Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/I/X

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X

DANS LEQUEL IL EST PROUVÉ QU’IL NE FAUT JAMAIS
COMPTER SUR L’AVENIR


Julian et Bernardo s’élancèrent au secours du médecin.

Grâce à leurs soins intelligents, au bout de quelques minutes, le docteur rouvrit les yeux.

Dans le premier moment, il sembla ne pas avoir conscience de ce qui lui était arrivé.

Il regardait autour de lui avec surprise, ne comprenant rien aux visages attristés et pâlis des deux jeunes gens.

Mais bientôt, la mémoire, celle de toutes nos facultés qui nous abandonne le plus vite dans les moments de crise, lui revint peu à peu.

L’équilibre se rétablit dans son cerveau ébranlé par cette rude secousse, et il se souvint.

Toute son énergie reparut subitement.

— Il faut fuir ! s’écria-t-il, fuir au plus vite !

— Fuir ! Pourquoi, mon père ? demanda Julian avec surprise.

— Parce que, je te l’ai dit, Felitz Oyandi, ton ennemi mortel, a ourdi contre toi, à Paris, la plus horrible trahison.

Et, montrant les papiers qu’il tenait encore à la main :

— Ces lettres, ajouta-t-il, me révèlent le complot. Cet homme a réussi à se faire des amis et des protecteurs puissants. Tu dois tout redouter de lui. On m’engage à t’éloigner et à te mettre en sûreté au plus vite.

— Ah ! fit le jeune homme dans l’œil duquel passa un éclair, je ne m’étais donc pas trompé !

— Cet homme est un misérable !

— Certes, mais pourquoi fuir ? Ne puis-je donc pas lui résister en face, comme déjà je l’ai fait ?

— Non, non, ce n’est pas possible ; cet homme restera dans l’ombre ; d’autres agiront à sa place contre toi.

— Oh ! une telle lâcheté est impossible. Il ne peut vouloir m’assassiner !

— Non pas personnellement, peut-être, mais d’autres le tenteront à sa place. Sache-le donc, tu es accusé de faire partie de je ne sais quelle société secrète ; tu es dénoncé, d’un moment à l’autre tu peux être arrêté.

— Qu’importe ! je ne suis pas coupable, on me relâchera.

— Quand ?

Ce simple mot fut la goutte d’eau glacée, tombant sur la vapeur en ébullition.

Julian baissa la tête en fronçant les sourcils.

Il se sentait enserré dans les mailles d’un filet invisible, qu’il lui était impossible de rompre :

Malgré lui il frissonna.

— Garçon, nous ne sommes pas en temps ordinaire, continua le docteur avec une fiévreuse insistance, mes amis m’avertissent et, tu le sais, ils sont en mesure d’être bien informés ; ils m’avertissent que le chef du gouvernement, parjure à ses serments et à son honneur, médite un coup d’État contre la République, à laquelle il prétend substituer l’Empire ; la bombe peut éclater d’un moment à l’autre ; la lutte sera terrible, la répression atroce et sans pitié ; souviens-toi du 18 Brumaire et du nom du Président actuel. Les mêmes moyens sont employés ; les chefs de ce mouvement seront tous des désespérés et des ambitieux qui n’auront rien à perdre et tout à gagner à pêcher en eau trouble ; ils seront implacables ; en temps de guerre civile, le patriotisme est le masque derrière lequel se cachent l’intérêt personnel, les haines, les lâches convoitises et tous ces sentiments hideux qui rendent tous les crimes possibles, et trouvent une justification toute prête, lorsque la force brutale a triomphé du droit et de la justice. Ne discute pas ; je te répète que je sais tout ; si tu m’aimes, Julian, ne me résiste pas, je t’en supplie, mets-toi à l’abri au plus vite ; pars aujourd’hui, ce soir, s’il est possible.

— Mais où irai-je, mon père ?

— Le meilleur serait de passer en Espagne, dit Bernardo, nous ne sommes qu’à quelques pas de la frontière, je connais tous les ports fréquentés par les contrebandiers.

— Ce serait m’avouer coupable, dit le jeune homme avec dignité ; je n’y consentirai jamais, mon père.

— Eh bien, soit ! ne quitte pas la France, mais ne reste pas ici où tu serais trop exposé.

— Encore faut-il savoir où aller ?

— Eh bien, va passer quelques jours à Y…, nous avons dans cette ville des parents, par lesquels tu seras reçu à bras ouverts, et chez qui tu resteras en sûreté ; lorsque tout sera fini et l’ordre rétabli d’une façon ou d’une autre, je te l’écrirai, et tu reviendras.

— Et vous, mon père, resterez-vous donc ici ?

— Je le pourrais sans grands risques ; mais pour toi je serai prudent. J’ai à Bayonne des amis puissants appartenant à toutes les opinions politiques ; j’irai pendant quelque temps m’établir près d’eux. Si l’on m’attaque, ce que je ne crois pas, ils me défendront.

— Mon père, vous êtes un homme trop considérable et trop généralement respecté pour que l’en ose s’attaquer à vous, j’en ai l’intime conviction. Je considère cette retraite temporaire comme une preuve de condescendance de votre part pour les craintes que j’aurais en vous sachant seul ici. Je vous remercie sincèrement ; mon exil momentané en sera adouci. N’ayant plus à songer qu’à moi seul, je serai fort. Merci encore, mon père.

— Il ne nous reste plus qu’à nous entendre sur la façon dont tu opéreras ton départ.

— Oh ! ceci est la chose la plus simple ; mais Denisà, m’éloignerai-je donc sans la voir ?

— Non, dit Bernardo, je vais te l’amener avant une heure, fais tranquillement tes préparatifs.

— Elle nous avait promis de venir ce matin, dit le docteur, je m’étonne qu’elle ne soit pas encore ici.

— C’est vrai, dit Julian, lui serait-il arrivé quelque chose, mon Dieu !

— Pourquoi cette inquiétude ? Que veux-tu qui lui soit arrivé ?

— Felitz Oyandi est venu hier soir à Louberria, dit le jeune homme avec ressentiment.

— C’est vrai, s’écria Bernardo, je pars tout de suite.

— J’y vais moi-même ! s’écria Julian.

— Non, dit nettement Bernardo, pas d’imprudence, reste ici, je t’assure que je le l’amènerai.

— Mais cependant… s’écria le jeune homme.

— Il a raison, interrompit vivement le docteur ; il vaut mieux que Bernardo aille seul à Louberria ; je t’en prie, fils, reste près de moi.

— Je vous obéis, mon père, dit le jeune homme, en étouffant un soupir ; pars donc, mon Bernardo.

— Je serai bientôt de retour, s’écria le montagnard.

Et il s’élança au dehors.

Mais presque aussitôt il reparut, Denisà l’accompagnait.

La jeune fille était pâle, tremblante, défaite ; il y avait de l’égarement dans son regard.

Elle marchait d’un pas de statue.

Elle fit quelques pas dans la chambre sans rien voir, et tomba à demi évanouie sur un fauteuil en murmurant, d’une voix hachée, ces deux seuls mots :

— Me voici.

Mon Dieu ! s’écria Julia, pauvre chère Denisà, que lui est-il arrivé ?

Déjà le docteur faisait respirer des sels à la jeune fille.

Bientôt elle revint à elle et fondit en larmes.

Les trois hommes, en proie à la plus vive anxiété, regardaient la jeune fille sans oser lui adresser la parole, redoutant, s’ils l’interrogeaient, de redoubler sa douleur.

Mais bientôt, cette crise, à cause de sa violence même, commença à se calmer.

La jeune fille essuya ses larmes d’un geste fébrile, puis elle essaya de sourire et, tendant la main à son fiancé :

— Oh ! mon Julian, lui dit-elle, avec une navrante tristesse, j’ai bien souffert depuis hier ! je souffre encore beaucoup en ce moment ! je craignais de ne plus te revoir ; mais, grâce à Dieu, tu es là, près de moi, j’ai ma main dans la tienne, je me sens mieux, je suis heureuse, bien heureuse !

— Pourquoi craignais-tu de ne plus me revoir, ma chérie ? lui demanda tendrement le jeune homme. Ne sais-tu pas que je t’aime, que je t’aimerai toujours ?

— Si, je le sais, je le sens à mon cœur.

— Alors, pourquoi ce doute, Denisà ? tu ne m’y avais pas habitué.

Elle baissa les yeux et détourna la tête sans répondre.

— Tu ne dis rien ? Tu me supposes donc capable de t’abandonner ?

— Non ! oh non ! s’écria-t-elle avec âme ; mais malgré toi, peut-être, tu aurais été obligé de…

— Me séparer de toi, ma fiancée ? Oh ! jamais Denisà, jamais ! Tu as mon serment comme j’ai le tien ; je te le jure, la mort seule sera assez puissante pour nous séparer ! et encore ! s’écria-t-il avec exaltation.

— Aussi serais-je morte, mon bien-aimé, si, en entrant dans cette chambre, je ne t’avais pas vu et si j’avais appris ton départ, dit-elle avec un doux et navrant sourire.

Ces simples et terribles paroles furent prononcées avec un tel accent de conviction que les trois hommes frissonnèrent.

— Voyons, chère fille, dit le docteur en touchant de ses lèvres le front de Denisà, cette exaltation n’est pas naturelle, jamais je ne vous ai vue si nerveuse et si tremblante ; il faut qu’il se soit passé quelque chose d’affreux que nous ignorons, que votre cœur ait reçu une secousse bien terrible pour que vous soyez ainsi bouleversée. Que vous est-il arrivé ? Soyez franche, pauvre enfant, ne nous cachez rien. Vous savez combien vous nous êtes chère ; nous n’avons qu’un désir, rendre le calme à votre esprit, vous tranquilliser enfin.

— Oui, Denisà, ma chère bien-aimée, ma fiancée, dis-nous ce qui s’est passé, et quelle scène affreuse a mis dans ton esprit ce trouble qui nous inquiète et nous désespère.

— Hélas ! mon Julian, pourquoi exiger de moi cette douloureuse confidence ? J’étais venue dans l’intention de te dire si je te revoyais, ce que je n’espérais pas, de te dire…

Elle hésita, ses yeux se remplirent de larmes ; un sanglot souleva sa poitrine et elle appuya sa main sur son cœur comme pour en modérer les battements précipités.

— Parle, chère Denisà, ne crains rien ; pourquoi t’arrêter ? Ne sais-tu pas que de toi je puis tout entendre, excepté que tu ne m’aimes plus et que tu me rends ma parole.

— Eh bien, oui… oui… c’est cela… je crois, voilà ce que je voulais te dire, murmura-t-elle d’une voix tremblante.

— Comment tu ne m’aimes plus ? s’écria le jeune homme avec stupeur.

— Oh ! si je t’aime, mon Julian ; jamais je ne t’ai autant aimé ! Mais il le faut !

— Que faut-il, ma chérie ? lui demanda-t-il avec tendresse.

— Il le faut, pour toi, pour toi seul mon Julian ; j’en mourrai, je le sais, mais il le faut, répéta-t-elle en le regardant avec égarement.

— Mais que faut-il donc ? reprit le jeune homme effrayé de l’état dans lequel il la voyait.

— Je lui ai dit : J’en mourrai. Il a ri et a répété : Il le faut. Cet homme n’a pas de cœur, et il prétend qu’il m’aime !

Il y eut un silence : les trois hommes se regardaient avec une douloureuse stupeur, sans oser se communiquer leur appréhension secrète.

— Oh ! reprit-elle avec désespoir, et il m’a menacée. À chaque mot que je lui disais, il répondait : Il le faut, ou ton père et ta mère seront chassés de leur maison ; tout ce qu’ils possèdent sera vendu, et ton fiancé sera arrêté et jeté au bagne ! Et moi je résistais toujours. Non, non, mon Julian, ajouta-t-elle en fondant en larmes, jamais je n’aurai la force de… Oh ! plutôt la misère, plutôt mourir que de consentir à te rendre ta parole Julian !… Julian pardonne-moi, je t’aime tant !

Tout en parlant ainsi, en proie à une exaltation étrange, elle s’était levée et avait fait un ou eux pas en avant.

Ses dernières paroles s’éteignirent dans un sanglot, elle battit l’air de ses bras, ses yeux agrandis tournèrent dans leurs orbites, elle poussa un cri déchirant et tomba de son haut.

La pauvre enfant se serait brisée le crâne sur le plancher si Julian et Bernardo qui suivaient toutes les péripéties de cette scène étrange, n’avaient pas étendu les bras pour la recevoir.

Denisà avait complètement perdu connaissance.

Julian l’enleva dans ses bras et la porta dans la chambre des hôtes. Puis il appela Picahandia la servante, lui ordonna de mettre la jeune fille au lit, et d’appeler son père dès que cela serait fait.

— Eh bien, père, dit Julian en rentrant dans sa chambre, que pensez-vous de cette horrible scène ? Ne voyez-vous pas comme moi, au fond de cette mystérieuse affaire, l’influence de ce misérable Oyandi ? M’ordonnerez-vous encore de m’éloigner et d’abandonner ma fiancée au pouvoir de ce démon ?

— Plus que jamais, fils, répondit froidement le docteur, écoute-moi et surtout calme-toi.

— Mais il la tuera, mon père ! voyez en quel état elle est ! s’écria Julian avec violence.

Le docteur haussa les épaules.

— Vous êtes tous piqués de la tarentule, sur mon honneur ! répondit-il. Qu’est-il arrivé ? Ceci : cet homme s’est, je ne sais comment, introduit dans la maison de Denisà, en l’absence de ses parents ; il a effrayé la pauvre enfant, ce qui était facile, ignorante comme elle l’est des choses du monde ; il l’a menacée, que sais-je ? et il l’a ainsi effrayée et rendue presque folle…

— Et vous voulez, mon père, que moi…

— Je veux que tu te calmes et que tu m’écoutes, reprit le docteur avec une énergie croissante. Je ne suis pas un enfant, moi ; on ne m’effraye pas facilement. Je vais monter à cheval, me rendre à Louberria, me faire rendre compte de ce qui s’est passé, et couper net les griffes de Felitz Oyandi, d’abord en remettant aux Mendiri le double de la somme qu’ils lui doivent, et qui ne saurait être bien considérable, car le père Oyandi tient très serrés les cordons de sa bourse ; puis, ce soir, après ton départ, je conduirai Denisà à Bayonne, dans une maison où je mets au défi tous les Oyandi, présents, passés et futurs, de la découvrir. Crois-moi, cela vaudra mieux que toutes les violences auxquelles tu pourrais te livrer et qui ne produiraient d’autre résultat que celui de te faire arrêter plus vite, et cela nous donne l’avantage sur ton ennemi, qui, après toutes ses menaces, restera capot.

— Bravo ! s’écria Bernardo, Oyandi sera battu encore une fois !

— Et j’espère que ce ne sera pas la dernière ! Qu’en dis-tu, fils ?

— Mon père, cette fois encore, je m’incline devant vous. Pardonnez-moi, vous avez toutes les délicatesses du cœur ; si je ne vous avais pas, je ne ferais que des sottises.

— Il y a du vrai dans ce que tu dis là, fit le docteur en souriant. Passe dans la salle à manger avec Bernardo ; mettez-vous à table, je vous rejoindrai bientôt. J’entends Picahandia qui m’appelle, je vais voir un peu dans quel état se trouve notre malade.

Les deux jeunes gens obéirent.

Leur appétit n’était pas très grand ; ce qui s’était passé sous leurs yeux leur avait causé de telles émotions, que la faim leur était passée.

Ils attendirent donc le retour du docteur avant de commencer leur repas.

L’absence du docteur se prolongea pendant un quart d’heure au plus ; il entra et se mit à table en se frottant les mains.

— Eh bien, père ? lui demanda Julian avec inquiétude.

— Notre malade va bien, répondit-il ; je lui ai annoncé ce que je me propose de faire après déjeuner ; cela l’a calmée complétement, en lui rendant l’espoir qu’elle avait perdu ; elle va dormir pendant deux ou trois heures, et ce soir elle sera guérie.

— Ah ! père, dit affectueusement le jeune homme, vous êtes à la fois le médecin du corps et celui de l’âme ; quel beau rôle vous faites jouer à la médecine ! Aussi vous opérez des cures merveilleuses.

— Voilà tout le secret de la médecine, garçon, dit gaiement le docteur. Le médecin doit à la fois traiter son malade au moral et au physique, sous peine de voir ses remèdes rester inefficaces, s’il ne procède pas ainsi.

— À ta santé, Bernardo, dit Julian. Que penses-tu de cela ?

— Ton père a raison comme toujours, répondit le montagnard en vidant son verre rubis sur l’ongle. Caraï ! ajouta-t-il, voilà un fier vin !

— Oui, pas mauvais, dit le docteur. Voyons, entendons-nous sur le départ de ce soir.

— Oh ! c’est bien simple, dit Bernardo. Il faut partir un peu tard ; ce soir, j’attendrai Julian, avec deux chevaux, au val de la Cabra.

— Pourquoi deux chevaux ? demanda le docteur.

— Dam ! tout simplement parce que Julian est mon ami d’enfance, que je l’aime comme s’il était mon frère et que je ne veux pas l’abandonner tout seul dans le danger ; il est souvent bon d’avoir un ami près de soi, quand on souffre, qu’on est séparé de ceux que l’on aime, et que l’on ne sait pas quand on reviendra. D’ailleurs, je lui servirai de guide à travers les chemins perdus, qu’il nous faudra prendre, pour éviter les mauvaises rencontres.

— Merci, dit le docteur, en essuyant une larme ; merci, Bernardo, j’accepte pour mon fils.

— Merci, c’est convenu, mon Bernardo, dit affectueusement Julian.

— Voici le déjeuner terminé, je vais tout préparer. Au revoir, et à ce soir à dix heures, au val de la Cabra, docteur. Bon espoir, nous reviendrons bientôt, et alors gare à Felitz Oyandi !

Il se leva, serra les deux mains tendue vers lui et se retira.

— Je vais écrire une lettre que Moucharaby portera à Bayonne, afin que tout soit prêt cette nuit pour recevoir Denisà, quand nous arriverons, dit le docteur, en se levant. Cela fait, je me rendrai tout droit à Louberria, chez les Mendiri. Je veux arranger leur affaire et avoir le cœur net de ce qui s’est passé.

— Tâchez de tout apprendre, père ; il est bon que je sache jusqu’à quel point je dois haïr cet homme.

— Fou ! dit le docteur entre ses dents.

Et il reprit tout haut :

— Toi, tu ne bouges pas d’ici, quoi qu’il arrive, n’est-ce pas ?

— Vous avez ma parole, père. D’ailleurs, ne dois-je pas veiller sur Denisà ?

— C’est vrai ; la chère enfant me répond de toi. Je pars tranquille, dit-il en souriant ; ne t’impatientes pas ; mon absence ne sera pas longue… À bientôt…

Le docteur sortit.

Le jeune homme se retira tout triste et tout pensif dans sa chambre.

Combien, en moins de deux heures, sa situation était changée !…

Comme il avait fallu peu de temps pour le précipiter du haut de son bonheur dans un abîme de douleurs !…

Le matin, il s’était levé, gai, joyeux comme à l’ordinaire ; tout lui souriait.

Aimé d’une jeune fille chaste et délicieusement belle qu’il allait épouser dans quelques jours, un avenir de joie s’ouvrait devant lui.

L’amour, la fortune lui promettaient une vie calme, heureuse, près de la charmante créature qu’il avait choisie, et dont la tendresse ingénieuse s’appliquerait constamment à satisfaire ses moindres désirs et à deviner ses pensées, pour y conformer les siennes.

Maintenant, tout était ombres et ténèbres autour de lui.

Ce bonheur rêvé était détruit peut-être pour toujours !

Un homme, un misérable, avait d’un mot brisé cet avenir radieux et jeté le trouble et le désespoir là où régnaient toutes les joies d’un bonheur calme et assuré.

À ces pensées, le cœur du jeune homme bondissait dans sa poitrine, ses mains se crispaient, son regard lançait de fauves effluves, il rêvait d’horribles vengeances !

Il fallait toute sa puissance sur lui-même, et le souvenir de la présence de Denisà dans la maison de son père, pour qu’il ne s’élançât pas au dehors, et, au risque de tout ce qui pourrait arriver, ne se mît pas à la recherche de Felitz Oyandi, pour lui demander un compte sévère de sa conduite déloyale et tirer de lui une éclatante vengeance.

Vingt fois il se leva, résolu à en finir.

Vingt fois il se laissa retomber sur sa chaise, avec accablement, en frappant du poing et s’écriant avec une rage à peine contenue :

— Non, je ne puis l’abandonner ! je dois veiller sur elle ! Ah ! si elle n’était pas ici !

Il cacha sa tête dans ses mains, laissa tomber ses coudes sur la table, et pleura.

Julian était bien jeune encore, il ne savait pas ce que c’est que la douleur, cette force mystérieuse et toute puissante dont la nature se sert pour éprouver le cœur humain, l’épurer en le plongeant dans le terrible creuset de la souffrance, pour tremper l’âme et la rendre ainsi capable de soutenir toutes les luttes, supporter sans frémir les plus affreuses tortures morales, et triompher de tous les misérables et odieux obstacles que la fatalité accumule sans cesse sous les pas des cœurs d’élite.

Heureux cent fois ceux qui sont ainsi éprouvés, car ils deviennent forts entre les forts !

Ils comprennent que le bonheur doit s’acheter par la souffrance, et jamais ils ne se laissent abattre, si désespérée que soit en apparence la situation à laquelle ils sont momentanément réduits.

Le coup avait été rudement asséné.

Julian en avait été étourdi tout d’abord ; tant de calamités accumulées en si peu d’instants avaient rompu l’équilibre ; son cerveau avait reçu une terrible atteinte.

Pendant un moment, sa raison avait chancelé ; mais maintenant le coup était porté, les larmes étaient venues, dernier tribut payé à la faiblesse de la nature humaine.

La réflexion venait, et, avec la réflexion, la réaction s’opérait, l’âme se redressait, reprenait sa vigueur et se préparait à la lutte, prête à la soutenir fièrement, d’où qu’elle vînt.

En un mot, un changement complet s’était opéré dans toute la personne de Julian.

Deux heures auparavant, il était encore un enfant, ayant toutes les faiblesses et toutes les mièvreries de son âge.

Maintenant la douleur l’avait frappé brutalement du bout de son aile froide et sinistre : il était devenu un homme sous ce coup de fouet terrible qui lui avait révélé toute l’énergique volonté et la force de résistance de son caractère, qualités que lui-même ignorait posséder, n’ayant eu jusqu’alors aucune occasion de les montrer.

Devenu plus calme, le jeune homme fit ses préparatifs de départ et attendit sans impatience apparente le retour de son père.

L’absence du docteur dura près de deux heures.

Enfin il rentra.

Sa physionomie avait une expression singulière ; bien que le docteur semblât préoccupé, un sourire railleur se jouait sur ses lèvres.

— Tout est fini, terminé, arrangé, dit-il en se jetant sur un fauteuil.

— Tant mieux ! dit vivement le jeune homme. Ainsi, Denisà n’a plus rien à redouter.

— Rien absolument ; je t’en donne ma parole. D’ailleurs, elle ne me quittera plus ; je veillerai de près sur elle ; tu peux être tranquille.

— Mon bon père ! dit affectueusement Julian, mais que s’est-il passé ?

— Le voici en deux mots : Hier, M. et Madame de Mendiri s’étaient rendus à la veillée chez un de leurs proches voisins ; tu sais que la veillée se fait tantôt chez l’un, tantôt chez l’autre.

— Je le sais, oui, père.

— Denisà, un peu fatiguée, avait voulu garder la chambre ; elle était donc restée seule avec la vieille servante. Ce drôle, c’est de Felitz Oyandi que je parle, n’avait pas eu de peine à s’introduire dans la maison, dont la vieille servante n’avait pas osé lui refuser l’entrée ; mais la brave femme, redoutant quelque scène désagréable pour la jeune fille, avait été aussitôt prévenir ses maîtres, qui s’étaient hâtés de revenir, heureusement, comme tu vas le reconnaître.

— Oh ! je m’attends à tout de la part de ce misérable ! dit Julian en fronçant les sourcils.

— Felitz Oyandi, continua le docteur, avait débuté de la manière la plus respectueuse, se plaignant d’avoir été repoussé par la jeune fille, lui déclarant qu’il l’aimait à en perdre la tête, que son refus de l’accepter pour son fiancé le désespérait…, etc., etc., et une foule d’autres choses aussi peu raisonnables, auxquelles la jeune fille se bornait à répondre : « Retirez-vous, je suis seule, je ne puis vous écouter ; quand mon père et ma mère seront là, vous reviendrez et vous vous expliquerez avec eux. » Enfin, poussée à bout et Felitz s’obstinant à demeurer quand même, elle lui avait dit sèchement :

« Je ne vous ai jamais aimé, je ne vous aime pas, je ne vous aimerai jamais ; je suis la fiancée de Julian d’Hérigoyen. Mes parents consentent à mon mariage, qui doit avoir lieu prochainement ; tout ce que vous me dites est inutile : je serai à celui que j’aime ou à la tombe ! »

— Pauvre chère Denisà ! s’écria le jeune homme.

— Alors, le misérable changea brusquement de ton ; la prière ne réussissant pas, il eut recours aux menaces ; je ne te répéterai pas tout ce qu’il a dit, ce serait trop long ; sache seulement que, lorsque les parents de Denisà arrivèrent, Felitz Oyandi, en proie à une rage folle, avait brutalement saisi la jeune fille, qui se débattait dans ses bras avec une énergie désespérée, en criant et appelant : au secours ! tandis que Felitz essayait d’étouffer sa voix, en répétant d’une voix sourde et menaçante : « Tu seras à moi ! je le veux ! tu seras à moi ! »

— Oh ! l’infâme ! s’écria Julian, les traits bouleversés par l’indignation et frissonnant de tous ses membres.

— En voyant entrer le père et la mère de celle qu’il voulait contraindre à lui céder, Felitz Oyandi, épouvanté peut-être de l’action qu’il commettait, laissa échapper la jeune fille, qui alla tomber à demi évanouie dans les bras de sa mère. M. Mendiri, malgré son âge, est encore très vigoureux. Il reprocha vertement à Felitz sa conduite odieuse ; il le menaça d’ameuter contre lui tous les habitants du village et lui intima l’ordre de sortir, en lui défendant de repasser jamais le seuil de sa porte ; et, comme le misérable ricanait et refusait de sortir, comptant peut-être sur sa force, M. Mendiri, cédant à son indignation, le saisit à l’improviste sans lui donner le temps de se reconnaître, et le jeta littéralement dans la rue, où le misérable roula dans le ruisseau dont sa chute brisa la glace. Il se releva tout froissé, et, comme il voyait plusieurs personnes s’approcher et qu’il est aussi lâche que traître et infâme, il prit enfin la fuite, mais non sans proférer les plus effroyables menaces contre l’enfant qu’il venait d’insulter si odieusement et contre sa famille, qui l’avait sauvée de ses violences.

— Oh ! si j’avais été là ! s’écria Julian en serrant les poings avec colère.

— Mieux vaut que tu ne t’y sois pas trouvé, fils, reprit doucement le docteur. Tu comprends maintenant comment notre chère Denisà, après avoir passé une nuit affreuse, est arrivée ici en proie à cette épouvantable crise nerveuse dont nous avons été témoins. Son père et sa mère, effrayés de son état, voulaient l’empêcher de sortir ; elle s’est en quelque sorte échappée pour se rendre ici.

— Chère bien-aimée ! murmura le jeune homme avec attendrissement.

— J’ai rencontré le père et la mère à moitié chemin, je les ai fait monter près de moi et je les ai reconduits chez eux ; là, tout s’est arrangé ; il paraît qu’ils doivent douze cent cinquante francs au père Oyandi ; avec les frais, la somme se monte à un peu moins de deux mille francs, je leur en ai remis quatre mille ; M. Mendiri refusait de les accepter, mais je lui ai fait comprendre qu’il fallait se débarrasser au plus vite de cette créance, afin de reconquérir sa liberté d’action ; aujourd’hui même l’argent sera compté à l’huissier de Serres et les pièces reprises.

— Et Denisà ?

— Je te l’ai dit, elle reste avec moi ; ses parents eux-mêmes m’ont prié de la garder et de l’emmener à Bayonne ; tu vois donc que tout est arrangé et terminé ; seulement, ne dis jamais à Denisà que tu connais les détails de la scène qui s’est passée hier ; Denisà est une enfant chaste et d’une pureté angélique, sa pudeur craintive ne comprendrait pas et n’admettrait pas que son mari lui-même fût instruit de ces odieux détails ; son cœur se briserait à la seule pensée que tu sais l’horrible attentat essayé par ce misérable et dont elle a failli être victime ; c’est de ton bonheur à venir qu’il s’agit, fils ; prends garde de ne jamais prononcer un mot, un seul, sur ce sujet !

— Oh ! ce secret ne sortira jamais de mon cœur ! s’écria le jeune homme avec âme. Quant au misérable Felitz, tout son sang ne suffira pas à laver l’injure qu’il m’a faite !

— Bien, fils ; tu as raison de parler ainsi. Cet homme doit être puni, il le sera, mais il faut attendre. La vengeance se mange froide, disent les Corses, et ils s’y connaissent. Sois donc prudent.

— Soyez tranquille, mon père, répondit le jeune homme ; dussé-je attendre vingt ans, j’attendrai, parce que je veux que cette vengeance soit complète.

Ces paroles furent prononcées avec une sombre énergie qui fit tressaillir le docteur.

Il n’insista pas, et détourna la conversation.

Vers cinq heures de l’après-dînée, Denisà se leva et descendit rejoindre au salon Julian et son père.

La jeune fille était calme, reposée, entièrement remise de l’horrible choc qu’elle avait reçu et admirablement belle.

Le docteur la fit asseoir auprès de lui et lui rendit compte de la visite qu’il avait faite à sa famille et de ce qui avait été convenu.

Il lui fit ensuite comprendre que Julian, accusé de complot et dénoncé par ses ennemis, était obligé de s’éloigner pour un temps très court, simplement afin de laisser à ses amis le temps d’établir son innocence et de conjurer ainsi les dangers dont il était menacé.

Il termina en lui disant :

— Julian part ce soir à dix heures, nous l’accompagnerons jusqu’au val de la Cabra, et ensuite nous nous rendrons tout droit à Bayonne, où vous n’aurez rien à redouter de votre ennemi, près de moi ; dans quelques jours, vos parents vous rejoindrons, chère fille, s’ils s’ennuient trop loin de vous. Ces arrangements vous conviennent-ils, mon enfant ?

— La nécessité commande, mon père, répondit-elle doucement, je dois me soumettre ; près de vous je serai heureuse, je penserai à Julian et vous me parlerez de lui.

— Bien, chère fille ; mais j’entends Moucharaby qui revient de Bayonne, je vous laisse jaser ensemble, mes gentils amoureux.

Il se leva, mit un baiser au front de la jeune fille et sortit.

Les deux jeunes gens restèrent seuls.

Ils avaient un monde de choses à se dire.

Les amoureux sont prolixes ; ils tournent toujours autour de ces deux mots charmants : je t’aime ! qu’ils retournent de mille façons différentes.

Oh ! ces épanchements de deux cœurs bien aimants, ils ne se produisent qu’une fois dans la vie, mais le souvenir en reste toujours brûlant au fond du cœur !

Denisà donna à son fiancé une petite croix d’or que sa mère lui avait mise au cou le jour de sa naissance et que jamais elle n’avait quittée.

— Conserve-la aussi précieusement que l’anneau des fiançailles que je t’ai mis au doigt, lui dit-elle, les yeux pleins de larmes.

— Je te le jure ! chère aimée, répondit Julian, ces deux talismans me porteront bonheur ; prends cette bague, elle vient de ma mère, que je n’ai jamais connue, hélas ! elle renferme de ses cheveux, c’est tout ce que je possède d’elle, je te la donne !

La jeune fille prit la bague, la baisa et la mit à son doigt, près de son anneau de fiançailles.

— Jamais je ne la quitterai, dit-elle avec une ineffable tendresse.

Cependant les heures s’écoulaient rapides, il fallut partir, le cabriolet attendait.

À dix heures, on arriva au val de la Cabra.

Bernardo attendait, tenant deux vigoureux chevaux en bride.

Les adieux des deux fiancés furent déchirants.

La jeune fille fut replacée à demi-évanouie dans le cabriolet.

Julian était à peu près dans le même état.

Le père et le fils se jetèrent dans les bras l’un de l’autre et demeurèrent longtemps embrassés, peut-être avaient-ils de sombres pressentiments ; ils avaient le cœur serré, leurs larmes se confondaient.

Puis tout à coup le docteur repoussa son fils.

— Pars, lui dit-il d’une voix qu’il essayait en vain de raffermir ; peut-être as-tu trop tardé ?

Julian attacha sa valise sur le cheval.

— Julian ! mon bien-aimé, adieu ! cria Denisà d’une voix mourante.

Le jeune homme s’élança, son père le retint et le contraignit de se mettre en selle.

— Au revoir, Denisà ! à bientôt, ma bien-aimée ! cria Julian.

Le docteur asséna un vigoureux coup de manche de fouet sur la croupe des chevaux qui partirent au galop.

Le docteur resta immobile à la même place aussi longtemps que l’obscurité lui permit d’apercevoir les deux cavaliers.

Enfin leurs noires silhouettes se confondirent avec les ténèbres.

Le bruit de leurs pas, s’éloignant de plus en plus, avait déjà depuis quelques instants cessé d’être perceptible.

— Le reverrai-je ! murmura le docteur, dont un sanglot déchira la gorge.

Puis il ajouta tristement :

— Il me reste un enfant, encore !

Il remonta dans son cabriolet, embrassa la jeune fille, qui fondait en larmes, et, sans essayer de la consoler, il prit, le cœur brisé, la route de Bayonne.