Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/I/II

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II

où il est prouvé que c’est souvent un tort de pousser trop loin une vengeance


Le docteur d’Hirigoyen et son fils Julian avaient assisté invisibles, et sans en perdre un mot ni un geste, à la scène si platement et si odieusement barbare, racontée dans notre précédent chapitre.

En proie à une émotion poignante, dix fois le jeune homme avait voulu s’élancer entre le bourreau et la victime de cet horrible guet-apens, au risque de ce qui pourrait lui arriver à lui-même ; chaque fois son père l’avait retenu, à grand’peine, nous devons le constater, tant le jeune homme était pris de pitié et d’admiration pour cette noble jeune femme qui, se sentant au pouvoir d’un monstre sans âme, avait héroïquement préféré la mort au déshonneur, et, tout en succombant sous les coups de son lâche bourreau, était sortie glorieuse et immaculée de cette lutte atroce.

M. d’Hirigoyen, au mot de narcotique prononcé par l’assassin, avait fait comprendre à son fils que rien n’était désespéré encore ; que, dans l’intérêt même de la victime, il fallait patienter, et attendre le départ des bourreaux pour essayer de sauver la malheureuse jeune femme.

Mais s’il parlait ainsi à son fils, afin de le retenir et l’empêcher de tenter seul et sans armes un acte de dévouement dont les suites n’étaient pas douteuses avec de pareils adversaires, dans son for intérieur le docteur n’osait croire que celle qu’il désirait si ardemment sauver ne fût qu’endormie ; cette combinaison de l’assassin lui semblait tellement hors nature, tellement infernale, elle était d’une férocité si raffinée, que sa raison se refusait à admettre qu’elle vînt sérieusement à la pensée de l’homme même le plus cruel, et cela sans autre but que celui d’infliger, sans même en rassasier ses yeux, une torture atroce, inouïe, sans nom, à sa victime. Cela lui semblait monstrueux ; aussi, avait-il presque la douloureuse certitude que dans cette fosse qu’il allait rouvrir, il ne retrouverait que deux cadavres.

Cependant, comme l’espoir persiste quand même au fond du cœur, tant que le doute est possible, le docteur agit comme si sa pensée secrète eût été tout autre ; aussitôt que le bruit des avirons eut cessé de se faire entendre, il s’élança hors de sa cachette, et s’adressant à son fils :

— Alerte maintenant ! lui cria-t-il ; à l’œuvre ! ne perdons pas un instant.

Julian commença par rallumer la lanterne, qu’il retrouva facilement sur la pelouse ; la nuit était sombre, on ne voyait point à deux pas devant soi ; la lumière de la lanterne, si faible qu’elle fût, était donc indispensable ; dans l’obscurité, il n’eût pas été possible de procéder à l’exhumation avec la célérité nécessaire. Le jeune homme avait vu le matelot porter les outils sous une espèce de hangar attenant à la maison ; il y courut et revint avec deux pelles en fer ; son père en prit une, et les deux hommes se mirent aussitôt à l’œuvre.

Heureusement, le matelot, pressé d’en finir, avait jeté négligemment la terre dans la fosse ; cette terre était molle, friable et nullement tassée ; quelques minutes suffirent pour rejeter toute la terre sur la pelouse.

Le docteur s’arrêta ; le moment critique approchait ; il ordonna à son fils de le laisser continuer seul et de l’éclairer avec sa lanterne. Alors le docteur procéda avec la plus grande précaution ; n’enlevant la terre que peu à peu, et en commençant par la tête, afin, si la jeune femme n’était pas morte, de faciliter le plus promptement possible le jeu de la respiration ; quant au corps, il ne le découvrait que progressivement.

Par un hasard singulier et providentiel, lorsque le corps avait été jeté, les deux bras attachés au poignet s’étaient relevés et croisés sur le visage, de sorte qu’ils avaient garanti la bouche de tout contact avec la terre et formé une espèce d’entonnoir au-dessus d’elle, rempart factice qui, si elle vivait encore, avait permis le jeu bien faible de la respiration, à cause de la léthargie dans laquelle la pauvre jeune femme était plongée.

Bientôt toute la terre fut enlevée, et le corps mis complètement à découvert ; le docteur fit un mouvement pour descendre dans la fosse, mais son fils l’arrêta et se hâta de descendre à sa place.

Le jeune homme procéda à cette descente avec une précaution extrême, afin d’éviter des éboulements ; cependant, malgré son courage naturel et l’habitude des études médicales, Julian se sentit frissonner des pieds à la tête lorsqu’il fut obligé de piétiner le corps du matelot, sur lequel avait été jeté celui de la jeune femme ; il lui fallut quelques secondes pour se remettre de la sensation de répulsion et de dégoût que lui faisait éprouver, malgré lui, l’élastique flaccidité du cadavre sur lequel il était contraint d’appuyer les pieds ; il saisit la jeune femme par la taille, la souleva doucement, la redressa et l’enleva assez haut pour que son père réussît à la prendre et à la tirer hors de la fosse ; puis, d’un seul bond, Julian sauta sur la pelouse, avec un soupir de soulagement.

Le docteur étendit le corps sur son manteau qu’il avait disposé à cet effet ; il coupa les liens machiavéliquement enchevêtrés autour de ses formes si belles, se pencha pour regarder attentivement le visage, puis il s’agenouilla et appuya l’oreille contre la poitrine de la jeune femme.

Julian, haletant d’angoisses et d’impatience, suivait anxieusement les mouvements de son père sans oser l’interroger.

— Grand Dieu ! elle vit ! s’écria enfin celui-ci en se relevant et essuyant ses genoux maculés de terre.

— Vous en doutiez donc ? demanda le jeune homme avec anxiété.

Le médecin sourit sans répondre, roula la jeune femme dans son manteau pour la préserver du froid et reprit sa pelle.

Le père et le fils se mirent alors à combler la fosse, travail qu’ils accomplirent en quelques minutes ; mais ils ne s’éloignèrent pas avant d’avoir placé une croix sur cette fosse, dans laquelle gisait encore un cadavre.

Ce pieux devoir accompli, Julian enleva la jeune femme dans ses bras vigoureux et la transporta dans le canot.

Un quart d’heure plus tard, les deux hommes rentraient dans leur jardin, emportant comme une véritable dépouille opime, la proie si miraculeusement ravie par eux à la mort.

Il était à peine huit heures et demie du soir ; la vieille servante du docteur, seule domestique femelle qu’il possédait, était depuis longtemps partie pour la veillée, dont elle ne reviendrait pas avant onze heures, pour aller tout droit s’enfermer dans sa chambre, selon son habitude invariable de chaque soir, et s’endormir comme une souche ; quant au valet de chambre-cocher du médecin, il dormait dans une soupente au-dessus de ses chevaux ; MM. d’Hirigoyen étaient donc maîtres chez eux et complètement à l’abri de toute indiscrétion, ce qui était un grand point de gagné dans une aussi mystérieuse affaire.

Dans toutes les maisons basques, il existe une chambre nommée la chambre des hôtes, destinée soit aux amis que l’on reçoit, soit aux voyageurs de passage auxquels on donne l’hospitalité ; ce fut dans cette chambre que, sur l’ordre de son père, Julian déposa la malade, puis il se retira pour aller préparer les remèdes au moyen desquels le docteur espérait neutraliser l’effet du narcotique administré à la jeune femme.

Le premier soin du docteur fut de débarrasser la malade d’une partie de ses vêtements, et de l’étendre dans un lit moëlleux et convenablement chauffé, puis il appela son fils et tous deux commencèrent une énergique médication ; mais, pendant près d’une heure, leurs efforts parurent inutiles, la léthargie semblait vouloir persévérer. Les deux hommes, loin de se laisser décourager par cet apparent insuccès, continuèrent leur médication ; enfin, après une demi-heure d’une lutte acharnée, la science triompha, la malade fit un mouvement, ses yeux s’entr’ouvrirent, et d’une voix faible comme un souffle, elle murmura, en essayant de s’asseoir dans le lit, cette phrase en langue basque :

Bicia salbat cen naûsu. — Vous me sauvez la vie.

Eghia da — c’est vrai — répondit en souriant le docteur, dans la même langue.

Mais bientôt, avec la connaissance, la mémoire revint à la jeune femme ; tout son corps frémit sous le poids de ses souvenirs.

— Oh ! mon Dieu ! s’écria-t-elle en serrant ses tempes entre ses mains, quel affreux cauchemar ! où suis-je ? est-ce un rêve ? Oh ! pitié, monsieur, pitié !

— Rassurez-vous, madame, dit le docteur avec bonté, en adoptant la langue française dont, cette fois, la jeune femme s’était servie ; rassurez-vous, nous sommes vos respectueux serviteurs ; vous êtes bien éveillée et n’avez plus rien à redouter ; vous êtes en sûreté dans cette maison.

— Ainsi, je n’ai pas rêvé ? tout est vrai ? cette horrible scène a eu lieu ? Cet homme, mon mari, ce tigre m’a fait boire un narcotique ?

— Hélas ! oui, madame ; tout est vrai, tout s’est passé comme vous le dites.

— Oh ! mon Dieu ! mon Dieu ! fit-elle avec douleur ; ainsi, je me suis endormie ?

— Oui, madame.

— Et après, que s’est-il passé ?

Le docteur hésita.

— Parlez, je vous en supplie ; je dois, je veux tout savoir, ne me cachez rien ; il importe que je sache bien jusqu’où cet homme a poussé l’infamie ?

Et, en parlant ainsi, sa prunelle se dilata et lança un fauve éclair de haine et de menace.

— Cet homme, votre mari, madame, a accompli sa menace ; il a été jusqu’au bout avec une froide et implacable cruauté.

— Ainsi quand j’étais endormie…

— Il vous a fait garrotter par son complice, regardez vos poignets.

— C’est vrai, dit-elle à voix basse, en jetant un regard douloureux sur ses poignets meurtris ; et après ?

— Après ?

— Oui, après ? dites, je vous en conjure ! est-ce qu’il a osé me jeter ?…

— Dans la fosse creusée à l’avance par l’homme qu’il a fait étrangler ! oui, madame, vous y avez été jetée, puis la terre a été entassée sur vous et la fosse comblée.

— Oh c’est horrible ! s’écria-t-elle avec épouvante. Et ce monstre appartient à la société, dans laquelle il occupe une haute position ; et il a des amis, des flatteurs… Oh !… Mais comment ai-je été sauvée ? ajouta-t-elle après un instant.

— Par mon fils et par moi, madame, qui assistions invisibles à cette scène hideuse ; vous êtes demeurée un quart d’heure à peine dans cette fosse, dont nous vous avons retirée aussitôt après le départ de votre bourreau.

— Oh ! comment m’acquitterai-je jamais envers vous, messieurs.

— Le bonheur de vous avoir sauvée, madame, est notre plus chère récompense.

— Suis-je bien loin de Saint-Jean-de-Luz ?

— À deux lieues tout au plus.

— Hélas ! que faire ? que devenir maintenant ?

— Rien ne vous empêche de rentrer chez vous, aussitôt que vous le voudrez, madame.

— Ne suis-je pas morte pour tous, hélas ! Et cet homme, ce bourreau, irai-je donc de nouveau me mettre entre ses mains ?

— Vous n’avez rien à redouter de votre mari, madame, quant à présent du moins.

— Comment ? Que voulez-vous dire, monsieur ? Je ne vous comprends pas ?

— Votre mari, paraît-il, est venu en France en secret ; il redoute surtout que sa présence soit connue ; le bâtiment qui l’a amené croise au large en attendant son retour ; voilà pourquoi, à peine son crime commis, s’est-il hâté de partir, parce qu’il doit être rendu à bord, à deux heures du matin au plus tard.

— Tout cela est vrai ? monsieur, pardonnez-moi cette insistance, vous en êtes bien sûr ?

— Je le lui ai entendu dire lui-même, madame ; il parlait de cette obligation à son matelot ; par conséquent, il n’avait aucune raison de mentir à cet homme, qui connaissait aussi bien que lui cette condition de départ ; j’ajouterai même, madame, pour lever tous vos doutes, un détail odieux que j’avais cru devoir vous taire.

— Oh ! parlez, parlez, monsieur ; de votre bouche, je puis tout entendre.

— Sachez donc, madame, que lorsque la fosse fut comblée sur vous, le matelot lui demanda s’il fallait piétiner la terre pour la tasser. Votre mari répondit ces paroles : « C’est inutile ; elle est garrottée. D’ailleurs le temps nous presse. » Ce à quoi le matelot répliqua : « C’est juste. Il est important que nul ne sache que vous êtes venu en France, et puis le bâtiment nous attendra au large jusqu’à deux heures du matin ; il faut donc nous hâter. »

— Oh ! je vous crois, je vous crois, monsieur, s’écria-t-elle toute frissonnante ; mais comment rentrer chez moi ?

— Comment êtes-vous sortie de votre maison ?

— Mon mari s’est introduit par une entrée secrète, et m’a enlevée ; personne ne m’a vue, toute ma maison me croit endormie dans ma chambre à coucher dont les verrous sont poussés à l’intérieur.

— Qui vous empêche de rentrer comme vous êtes sortie, madame ? demain quand vous vous lèverez personne ne soupçonnera votre absence de quelques heures.

— C’est vrai ! cela est facile, ou du moins serait facile, si j’étais à Saint-Jean-de-Luz mais, hélas ! je n’y suis pas ?

— Que cela ne vous inquiète pas, madame ; reposez-vous pendant quelques instants encore, je vous conduirai moi-même à Saint-Jean-de-Luz dans ma voiture ; je vous promets que vous serez rentrée dans votre demeure avant minuit.

— Oh ! soyez béni, monsieur, pour tout ce que vous faites pour moi.

— J’accomplis un devoir précieux pour moi, madame, tranquillisez-vous donc ; tout ce que vous aurez souffert ne sera plus pour vous qu’un mauvais rêve, ajouta-t-il en souriant.

— Laissez-moi vous dire qui je suis, monsieur, afin que vous sachiez à qui vous avez si noblement sauvé la vie.

— Oh ! madame !

— Je le désire, monsieur ; puis-je avoir des secrets pour vous ? Je me nomme Léona de Verneuil, marquise de Garmandia.

— Et quoi, madame, vous seriez…

— Hélas, oui, monsieur, et, croyez-le bien, je ne serai pas ingrate.

— Madame…

— Comprenez-moi bien, dit-elle en lui tendant la main avec un délicieux sourire, je veux être une fille pour vous, monsieur, et une sœur pour votre fils. Me refuserez-vous ?

— Julian, dit le docteur en s’adressant à son fils, peut-être afin de dissimuler la douce émotion qu’il éprouvait, tu devais, m’as-tu dit, te rendre à la veillée ; il est important qu’on t’y voie, afin de détourner tous soupçons. Je n’ai plus besoin de toi ici. Prends congé de madame et va là-bas, fils ; je serai de retour quand tu rentreras.

— Je vous obéis, père, répondit Julian.

Et, s’approchant de la jeune femme :

— Veuillez me croire, madame, lui dit-il respectueusement, un des plus dévoués…

— Non, pas ainsi, Julian mon frère, appelez-moi Léona, je le veux et aimez-moi comme je vous aime, votre père et vous.

Et, se penchant vers lui, elle lui tendit son front, sur lequel le jeune homme posa respectueusement ses lèvres.

— Et maintenant, au revoir, à bientôt, mon frère Julian, reprit-elle avec un doux et mélancolique sourire.

Le jeune homme essaya vainement de répondre à ces affectueuses paroles, son émotion était trop vive pour qu’il lui fût possible de prononcer un mot ; il s’inclina une dernière fois devant la belle malade et quitta la chambre.

Sans l’événement extraordinaire qui s’était produit à l’improviste, et avait fixé sur un autre point toutes les pensées du docteur, celui-ci aurait accompagné son fils à la veillée, non pas pour exercer une surveillance quelconque sur les actions du jeune homme, mais afin de se rendre un compte exact du degré d’intimité qui régnait entre lui et la belle Denisà, ainsi qu’on la nommait dans le village.

Le docteur croyait à une amourette sans importance ; son intention bien arrêtée était d’y couper court, avant qu’elle se changeât en un amour véritable. Il connaissait son fils, il savait que dès que celui-ci éprouverait une passion sérieuse, et contracterait un engagement d’honneur, rien ne pourrait l’empêcher de le tenir ; voilà pourquoi il voulait, ainsi qu’il le disait lui-même, prendre l’avance et couper le mal dans sa racine.

Un mariage entre Denisà et son fils ne lui convenait que médiocrement ; non pas qu’il y eût quelque reproche à adresser soit à Denisà, soit à sa famille, bien loin de là ! Denisà était non seulement la plus belle de toutes les jeunes filles à dix lieues à la ronde, mais encore la plus sage et la plus véritablement innocente ; jamais une pensée mauvaise n’avait terni la pureté de son âme candide, cristal sans tache qui n’avait jamais reflété que de chastes images.

La famille de Mendiri, à laquelle appartenait la jeune fille, était une des plus nobles et des plus anciennes du pays. Les Mendiri avaient joué un grand rôle au moyen-âge ; leur nom est inscrit à chaque page dans les fastes de la Navarre ; plusieurs d’entre eux avaient servi le souverain dans ses conseils, tandis que d’autres, soit comme chevaliers bannerets, soit comme possesseurs de grands fiefs, avaient versé comme de l’eau leur sang pour la défense de l’indépendance de leur pays. Au dessus de la porte principale de leur modeste maison, on voyait, sculptés dans le granit, les plus nobles écussons français, espagnols et basques, écartelés avec les armes de la famille ; armes parlantes s’il en fut, et dont leur nom, qui n’était en réalité que leur cri de guerre, attestait la puissance passée ; mend-iri, en langue basque, signifie textuellement : Commune, ville ou village situés à la montagne.

Mais le temps, cet infatigable pionnier, cet implacable démolisseur, avait fait lentement son œuvre ; peu à peu la splendeur de cette noble famille s’était effacée ; sa richesse avait disparu, et ses derniers descendants, sans qu’il y eût nullement de leur faute, s’étaient trouvés réduits à une médiocrité, bien voisine malheureusement de la misère ; ils en étaient réduits à vivre de leurs troupeaux et de quelques arpents de terre, derniers vestiges de leur puissance passée.

Du reste ceci est à peu près l’histoire de toutes les familles des pays basques, qui, accoutumées à vivre de l’épée, sont tombées, lorsque, par l’organisation définitive des États puissants, les grandes guerres de rapines du moyen-âge leur ont manqué.

Le docteur d’Hirigoyen, descendant, lui aussi, d’une vieille et noble famille jadis puissante, savait, sans être avare, compter très bien, non pas pour lui, mais pour son fils qu’il adorait ; il rêvait de lui reconstituer une fortune, grâce à laquelle il lui fût possible de se pousser dans le monde et de reconquérir la place dont il était descendu depuis longtemps déjà. Les moyens de reprendre le rang élevé, qu’il ambitionnait pour son fils, n’étaient plus les mêmes que ceux employés jadis par ses ancêtres ; alors on se taillait des fiefs à coups d’épée ; aujourd’hui la science, et surtout l’argent, forçaient seuls les portes et permettaient d’atteindre les hauts sommets, que bien peu d’élus réussissent à gravir. La science, Julian la possédait ; il avait passé une thèse remarquable, malgré son âge encore peu avancé, thèse qui avait eu un grand retentissement et un succès réel dans le monde savant, et surtout parmi les hauts bonnets de la médecine. Restait l’argent ; le docteur d’Hirigoyen en avait ; sa fortune s’élevait à environ dix-huit ou vingt mille livres de rente ; ce qui est énorme dans un pays comme celui qu’il habitait. Cette fortune, toute belle qu’elle était aux yeux des pauvres montagnards, était en réalité bien peu de chose à Paris, où il désirait voir son fils se fixer ; mais, sans une grande fortune, le succès à Paris est presque impossible ; comment atteindre le résultat désiré ? par un mariage ; la dot de la fiancée comblerait le déficit. Le docteur Julian d’Hirigoyen, riche de quarante mille livres de rente, bien apparenté, savant, doué d’une haute intelligence, arriverait indubitablement à tout ; il serait conseiller général, député, ministre même ; ce qui serait facile ; la médecine et le barreau mènent à tout aujourd’hui ; et ainsi le docteur Julian rendrait à son nom cette splendeur dont il avait brillé jadis, et depuis trop longtemps ternie.

Tel était le rêve ambitieux que le docteur d’Hirigoyen faisait pour son fils, les douces illusions dont il se berçait pour son avenir ; mais il se gardait bien de lui en parler. Il cachait précieusement son secret au fond de son cœur, se contentant de mettre tout doucement le jeune homme sur la pente qu’il désirait lui faire suivre ; convaincu qu’une fois lancé, il la suivrait tout naturellement, et sans même essayer de dévier, soit à droite, soit à gauche.

Julian était rentré depuis une quinzaine de jours dans la maison paternelle ; le docteur comptait beaucoup sur la monotonie de la vie de village dans ces montagnes abruptes, pour amener par l’ennui son fils à entrer, sans s’en douter lui-même, dans les projets qu’il mûrissait depuis si longtemps. Quand il verrait le jeune homme au point où il désirait l’amener, il le conduirait à Bayonne, où il le lancerait dans un monde tout nouveau pour lui, et que sa vie parisienne lui avait laissé complètement ignorer.

Le docteur avait à Bayonne un vieil ami d’enfance, médecin comme lui, fort riche et resté veuf avec une fille charmante, alors âgée de quinze ans ; c’était cette jeune fille qu’il se proposait de faire épouser à son fils. Les deux pères s’étaient tacitement entendus à ce sujet ; le seul obstacle à cette union, s’il en survenait un, ne proviendrait que de la volonté des enfants ; car bien que désirant sincèrement ce mariage, mais avant tout adorant leurs enfants, il n’entrait nullement dans la pensée des deux pères de les contraindre à contracter une alliance dont les résultats seraient désastreux, parce qu’elle aurait été accomplie contre leur volonté.

Les choses en étaient à ce point, au moment où commence notre récit ; les grands parents n’attendaient donc qu’une occasion pour commencer l’exécution de leur projet depuis si longtemps caressé.

Malheureusement, ainsi que cela arrive trop souvent pour la plupart des projets des habitants de notre pauvre monde sublunaire ce sont principalement ces projets, dont la réussite paraît presque assurée, qui avortent le plus misérablement.

Le docteur d’Hirigoyen comptait sans son fils, dont il se croyait sûr ; la lenteur étudiée qu’il mettait à le préparer permettait à celui-ci d’agir de son côté. Non pas qu’il soupçonnât les intentions de son père ; il ne s’en doutait nullement, et peut-être aurait-il mieux valu pour le docteur qu’il les connût dès le premier jour de son arrivée dans la maison paternelle, parce que, adorant son père et sachant ce que celui-ci attendait de lui, il n’aurait pas renoué certaines anciennes connaissances, serait demeuré tranquillement près de son père, et se serait laissé conduire par lui, puisqu’à son retour de Paris, où il venait de passer cinq ans consécutifs sans retourner dans les Pyrénées, il revenait joyeux, sans soucis d’aucune sorte et le cœur complètement libre, du moins il le croyait.

Laissé systématiquement seul par son père, qui, sous prétexte de courses nombreuses et éloignées, partait, dès le matin, soit à cheval, soit en voiture, pour ne rentrer qu’à la nuit tombante, le jeune homme, complètement inoccupé, ne tarda pas à trouver les journées d’une interminable longueur. Le temps lui pesait ; il avait besoin d’air, d’exercice surtout. À vingt ans, on s’accommode difficilement de la vie sédentaire.

Un matin, le jeune homme, penché à une fenêtre, suivait du regard son père, qui s’éloignait, à cheval, pour une course dans la montagne, lorsqu’en ramenant son regard dans un rayon plus rapproché, il aperçut un jeune montagnard qu’il crut reconnaître, bien que celui-ci fût assez éloigné. Julian par désœuvrement, par ennui ou par toute autre cause que nous ignorons, lança à pleine voix l’irrencina, ce cri d’appel particulier que les Basques seuls savent moduler et qui s’entend à travers l’espace à des distances considérables.

Le montagnard s’arrêta, regarda un instant, et voyant les gestes du jeune homme, il modula à son tour l’irrencina, et, se détournant de son chemin, il se dirigea vers la maison.

Au fur et à mesure qu’il approchait, Julian le reconnaissait mieux. Il ne s’était pas trompé, ce jeune homme était, en effet, un de ses anciens amis d’enfance, plus âgé que lui de deux ou trois ans au plus, mais avec lequel il avait joué maintes fois, et dont il avait fait son camarade de prédilection.

— Ohé Bernardo ! cria-t-il, est-ce que tu ne me reconnais pas ?

— Oh ! Cerua ! cer Boza ! — Oh ciel ! quelle joie ! — s’écria le montagnard, en joignant les mains, c’est toi, mon Julian ! te voilà donc de retour ?

— Eh, oui ! répondit celui-ci en riant ; entre donc, Bernardo, mon vieux camarade !

Le montagnard ne se fit pas prier ; il franchit joyeusement le seuil et tomba dans les bras de son ami, qui était venu à sa rencontre.

La reconnaissance, ainsi entamée, se continua, et se compléta rapidement, tout en déjeunant de compagnie, car Julian avait exigé que Bernardo partageât son déjeuner ce que le jeune montagnard avait accepté sans se faire prier.

On causa du temps passé, des anciens camarades ; on réveilla mille souvenirs assoupis au fond des cases secrètes de la mémoire ; en somme, on parla de tout et de tous le verre en main, et en buvant à la santé des vieux amis ; le nom de Denisà fut prononcé par Bernardo, avec les plus grands et les plus sincères éloges.

Ce nom jeté à l’improviste dans la conversation fut la traînée de poudre qui fait sauter la mine ; le cœur de Julian battit sans qu’il sût pourquoi ; soudain il se rappela la charmante enfant, qui pendant si longtemps avait partagé ses jeux, ses joies et jusqu’à ses douleurs d’enfant.

Les Mendiri et les d’Hirigoyen étaient très liés à cette époque déjà éloignée ; ils vivaient presque ensemble, étant toujours les uns chez les autres ; les enfants ne se quittaient pas ; Julian appelait Denisà sa petite femme, et Denisà le nommait son petit mari. Le jeune homme se rappelait leurs enfantins projets d’avenir, lorsque, la main dans la main, ils couraient ensemble la campagne, cueillant des fleurs dans les haies et dans les champs, poursuivant les papillons et dénichant des nids de rouges-gorges et de fauvettes. Ces souvenirs charmants brusquement ravivés, Julian se sentit pris d’un vif désir de revoir sa petite compagne, maintenant, au dire de Bernardo, changée en une adorable jeune fille que tout le monde aimait et admirait.

Le jour même, Julian, accompagné de Bernardo, se rendit au village.

Son arrivée fut saluée par d’unanimes acclamations ; tous ses anciens camarades éprouvèrent un véritable plaisir à le revoir ; tous l’aimaient.

Dès ce moment, il redevint Basque et montagnard : il reprit le costume national, se mêla à toutes les parties de longue paume, fut de toutes les danses et de toutes les cérémonies.

En l’apercevant, Denisà avait poussé un cri de joie et s’était jetée dans ses bras en pleurant ; la pauvre enfant n’avait pas cessé de penser à lui. Elle le lui avoua naïvement sans songer à cacher le bonheur qu’elle éprouvait à le voir de retour.

La jeune fille avait précieusement conservé au fond de son cœur le trésor précieux de son amitié d’enfance ; seulement, cette amitié s’était, à son insu, changée tout naturellement en un amour profond, au fur et à mesure que l’enfant se transformait et devenait femme.

Ce ne fut qu’en revoyant ce beau et fier jeune homme, dont elle s’était séparée cinq ans auparavant, avec une douleur enfantine, qu’elle comprit combien elle l’aimait maintenant.

Julian, de son côté, avait senti se raviver tous ses souvenirs passés ; et, aux battements précipités de son cœur, il reconnut avec une joie mêlée d’un peu de tristesse, car il se méprenait aux sentiments que lui témoignait la chaste et pure enfant, il reconnut, disons-nous, qu’il n’avait jamais aimé qu’elle, et que cet amour qu’il éprouvait maintenant, il l’avait, dès le premier jour qu’il avait connu Denisà, éprouvé avec la même force et la même sincérité ; seulement il dormait au fond de son cœur.

Tant d’événements s’étaient passés depuis cinq ans ! Les études auxquelles il s’était livré, les nombreuses distractions de la vie parisienne avaient refoulé cet amour au fond de son cœur, où peut-être il serait demeuré enfoui longtemps encore, sinon toujours, si le hasard ne l’avait remis de nouveau à l’improviste en présence de la jeune fille.

La vie de l’homme est tellement occupée ; tant de pensées, de projets bouillonnent dans son cerveau toujours en travail, que les sentiments tendres de la passion vraie ne peuvent tenir qu’une place restreinte dans sa mémoire et dans son cœur, constamment distrait du bonheur par une foule d’intérêts de toute sorte.

Chez la femme, au contraire, il en est tout autrement ; créée pour aimer, organisée non seulement pour bien sentir l’amour, mais encore pour le communiquer, elle se concentre en elle-même, vit pour ainsi dire avec son amour ; que celui qu’elle aime soit proche ou éloigné, il est toujours près d’elle ; elle le sent, elle le voit, elle lui parle ; ni la distance ni les années n’y peuvent rien ; il est toujours là dans son cœur.

Quand celui qu’elle aime revient, elle devine son approche, tout son être tressaille de bonheur ; elle dit : « Le voilà ! »

Au milieu de cent personnes, elle le reconnaît, et son cœur s’élance vers lui, en même temps que son regard semble lui dire : « Je t’attendais ! »

Car la femme attend toujours sans jamais désespérer ; ainsi que nous l’avons dit, pour elle, l’amour c’est la vie ; si l’amour lui manque, elle s’étiole, dépérit et meurt, parce que sa vie est manquée, qu’elle n’a plus de but.

Son amour ravivé révéla à Julian un autre sentiment, la jalousie, que jusques alors il avait ignoré, parce que son cœur dormait encore, et qu’il était aveugle ; mais, son amour pour Denisà le rendait maintenant clairvoyant.

Denisà était trop belle pour ne pas avoir de nombreux soupirants.

Tous, à la vérité, se tenaient dans une réserve respectueuse ; ils aimaient la jeune fille, mais n’osaient se déclarer ouvertement, car aucun d’eux ne pouvait se flatter d’avoir été distingué par la charmante enfant, qui mettait le plus grand soin à éviter tout ce qui aurait eu l’apparence d’un encouragement même indirect pour l’un d’entre eux. Elle poussait cela si loin que souvent Julian se demandait si ce qu’il prenait pour de l’amour chez la jeune fille n’était pas tout simplement la suite de leur amitié d’enfance.

Aussi avait-il résolu déjà depuis quelques jours de tenter une démarche décisive auprès de Denisà, l’obliger à se déclarer et mettre ainsi un terme aux angoisses qui lui serraient secrètement le cœur.

Il était surtout décidé à tenter cette démarche parce que, avec cette perspicacité que donne la jalousie, il avait deviné un rival parmi les autres jeunes gens qui, comme lui, courtisaient la jeune fille.

Ce rival était un jeune homme appartenant à une riche famille de cultivateurs du village de Serres.

C’était un beau et fier jeune homme de vingt-trois à vingt-quatre ans, taillé en hercule ; hautain, fier de sa richesse, querelleur ; passablement mauvais sujet, et fort redouté des autres jeunes gens de son âge, à cause de son adresse et de sa force, que personne d’entre eux n’égalait ; c’était en un mot une espèce de coq de village.

Il avait, disait-on, eu plusieurs maîtresses, qu’il avait abandonnées après les avoir perdues ; et, à diverses reprises, il s’était attiré d’assez mauvaises affaires, dont il n’était sorti que grâce à l’influence dont jouissaient ses parents, et surtout en payant de fortes sommes ; aussi était-il au moins aussi méprisé qu’il était craint.

Mais nul n’osait se plaindre ; au contraire, cet homme avait des envieux, des admirateurs et surtout des flatteurs ; comme tous ceux qui savent s’imposer, à tort ou à raison, parce qu’ils sont les plus forts.

Ce jeune homme se nommait Felitz Oyandi ; il avait nettement affiché ses prétentions et son amour pour Denisà, déclaration qui avait fait aussitôt reculer tous les autres prétendants à la main de la jeune fille, bien que celle-ci, sans paraître entendre ou comprendre ses compliments et ses demi-mots, lui témoignât en toutes circonstances une froideur glaciale et un profond dédain.

Mais rien ne décourageait Felitz Oyandi ; il avait, à plusieurs reprises, affirmé qu’il épouserait Denisà, et cela devant de nombreux auditeurs qui n’avaient pas manqué de le redire ; de plus, il s’était juré à lui-même de réussir, et il ne voulait pas en avoir le démenti.

Un seul de tous ceux qui avaient entendu ces propos avait semblé non seulement n’y attacher aucune importance, mais encore il avait haussé les épaules et souri avec dédain, en disant qu’il ne fallait pas vendre la peau de l’ours avant de l’avoir mis à terre.

Celui-là était Julian.

Felitz lui avait lancé un mauvais regard que le jeune homme avait parfaitement supporté sans baisser le sien, puis il avait tourné le dos.

Mais, tout en regagnant sa maison, Julian s’était promis de mettre dès le lendemain à exécution le projet qu’il avait conçu pour connaître définitivement les sentiments de la jeune fille à son égard. Par un hasard singulier, la même pensée était venue à Felitz Oyandi.

Les deux rivaux allaient donc se trouver en présence et se livrer une bataille décisive à la veillée, en présence de tous leurs amis et rivaux.

Julian marchait donc d’un pas allègre vers le village, heureux du contre-temps qui empêchait son père de l’accompagner à la veillée, car, en sa présence, il n’aurait jamais osé tenter l’épreuve qu’il méditait.

La demie après neuf heures sonnait au clocher du village, au moment où il mettait la main sur le loquet de la porte de la maison de la famille Mendiri ; le jeune homme hésita un instant, son cœur battait avec force, mais se remettant aussitôt :

— Il faut en finir, dit-il !

Et il ouvrit la porte.