Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/I/VIII

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VIII

OÙ L’ON VOIT LE PÈRE GUÉRIR LES BLESSURES
FAITES PAR LE FILS, ET CE QUI S’ENSUIVIT.


Nous reviendrons maintenant à Felitz Oyandi, le farouche montagnard, si longtemps la terreur et le tyran des jeunes gens de son âge, à vingt lieues à la ronde, et que nous avons abandonné après son combat contre Julian d’Hérigoyen, combat qu’il avait si hautainement provoqué et qui, à la surprise de tous les témoins de cette lutte, avait eu un résultat si contraire à toutes leurs prévisions.

Blessé, meurtri, fou de honte, de rage et de haine impuissante et presque évanoui, le vaincu avait été enlevé par ses amis et transporté sur un brancard construit à la hâte, dans la maison de son père, ferme importante, située à un ou deux kilomètres de Serres.

Cette ferme, de même que la plupart des habitations basques, était plutôt une demeure d’apparence féodale qu’un bâtiment destiné à une exploitation agricole.

C’était une lourde et massive construction en pierre de taille, d’apparence gothique, dont la porte de forme ogivale était surmontée d’écussons creusés dans le granit, et portant les armes de la famille.

Les murs d’une épaisseur extraordinaire, et fort élevés, étaient percés de rares fenêtres, très étroites, arrondies du haut et garnies de vitres enchâssées dans du plomb.

Le corps de logis était flanqué de deux ailes en retour et ayant chacune une espèce de tour assez haute, et coiffée, après coup, d’un toit pointu.

Située au sommet d’une colline dans une situation pittoresque et dominant au loin la campagne, cette maison avait dû, au moyen âge, être une forteresse redoutable et jouer un rôle important dans les guerres de cette époque troublée.

La famille de Oyandi, dont le nom signifie grand bois, grande forêt, était très riche et très respectée ; elle jouissait d’une haute considération dans le pays, dont elle était une des plus vieilles et des plus importantes.

Bien que la distance fût assez courte, ce ne fut cependant que vers cinq heures du matin que les amis de Felitz Oyandi, chargés du brancard sur lequel le jeune homme était étendu, atteignirent sa demeure et en franchirent la porte, au milieu des cris et des lamentations de sa famille et de ses serviteurs.

Le blessé fut monté dans sa chambre et couché sur son lit, sans paraître en avoir conscience, tant il était abattu par la douleur de ses blessures, le sang qu’il avait perdu, et surtout la fureur qui grondait sourdement au fond de son cœur.

La réputation de force, de courage et d’adresse de ce jeune homme, jusque-là si redouté de tous, était si bien établie que son père et les valets de la ferme s’obstinaient à le croire victime d’un odieux guet-apens.

Il leur paraissait impossible qu’il en fût autrement ; ses amis furent contraints d’affirmer, et même de jurer, qu’ils avaient été témoins de ce qui s’était passé, que leur ami avait été blessé dans un combat loyal, provoqué par lui, et contre un seul homme, armé seulement de son bâton de néflier, pour que leurs auditeurs se décidassent enfin à ajouter foi à leurs paroles.

Mais lorsque les parents du blessé voulurent savoir quel était ce redoutable adversaire qui avait vaincu et si rudement éclopé le fils du chef de la famille, les jeunes gens refusèrent péremptoirement de la faire connaître.

Ils se contentèrent de répondre que Felitz, leur ami, avait seul le droit de révéler les causes du combat et le nom de l’homme qu’il avait provoqué ; ils se retirèrent aussitôt avec une espèce de hâte, qui surprit beaucoup les habitants de la ferme, et sans même accepter les rafraîchissements qui leur étaient offerts, grande infraction aux coutumes hospitalières du pays qui impliquait aux yeux de tous, sinon une hostilité déclarée, mais tout au moins un blâme tacite de la conduite tenue par le jeune homme dans cette circonstance.

Un valet fut aussitôt dépêché au docteur d’Hérigoyen, le seul médecin exerçant dans un rayon de quinze lieues, dans lequel on eût une entière confiance pour soigner le blessé.

Le docteur, ainsi que toujours il le faisait en pareil cas, se hâta d’accourir, loin de soupçonner que les plaies qu’il se chargeait de guérir étaient du fait de son fils dont il s’était séparé la veille à neuf heures du soir et que depuis il n’avait pas revu.

Lorsque le docteur arriva, il trouva le malade en meilleur état qu’il ne l’espérait, d’après les commentaires exagérés du valet qui avait été le chercher.

Felitz Oyandi avait repris connaissance.

Quoique très faible, il accueillit le docteur avec un sourire, et de sa prunelle contractée s’échappa comme un éclair de joie maligne, aussitôt éteint, sous la paupière baissée, éclair dont l’expression aurait à bon droit très intrigué le docteur, s’il l’avait remarqué ; mais, préoccupé de son malade, il ne vit rien.

Le médecin visita le blessé avec le plus grand soin ; cet examen fut long et consciencieux,

— Eh bien, docteur ? demanda le jeune homme avec un pâle sourire, je suis bien malade, n’est-ce pas ?

— Oui, répondit celui-ci en secouant la tête ; mais, pas autant que je le craignais, d’après ce que m’avait dit cet imbécile de Joan.

— Ainsi, vous espérez ?

— Comment ! s’écria le docteur, vous croyez-vous donc en danger de mort ?

— Non, mais j’ai peur de rester estropié.

— Rassurez-vous, monsieur, dans un mois ou six semaines au plus tard, vous serez guéri aussi fort, aussi alerte et aussi ingambe que si vous n’aviez pas été blessé.

— Vous me le promettez ?

— Je vous l’affirme ; mais pour cela, il faut que vous suiviez mes instructions à la lettre, et surtout que vous soyez patient.

— Oh ! soyez tranquille, docteur, dit le jeune homme avec amertume, je veux guérir ; jamais vous n’aurez eu de malade aussi docile.

— À la bonne heure, je vous félicite de cette résolution, quoiqu’elle émane d’un mauvais sentiment.

— Que voulez-vous dire, docteur, je ne vous comprends pas ? dit-il avec un accent qui aurait trompé tout autre que le clairvoyant médecin.

— Je veux dire, reprit celui-ci, que ce vif désir de guérir vite ne provient que de votre désir de tirer une éclatante revanche de votre défaite.

Le jeune homme détourna la tête sans répondre ; il craignait que son regard ne le trahît.

— Vous avez tort, reprit placidement le médecin, qui était loin de soupçonner la fureur qu’il allumait dans l’âme humiliée de son malade. Croyez-moi, restez en là ; l’homme, quel qu’il soit, avec lequel vous vous êtes mesuré, vous est de beaucoup supérieur.

— Vous croyez, docteur ? murmura le jeune homme avec amertume.

— Tout le prouve ; les marques qu’ils vous a laissées sur le corps en font foi ; je vais plus loin ; j’ai la conviction qu’il vous a ménagé, et, que s’il l’eût voulu sérieusement, il vous eût broyé comme vous broieriez mon fils, qui n’est qu’un enfant auprès de vous, si vous luttiez ensemble.

Felitz Oyandi fixa son regard perçant sur le médecin pour essayer de savoir si ses paroles ne cachaient pas une cruelle ironie.

Mais non ; le docteur était de bonne foi ; cela était facile à voir.

— Oh ! murmura le blessé avec un soupir ressemblant à un sourd rauquement de fauve aux abois.

— La colère est mauvaise conseillère, reprit le médecin avec bonhomie ; réfléchissez et rentrez en vous-même ; vous avez trouvé plus fort que vous ; cela arrive à tout le monde ; acceptez franchement votre défaite et n’y pensez plus, c’est ce que vous avez de mieux à faire.

— Peut-être, en effet, avez-vous raison, docteur ; j’essayerai de suivre vos conseils.

— Suivez-les et vous vous en trouverez bien.

Tout en causant ainsi, le docteur avait pansé les blessures du jeune homme, avec cette adresse et cette légèreté de main qui distinguent les vieux praticiens.

— Là, voilà qui est fait, dit-il ; buvez ce cordial, ajouta-t-il, en lui présentant un verre à demi plein d’eau, dans lequel il avait versé quelques gouttes d’une liqueur noirâtre ; c’est un narcotique qui vous fera dormir et vous rendra le calme dont vous avez tant besoin. Le moral, vous le savez, influe beaucoup sur le physique. Mes remèdes, si puissants qu’ils soient, resteraient inefficaces si vous vous tourmentiez et si vous laissiez imprudemment travailler votre imagination, déjà tant surexcitée par la fièvre. Du calme, voilà ce qu’il vous faut.

— Je tâcherai d’oublier, docteur, murmura le blessé.

Le médecin l’examina pendant quelques minutes.

— Je reviendrai ce soir, dit-il au père du blessé. Jusque là, veillez à ce que personne n’entre ici.

Il prit alors congé et se retira, laissant son malade profondément endormi grâce au cordial qu’il avait bu.

Julian ne songeait plus à ce combat avec Felitz Oyandi ; le jeune homme était tout à son amour, à la joie d’avoir été par Denisà préféré à tous ses rivaux, et au bonheur de voir sa bien-aimée, de s’enivrer de son regard voilé d’une douce langueur, et de lui parler de son amour, en faisant force châteaux en Espagne pour l’avenir.

Denisà avait été aussitôt instruite de ce qui s’était passé entre les deux jeunes gens, après leur sortie de la veillée.

Si chaste et si innocente que soit une jeune fille, avant tout elle est femme, et surtout fière d’avoir bien placé son amour, et de reconnaître dans celui qu’elle aime ce protecteur puissant que, d’instinct, toute femme cherche au fond de son amour.

Cependant elle avait tremblé au récit exagéré qui lui avait été fait, de cette lutte dans laquelle Julian avait risqué sa vie.

Elle avait résolu de le gronder, de le prier d’être prudent, et de ne pas compromettre ainsi son bonheur.

Mais quand elle avait revu le jeune homme, la joie de le revoir lui avait fait tout oublier pour ne plus songer qu’à écouter, le cœur palpitant, les doux serments de l’aimer toujours, que, d’une voix que l’émotion brisait, son fiancé lui murmurait doucement à l’oreille.

D’ailleurs, comme s’il se fût douté des intentions de la jeune fille. Julian était allé de lui-même au-devant de ses reproches en lui déclarant qu’il ne gardait aucune rancune à Felitz Oyandi, pour ce qui s’était passé entre eux, qu’il le plaignait au contraire de ne pas avoir l’amour de Denisà, qu’il comprenait son dépit et excusait sa colère d’avoir été si nettement repoussé.

Un amant rebuté est bien en droit de se plaindre et de s’en prendre à celui qui l’a supplanté dans le cœur de celle qu’il aime.

Il ajouta qu’il éviterait tout prétexte à de nouvelles discussions, que, du reste, il était convaincu que Felitz comprendrait lui-même le ridicule qu’il se donnerait en persistant dans ses recherches et que, dans tous les cas, lui, Julian, ne serait jamais l’agresseur.

Il était trop heureux de l’amour de Denisà pour ne pas plaindre son rival et consentir à d’autres querelles avec lui.

Ces assurances, cent fois répétées, rassurèrent complètement la jeune fille, et ce sujet épuisé fut abandonné sans retour.

Julian disait vrai.

Il ne conservait, en réalité, aucune rancune contre Felitz Oyandi, et, à moins d’une provocation directe, était bien sérieusement résolu à éviter toute contestation avec ce jeune homme pour lequel il n’éprouvait ni haine ni amitié et qui lui était plus qu’indifférent.

Julian était un de ces cœurs généreux, un de ces hommes d’élite pour lesquels la haine n’existe pas, disposés à la bienveillance envers tout le monde, parce qu’ils sont forts, et qui, avant d’accepter une lutte, essayent par tous les moyens honorables de l’éviter.

Et puis, dans le cas présent, il était surtout disposé à l’indulgence par l’amour ; il plaignait son rival, et était tout disposé à lui tendre la main, si celui-ci consentait à lui offrir la sienne.

Cependant les jours se passaient, le temps s’écoulait, le docteur ignorait encore l’amour de son fils, et l’engagement sacré qu’il avait pris sans l’en prévenir ; le hasard pouvait d’un moment à l’autre mettre le docteur au courant de tout ce qui s’était passé.

Julian comprenait qu’il devait parler.

C’était presque un miracle, cette ignorance du docteur ; s’il était renseigné à l’improviste par des étrangers, le silence gardé par son fils le blesserait, sans doute.

Il lui adresserait des reproches pour son peu de confiance, ou peut-être se tairait-il, et conserverait-il une rancune secrète du procédé offensant de son fils.

Donc, il était urgent d’aller au devant de toutes ces probabilités aussi désagréables les unes que les autres, en prenant le parti de tout avouer franchement à son père ; cette dernière résolution fut celle à laquelle s’arrêta le jeune homme ; mais il lui fallait attendre un moment propice pour faire cette confidence, ou plutôt cette confession.

Le hasard le favorisa, car le jour même où il avait formé le projet de tout dire à son père, le docteur, sans s’en douter le moins du monde, ainsi que cela arrive le plus ordinairement, lui prépara lui-même la voie.

Un peu plus de six semaines s’étaient écoulées depuis les incidents survenus à la veillée, dont nous avons rendu compte dans notre précédent chapitre.

Il était huit heures du soir.

La pluie fouettait rageusement les vitres, chassée par un fort vent de l’est-nord-est, venant des montagnes, et dont les sifflements dans les longs corridors de la maison formaient une symphonie triste et mystérieuse, qui n’était pas sans un certain charme ; la nuit était sans lune, il faisait noir.

Les nuages, très bas et chargés d’électricité, couraient dans l’espace, avec une rapidité vertigineuse, en rasant le sommet échevelé des arbres le froid était vif, la pluie glaciale.

C’était une de ces soirées d’hiver remplies d’inexplicables délices pour les sybarites, assis dans de moëlleux fauteuils, les pieds sur les chenets, enveloppés d’une chaude robe de chambre, et qui, d’un œil rêveur, regardent les fantastiques paraboles de la flamme du foyer et les mystérieuses étincelles qui, par myriades, s’échappent du brasier, tout en fumant nonchalamment une cigarette, et écoutent d’une oreille distraite les lugubres mélopées formées par les bruits confondus de la tempête qui fait rage au dehors ; mais nuit sinistre et remplie de terreurs pour les voyageurs égarés sur les routes défoncées par l’ouragan, et marchant à l’aventure, à travers les sombres solitudes, sans espoir de secours, ou pour les mendiants accablés de fatigue, transis de froid et à demi-morts de faim, qui tombent défaillants sur le revers d’un fossé ou au pied d’un arbre, frémissant d’épouvante à la pensée de la mort, qui déjà étend vers eux sa main décharnée de squelette.

Julian d’Hérigoyen était à demi-étendu sur un divan à la turque, dans son cabinet de travail ; le coude sur le divan, et la tête dans la main, il relisait, car il l’avait lu cent fois, le magnifique drame de Victor Hugo, cette œuvre étrange et grandiose de ce puissant génie intitulée : Marion Delorme.

Nous avons dit que Julian lisait ; nous nous sommes trompés, il rêvait, le volume ouvert dans la main gauche, mais dont il n’avait pas depuis un quart d’heure tourné un feuillet.

Il en était a la scène cinquième du troisième acte, où Marion et Didier, cachée au milieu d’une troupe de comédiens nomades, se présentent au château de Nangis, pour y passer la nuit dans une grange ; parfois le jeune homme faisait un mouvement comme pour reprendre la lecture.

Mais ce mouvement était aussitôt réprimé, et de nouveau il se plongeait dans sa rêverie.

Tout à coup la porte s’ouvrit brusquement et le docteur entra.

Julian tressaillit et se redressa aussitôt.

— Hé ! s’écria le docteur, que fais-tu donc, paresseux ? Dieu me pardonne, tu dors, je crois, bercé par l’orage qui gronde au dehors !

— Non point, je ne dors pas, mon père ; je lis. Mais vous arrivez, il me semble, de bien bonne heure, ce soir, père ; je ne vous attendais pas avant neuf heures, au plus tôt.

— Serais-tu donc contrarié de me voir arriver de meilleure heure que tu ne l’espérais ?

— Vous ne le croyez pas, mon père ; vous savez avec quelle inquiétude je vous vois entreprendre ces longues courses de nuit, à travers des chemins impraticables, par des temps comme celui qu’il fait aujourd’hui.

— Es-tu prêt ? Le souper est servi.

— Je n’attendais que votre retour, père, pour me mettre à table.

— Alors, viens ; je meurs de faim. Pendant toute la journée, je n’ai pas trouvé un moment pour manger un morceau en route.

— Allons vite, alors, dit en riant le jeune homme.

Ils passèrent dans la salle à manger et prirent place en face l’un de l’autre.

La table était plantureusement servie.

Des servantes, placées près de chaque convive, leur permettaient de se servir eux-mêmes et les dispensaient d’avoir derrière eux les longues oreilles de leur ménagère.

C’était précisément à cause d’elle que le docteur avait adopté cette mode, fort en honneur dans certains petits soupers de la Régence et du Directoire.

Cette femme, très dévouée et d’une honnêteté à toute épreuve, était affectée d’une intempérance de langue si redoutable, que toutes ses autres qualités — et elles étaient nombreuses — en étaient ternies.

Ce défaut, devenu chez elle une véritable maladie, lui avait valu le sobriquet caractéristique de Picahandia c’est-à-dire la Grande Pie, sobriquet qui avait fini par remplacer complètement son nom véritable, et auquel elle répondait elle-même sans se formaliser.

— Voici bien longtemps que nous n’avons pas dîné à notre heure réglementaire, dit le jeune homme en souriant.

— C’est vrai ; mais aujourd’hui, dès sept heures du soir, mes malades m’ont donné congé.

— Mais il me semble que vous aviez un malade auquel vous faisiez chaque soir une visite à huit heures ?

— C’est encore vrai, garçon ; mais ce malade, convalescent depuis quinze jours, je l’ai, ce matin, trouvé tout à fait guéri et en train de faire ses malles.

— Il part ?

— Il est parti.

— Alors bon voyage ; où va-t-il ?

— À Paris. Il m’a même demandé quelques lettres d’introduction, que je lui ai données. Tu comprends, un enfant du pays, appartenant à l’une de nos vieilles familles ; il m’était difficile de le refuser.

— Dieu me garde de vous blâmer, mon père ; ce que vous faites est toujours bien.

— À propos, tu dois le connaître, ce garçon, ne serait-ce que de nom ? C’est un beau gaillard, de vingt-quatre à vingt-cinq ans, fort riche, dit-on, et qui, si j’en crois la chronique scandaleuse, fait un peu beaucoup la cour à toutes les belles filles du pays. Je soupçonne même que c’est à la suite…

— Comment le nommez-vous donc, mon père ?

— C’est vrai, je ne t’ai pas dit son nom. C’est le fils du vieux Feliciano de Oyandi.

— Felitz de Oyandi ! C’est lui que vous avez soigné, père ? interrompit vivement le jeune homme.

— Lui-même. Il était fort malade.

— De blessures, n’est-ce pas ?

— De blessures, oui. Cette fois, il paraît qu’il a trouvé son maître. Tu le connais donc ?

— Et c’est à lui que vous avez donné des lettres d’introduction ?

— Mais oui… Pourquoi non ?

— Combien de lettres, mon père ?

— Trois : une pour le général Bedeau avec lequel j’ai servi en Afrique ; les deux autres sont : l’une adressée à mon vieil ami Chabert, le député de l’extrême gauche que tu connais, et l’autre pour Pierre Lefranc, auditeur au conseil d’État. Tu vois que j’ai bien fait les choses.

— Trop bien, murmura Julian.

— Hein ? Que veux-tu dire ?

Le jeune homme se frappa le front.

— Quel malheureux hasard ! murmura-t-il.

— Voyons, explique-toi, garçon ; tu m’inquiètes ? Que signifient toutes ces questions que tu m’adresses ? Tu le connais donc, ce Felitz de Oyandi ?

— Si je le connais ! C’est moi qui lui ai fait les blessures dont vous l’avez guéri.

— Que me dis-tu là ?

— La vérité, père.

— Tu t’es battu avec lui !

— Il m’a provoqué.

— Mais, malheureux, il est trois ou quatre fois plus vigoureux que toi ! Cet homme est un hercule !

— Vous avez dit le mot, père, c’est un hercule, répondit le jeune homme en souriant ; et, comme hercule, il ne connaît que la force brutale.

— Ce qui veut dire ?

— Vous rappelez-vous la dernière recommandation que vous m’avez faite, il y a cinq ans, lorsque, après m’avoir conduit à Paris pour commencer mes études médicales, quand vous vous êtes séparé de moi dans la cour des messageries Lafitte et Gaillard ?

— Je t’ai fait beaucoup de recommandations, garçon, et je me plais à constater que tu as tenu compte de toutes ; remets-moi sur la voie, sinon nous n’en sortirons jamais.

— Vous m’avez dit entre autres choses : dans tes moments perdus, fais de la gymnastique sous toutes les formes, cela te rendra sinon fort, du moins adroit ; au physique comme au moral, l’adresse égalise les forces, souviens-toi de cela.

— C’est vrai, je t’ai fait cette recommandation ; le cas échéant je te la ferai encore.

— Eh bien ! mon père, je vous ai obéi comme toujours.

— C’est-à-dire ?

— J’ai appris tout ce qu’il m’a été possible d’apprendre en gymnastique : ainsi j’ai fréquenté la salle de Grisier, celles de Leboucher et de Lacour ; je suis allé au tir, au manège, j’ai pris un professeur de natation, un maître de boxe anglaise.

— De sorte ?

— De sorte, père, reprit le jeune homme en riant, que je suis de première force à l’épée, au pistolet, à la canne, au bâton, au sabre, à la boxe, que je monte à cheval comme Baucher, et que je nage comme un esturgeon.

— Oh ! oh ! je crois que je commence à comprendre ; vous vous êtes battus comme deux cerveaux brûlés, avec vos mâkhil bal de néflier ; et, grâce à ton adresse supérieure, tu as infligé une correction exemplaire à ce bravache.

— Oui, père, sans qu’il ait réussi à me porter un seul coup ; je l’aurais tué, si je n’avais pas eu pitié de lui.

— C’est mon avis ; je le lui ai dit à lui-même.

— Et il ne vous a pas avoué que j’étais son adversaire ?

— Il ne m’en a pas soufflé mot.

— Je m’en doutais. Ah ! si j’avais su que vous le soigniez !

— Bah ! qu’importe cela ? D’ailleurs, il a quitté le pays, sans doute pour ne pas être exposé à te rencontrer.

— Non, vous vous trompez, mon père, ce n’est pas pour cela. Felitz Oyandi est vaniteux et vindicatif, c’est une méchante nature. Il est parti pour machiner quelque trahison. Cet homme est mon ennemi mortel.

— Bon, tu es fou ! ennemi mortel parce que vous vous êtes battus comme deux fous à propos de je ne sais quoi.

— Ah ! voilà, père, dit le jeune homme en rougissant, c’est que ce combat n’est pas venu comme vous le supposez à la suite d’une querelle futile : la cause en est très sérieuse, au contraire.

— Parle, voyons ; tu commences à m’inquiéter.

— Je vous dirai tout, mon père, il le faut, d’ailleurs je l’avais résolu depuis longtemps déjà ; je ne veux et je ne puis avoir de secret pour vous.

— Des secrets, toi, garçon ? qu’est-ce que cela signifie ?

— Vous allez tout savoir, mon père, seulement promettez-moi de me laisser parler sans m’interrompre ; je vous avoue que si vous me coupiez la parole, je crois que je n’aurais pas la force d’achever cette confession.

— Que signifie ce mot de confession, et que vient-il faire là, garçon ?

— Vous allez en juger, père, si vous me permettez de…

— Parle donc, au nom de Dieu ! interrompit le docteur, car tu commences à m’effrayer réellement.

— Mon père, vous vous souvenez sans doute de Denisà de Mendiri avec laquelle j’ai été presque élevé…

Le docteur appliqua un si furieux coup de poing sur la table, que plats, assiettes, verres et bouteilles, s’entrechoquèrent avec un bruit de mauvais augure.

— Allons ! s’écria-t-il, une amourette !

— Non, mon père, répondit d’un pénétré le jeune homme, un amour profond !

— Tu aimes Denisà ?

— Plus que ma vie, mon père.

— Et c’est pour cette péronnelle…

— Mon père, Denisà est une honnête et chaste enfant.

— Cette fois, j’ai tort ; Denisà est tout ce que tu dis, et beaucoup plus encore ; aime-la donc, puisque tu y tiens ; mais quant à l’épouser.

— Mon père, ou je l’épouserai ou je resterai garçon, répondit froidement et nettement le jeune homme ; la nuit où je me suis battu contre Felitz Oyandi, j’étais à la veillée.

— Qu’allais-tu faire là ? dit-il en haussant les épaules.

— Rappelez vos souvenirs. C’était pendant cette soirée terrible où nous avons été assez heureux pour sauver madame la marquise de Garmandia ; vous-même m’avez engagé à me rendre à cette veillée où, m’avez-vous dit, ma présence était indispensable.

— J’ai eu là, sur ma foi, une excellente idée ! grommela le docteur en haussant les épaules ; ensuite, voyons ?

— Eh bien, mon père, il est arrivé que M. Felitz de Oyandi, après avoir pendant quelques instants causé en ricanant avec quelques-uns de ses amis, s’est approché de Denisà, assise à l’angle de la cheminée, et, de son air le plus insolent, l’a avertie que le feu ne lui semblant pas assez clair, il allait y mettre une bûche, ce qu’il a fait aussitôt.

— Et alors ?

— Alors, mon père, Denisà, sans même le regarder, a pris des pincettes, a retiré la bûche et l’a posée droite auprès du chambranle de la cheminée, où elle s’est éteinte presque tout de suite.

— Hum ! c’était un refus positif.

— Oui, père ; mais au lieu d’accepter sa déconvenue bravement, comme il le devait, il s’est retiré en grommelant des menaces et en ricanant ; alors, poussé par une force plus grande que ma volonté, ou, pour être franc, cédant à mon amour pour Denisà, je me suis élancé et j’ai recommencé l’expérience, le cœur palpitant, et tremblant d’échouer, mais cette fois les choses se sont passées différemment.

— Je comprends ; la bûche, mise au feu par toi, a été par Denisà placée au milieu de la flamme.

— Oui, père ; ah ! si vous aviez vu mon bonheur !

— Hum ! de sorte que tu es engagé ?

— Oui, père, et vous le savez.

— Assez sur ce sujet. Ah ! les femmes ! les meilleures sont toujours les pires pour les choses du cœur ! Nous recauserons de cela. Continue, garçon ; comment cela a-t-il fini ?

— Vous me pardonnez donc, père ?

— Je n’ai rien à te pardonner, enfant, puisque tu ne savais rien de mes projets. C’est moi seul qui ai tort, j’ai trop attendu. Malheureusement, il est trop tard maintenant. Continue, continue, fit-il en hochant tristement la tête à plusieurs reprises.

— Oh ! le reste n’est rien. Felitz de Oyandi m’attendait dans le bois avec trois de ses amis ; quatre des miens, craignant un guet-apens, m’avaient accompagné presque malgré moi.

— C’était prudent.

— Oh ! je crois que vous n’êtes pas juste envers ce jeune homme, père ; il s’est, au contraire, conduit en galant homme. Il m’a provoqué, mais franchement. Vous savez le reste. Mais je dois vous affirmer que le combat a été loyal, de sa part comme de la mienne.

Il y eut un court silence.

— Tu as eu raison, enfant, reprit le médecin, lorsque tu m’as dit que cet homme était ton ennemi implacable ; il médite quelque horrible trahison. Il m’a tendu un piège dans lequel, à cause de mon ignorance de votre rivalité, je suis tombé. Mais cette nuit même j’écrirai à mes amis, et j’espère que mes lettres leur parviendront assez tôt pour neutraliser les effets de celles que j’ai remises à ce drôle, bien que je ne redoute aucun danger à propos d’elles.

— Qui sait, mon père ? Lorsque je l’ai quitté, Paris était bien sombre ; il se rembrunissait chaque jour davantage ; il était fortement question d’un coup d’État probable ; on accusait hautement le Président de la République de préparer l’Empire.

— Oh ! oh ! tête folle, tu vas trop loin ; le Président a prêté librement et loyalement serment à la République ; pourquoi la trahirait-il et commettrait-il une félonie qui le mettrait au ban de tous les honnêtes gens ? Lui qui, sans la Révolution de 1848, serait encore exilé ! Non, ce n’est pas possible ; tu dois te tromper ; l’honneur n’est pas un vain mot, et quand on l’a perdu, on ne le recouvre jamais, quels que soient les titres dont on s’affuble pour se déguiser à ses propres yeux. Et cependant l’ambition fait commettre bien des fautes et bien des crimes ! Son oncle aussi avait prêté serment à la République, à laquelle il devait tout, et dont il avait été un des plus fervents adeptes, et cependant ?… Il faut être prudent ; heureusement, quoi qu’il arrive, nous n’avons rien à redouter dans ce pays perdu ; les coups d’État se font à Paris, la province reste neutre et accepte, quels qu’ils soient, les faits accomplis.

— Pas toujours, père. Vous n’ignorez pas que la famille de Oyandi a des attaches très fortes avec le parti qui, dit-on, trame en ce moment un coup d’État. Plusieurs des membres de cette famille ont été exilés par la Restauration ; d’autres ont pris part à toutes les conspirations sous le règne de Louis-Philippe. Que peut être allé faire si subitement à Paris ce jeune homme à peine guéri de ses blessures, et bien faible encore pour supporter les fatigues d’un aussi long voyage ?

— Nous ne pouvons que nous tenir sur nos gardes, user de la plus grande prudence et attendre : l’avenir éclairera ce mystère.

— Oui, père, et Dieu veuille que ce ne soit pas contre nous !

— Bah ! à quoi bon s’enrayer ainsi, nous ne sommes plus aux temps funestes des lettres de cachet ; aujourd’hui, on ne supprime pas ainsi un homme placé à un certain échelon de l’échelle sociale. D’ailleurs, ni toi ni moi, nous ne nous occupons de politique ; donc, toutes réflexions faites, nous avons peur de notre ombre, et en réalité nous n’avons rien à redouter.

Sur ces derniers mots, ils se levèrent de table.

Le docteur se retira dans sa chambre pour écrire les lettres convenues, et Julian rentra dans son cabinet de travail.