Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/I/XI

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XI

DANS LEQUEL L’AUTEUR DÉMONTRE CLAIREMENT QU’IL EST TRÈS DANGEREUX DE VOYAGER POUR SES AFFAIRES PARTICULIÈRES QUAND UN GOUVERNEMENT ÉPROUVE LE BESOIN DE FAIRE UN COUP D’ÉTAT.


Julian d’Hérigoyen et son ami Bernardo Zuméta étaient bien montés, bien armés, munis d’argent, ce qui ne nuit jamais en voyage, et de quelques vivres, tant pour eux que pour leurs chevaux.

Ils pouvaient fournir une longue traite, sans s’arrêter ; ils résolurent de marcher toute la nuit et de se reposer pendant la plus grande partie de la journée suivante, ce qu’ils firent en effet.

Pendant plusieurs jours ils usèrent des plus grandes précautions.

Malgré le froid, ils campaient la plupart du temps en rase campagne.

Bernardo allait acheter des vivres dans quelque village, et, dès le coucher du soleil, les voyageurs se remettaient en route et marchaient jusqu’à l’aube.

Pendant l’été, cette façon de voyager n’aurait rien eu de très désagréable ; mais en hiver, il fallait des forces bien supérieures à celles des deux jeunes gens pour résister au froid et aux privations de toutes sortes auxquelles ils étaient exposés.

Bernardo fut le premier des deux qui s’avoua vaincu.

Julian, bien que plus jeune et plus faible en apparence, semblait être de fer. Ni le froid, ni le vent, ni la neige, ni la pluie, ni même la privation de sommeil n’avaient prise sur lui ; il était toujours aussi vif, aussi dispos et surtout aussi gai que si, au lieu d’être en route depuis une semaine, il était le matin même sorti de chez lui pour une courte promenade.

Bernardo n’y comprenait rien ; il était en admiration devant cette organisation étrange, sur laquelle rien n’avait d’influence.

Julian, voyant l’épuisement de son ami, eut pitié de sa faiblesse ; il décida qu’ils étaient beaucoup trop éloignés de Louberria et même de Bayonne pour avoir encore quelque chose à redouter.

En conséquence, toutes les précautions prises jusque là, non seulement devenaient inutiles, mais risquaient même de tourner contre eux ; il valait donc mieux continuer le voyage, qui du reste touchait à sa fin, dans les conditions ordinaires.

Ce point convenu, les jeunes gens s’arrêtèrent dans l’auberge d’un petit village, campé comme en vedette sur l’un des bords de la route qu’ils suivaient.

Ils se firent servir un bon souper, firent mettre devant eux leurs chevaux dans la litière jusqu’au ventre, avec double ration de paille et d’avoine ; puis ils passèrent la nuit dans des lits propres, assez moëlleux, chose qui ne leur était pas arrivée depuis leur départ de Louberria, et dont ils reconnurent bientôt les nombreux agréments en s’endormant presque aussitôt d’un sommeil de plomb.

En résumé, tous deux étaient rendus de fatigues.

On était alors au 3 décembre 1851.

Ce petit village, nommé X…, et se composant d’une quarantaine de maisons, tout au plus, paraissait être en proie à une vive agitation.

Malgré le froid et la nuit, toute la population, hommes et femmes, vieillards et jusqu’au enfants, était groupée dans l’unique rue du bourg et discutait avec forces cris et gestes.

Les deux voyageurs avaient, à la nuit tombante, traversé ces groupes sans attacher la plus légère importance à ce qu’ils voyaient.

Ils étaient fatigués et surtout transis de froid ; car il gelait à pierre fendre. Ils ne songeaient qu’à une seule chose, trouver une auberge où ils pussent se reposer et se réchauffer le plus tôt possible.

Aussi, dès que cette auberge fut trouvée et qu’ils se furent couchés, oubliant tous soucis, leurs yeux se fermèrent et ils s’endormirent d’un profond sommeil presque léthargique.

Ce qui ne les empêcha pas de s’éveiller de bonne heure, et de faire aussitôt leurs préparatifs de départ.

Mais comme ils ne voulaient pas se mettre en route le ventre vide, ce qui est toujours une grave imprudence lorsque l’on voyage, ils descendirent dans la salle commune de l’auberge.

À leur grand étonnement, les deux jeunes gens virent cette salle remplie de monde, menant fort grand bruit.

Les gens du village allaient, venaient, sortaient, rentraient.

C’était un va-et-vient perpétuel d’individus s’appelant, se cherchant les uns les autres, vidant de grands verres de vin sur le comptoir, et remplissant des gourdes recouvertes en osier, qu’ils portaient pendues en bandoulières.

Mais ce qui étonna surtout Julian, ce fut de voir que tous ces hommes avaient des sacs sur le dos et des fusils, des faux et des fourches à la main : armes qu’en pérorant avec une véhémence extrême, ils agitaient et brandissaient d’un air de menace.

Julian fit signe à Bernardo de le suivre.

Tous les deux se retirèrent sans être remarqués, et remontèrent dans leur chambre, qu’ils fermèrent.

— Que penses-tu de tout ce remue-ménage, mon Bernardo ? demanda Julian en langue basque à son ami.

— Moi, répondit le montagnard, je ne sais que penser. Je n’y comprend rien du tout.

— Tout cela est étrange ! murmura le jeune homme.

— On dirait une révolution.

— Ou peut-être une insurrection.

— Après tout, c’est peut-être tout simplement une battue aux loups, dit Bernardo ; avec un froid comme celui-ci, ces animaux doivent être enragés de faim ; ils seront descendus des montagnes ou sortis des hautes futaies pour chercher à manger dans les villages.

— Peut-être est-ce cela, en effet, répondit le jeune homme ; cependant ces gens me semblent bien nombreux pour une battue aux loups.

— Ah ! dame, tu sais, il y va de l’intérêt général, chacun craint pour ses bestiaux ; pourquoi ne déjeunons-nous pas ?

— Laissons-les partir d’abord ; rien ne nous presse, nous avons le temps.

— Le fait est que personne ne nous attend ; nous pouvons très bien nous reposer ici pendant toute la journée, ou même un jour ou deux, si cela te convient.

— Non, le village est trop petit ; nous n’y serions pas bien.

— Nous ne sommes cependant pas mal dans cette auberge nous y avons bien mangé et bien dormi.

— Nous serons mieux à Z…

— Qu’est-ce que c’est que Z…, mon Julian ?

— C’est un chef-lieu de canton, un gros bourg, ou plutôt une petite ville, située dans une position charmante, sur le canal du Languedoc, et près d’un étang magnifique qui est presque un lac.

— C’est drôle, comme tu connais ce pays, dans lequel cependant tu n’es jamais venu, mon Julian ; et ce bourg dont tu parles, est-ce bien loin de X…, où nous sommes ?

— Quelques kilomètres au plus.

— Alors c’est l’affaire d’une heure ?

— Pas même ; nous nous y arrêterons pendant quatre ou cinq jours, afin de bien nous remettre de nos fatigues avant que de nous rendre à V…, qui n’est éloigné de Z… que de quatre lieues au plus.

— Bon, ce n’est qu’une promenade.

— Vois donc quel est ce bruit que nous entendons.

— Ce sont les chasseurs qui se mettent en route, dit Bernardo en regardant à travers la vitre de la fenêtre. Dieu me pardonne, ils se forment en pelotons comme de véritables soldats. Viens donc voir !

Julian s’approcha de la fenêtre.

Les hommes armés avaient mis le fusil sur l’épaule et avaient formé des pelotons, dont chacun avait un chef.

Le cri de marche se fit entendre, un silence relatif s’établit, et ils défilèrent au pas accéléré.

Ils étaient plus de deux cents.

Bientôt ils eurent disparu dans un tournant de la route.

— Singulière chasse aux loups ! murmura Julian ; viens, mon Bernardo, je crois que nous pouvons descendre maintenant.

En effet, la salle commune était vide ; il ne s’y trouvait que deux femmes, un vieillard impotent et deux enfants en bas âge ; l’aubergiste lui-même avait suivi la colonne.

En apercevant les voyageurs, la conversation fut subitement interrompue.

Julian ne sembla pas s’apercevoir de cette marque de défiance, il demanda poliment si l’on pouvait servir à déjeuner à lui et à son ami.

Le vieillard qui remplaçait l’aubergiste absent et était son père répondit non moins poliment.

Le couvert fut mis en un tour de main par une des femmes, et bientôt un copieux déjeuner fut servi devant les deux jeunes gens, qui l’attaquèrent vigoureusement.

La conversation avait été reprise à voix basse entre les deux femmes.

Elles auraient pu aussi bien causer à haute voix, car elles s’entretenaient dans un patois incompréhensible pour les jeunes gens.

Lorsque le déjeuner toucha à sa fin, Julian demanda une bouteille de vieux bourgogne, et invita le vieillard à trinquer avec eux, ce que celui-ci accepta ; après cette première bouteille, il en vint une seconde, puis une troisième.

Les deux montagnards buvaient ce vin comme du petit lait, accoutumés qu’ils étaient aux forts vins du Narbonnais et aux vins cuits de Port-Vendres.

Le vieillard se déridait peu à peu ; il devenait communicatif.

À la moitié de la seconde bouteille toute sa défiance avait disparu.

— Vous êtes étrangers au pays ; je vois cela à votre accent, dit le vieillard en souriant.

— Nous sommes Basques des environs de Bayonne, répondit Julian pour son ami et pour lui. Nous allons faire visite à des parents que nous avons à V…

— Mauvais moment que vous avez choisi pour voyager, messieurs, dit le vieillard en hochant la tête et en secouant le foyer de sa pipe sur le coin de la table pour en faire tomber la cendre.

— Pourquoi donc ? demanda Julian.

— Parce que le pays n’est pas tranquille, tant s’en faut, reprit le vieillard.

— Que me dites-vous là ? fit Julian avec une véritable surprise.

— Ignorez-vous donc ce qui se passe ?

— Complétement. Comment saurions-nous quelque chose ? Depuis douze jours, nous avons quitté notre village, et pendant notre route nous n’avons rencontré personne capable de nous renseigner.

— Eh bien ! s’il en est ainsi, je vous renseignerai moi, messieurs.

— Vous nous ferez un véritable plaisir, dit Julian.

— Écoutez donc, alors, je crois que ce que vous allez entendre vous intéressera.

— Nous en sommes convaincus à l’avance ; à votre santé !

— À la vôtre, messieurs !

On trinqua, les verres furent vidés rubis sur l’ongle.

— Pour lors, reprit le vieillard en reposant son verre sur la table, il faut que vous sachiez que je suis un volontaire de 1792.

— Quel âge avez-vous donc ? demanda Julian avec surprise, à la vue de ce vieillard, à l’aspect vigoureux encore, malgré les longues mèches blanches de son épaisse chevelure, droit comme un i et l’œil encore brillant, affecté seulement d’une claudication très prononcée.

— J’aurai quatre-vingt-quatre ans au douze mars prochain ; je suis né un an avant le général Bonaparte ; j’avais vingt ans à la prise de la Bastille, que j’ai aidé à prendre ; j’ai servi sous les ordres de Kellermann, de Kléber, de Marceau, de Pichegru, de Hoche, de Marceau et finalement du général Bonaparte ; à Marengo, un biscaïen autrichien m’a brisé la cuisse et m’a fait obtenir mon congé définitif ; ah ! c’était le bon temps, la République : presque toujours on manquait de chaussures et de pain, mais le cœur y était, on se battait en chantant pour la patrie ; les généraux portaient des épaulettes en laine, ils mangeaient comme nous et couchaient sur la dure ; personne ne se plaignait ; on se battait pour la République, c’est-à-dire pour la Nation, car la Nation était tout alors pour nous ; et, déguenillés, mourant de faim, mais toujours contents, nous enfoncions en riant les carrés de Prussiens et autres kaiserliks, qui prétendaient être maîtres chez nous. La France était grande, forte et respectée alors ; nous avions conquis la Hollande, les bords du Rhin et pacifié la Vendée. Quand Bonaparte arriva, tout changea du jour au lendemain ; on ne se battit plus pour la Liberté, mais pour la conquête ; on fit et défit les rois et les royaumes ; on voulut faire de l’Europe tout entière une seule nation, qui s’appellerait la France ; on a vu ce que ces beaux projets nous ont valu en 1814 et 1815 : deux invasions et la France mutilée de telle sorte, qu’elle nous fut rendue humiliée, rançonnée et plus petite qu’elle était avant la Révolution de 89. Était-ce donc pour obtenir ce résultat que la France avait laissé six millions de ses enfants sur tous les champs de bataille de l’Europe, dépensé tant de génie et épuisé tous ses trésors ?

Les jeunes gens écoutaient, en proie à une vive émotion.

Ce vieux soldat, dernier reste mutilé de ces temps héroïques, leur semblait un géant.

Le vieillard continua.

— Quand on proclama la République en 1848, je me dis : c’est fini de rire, la nation va faire ses affaires, et nous débarrasser des rois et des nobles pour toujours, sans parler des calotins, qui, depuis 1814, nous ont fait tant de mal. Les commencements étaient beaux ; chacun se pressait autour de la République nouvelle, mais c’était pour mieux l’étouffer. Je le compris bientôt. Dès que je vis un Bonaparte appelé à la Présidence de la Nation, je me souvins du 18 Brumaire. Qu’importent les serments aux Bonaparte, ils ne les font que pour les trahir ! C’est une race perfide, ambitieuse, sans cœur et sans entrailles. Je voulus voir celui-ci. Je me rendis à Paris. Son œil glauque, son front étroit, son sourire perfide ne me laissèrent aucun doute. Je revins au pays, et je répondis à ceux qui se félicitaient de le voir à la présidence : « Prenez garde, cet homme n’a jamais été républicain ; ce qu’il veut, ce qu’il rêve, c’est l’Empire. Il marchera dans le sang jusqu’aux genoux pour y arriver. Nous reculerons d’un demi-siècle avant deux ans, il refera ce que son oncle a fait. Prenez garde, nous reverrons les grandes hécatombes humaines et l’invasion. » Je me suis trompé d’un an, voilà tout ; ce que j’avais prévu est arrivé, le coup d’État est fait, l’invasion viendra plus tard !

— Comment, que voulez-vous dire ? s’écrièrent les deux jeunes gens avec anxiété.

— Je veux dire que Bonaparte a trahi ses serments, qu’il s’est mis hors la loi, en faisant arrêter à domicile, pendant la nuit, les représentants du peuple ; que depuis deux jours Paris est à feu et à sang, que le coup d’État est fait et que la République est perdue.

— Eh quoi, il serait possible ! s’écria Julian avec douleur.

— Si vous ne me croyez pas, lisez ce journal qui traîne là-bas, sur cette table, vous saurez tout.

— Mon Dieu ! Ainsi, ces hommes armés…

— Sont des citoyens qui se sont levés, pour soutenir leurs droits indignement violés.

— Oh ! c’est affreux, la guerre civile !

— Oui, la guerre civile et la terreur proclamées par le chef de l’État lui-même, voilà où nous en sommes. Maintenant que comptez-vous faire ?

— Eh ! le sais-je. Je suis loin de chez moi. Étranger à ce pays, tout est danger pour moi et pour mon ami.

— Le plus sûr serait peut-être de retourner sur vos pas ; mais qui sait s’il n’est pas trop tard, et si la route n’est pas déjà fermée derrière vous ; car toutes les populations se lèvent, la protestation est générale ; tenez, messieurs, vous êtes jeunes, vous m’intéressez, je voudrais vous venir en aide, ne fût-ce que par un conseil ; vous devriez partir au plus vite. Tournez Z… sans y entrer, et gagnez V… par la traverse ; dans cette ville, m’avez-vous dit, vous avez des parents, ils vous protégeront et vous défendront au besoin.

— Oui, vous avez raison ; nous n’avons pas d’autre parti à prendre, que Dieu nous aide !

— Aidez-vous vous-mêmes, messieurs ; c’est le plus sûr ; croyez-moi, et surtout évitez les mauvaises rencontres. Plus tôt vous partirez, mieux cela vaudra pour vous. Dans trois heures, avec vos chevaux qui sont bons, vous pouvez être à V…

— Allons, partons donc !

Les jeunes gens bouclèrent leurs valises, sellèrent leurs chevaux, réglèrent leur compte, et se mirent en route, non sans un horrible serrement de cœur, après avoir remercié chaleureusement le vieillard.

Cependant, peu à peu, l’impression que Julian et son ami avaient éprouvée au récit du vieux soldat ne tarda pas à disparaître ; l’insouciance de leur âge reprit le dessus. Ils rirent de leur terreur.

Leur voyage était terminé, puisque dans trois heures au plus ils arrivaient à V…

Après tout, que pouvait-on leur faire ? Qu’avaient-ils à redouter ?

Inconnus aux deux partis, voyageant paisiblement pour leurs affaires particulières, personne ne chercherait à les inquiéter. Quels dangers pouvaient-ils courir en plein jour sur une route nationale ?

Ce bonhomme était fou ; il avait voulu les effrayer et se moquer d’eux.

Jamais ils n’avaient été exposés à de plus grands dangers !

À peine avaient-ils gagné la grand’route, qu’ils aperçurent de nombreux paysans, suivant par groupe de trois ou quatre, et souvent davantage, la même direction qu’ils suivaient eux-mêmes. Tous étaient armés.

De temps en temps, d’autres paysans venaient à travers champs se joindre aux autres.

Parfois Julian avait eu la pensée de les interroger et de leur demander des renseignements sur la route qu’il voulait suivre.

Mais ces gens fixaient sur lui des regards d’une expression si étrange, que, de crainte de quelque avanie, il avait jugé prudent de s’abstenir de toute interrogation.

Quant à Bernardo, il avait recouvré toute sa gaieté ; il ne remarquait rien et ne s’occupait pas le moins du monde de tous ces gens qui marchaient tranquillement sur les deux côtés de la route et qui lui semblaient très inoffensifs.

Julian pressa son cheval dans l’intention d’atteindre le bourg le plus tôt possible.

Mais au moment où lui et Bernardo tournaient un coude de la route, ils se trouvèrent à l’improviste enveloppés par une foule d’individus armés qui les sommèrent de s’arrêter et de mettre pied à terre.

Toute résistance était impossible ; les deux voyageurs étaient entourés par une véritable armée.

Ils obéirent, non sans protester ; ils demandèrent ce qu’on leur voulait, et de quel droit on les arrêtait ainsi sur la grande route, quand ils passaient tranquillement leur chemin.

— Tranquillisez-vous, messieurs, dit un homme assez bien mis paraissant être un des chefs de ce rassemblement formidable ; nous ne sommes pas des voleurs, et encore moins des assassins ; nous ne vous arrêtons que parce qu’il nous importe que vous ne nous précédiez pas à Z… vers lequel nous nous dirigeons, nous aussi.

Puis ce chef interrogea les jeunes gens séparément, leur demanda leurs noms, qui ils étaient, d’où ils venaient, où ils allaient et quel était le motif de leur voyage.

Mais toutes ces questions furent faites poliment, et même avec une certaine déférence.

Julian et Bernardo répondirent avec une entière franchise et de façon à dissiper entièrement les soupçons de leur interrogateur au cas où il en aurait conçu contre eux.

— Excusez-nous, messieurs, dit-il, de vous avoir ainsi peut-être un peu trop brutalement arrêtés, mais le temps nous presse, et la situation est grave, vous le savez.

— Nous ne savons absolument rien, monsieur, répondit Julian ; nous voyageons depuis douze jours ; sur notre route nous n’avons communiqué avec personne, de sorte que nous sommes dans la plus complète ignorance de ce qui se passe.

— Puisqu’il en est ainsi, apprenez donc, monsieur, que le Président de la République a forfait à l’honneur et trahi la nation qu’il avait juré de servir ; il a fait un coup d’État pour rétablir l’Empire ; les députés républicains, les principaux généraux ont été, pendant la nuit, arrêtés à domicile et mis à Mazas, ou enfermés dans les forts. On se bat à Paris ; la France se lève pour protester contre cet odieux attentat.

— C’est affreux dit Julian ; mais êtes-vous bien certain…

— Oh ! le doute n’est pas possible, nous sommes bien renseignés. Hier 3, vers sept heures du soir, le mot d’ordre d’insurrection nous est arrivé de V… ; il fut aussitôt transmis au comité. Il fut décidé que nous n’irions pas à V…, que nous nous bornerions à une insurrection locale contre les autorités, qui n’ont plus et ne peuvent plus avoir la confiance des honnêtes gens. Ce matin, nous sommes sortis du bourg pour nous armer et attendre nos amis qui ne tarderont sans doute pas à nous rejoindre.

En ce moment un homme arriva en courant.

Il dit quelques mots à l’oreille de l’inconnu. Celui-ci se retourna vers les deux voyageurs :

— Messieurs, leur dit-il gravement, nous partons ; veuillez nous accompagner, aussitôt que nous serons entrés à V…, je vous donne ma parole d’honnête homme que vous serez entièrement libres de faire ce que bon vous semblera et même de continuer votre voyage si bon vous semble.

Julian et son ami s’inclinèrent sans répondre.

Tenter de résister ou de fuir eût été folie ; mieux valait pour eux obéir, tout en se promettant in petto d’abandonner, aussitôt que faire se pourrait, ces dangereux compagnons de route et de s’éloigner au plus vite.

On leur avait permis de remonter à cheval, circonstance qui plus tard fut tournée contre eux et influa beaucoup sur les événements qui suivirent.

Sur un signe muet du chef des insurgés, ceux-ci avaient formé leurs rangs avec une promptitude et une régularité qui témoignaient d’une instruction militaire assez avancée, mais qui n’avait rien d’étonnant parce que la plupart de ces hommes étaient d’anciens soldats.

Les insurgés se mirent en marche, le fusil sous le bras, ce qui n’indiquait aucunes intentions hostiles de leur part.

Julian et Bernardo marchaient au pas de leurs chevaux, un peu en avant de la troupe insurgée, aux côtés de l’homme qui avait procédé à leur interrogatoire.

Ils semblaient ainsi être les chefs de cette troupe armée, dont, au contraire, ils étaient les prisonniers, Ce qu’ils firent observer, en riant, à leur compagnon inconnu, qui en rit avec eux.

Cependant les insurgés marchaient bon pas ; bientôt ils atteignirent Z…, dans lequel ils entrèrent sans que personne s’opposât à leur passage. Ils se dirigèrent alors vers la mairie.

Le maire les attendait devant la porte.

Il protesta contre l’envahissement de la mairie et tenta de s’y opposer, mais sans succès ; les insurgés étaient nombreux et lui presque seul.

Le brigadier de gendarmerie, à la vue de ce qui se passait, s’échappa par les derrières de la maison commune, courut à la caserne et donna l’ordre à ses gendarmes de monter à cheval pour marcher contre les insurgés.

Mais aussitôt que les gendarmes parurent sur la place, ils furent couchés en joue et sommés de rendre leurs armes.

Le maire s’interposa pour éviter une collision et empêcher l’effusion du sang.

Le brigadier, devant l’impossibilité matérielle qui se dressait devant lui, allait céder, lorsqu’un coup de fusil partit sans qu’il fût possible de savoir qui avait tiré.

Les gendarmes accusèrent les insurgés.

Ceux-ci prétendirent, au contraire, que le coup de fusil venait du côté des gendarmes.

Les résultats de ce coup de feu furent déplorables.

Les insurgés, se croyant attaqués, ripostèrent. Une vingtaine de coups de feu éclatèrent.

Un gendarme fut grièvement blessé. Le brigadier et les autres gendarmes en furent quittes pour quelques grains de plomb dans leurs habits.

Ils s’empressèrent alors de rentrer dans leur caserne, où on les laissa parfaitement tranquilles, et sans plus songer a eux.

La petite ville resta six jours à la discrétion des républicains ; ils montèrent la garde et veillèrent au bon ordre pendant tout ce temps, si bien qu’il ne se produisit pas le moindre excès.

Tous les témoignages entendus dans le procès des insurgés sont unanimes sur ce point.

Ceci n’empêcha pas quelqu’un d’écrire à Paris que les insurgés, maîtres de Z…, s’étaient portés sur les maisons des principaux légitimistes, avaient assassiné les propriétaires et pillé leurs demeures.

Les journaux dévoués au coup d’État enregistrèrent cette nouvelle, qui servit, avec tant d’autres aussi véridiques, à grossir la légende de la Jacquerie de 1851.

Le 10 décembre au matin, une colonne mobile, forte de deux cents hommes d’infanterie et de cinquante chevaux, se présenta devant Z…

Arrivé au pont de S…, le colonel de M…, qui commandait, divisa sa troupe en deux détachements, qui cernèrent le bourg à la faveur du brouillard.

Les habitants ne firent aucune résistance. Quelques-uns essayèrent de fuir vers la campagne. On les poursuivit à coups de fusil, plusieurs furent tués et un plus grand nombre blessés.

Plus tard, la commission mixte et le conseil de guerre firent leur œuvre.

La malheureuse bourgade fut décimée par les déportations.

Tel est le récit exact et impartial des événement de Z… en 1851.

Nous avons transcrit littéralement le compte rendu écrit par M. E. Tenot ; nous ne faisons pas de politique dans nos ouvrages, mais lorsque l’histoire se rencontre sous notre plume, nous l’accueillons sans commentaires, laissant la responsabilité des faits à la charge de ceux qui s’en rendirent coupables.

Nous reviendrons maintenant à nos deux personnages, que nous avons oubliés trop longtemps.

Ils avaient suivi les insurgés jusque sur la place. Arrivés là, le chef leur avait dit qu’ils étaient libres d’aller où bon leur semblerait, et, leur indiquant du doigt une auberge :

— Vous ferez bien d’entrer chez Petiteau, leur dit-il, c’est le meilleur et le plus consciencieux de tous les aubergistes de la ville. Vous y serez bien traités, et vous attendrez tranquillement que le calme soit rétabli, puis vous continuerez votre voyage.

— Pourquoi ne le continuerions-nous pas tout de suite ? demanda Julian.

— Cela vous regarde, reprit le chef insurgé, les routes ne sont guère sûres en ce moment, ce qui vous est arrivé avec nous eût pu vous arriver avec d’autres dans de pires conditions ; des colonnes mobiles rôdent partout dans les campagnes ; qui sait comment leurs chefs vous traiteraient si vous tombiez entre leurs mains ? Après cela, faites comme vous l’entendrez, je m’en lave des mains ; adieu et bonne chance !

Il leur donna une poignée de main et leur tourna le dos.

Les dernières paroles de cet homme avaient donné fort à réfléchir à Julian ; ce qu’il avait dit était parfaitement juste. Sa situation, en ce moment surtout, était très grave et menaçait de s’aggraver encore.

Il fallait agir avec la plus grande prudence, pour éviter d’être plus tard compromis.

Julian et son ami se dirigèrent vers l’auberge, dans laquelle ils entrèrent, résolus à se laisser guider par les événements et à profiter de la première chance qui leur serait offerte pour s’éloigner au plus vite.

Ils assistèrent, de la fenêtre de leur chambre, à l’échauffourée causée par le brigadier de gendarmerie.

Ils demeurèrent ainsi pendant plusieurs jours, fort inquiets, s’informant de tout ce qui se passait et des nouvelles qui circulaient dans la population.

Les nouvelles devenaient à chaque instant plus mauvaises.

On racontait avec des détails affreux ce qui s’était passé à V…, à T…, ainsi que dans d’autres villes du département de H…

Partout, la réaction triomphait et se montrait impitoyable.

Le sang, disait-on, coulait à flots sous les balles des soldats, conduits par des chefs qui, tous, s’étaient ralliés au coup d’État.

La situation des deux jeunes gens était intolérable ; l’inquiétude les dévorait. Ils résolurent d’aller eux mêmes chercher des nouvelles, quels que fussent les risques qu’ils auraient à courir ; ils préféraient tout à l’incertitude à laquelle ils étaient en proie.

Ils réglèrent leur compte avec l’aubergiste chez lequel ils laissèrent leurs chevaux qu’ils se proposaient d’envoyer prendre plus tard, et ils se couchèrent, résolus à partir le lendemain matin, à l’aube.

Ce fut en vain que l’aubergiste, qui était un brave et digne homme, leur fit observer qu’ils étaient étrangers, qu’ils s’exposaient à des dangers presque inévitables, sans aucune chance de succès.

Ils restèrent sourds à toutes les remontrances, et le lendemain matin, après avoir mangé un morceau de pain et bu un verre d’eau-de-vie, ils firent leurs adieux à l’aubergiste et partirent.

Il était sept heures du matin ; un brouillard intense couvrait la ville comme un gris linceul ; à deux pas devant soi, on ne distinguait rien.

Cependant, malgré l’heure peu avancée, une grande fermentation semblait régner dans la ville.

Les bruits les plus sinistres couraient dans la foule pressée dans les rues.

Un instant, les deux jeunes gens eurent la pensée de retourner à l’auberge ; mais déjà il était trop tard ; tout à coup de grands cris se firent entendre, cris de douleur et d’épouvante.

Des coups de feu éclatèrent ; un remous terrible s’opéra dans la foule, et chacun chercha son salut dans la fuite.

Les soldats entraient dans Z… et commençaient une terrible chasse à l’homme, tirant au hasard, et fouillant la foule avec leurs balles et les sabres des cavaliers.

Julian et Bernardo suivirent l’impulsion donnée et s’enfuirent avec les autres.

Bientôt ils se trouvèrent en pleine campagne, suivis et précédés par une quinzaine d’habitants affolés de terreur, et qui se sauvaient sans même savoir où ils allaient.

De temps en temps, ils entendaient un coup de feu, et un homme tombait près d’eux.

Les deux Basques détalaient avec l’agilité proverbiale de leur pays, sans même avoir conscience de ce qu’ils faisaient et pourquoi ils le faisaient.

Ils couraient ainsi depuis un temps déjà assez long ; ils se croyaient sauvés ; ils étaient seuls, aucune ombre n’apparaissait autour d’eux.

Ils s’arrêtèrent un instant pour reprendre haleine. Le brouillard les enveloppait ; un silence profond régnait sur cette campagne en apparence déserte ; c’était en vain qu’ils tendaient l’oreille ; ils n’entendaient rien.

Ils allaient repartir, lorsque soudain plusieurs coups de feu éclatèrent et deux hommes vinrent rouler presque à leurs pieds, en proie aux affres de l’agonie.

Au même instant, une vingtaine de soldats parurent, se ruèrent sur eux, et les deux jeunes gens furent faits prisonniers, sans avoir même conscience de ce qui leur arrivait, tant ces divers événements s’étaient rapidement accomplis.

Julian était un homme d’une bravoure folle, et pourtant, lorsqu’il se sentit entre les mains des soldats, sa première pensée fut celle-ci :

— C’est la fatalité ! Je suis perdu !

Son visage pâlit, son cœur se serra, une angoisse terrible gonfla sa poitrine, deux larmes jaillirent de ses yeux ; il chancela et faillit s’évanouir.

— Pauvre père ! pauvre Denisà ! murmura-t-il.

Ce fut tout.

Soudain la réaction se fit. Il se redressa, un sourire amer plissa ses lèvres, il laissa tomber un regard dédaigneux sur ces hommes qui se félicitaient de leur capture et devint de marbre.

Quelques minutes avaient suffi pour faire disparaître tout ce qui était resté de l’enfant en lui et en faire un homme dans toute l’acception du mot.

— Allons, en route, mauvaise troupe dit en ricanant un vieux sergent.

— Où nous conduisez vous ? demanda Bernardo, ahuri de ce qui s’était passé.

— Vous le verrez, quand vous y serez, mon homme, répondit brutalement le soldat. Allons, filez ! et plus vite que ça ! ajouta-t-il en faisant un geste de menace.

— Marchons ! dit simplement Julian.

Les soldats les entourèrent, et l’on se mit en route.

Ils retournaient à Z…

En entrant dans le bourg, ils furent accostés par un officier d’état-major à cheval ; il arrêta l’escorte.

— Qu’est-ce là ? demanda-t-il au sergent.

— Des insurgés, mon lieutenant, répondit le sergent.

— Ah ! ah ! vous les avez arrêtés que faisaient-ils ?

— Ils se sauvaient dans le brouillard, mon lieutenant.

— Étaient-ils armés ?

— Non, mon lieutenant ; mais le plus jeune qui est là, ajouta le sergent en désignant Julian, était porteur d’une forte somme en or et en billets de banque.

— Ah ! ah ! fit l’officier en fixant un regard railleur sur le jeune homme, quelque misérable embaucheur ?

— C’est probable, mon lieutenant, appuya le sergent.

Julian haussa dédaigneusement les épaules et détourna la tête.

— C’est bien, dit l’officier, mettez-les avec les autres, nous verrons plus tard.

Et il passa.

— En route et ne lambinons pas, dit brutalement le sergent aux prisonniers.

On repartit.

Les rues étaient mornes, pas un habitant ne paraissait toutes les fenêtres et toutes les portes fermées.

Les soldats étaient partout.

De temps en temps une détonation se faisait entendre.

C’étaient des fugitifs que l’on pourchassait et que l’on tuait sans pitié.

Les soldats exécutaient l’ordre cruel qu’ils avaient reçu de leurs chefs. C’est une bien belle chose que la discipline !

La chasse à l’homme était organisée.

Il fallait bien rétablir l’ordre et défendre la propriété !