ses mœurs et ses usages, en complet désaccord avec tout ce qui l’entoure.

Cette race, fière et passionnée, sut rester indépendante alors même que Rome assujettissait le monde entier à son pouvoir. César, le vainqueur des Gaules, ne put la dompter ; cette contrée se nommait alors la Cantabrie.

Le département des Basses-Pyrénées a été formé avec une partie de l’ancienne Cantabrie — la Navarre — réunie définitivement à la couronne par Louis XIII. Ce roi confirma aux Navarrais et aux Vasconjados — Basques, — leurs fueros, leurs franchises et leurs libertés, qu’ils conservèrent jusqu’en 1789. Aussi tous les Basques prétendent-ils être nobles par le fait seul d’être nés sur cette terre libre par excellence.

Les Basques sont fiers, intrépides, intelligents, spirituels, hospitaliers, mais vindicatifs, superstitieux et querelleurs ; ils poussent à l’extrême leurs bonnes comme leurs mauvaises qualités et conservent un respect profond pour les vieilles coutumes ; ils sont restés Cantabres au fond du cœur, tout en devenant sincèrement Français. Ce sont, en un mot, des hommes d’une seule pièce ; ils peuvent rompre, mais ils ne plient jamais. Très adonnés à la contrebande, ils la pratiquent sur une grande échelle, à travers les ports et les défilés inconnus de leurs montagnes, avec une habileté et une audace sans pareilles. Cependant, malgré leurs relations continuelles avec les Basques espagnols, issus de la même souche qu’eux, ils professent pour ces populations fixées sur le versant sud des Pyrénées un mépris et une haine implacables.

En somme, les Basques constituent un peuple étrange, admirable d’élan, gardant précieusement le souvenir de sa grandeur passée, et qui offre de nombreux points de ressemblance avec les Bretons de la vieille Armorique placés à l’extrémité opposée de la France.

Les femmes de ce pays sont généralement belles, spirituelles et douces ; elles ont, dans leur costume, une simplicité qui s’allie admirablement à leur taille souple, à leurs formes gracieuses et à la vivacité de leur physionomie, presque toujours empreinte d’une expression à la fois rêveuse et mutine.

C’est dans le département des Basses-Pyrénées, entre la ville de Saint-Jean-de-Luz et celle de Serres, dans un petit village dont le nom importe peu au lecteur, et que nous désignerons sous celui de Louberria, que s’ouvre notre récit.

Le village ou plutôt le hameau de Louberria, car il compte à peine une cinquantaine de feux, est caché et comme blotti au milieu d’un bois épais et touffu, dernier vestige d’une de ces vieilles forêts cantabres qui entendirent tour à tour résonner, sous leurs frondaisons séculaires, les pas des soldats d’Annibal se rendant en Italie, ceux des hordes barbares se ruant sur l’Espagne et ceux des musulmans d’Abdérame[1] qui, après avoir conquis l’Aquitaine, furent à la bataille de Tours taillés en pièces par Charles-Martel ; ce bois s’étend encore fort loin aujourd’hui, ses derniers contreforts vont couvrir de leurs puissantes ramures les bords capricieusement accidentés de la Nivelle, charmante et poétique rivière qui, après mille détours, se perd dans l’Océan, à Saint-Jean-de-Luz, qu’elle traverse.

Un certain vendredi du mois de septembre 1851, entre six et sept heures du soir, à une lieue tout au plus de Louberria, deux hommes, l’un âgé de quarante-six à quarante-sept ans, l’autre atteignant à peine vingt ans, le père et le fils, ainsi qu’il était facile de le reconnaître, à cause de la grande ressemblance existant entre eux, se promenaient à pas lents dans les allées sablées d’un jardin de médiocre étendue, mais entretenu avec soin, dépendant d’une maison assez vaste, d’architecture gothique, noircie par le temps et d’apparence confortable, construite à une courte distance de la rive gauche de la Nivelle ; le jardin descendait jusque sur le bord de l’eau ; il avait une sortie sur la plage même, où une estacade, formant une espèce de port, renfermait deux légères embarcations de plaisance, amarrées à des pieux de fer.

Le plus âgé de nos deux personnages était de haute taille, ses traits fins et caractérisés avaient une rare expression de bonté et d’intelligence ; son front découvert, large et échancré, était sillonné de rides précoces, indiquant l’effort continu de la pensée ; ses cheveux, d’un noir mat, commençaient à blanchir aux tempes ; il était correctement vêtu de noir et portait à une boutonnière de sa redingote la rosette de la Légion d’honneur.

Son fils, bien qu’il eût à peine vingt ans, en paraissait au moins vingt-cinq ; il avait près de six pieds, sa taille, élégante et admirablement prise avait cette souplesse gracieuse que donne la force, toute sa personne avait un indicible cachet de distinction, malgré cette apparence athlétique ; ses traits fiers, énergiques, éclairés par de grands yeux noirs pleins de feu, respiraient à la fois l’intelligence, la loyauté et une volonté indomptable ; son nez était droit, un peu fort, aux narines transparentes et mobiles ; sa bouche un peu grande, admirablement meublée, bordée de lèvres rouges à demi cachées sous une longue moustache soyeuse et brune, avait un sourire d’une douceur infinie ; son menton carré et un peu avancé dénonçait son origine basque ; bref, sa physionomie, essentiellement caractérisée, attirait le regard et éveillait la sympathie.

Ce jeune homme portait dans toute sa pureté pittoresque l’élégant costume basque, c’est-à-dire qu’il était vêtu de velours bleu ; un foulard, noué à la Colin et passé dans un anneau d’or orné d’un magnifique diamant, laissait voir son cou nerveux comme celui de l’Antinoüs, en laissant retomber le col de sa chemise de batiste, d’une blancheur immaculée ; son gilet rouge était serré aux hanches par une ceinture de soie de même couleur, dans laquelle était passé un couteau catalan pliant ; il avait les pieds chaussés de sandales en cordes, nommées dans le pays spartianac, qui ne sont autres que les alpargattas espagnoles ; son béret bleu garni d’un long gland de soie floche, coquettement posé sur l’oreille, laissait échapper en foule les boucles brunes, molles et soyeuses de son opulente chevelure, qui tombaient jusque sur ses épaules ; il tenait de la main droite l’inévitable bâton à crosse, en bois de néflier, dont les Basques ne se séparent jamais.

Le père et le fils causaient sans remarquer que le soleil était couché depuis longtemps déjà et que le froid, très piquant pendant la journée, devenait de plus en plus vif au fur et à mesure que la nuit tombait.

Au moment où nous mettons nos deux personnages en scène, le père parlait :

— Ainsi, Julian, disait-il en souriant, tu t’es bien diverti là-bas, à Serres ?

— Oui, père, répondit le jeune homme sur le même ton ; j’ai été admirablement reçu par tous mes anciens camarades et amis d’enfance, et par leurs familles ; on m’a surtout su un gré infini d’avoir repris notre cher costume national ; c’était à qui me féliciterait.

— Pauvre enfant, tu n’es revenu de Paris que depuis une quinzaine de jours, tu vois encore tout en beau, je le comprends, l’air du pays t’a fait momentanément oublier les amis que tu as laissés là-bas, bientôt l’ennui viendra.

— Ne croyez pas cela, père ; je n’ai laissé à Paris personne que je regrette. Grâce à Dieu, j’ai passé ma thèse ; je n’ai plus rien à faire dans la capitale, dont le bruit et le mouvement m’ont si longtemps assourdi et fatigué. Je suis montagnard, moi, j’ai besoin d’air ; j’étouffais au milieu de ses maisons si hautes ; mon seul désir est de rester près de vous, de suivre les leçons de votre expérience et de devenir comme vous un homme utile et un grand médecin.

— Je sais que tu penses ce que tu dis, et je t’en remercie, fils, mais je crains que la vie monotone à laquelle tu seras astreint dans ce pays perdu…

— Allons donc, père ! s’écria le jeune homme en riant, que parlez-vous de vie monotone ? Mon existence ici sera très occupée, au contraire ; je vous accompagnerai partout dans vos courses ; nous ne sommes plus que vous et moi, père, depuis que ma mère, en me donnant le jour, est remontée au ciel ; aimons-nous bien ! car à nous deux nous formons toute notre famille ! Je prévois que cette vie, que vous me faites d’avance si triste, sera au contraire charmante ; d’ailleurs, je vous le répète, je hais le bruit des grandes villes, le tracas des voyages ; je n’aspire qu’à une seule chose, rester ici près de vous ; vous verrez, père, combien nous serons heureux !

— Je le souhaite du plus profond de mon cœur, fils, car je t’aime bien, moi ! Mais tu es si jeune encore !

— Bah ! est-ce que je ne vieillis pas chaque jour ? s’écria-t-il en riant. Et puis je suis fier de vous, père ; tout le monde vous aime et vous respecte à vingt lieues à la ronde ; votre nom, qui est le mien aussi, est dans toutes les bouches ; chacun le prononce en vous bénissant.

— Flatteur ! dit le père tendrement. Je tâche de faire un peu de bien, Julian : cela est si facile quand on veut ; et puis, tu le sais, noblesse oblige ; nous sommes, depuis sept générations, médecins dans notre famille !

— C’est moi qui commencerai la huitième génération, lorsque je vous succéderai, père ; voilà précisément pourquoi je désire rester près de vous et ne plus vous quitter.

— Bien, bien ! dit le docteur en hochant la tête d’un air de doute ; bien, monsieur le docteur Julian d’Hirigoyen, je soupçonne que ce n’est pas seulement par amour filial, et enthousiasme pour la solitude, que vous désirez si fort demeurer près de moi ; il ne manque pas de jolies filles à Louberria ; sans chercher plus loin, je me rappelle une certaine gentille fillette qui, à votre départ pour Paris, avait une douzaine d’années…

— Père ! père ! s’écria le jeune homme en rougissant.

— Hum ! elle était gentille à croquer, cette mignonne fillette ; elle se nommait, je crois, Denisâ, ajouta-t-il avec un fin sourire. Elle doit avoir bien près de seize ans aujourd’hui ; si elle a tenu ce qu’elle promettait, elle doit être bien belle.

— Elle est ravissante, père, s’écria Julian avec transport.

— Ah ! ah ! il paraît que tu l’as revue ? je crois même si je ne me trompe, qu’en arrivant ici, ta première visite a été pour elle ; hein ? fit le docteur en lui lançant un regard de côté.

— Père ! fit-il avec embarras.

— Je ne te blâme pas, fils ; vous avez été élevés ensemble presque comme frère et sœur ; mais elle et toi, vous êtes encore des enfants. Crois-moi, ne joue pas avec le feu. Denisâ est sage ; elle appartient à une famille pauvre à la vérité, mais très honorable. Tu ne peux songer à la séduire, et tu es trop jeune encore pour songer au mariage. D’ailleurs, je…

— Père, je vous en prie.

— Bien, bien, je sais tout ce que tu pourrais me dire à ce sujet. J’ai eu ton âge, moi aussi, et, grâce à Dieu, je ne suis pas encore assez vieux pour l’avoir oublié. Ne gâte pas ta vie, fils ; mais je m’aperçois que je prêche dans le désert, ajouta-t-il en souriant. Tu ne m’écoutes pas ; que regardes-tu donc avec tant d’attention ?

— Là ! voyez, père ! fit-il en étendant le bras.

— Ah ! ah ! la maison hantée !

— Oui, père ; est-ce que cette maison est toujours inhabitée ?

— Toujours ! Tu sais combien nos montagnards sont superstitieux ; personne n’oserait, je ne dis pas seulement la louer, mais même s’en approcher à cinq cents pas, surtout à cette heure ; les plus braves d’entre eux préfèrent faire un énorme détour plutôt que de passer en vue d’elle ; fils, tu te soucies fort peu de cette maison, hantée ou non, ajouta-t-il en hochant la tête ; entre nous, tu cherchais seulement à changer de conversation, voilà tout ; je traitais un sujet qui ne te…

— Mais regardez donc, père ! interrompit vivement le jeune homme.

— Quoi encore ? reprit le docteur avec une légère impatience.

— Je vois une lumière.

— Une lumière, où cela ?

— Dans la maison hantée.

— Allons donc, c’est impossible ; je te dis qu’elle est déserte.

— Je ne prétends pas le contraire ; cependant, je vous affirme que je vois une lumière ; regardez, là, tenez… La lumière sort de la maison ; la voici dans le jardin, elle s’abaisse et demeure immobile ; on dirait qu’on l’a posée à terre.

Le docteur, vaincu par l’opiniâtreté de son fils, se décida enfin à regarder attentivement dans la direction que celui-ci lui indiquait.

— En effet, dit-il après un instant, il n’y a pas de doute à avoir ; c’est bien une lumière. Qu’est-ce que cela signifie ?

— Qui sait, père ? Cette maison est depuis longtemps mal famée, vous-même me l’avez assuré ; peut-être est-ce un nouveau crime qui se prépare.

— Allons donc ! tu es fou, Julian !

— Est-ce qu’un meurtre n’a pas déjà été commis dans cette maison, mon père ?

— C’est vrai, tu n’étais pas encore né à cette époque ; il y a vingt-cinq ans de cela, un meurtre a été commis avec des raffinements de cruauté horribles dans cette maison.

— Père, je me sens inquiet ; j’éprouve malgré moi d’inexplicables angoisses, j’ai le pressentiment d’un malheur ; si nous allions voir ce qui se passe, ou plutôt va se passer dans cette habitation maudite ; il n’y a que la rivière à traverser ; en moins de dix minutes, nous saurons à quoi nous en tenir.

— Hum ! fit le vieux praticien en secouant la tête, il n’est pas toujours prudent de se mêler des affaires des autres sans y être autorisé par d’autres motifs qu’une curiosité peut-être coupable.

— Ceci est vrai dans certaines circonstances, père ; mais ici ce n’est pas le cas. D’ailleurs, nous ne nous montrerons point ; personne ne nous verra. Si nous nous sommes trompés, et qu’il n’y ait rien de mal dans ce qui se passe là-bas — ce que, pour ma part, je ne crois point — eh bien, père, nous reviendrons tranquillement chez nous, et tout sera dit.

— Mieux vaudrait rester ici, fils, reprit le docteur avec hésitation ; cela serait beaucoup plus sage.

— Peut-être, père ; mais songez quel désespoir ce sera pour vous, si demain vous apprenez que, presque sous vos yeux, un crime a été commis, que vous pouviez empêcher.

— Julian ! Julian ! que dis-tu donc, fils ! s’écria le docteur.

— La vérité, père ; quant à moi, ma conviction est faite, je vous l’ai dit, j’ai le pressentiment d’un malheur ; si vous refusez de m’accompagner…

— Eh bien ?

— Eh bien, père, j’irai seul ; j’y suis résolu.

Il y eut quelques secondes de silence ; le docteur réfléchissait, il connaissait son fils, il savait que rien ne l’empêcherait de faire ce qu’il disait si nettement ; danger ou non, il ne lui convenait pas de le laisser ainsi seul tenter cette aventure.

— Eh bien, soit ! dit-il après un instant ; partons donc, entêté, puisque tu le veux absolument.

— Merci, père, merci ; je savais bien que vous consentiriez à m’accompagner ; pendant que vous prendrez votre manteau, moi, je préparerai le canot ; allez, vous me retrouverez à l’estacade.

Le docteur se dirigea tout grommelant vers la maison, tandis que le jeune homme s’élançait, presque en courant, vers le fond du jardin.

Quelques minutes plus tard, son père le rejoignit et s’assit à l’arrière de l’embarcation.

Julian saisit les avirons, et, profitant de l’ombre des arbres, il commença à remonter le cours de la Nivelle, de façon à traverser la rivière et à aborder sur l’autre rive, un peu au-dessus de l’endroit où s’élevait la maison hantée.

Mais tout à coup Julian rentra ses avirons et s’accrocha vigoureusement après une racine d’arbre afin de rendre le canot stationnaire.

— Qu’y a-t-il ? demanda le docteur à voix basse.

— Regardez, père, répondit le jeune homme sur le même ton.

Une embarcation, montée par deux hommes, dont l’un tenait le gouvernail, arrivait rapidement bien qu’elle remontât elle aussi le courant ; elle passa sans voir le léger canot, grâce à l’obscurité au milieu de laquelle il était perdu et le frôla presque au passage ; cette embarcation se dirigeait en ligne directe sur la maison hantée.

— Avez-vous vu ? demanda Julian à son père.

— Oui, répondit celui-ci avec un soupir étouffé, l’homme placé au gouvernail m’a semblé avoir un masque sur le visage.

— Eh bien, père, mes pressentiments étaient-ils faux ?

— Hâtons-nous, fils ; hâtons-nous, un crime va se commettre dans cette maison maudite ; maintenant moi aussi, j’en ai la conviction.

Pendant que le père et le fils échangeaient entre eux ces quelques mots à voix basse, l’embarcation mystérieuse avait traversé la rivière ; Julian remonta quelques mètres plus haut, puis il traversa la Nivelle, lui aussi, et accosta au milieu d’un épais fourré de broussailles, où il cacha soigneusement le canot.

Les deux hommes débarquèrent alors et s’avancèrent avec une extrême précaution, les bras étendus, presque en tâtonnant, car l’obscurité était profonde sous le couvert.

La lumière avait disparu du jardin.

Mais à travers les fentes des volets de deux fenêtres fermées du rez-de-chaussée, on apercevait de longues raies de feu qui se reflétaient en rouge sur le sol du jardin.

Julian et son père, non plus maintenant excités par une curiosité banale, mais en proie à une vive émotion, se glissèrent, en redoublant de prudence et de précautions, par une brèche de la haie destinée à fermer la propriété, mais interrompue en maints endroits ; ils traversèrent le jardin à pas de loups, s’approchèrent des fenêtres et appliquèrent l’œil aux volets.

Voici quel spectacle s’offrit à leurs regards épouvantés.

C’était une salle de médiocre dimension, meublée seulement d’une table en bois blanc, d’un banc et de trois chaises paillées ; sur la table était posée la lanterne, dont la lumière assez faible n’éclairait qu’à demi cette pièce et lui donnait un aspect véritablement fantastique avec les grandes ombres qui se jouaient et s’allongeaient sur les murailles ; près de la lanterne, il y avait une bouteille cachetée de cire rouge et un verre de cabaret, un encrier de plomb, des plumes et quelques papiers, dont l’un portait un timbre et était écrit jusqu’aux deux tiers de la page.

Trois hommes étaient assis autour de la table ; une femme, vêtue d’un élégant costume de chambre, était étendue sur un banc, garrottée et bâillonnée.

Deux des trois hommes semblaient être des matelots, du moins ils en portaient le costume. Ils avaient les traits durs et hâlés. Le troisième, vêtu très élégamment, la rosette de la Légion d’honneur à la boutonnière, et enveloppé à demi dans les plis d’un manteau militaire, avait le visage caché sous un masque noir.

— Enlève les cordes et le bâillon, Sébastian, dit l’homme masqué qui semblait être le maître des deux autres.

Un des matelots se leva et exécuta cet ordre.

— Au secours, à l’assassin ! s’écria, d’une voix déchirante, la femme dès qu’elle se sentit libre.

Elle voulut s’élancer au dehors ; mais le matelot la saisit brutalement et la conduisit à une chaise sur laquelle il la contraignit de s’asseoir.

Cette femme, âgée de vingt-deux ans à peine, était grande, svelte, blonde et admirablement belle, malgré la pâleur cadavéreuse de son visage.

— Ne prenez pas la peine de crier, madame, dit froidement l’homme masqué, nul ne viendra à votre aide ; nous sommes ici dans un désert.

— Oh ! cette voix ! murmura-t-elle en fixant un regard épouvanté sur l’homme qui avait parlé.

Puis elle ajouta avec un accent prophétique :

— Il n’est pas de désert si profond où ne pénètre l’œil de Dieu ! Pitié, au nom du ciel ! monsieur ; je suis innocente. Pourquoi m’avoir amenée ici ? Que prétendez-vous faire de moi ?

— Vous allez le savoir, madame, reprit le masque avec une ironie cruelle ; mais d’abord, signez ceci.

Et il lui tendit le papier écrit posé sur la table.

La jeune femme prit le papier et jeta machinalement les yeux dessus ; soudain, comme poussée par un ressort elle se dressa superbe de colère hautaine, et déchirant le papier entre ses doigts crispés :

— Tuez-moi, monsieur ! s’écria-t-elle d’une voix rendue vibrante par l’indignation ; tuez-moi, jamais je ne signerai mon déshonneur ; je suis pure, toujours j’ai été une épouse chaste et fidèle. Dieu le sait, il me vengera !

Et elle jeta au visage de l’inconnu les morceaux du papier, qu’elle achevait de déchirer.

L’homme masqué poussa un rugissement de fauve à cette insulte, et enlevant son masque qu’il jeta loin de lui, il laissa voir un beau et noble visage en ce moment défiguré par la colère, mais dont le regard toujours en mouvement, ne se fixait jamais et ne laissait filtrer que des lueurs sombres sous ses paupières presque constamment baissées.

— Misérable ! s’écria-t-il avec violence, oses-tu bien me soutenir, à moi, que tu es innocente !

— Ah ! je vous avais reconnu à la voix, lâche tortureur de femmes, assassinez-moi donc ; mais cette fortune pour laquelle vous me tuez vous échappera, mes précautions sont prises ; faites, j’attends.

Et elle se tint ferme et droite devant lui, les bras croisés sur la poitrine et les yeux pleins d’éclairs.

L’inconnu détourna la tête et fit signe à Sébastian ; celui-ci déboucha la bouteille et remplit le verre.

— La fosse est-elle creusée ? demanda l’inconnu au second matelot.

— Oui, mon colonel, répondit celui-ci ; elle est creusée et profonde, ainsi que vous l’avez ordonné.

Pendant cet échange de paroles, Sébastian, qui avait achevé de remplir le verre, était allé nonchalamment se placer derrière son camarade.

— C’est bien, reprit l’homme, à quel endroit du jardin as-tu creusé cette fosse ?

— Au milieu de la pelouse, mon colonel.

— Tiens prends, ceci est pour toi.

Et il lui jeta une bourse que le matelot reçut au vol, avec le sourire ignoble de l’avarice satisfaite.

— Croche ! murmura l’inconnu.

Au même instant Sébastian laissa tomber ses mains sur les épaules de son camarade et les lui serra autour du cou ; celui-ci était un homme vigoureux ; bien que pris à l’improviste, il essaya de se défendre, mais il avait affaire à plus fort que lui ; malgré tous ses efforts, il ne réussit pas à se débarrasser de l’horrible étreinte ; ses traits se décomposèrent, ses yeux roulèrent effarés dans leurs orbites, son visage devint d’un rouge ardent, il poussa un râle affreux. Sébastian desserra enfin les mains, le misérable fossoyeur tomba comme une masse sur le sol, il eut un dernier frémissement et il ne remua, plus ; il était mort.

— Emporte ! ordonna l’inconnu, de sa voix incisive et railleuse.

Le matelot chargea sur ses épaules le cadavre de l’homme qu’il avait tué et sortit de la salle, de l’air le plus insouciant.

L’inconnu, toujours impassible, fit légèrement pirouetter sa chaise et, s’adressant à la malheureuse jeune femme, sombre et digne et qui avait conservé sa pose de statue, malgré l’effroyable assassinat commis devant elle, il lui dit en retirant un papier de son portefeuille et le lui présentant avec un sourire amer :

— Voici le double de l’acte que vous avez déchiré, madame ; consentez-vous maintenant à le signer ? Ce que vous avez vu vous a-t-il fait réfléchir ?

— Oui, répondit-elle d’une voix brève.

— Ainsi vous consentez ! s’écria-t-il avec un mouvement involontaire de joie.

Un sourire d’écrasant mépris plissa pendant une seconde les commissures des lèvres pâlies de la jeune femme.

— Après ce que j’ai vu, monsieur, répondit-elle avec une tristesse ineffable, j’ai la douloureuse conviction que quand même je consentirais à ce que vous voulez exiger de moi, vous me tueriez ; je suis pour vous un témoin trop gênant, mieux vaut pour moi mourir tout de suite.

Et elle avança le bras pour prendre le verre.

— Buvez donc, puisque telle est votre volonté, dit-il avec un sourire d’une expression singulière.

La jeune femme lui lança un regard devant lequel il baissa le sien, et saisissant le verre sans que sa main tremblât, elle le porta à ses lèvres et le vida d’un trait.

— Vous regretterez un jour, avec des larmes de sang, ce meurtre odieux et inutile, dit-elle avec un accent de pitié qui donnait à sa voix mélodieuse des harmonies étranges ; je meurs innocente, et vous le savez bien ; adieu ! je vous pardonne !

Et la jeune femme tomba plutôt qu’elle ne s’assit sur la chaise.

— Merci ; mais ne vous hâtez pas trop de me pardonner, madame, dit-il avec un ricanement de chacal, ce que vous avez bu ne vous fera pas mourir.

— Oh ! que voulez-vous dire, bégaya-t-elle en portant les mains à son front alourdi ; je ne mourrai pas !

— Non ; pas tout de suite du moins. Vous avez bu non du poison, mais un narcotique puissant. Vous ne vous réveillerez que dans la tombe ! Votre mort eût été trop douce par le poison. Je veux, moi, que vous appeliez longtemps la mort avant qu’elle daigne vous répondre.

— Oh ! s’écria-t-elle, vous êtes un infâme !

— Non, répondit-il, vous me ruinez, je me venge ! et il éclata d’un rire de chacal.

La jeune femme essaya de parler encore, mais elle n’en eut pas la force, le narcotique pris à haute dose agissait déjà et la paralysait ; ses yeux se fermèrent, elle se renversa sur sa chaise et demeura immobile.

En ce moment le matelot rentra.

— Amarre et attache solidement, dit l’inconnu d’un accent glacé.

Le matelot obéit sans montrer la moindre émotion.

Ou cet homme au cœur de bronze était une brute, ou c’était un séide fanatique.

— Maintenant, emporte, reprit l’inconnu.

Le matelot chargea la malheureuse femme sur son épaule, aussi facilement qu’il eût fait d’un enfant.

Les deux hommes quittèrent alors la salle et se rendirent à la fosse, creusée d’avance par le pauvre diable si odieusement récompensé, quelques minutes auparavant, de sa complicité. L’inconnu marchait en avant, la lanterne à la main.

Un grand trou noir et béant apparaissait comme un gouffre ouvert au milieu de la pelouse.

L’inconnu approcha la lanterne :

— Jette, elle sera bien là, dit-il avec un sourire cynique.

Sébastian, d’un mouvement d’épaule, fit tomber le corps qui rendit un son mat, en touchant le cadavre de l’homme précédemment étranglé.

Le matelot prit une pelle et combla la fosse.

— Est-ce fait ? demanda l’inconnu.

— C’est fait ; faut-il une croix ? répondit le matelot, de sa voix morne et sans intonation.

— Pourquoi faire ? répondit l’inconnu, en haussant les épaules : imbécile, veux-tu donc marquer la place ?

— C’est vrai, ce n’est pas la peine, je veux piétiner un peu la terre.

— À quoi bon ? elle est bien garrottée ; d’ailleurs, personne ne viendra, et puis, le temps nous presse, tu sais que cette nuit, à deux heures au plus tard, il nous faut rallier le navire, qui nous attend au large.

— C’est juste, fit le matelot avec conviction, il est surtout important que personne ne se doute que vous êtes venu en France pendant quelques heures.

— Assez causé ; ramasse les outils, ferme les portes de cette masure, éteins la lanterne et partons.

Le matelot exécuta rapidement ces divers ordres, abandonna, après l’avoir éteinte, la lanterne sur la pelouse, puis les deux hommes regagnèrent leur embarcation.

Bientôt on entendit le bruit des avirons frappant l’eau en cadence.

Cinq minutes plus tard l’embarcation et les deux démons qui la montaient avaient disparu dans les ténèbres.

  1. Note Wikisource : ce nom est une francisation de Abd al-Rahmân ibn Abd Allah al-Ghâfiqi.