Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/I/VII

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VII

COMMENT IL FUT PROUVÉ QUE LE MARQUIS DE GARMANDIA
AVAIT TUÉ SA FEMME, ET POURQUOI IL NE FUT PAS ARRÊTÉ.


Cependant à l’heure précise où le jeune hidalgo, don Luis Paredès de Ochoa, venant de Madrid et arrivé la veille pendant la nuit à Bayonne, quittait en chaise de poste l’hôtel de Paris et s’élançait à toute bride sur la route de Touraine, à peu près vers midi, à quatre lieues de là, c’est-à-dire dans la ville de Saint-Jean-de-Luz, un bruit étrange se répandit tout à coup, de porte en porte, de fenêtre à fenêtre, et acquit bientôt les proportions d’une calamité publique.

La rumeur était d’autant plus grande qu’une foule de paysans accourus des campagnes environnantes, pour assister au marché qui chaque semaine se tient ce jour-là, encombrait les places et les rues.

On se disait, tout bas, d’abord de l’un à l’autre, que la marquise de Garmandia, une des plus grandes et des plus riches dames de la ville, âgée à peine de vingt-deux ans et d’une beauté remarquable, avait disparu de son hôtel situé sur le quai de la Nivelle, sans qu’il fût possible de savoir ce qu’elle était devenue.

Certains nouvellistes mieux informés que les autres ou le prétendant, comme il s’en rencontre toujours dans les foules, ajoutaient certains détails mystérieux qui excitaient encore la curiosité générale.

On assurait que le matin, vers dix heures, l’intendant de la marquise, que sa maîtresse avait chargé la veille de lui procurer une femme de chambre, pour remplacer la sienne qu’elle avait renvoyée, ne voyant pas paraître la marquise à son heure habituelle, et n’entendant aucun bruit dans son appartement, inquiet de ce silence, s’était hasardé à frapper à la porte de la chambre à coucher de la marquise ; n’obtenant pas de réponse, l’intendant s’était risqué à entr’ouvrir la porte pour annoncer lui-même sa présence ; mais la porte, malgré tous ses efforts, était demeurée fermée ; les verrous étaient intérieurement poussés. L’intendant appela plusieurs fois encore, frappa même, sans que ses appels réitérés et bruyants eussent le plus léger résultat ; le même profond silence continuait à régner dans la chambre.

L’intendant, redoutant un malheur, envoya chercher le commissaire de police et un serrurier, et il attendit.

Au bout d’une demi-heure, le magistrat arriva, accompagné d’un juge d’instruction, de plusieurs agents, et suivi d’un serrurier.

Le commissaire de police fit réunir toute la livrée, et l’on procéda à l’interrogatoire des domestiques de l’hôtel, depuis le premier jusqu’au dernier.

Toutes les réponses furent à peu près les mêmes.

La veille, la marquise s’était levée comme à son ordinaire, peut-être un peu plus tard ; elle s’était sentie un peu souffrante, et avait ordonné d’aller chercher le docteur d’Hérigoyen, qu’elle voulait voir en se levant.

En effet, le docteur était arrivé vers onze heures du matin, il avait causé assez longtemps avec la marquise, dans sa chambre à coucher, puis s’était retiré sans faire d’ordonnance, parce que la marquise se trouvait mieux.

En effet, dans l’après-dînée, elle semblait complètement remise de son indisposition.

Sa femme de chambre, ayant été obligée de la quitter, elle parut attristée du départ de cette jeune femme qu’elle affectionnait beaucoup.

Elle lui avait fait plusieurs cadeaux, lui avait payé au moins le double de ce qu’elle lui devait ; car elle était toujours très généreuse.

En quittant cette pauvre fille, elle l’avait embrassée, en lui promettant de la reprendre, lorsque, après le retour de son mari, elle irait passer à Paris la saison d’hiver.

La jeune servante était d’un village des environs de Paris.

Après le départ de cette fille, la marquise avait ordonné à l’intendant de lui procurer une nouvelle femme de chambre et elle s’était, jusqu’au dîner, retirée dans ses appartements.

Pendant le dîner, elle avait donné plusieurs ordres à propos de visites qu’elle se proposait de faire à certaines dames de ses amies.

Elle avait renouvelé à l’intendant son ordre d’une servante ; puis, on avait chez elle ranimé le feu de la cheminée, elle était rentrée alors dans sa chambre à coucher et on ne l’avait plus revue depuis lors.

— Quelle heure était-il ? demanda le juge d’instruction.

— Sept heures et demie du soir, répondit le maître d’hôtel.

La marquise recevait-elle des lettres, des journaux ? reprit le magistrat.

— Madame la marquise ne recevait que deux ou trois journaux de modes : l’Illustrateur des Dames, la Mode illustrée et le Musée des Familles ; les lettres étaient rares ; elle restait souvent des semaines entières sans en recevoir.

— La marquise avait-elle reçu des lettres la veille ?

— Aucunes ; depuis cinq jours le facteur n’avait pas paru à l’hôtel.

Le juge d’instruction s’était alors adressé au concierge, et lui avait demandé combien de personnes étaient venues à l’hôtel pendant la journée.

— Les fournisseurs ordinaires, le matin — répondit cet homme — le docteur d’Hérigoyen, et c’était tout ; ce n’était pas le jour de réception de madame la marquise.

— Quel était son jour de réception ?

— Le mardi.

L’on était un vendredi.

— Quelles personnes sont sorties le soir ? reprit le juge d’instruction.

— Aucunes ; la porte a été fermée à huit heures, madame la marquise s’étant retirée pour la nuit ; je suis resté dans ma loge jusqu’à minuit, à jouer à la cadrette avec le maître d’hôtel, les deux cochers, le cuisinier, le sommelier et le valet de pied. J’avais mis les barres et lâché le chien dans la cour ; à minuit, mes collègues se sont retirés et je me suis couché.

Les deux magistrats échangèrent un regard de désappointement, ils causèrent pendant quelques instants à voix basse, puis le commissaire de police ordonna à l’intendant de le conduire à l’appartement de la marquise.

On monta au premier étage, et après avoir traversé plusieurs pièces très richement meublées, on se trouva devant la porte de la chambre à coucher.

— C’est ici ? demanda le commissaire.

— Oui, monsieur, répondit l’intendant.

— Combien de pièces et de fenêtres dans cet appartement particulier.

— Deux fenêtres dans la chambre à coucher, une dans l’oratoire et une dans le cabinet de toilette, en tout, trois pièces et quatre fenêtres.

— De quel côté prennent-elles jour ?

— Sur le jardin de l’hôtel.

— Les persiennes sont-elles ouvertes ?

— Elles sont fermées, monsieur, je m’en suis assuré, c’est même ce qui m’a inquiété ; madame la marquise ne les faisant fermer que rarement, et seulement lorsqu’elle se sent indisposée.

— Pierron ! dit le commissaire de police, en s’adressant à l’un de ses agents, examinez cette porte.

Un homme long, sec et très maigre, à mine de furet, s’approcha et se livra à un minutieux examen de la porte.

— Eh bien, lui demanda le commissaire de police après un instant, que vous en semble ?

— Monsieur, répondit l’agent, la porte est correctement fermée ; elle ne l’a pas été du dehors, cela est évident ; de plus, elle a non des verrous ordinaires, mais un verrou de sûreté, ce qui rend la fraude presque impossible, et puis la serrure n’est fermée qu’au pêne. Une de nos pratiques aurait tourné la clef.

— C’est bien. Où est le serrurier ?

— Me voici, monsieur, répondit cet homme en se frayant passage.

— Croyez-vous pouvoir ouvrir cette porte sans la briser ? demanda le commissaire de police.

— J’essayerai, monsieur ; j’espère y réussir.

— Alors, à l’œuvre !

Le serrurier fit jouer le pêne de la serrure, puis il examina le verrou de sûreté. Cela fait, il choisit une espèce de rossignol de forme particulière parmi ceux passés dans un large anneau qu’il avait apporté avec lui ; il l’introduisit dans le trou du verrou et procéda par pesées continues, mais sans force apparente ; un temps assez long s’écoula ; enfin, le serrurier retira son instrument et saluant le commissaire de police :

— C’est fait, monsieur, dit-il, vous pouvez entrer.

Le commissaire tourna aussitôt le pêne ; la porte s’ouvrit.

— Que tout le monde reste dehors, dit-il, excepté le serrurier, l’intendant et le concierge.

La chambre était plongée dans une profonde obscurité.

Sur l’ordre du commissaire, l’intendant et le concierge ouvrirent les fenêtres.

La chambre à coucher, l’oratoire et le cabinet de toilette étaient déserts.

— C’est étrange ! murmura le commissaire de police.

— Étrange, en effet, dit le juge d’instruction en secouant la tête.

— Pierron, Desrois, Lebègue, venez, cria le commissaire de police.

Les trois agents entrèrent.

— Sondez les murs, ordonna le commissaire de police, il doit y avoir une porte secrète dans l’une de ces trois pièces, ne laissez pas un pouce de muraille sans l’éprouver, plutôt dix fois qu’une.

Les agents se mirent aussitôt à l’œuvre avec une ardeur fébrile.

Les persiennes n’avaient pu être fermées du dehors, cela était évident. C’étaient des persiennes pleines, rembourrées et fermant au moyen d’un système assez compliqué.

Aucun désordre ne régnait dans la chambre à coucher ; le lit était fait, la marquise ne s’était donc pas couchée ?

Les meubles n’étaient ni dérangés ni ouverts ; les clefs étaient restées sur les serrures des tiroirs.

Le feu s’était éteint faute d’aliments ; la lampe avait brûlé jusqu’à ce que toute l’huile lui eût manqué, ainsi que le prouvaient l’état de la mèche et le verre noirci par la fumée.

Des bijoux de prix laissés dans des coupes d’onyx sur la cheminée, ou épars sur certains meubles, par conséquent faciles à enlever, repoussaient toute idée de vol.

Dans l’oratoire et le cabinet de toilette, il en était de même ; il n’y avait eu ni lutte ni violence. La marquise avait seulement changé sa toilette de jour pour prendre celle de chambre. Celle-ci manquait. Elle était donc sortie en pantoufles, sans chapeau et en robe de chambre. Toutes ses autres toilettes autant que l’on pouvait le constater, étaient placées dans leur ordre accoutumé.

Le commissaire de police demanda quel était le costume de chambre de la marquise. L’intendant le décrivit : c’était une robe de mousseline blanche, à pèlerine, montante, serrée aux hanches par une espèce de cordelière ; ce costume ne se retrouva pas.

Tous les vêtements de la marquise étaient intérieurement marqués à son chiffre, le linge de même.

Cependant les agents avaient terminé l’examen des murailles.

— Eh bien ? demanda le commissaire de police.

— Chou blanc ! répondit l’agent Pierron.

— Comment, chou blanc ? Il doit exister une porte ; la marquise ne s’est pas envolée par la cheminée, que diable !

— Je ne nie pas l’existence de la porte secrète, monsieur ; je dis seulement qu’il est impossible de la trouver, voilà tout.

— Allons donc ! vous n’avez pas bien cherché !

— Vous m’excuserez, monsieur le commissaire, mes collègues et moi, nous avons travaillé en conscience ; permettez-moi de vous faire observer que, n’étant pas du pays, vous ignorez sans doute que cette maison a plus de trois cents ans d’existence ; c’est une des plus vieilles de la ville ; elle a servi de citadelle dans les temps passés ; ses murs sont en granit, ils ont plus de quinze pieds d’épaisseur à pied d’œuvre ; elle est, à mon avis, bourrée de cachettes de toutes sortes, de portes et d’escaliers secrets à n’en plus finir ; seulement, pour les découvrir, il faudrait jeter la maison à bas, et encore qui sait si on réussirait à découvrir quelque chose.

— Ce que vous dit cet homme est vrai, ajouta le juge d’instruction ; il est donc inutile de perdre notre temps à des recherches qui n’aboutiraient pas. Faites appeler le juge de paix ; il posera les scellés, et nous aviserons d’un autre côté.

Une heure plus tard, les scellés furent effectivement posés, et les domestiques payés et renvoyés. Seuls, l’intendant et le concierge furent conservés pour garder l’hôtel et veiller sur les scellés.

Quand la justice met le nez dans une affaire, elle ne se décourage jamais ; c’est surtout lorsqu’elle semble oublier ou s’endormir qu’elle est le plus redoutable.

Dans cette affaire, elle procéda avec une adresse et un tact admirables ; ses recherches embrassèrent tout le département ; un des chefs de la police de sûreté de Paris, homme d’une habileté extraordinaire fut envoyé tout exprès à Saint-Jean-de-Luz, où, sans être connu de personne, il procéda, tout seul, à une enquête secrète qui dura un mois.

— Eh bien, lui demanda le juge d’instruction, la première fois que cet homme se présenta à lui son enquête terminée, que pensez-vous de cette affaire ?

— Je pense d’abord, dit-il, que la marquise est morte.

— Morte ?

— Oui, assassinée.

— Par qui ?

— Je vous répondrais par son mari, si celui-ci n’avait pas un alibi, parfaitement constaté, trop constaté même à mon avis.

— Oh ! oh ! prenez garde, le marquis de Garmandia appartient à l’une des plus nobles familles du Béarn ; il est colonel dans l’armée française, sur le point d’être nommé général de brigade, à cause de ses magnifiques états de service et de son brillant courage.

— Hum ! fit le chef de la sûreté, en hochant la tête, le duc de Praslin, lui aussi appartenait à une des plus vieilles et des plus nobles familles de la monarchie française ; il était pair de France, et pourtant il a assassiné sa femme à coups de crosse de pistolet.

Nous constaterons, à ce sujet, l’incrédulité chronique et à toute épreuve, des membres de la justice et de la police.

Ils sont accoutumés à voir la société sous un aspect si hideux, qu’ils rendraient des points à saint Thomas lui-même ; au contraire de l’illustre apôtre, c’est précisément lorsqu’ils voient ou qu’ils entendent, qu’ils doutent le plus.

— Oh ! ce n’est pas la même chose ! s’écria le juge d’instruction.

— C’est juste ; le marquis est beaucoup plus fort et plus adroit.

— Vous le croyez donc coupable ?

— Dame, monsieur ; il y a une histoire de navire mystérieux, de canot envoyé à terre sans avoir communiqué avec personne, qui me semble assez extraordinaire, et autre chose encore. Savez-vous où se trouve le marquis en ce moment ?

— Depuis plusieurs mois, il est au fond de la Kabylie.

— C’est trop loin, pour ne pas être tout près, monsieur ; je vous demanderai à aller faire un tour par là lorsque j’aurai terminé ici.

— Je crois que vous serez dispensé de faire ce voyage, il est, dit-on, question d’appeler M. de Garmandia à Bayonne, en qualité de commandant de la subdivision militaire.

— Tiens ! tiens ! tiens ! fit le policier, avec un sourire énigmatique, je préférerais cela !

— Parce que vous éviteriez le voyage ?

— Non, pour autre chose.

— Avez-vous fait quelque découverte ?

— Plusieurs, monsieur ; j’ai d’abord découvert que le marquis de Garmandia est un homme d’une violence extrême ; qu’il a dissipé toute sa fortune ; que, depuis deux ans, il ne vit que de ce qu’il réussit à arracher à sa femme, par des menaces, et même des sévices. Je sais, de plus, que le jour de son départ pour l’Afrique, le marquis s’est fait compter par la marquise une somme de cent mille francs contre un pouvoir signé de lui et l’autorisant à réaliser ses biens particuliers et en disposer comme il lui plairait, pouvoir, bien entendu, que le marquis a annulé aussitôt débarqué à Alger. Malheureusement ou heureusement pour elle, la marquise, qui connaissait bien son mari, n’avait pas perdu de temps ; elle s’était si bien hâtée, que toute sa fortune était réalisée et entre ses mains, avant même que le marquis eût aperçu les côtes d’Afrique.

— Que me dites-vous là ? s’écria le juge d’instruction avec surprise.

— La vérité, monsieur. Je tiens ces détails du notaire de madame de Garmandia lui-même.

— Le chiffre de cette fortune particulière de la marquise est élevé, sans doute.

— Assez, dit froidement le policier, il se monte à deux millions sept cent mille francs environ.

— Est-ce possible ! s’écria le juge d’instruction abasourdi ; nous n’avons trouvé que des sommes insignifiantes, vingt-cinq mille francs au plus ; que sera devenue cette énorme fortune ?

— Demandez au marquis de Garmandia, monsieur, répondit l’agent en ricanant. Je crois que, mieux que personne, il saura vous dire où elle est passée ; ah ! c’est un rude mâtin ! Il connaît son affaire ! il a admirablement travaillé ; ce crime est un véritable chef-d’œuvre ; seulement, il a trop rusé, c’est ce qui l’a perdu.

— Mais son alibi ?

— Il tombe devant les preuves décisives que j’ai réunies.

— Prenez garde !

— Je suis sûr de mon fait. Souvenez-vous de l’adage : Cherche à qui le crime profite.

— Je sais, je sais ! Mais vous parlez de preuves décisives.

— Ces preuves, je vous les apporte.

— Vous dites des preuves décisives ?

— Oui, monsieur ; accablantes même. Je vous ferai, quand vous voudrez, découvrir la porte secrète et le souterrain par lesquels la marquise a été enlevée, porte et souterrain que seul le marquis pouvait et devait connaître, puisque depuis des générations cet hôtel est dans sa famille. Je ferai plus encore, monsieur ; je vous conduirai à l’endroit où la malheureuse femme a été enterrée vivante.

— Vivante ! s’écria le juge d’instruction avec un mouvement d’horreur.

— Oui, monsieur, vivante ! Ah ! le marquis de Garmandia n’est pas un homme du boulevard Montmartre !

— Tout de suite conduisez-moi ; je ne veux pas retarder d’un instant cet impérieux devoir.

— Je suis à vos ordres, monsieur le juge d’instruction.

Une demi-heure plus tard, une nouvelle visite domiciliaire avait lieu dans l’hôtel de Garmandia, visite entourée de tout l’imposant appareil dont la justice sait s’entourer en certaines circonstances graves.

Une fois dans l’appartement de la marquise, sur l’ordre du juge d’instruction, les scellés furent provisoirement levés, et l’on procéda à des recherches minutieuses pour retrouver la somme énorme révélée par l’agent de la sûreté de Paris ; mais ces recherches furent infructueuses on ne trouva rien de plus que ce qu’on avait découvert la première fois.

— J’en étais sûr ! dit l’agent en haussant les épaules.

— Passons à la porte secrète, dit le juge d’instruction.

Les agents du commissaire de police se regardèrent d’un air goguenard.

Mais le policier ne se déconcerta pas ; sans paraître remarquer les sourires railleurs des agents, il marcha droit à la muraille, et, après une très légère inspection, il posa le doigt sur une rosace de la tenture, impossible à découvrir, à moins d’être bien certain de son existence ; aussitôt, la muraille sembla se fendre, un bloc de granit se détacha, tourna sans produire le moindre bruit sur lui-même et démasqua un escalier en spirale, montant aux étages supérieurs et descendant jusqu’aux fondations de l’hôtel.

— C’est par cette porte que la marquise a été enlevée, dit froidement l’agent.

Les assistants étaient stupéfiés.

— Mais comment, vous étranger à ce pays, arrivé depuis un mois à peine, ayez-vous réussi à découvrir cette porte, dans une maison où vous n’êtes entré qu’une fois ? demanda le juge d’instruction.

L’agent sourit d’un air bonhomme.

— Oh ! bien simplement, monsieur ; seulement, j’ai eu une idée.

— Sur ma foi, dit le juge, je serai heureux de la connaître.

— Oh ! mon Dieu ! je n’en tire aucun orgueil, je vous la donne pour ce qu’elle vaut, monsieur. On m’avait raconté l’histoire de cette maison ; qu’elle remontait à trois ou quatre siècles, qu’elle avait même, pendant un certain temps, servi de citadelle sous le règne de Charles le Mauvais, roi de Navarre, que sais-je encore ; bref, l’idée me vint qu’en fouillant les archives de la ville, je trouverais peut-être quelque chose se rapportant à elle.

— Vous avez fouillé et vous avez trouvé ?

— Tout juste, monsieur. J’ai trouvé deux plans de cette maison : l’un remontait au quatorzième siècle et portait la date de 1365, par conséquent sous le règne de Charles II le Mauvais, roi de Navarre ; l’hôtel de Garmandia était alors une citadelle ; le second plan était du seizième siècle et portait la date de 1594, c’est-à-dire remontait à Henri IV, roi de Navarre et de France. J’examinai attentivement ces deux plans, pendant plusieurs heures, les étudiant et les comparant l’un à l’autre. Dans le second plan, la citadelle était devenue un château féodal, fortifié encore, mais prenant déjà des allures pacifiques ; bien des changements avaient été opérés entre les deux époques, mais le gros œuvre, la construction primitive était restée la même. Je finis par découvrir que les passages secrets, les portes dérobées existant dans le premier plan, se retrouvaient dans le second, d’une façon identique ; dès lors, il ne me restait plus qu’à retrouver les positions exactes, ce qui me fut facile. Je suis étonné que la pensée de faire ces recherches ne soit venue à personne avant moi.

Les agents, le commissaire et le juge d’instruction étaient dans l’admiration.

— Vous avez raison, dit le juge, mais cette pensée vous seul l’avez eue et l’avez exécutée.

— Oh ! dit l’agent avec un accent intraduisible, et en clignant l’œil droit, c’est l’œuf de Christophe Colomb, pas autre chose.

Le juge d’instruction sourit.

— Voyons un peu cet escalier, dit-il.

Des bougies furent allumées et l’on descendit ; arrivé dans le souterrain, l’agent releva la lanterne abandonnée :

— Voici la lanterne avec laquelle le ravisseur s’est éclairé, vous remarquerez que c’est un fanal de marine.

— En effet, dit le juge, le nom du navire auquel il appartient est gravé dessus ; voyons un peu, éclairez-moi.

On approcha les bougies.

Le juge d’instruction lut :

El Relampago, l’Éclair, traduisit-il aussitôt ; c’est un bâtiment espagnol.

— Le mystérieux navire en question, sans doute, dit l’agent.

— Conservez ce fanal, c’est une pièce de conviction, dit le juge. Continuons ; mais nous voici à une muraille !

L’agent, sans répondre, s’approcha de la muraille, l’examina un instant, découvrit le ressort, le pressa et la muraille tourna sur elle-même.

— Nous voici à la rivière, dit l’agent ; regardez, monsieur ; le canot a abordé ici ; il a été traîné sur le sable ; voyez, sans doute personne n’est resté pour le garder ; cela se comprend, ils n’étaient que deux dans le canot, n’est-ce pas ?

— Deux ou trois, on n’est pas bien sûr ; il faisait nuit, et l’on ne distinguait que difficilement l’embarcation, reprit le juge ; n’importe ! Remontons, nous avons appris tout ce que nous désirions savoir ; monsieur le commissaire, faites, je vous prie, préparer au plus vite plusieurs embarcations, nous avons une dernière course à faire.

Le commissaire transmit aussitôt cet ordre à un agent, qui s’élança en courant en avant.

On rentra dans le souterrain. Le policier fit refermer la muraille.

— Commencez-vous à voir clair dans ce mystère monsieur ? demanda l’agent parisien au juge d’instruction lorsqu’ils rentrèrent dans la chambre à coucher.

— Oui, reprit le juge. Rien ne vous échappe. Vous êtes un fin limier, monsieur.

— J’espère avant peu justifier cet éloge, qui, sortant de votre bouche, m’est précieux, monsieur, répondit le policier en s’inclinant.

Les portes furent refermées, les scellés rétablis, et l’on sortit sur le quai, où une grande foule s’était assemblée et commentait, à sa manière, les opérations de la justice.

Quatre barques attendaient.

Juge d’instruction, commissaire de police, agents et gendarmes s’embarquèrent.

D’autres barques remplies de curieux suivirent de loin ; à chaque coude de la Nivelle, d’autres barques rejoignaient, de sorte que, lorsqu’on arriva devant la maison hantée, il y avait une véritable flottille de canots sur la rivière.

— Il nous manque un médecin pour les constatations légales, fit observer le policier au juge d’instruction.

— En voici un qui nous arrive, répondit le juge d’instruction.

En effet, le docteur d’Hérigoyen, se doutant sans doute que la police allait faire la levée du corps et que sa présence serait nécessaire, s’était hâté de traverser la rivière en compagnie de son fils.

Le juge d’instruction et le docteur se saluèrent affectueusement ; ils étaient liés depuis plusieurs années.

Le juge mit le médecin au courant de ce qui se passait et réclama son concours.

Le docteur consentit avec empressement et l’on pénétra dans le jardin de la maison hantée.

L’on visita d’abord la maison, dont les portes furent ouvertes par un serrurier, amené tout exprès ; toutes les chambres étaient vides, sans un meuble ; une pièce du rez-de-chaussée, seule, avait une apparence d’ameublement, trois ou quatre chaises, un banc et une table, les chaises paillées, le tout en bois blanc.

Sur la table, des verres, quelques bouteilles vides, un cahier de papier blanc, des plumes, de l’encre dans un encrier en bois, une bouteille dont l’extrémité du goulot avait conservé de la cire ; cette dernière bouteille était remplie, sauf la valeur d’un verre.

Le docteur goûta la liqueur contenue dans la bouteille et la fit goûter à son fils.

Tous deux déclarèrent que cette bouteille contenait un narcotique puissant.

Le commissaire de police dressait le procès-verbal, assis devant la table.

Pendant que ceci se passait, l’agent parisien avait ramassé plusieurs morceaux de papier, et s’occupait à les coordonner entre eux et à les coller, avec des pains à cacheter, sur une feuille de papier blanc.

— Que faites-vous donc ? lui demanda le juge d’instruction.

— Lisez, dit simplement le policier parisien, en lui présentant le papier.

— Le juge d’instruction lut ; une expression de stupeur parut sur son visage.

— Ceci a été écrit par le marquis de Garmandia, dit-il, le doute est impossible à présent.

Le papier et la bouteille furent mis soigneusement de côté ; l’on retourna au jardin.

— Creusez à la place où vous voyez une croix, dit le juge d’instruction.

Deux paysans se mirent à l’œuvre ; on les avait requis tout exprès pour cette besogne.

Le policier les surveillait attentivement.

Bientôt un cadavre de femme apparut ; il était entièrement décomposé et complètement méconnaissable, mais il avait conservé la plus grande partie de ses vêtements.

Détail horrible, ce cadavre était garrotté avec de fortes cordes. On le tira de la fosse avec précaution et on l’étendit sur l’herbe.

Alors on aperçut un second cadavre couvert d’un costume de matelot. Comme le premier, il était méconnaissable ; le cadavre de femme avait conservé des lambeaux de gants ; dans un de ces gants, on trouva un anneau d’or, une alliance.

Le juge instruction l’ouvrit ; deux noms étaient gravés à l’intérieur : Tancrède, Léona, et une date : 25 mai 1858.

Il fut constaté que la jeune femme avait été enterrée vivante. Ses vêtements portaient tous le chiffre de madame la marquise de Garmandia ; sa chevelure, longue et fort belle, était blonde. Il fut donc prouvé que ce cadavre était celui de madame la marquise de Garmandia.

Le matelot avait été étranglé, puis jeté dans la fosse ; un livret trouvé dans une poche de son paletot, et portant le nom de Martial Séverin, servit à constater son identité, de même que l’alliance trouvée au doigt du cadavre de la femme, les chiffres de ses vêtements et sa chevelure blonde avaient fait reconnaître la marquise.

Le procès-verbal, dressé séance tenante par le commissaire de police, fut signé par les deux médecins, le père et le fils, et par tous les assistants ; puis les deux cadavres furent de nouveau inhumés dans deux fosses différentes.

— Eh bien, prendrez-vous de mes almanachs maintenant, monsieur ? dit le policier au juge d’instruction dans son langage un peu vulgaire, en arrivant à Saint-Jean-de-Luz. Avais-je raison ?

— Pleinement raison, monsieur, et la preuve, c’est que je vais signer contre le marquis un mandat d’amener que je vous charge d’exécuter ; je vais immédiatement télégraphier ce qui s’est passé au ministre de la justice pour que, en arrivant à Alger, vous trouviez vos instructions et que vous n’ayez pas de difficultés avec l’autorité militaire pour l’exécution de votre mandat d’amener.

— Je vous remercie, monsieur, de cette preuve de votre satisfaction.

— C’est moi, au contraire, qui vous remercie sincèrement ; sans vous, jamais je n’aurais débrouillé les fils si bien embrouillés de cette diabolique affaire.

Le soir même, le policier partit pour Bayonne ; quatre jours plus tard, il s’embarqua pour l’Algérie, sur un trois-mâts, qui transportait les émigrants basques dans notre colonie africaine.

Aussitôt débarqué à Alger, et sans perdre un instant, le policier se rendit chez le gouverneur général.

Le gouverneur avait reçu des ordres du ministre de la justice, il mit à la disposition du policier les forces nécessaires et lui facilita les moyens de transport pour se rendre auprès du marquis.

Le départ fut fixé au surlendemain.

Au moment où le policier allait se mettre en route avec son escorte, il fut appelé au palais du gouvernement ; là il apprit avec désespoir que, trois jours auparavant, le colonel de Garmandia s’était brûlé la cervelle dans sa tente, au milieu de son campement ; les détails de cet événement venaient d’arriver à l’instant au gouvernement central.

Le colonel avait reçu de France une lettre qui l’avait fort affecté ; d’ailleurs, depuis quelque temps, il semblait triste, inquiet, préoccupé ; le lendemain du jour où il avait reçu la lettre, qu’il avait du reste anéantie, au milieu de la nuit, pendant que le camp dormait, le colonel s’était tué en se tirant deux coups de pistolet en pleine figure ; il avait été défiguré de telle sorte, qu’on ne l’avait reconnu qu’à son uniforme et à une bague qu’il portait constamment au petit doigt de la main gauche.

Le policier se retira désespéré : volontiers il se serait arraché les cheveux de rage de n’avoir pas réussi à s’emparer du colonel ; mais la mort du coupable annulait toutes poursuites.

Huit jours plus tard il s’embarqua pour la France, l’oreille basse et l’air penaud, comme un renard qu’une poule aurait pris.

Deux jours auparavant, vers deux heures du matin, deux hommes s’étaient embarqués furtivement à Arzew, sur un smuggler espagnol.

L’un de ces deux hommes était le marquis, l’autre son fidèle matelot Sébastian.

Ainsi tous deux, le mari et la femme, se croyaient mutuellement morts, et se sauvaient chacun dans des directions différentes.

En annonçant cette nouvelle à la marquise, installée depuis dix jours à Paris, avenue Montaigne, le docteur d’Hérigoyen ajoutait en post-scriptum :

« Ne vous réjouissez pas trop de cette mort, madame. Qui sait si votre mari, sans s’en douter, n’a pas suivi l’exemple que vous lui avez donné ? On peut tout supposer d’un homme de cette trempe. »

Le docteur d’Hérigoyen avait flairé la fourberie, si adroitement exécutée par le marquis.