Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/II/I

La bibliothèque libre.

DEUXIÈME PARTIE

LES FAUVES DES SAVANES


I

CE QUE C’ÉTAIENT QUE L’HÔTEL DE LA PROVIDENCE ET MAÎTRE LAFRAMBOISE, SON PROPRIÉTAIRE.


C’était dans les Montagnes-Rocheuses, vers la fin de l’année 1865.

La saison froide s’annonçait.

Tous les matins, depuis quelques jours, la gelée pénétrait le sol jusqu’à deux et même trois pouces de profondeur.

Les coyotes affamés et errant par bandes nombreuses troublaient le silence des nuits par leurs glapissements, que répercutaient avec un accent railleur les échos des mornes.

Une forêt épaisse, à peine sillonnée çà et là par quelques sentes de bêtes fauves, s’étendait sur toute une large vallée, puis escaladait les pentes abruptes de hautes montagnes, dont les sommets chenus et couverts de neiges éternelles fermaient l’horizon de toutes parts.

Cette forêt était formée par une seule essence d’arbres géants, véritables merveilles de la création végétale, et appartenant à la famille des cyprès, que les savants désignent sous le nom de sequoia gigantea.

Ces arbres acquièrent dans ces régions des proportions si colossales qu’elles dépassent toutes limites rationnelles, si bien que les premiers voyageurs qui les signalèrent furent presque taxés de mensonge.

Plusieurs cours d’eau, se précipitant des montagnes, se creusent un lit à travers cette forêt, qu’ils traversent, en faisant les plus capricieux détours.

Sur la rive gauche de l’un de ces cours d’eau, plus large et plus profond que les autres, et très poissonneux, au centre d’une vaste clairière, s’élevait, à l’époque où recommence notre histoire, une maisonnette construite en rondins, comme en bâtissent d’ordinaire les chasseurs et coureurs des bois de ces contrées sauvages, soit pour hiverner, soit pour s’abriter pendant la saison des grandes chasses.

Cette maison, plus régulièrement construite qu’on ne le fait d’ordinaire dans ces parages, percée de fenêtres garnies de solides volets, et élevée d’un étage, n’avait jamais eu cette destination.

Elle était la propriété d’un spéculateur canadien, qui en avait fait une auberge destinée à héberger et abriter les peu nombreux voyageurs qui se rendaient soit en Californie, soit dans l’Utah, ou revenaient de ces deux pays pour rentrer dans l’intérieur des États-Unis par le Nebraska.

Cette maison était placée au centre d’un groupe d’une vingtaine de ces cyprès dont nous avons parlé et dont le plus élevé avait cent soixante-huit mètres de haut et trente-trois mètres soixante-dix centimètres de circonférence à la base.

Les autres variaient entre cent et cent cinquante mètres de hauteur.

Un de ces conifères géants, dont tout l’intérieur était creux jusqu’à une hauteur de quinze mètres et qui ne semblait pas s’en porter plus mal pour cela, servait d’écurie à l’auberge et pouvait contenir une douzaine de chevaux fort à l’aise.

Une porte, surmontée d’une fenêtre en forme d’œil-de-bœuf, avait été adaptée fort adroitement à cette écurie d’un nouveau genre, et la fermait hermétiquement pendant la nuit.

Rien de pittoresque et de saisissant comme l’aspect de cette maisonnette pygmée, abritée et comme blottie au milieu de ces géants de la création qui la protégeaient superbement de leur puissante et immense ramure.

Le jour où recommence notre récit, vers sept heures du soir, trois hommes étaient assis autour d’une table dans la grande salle de l’auberge, servant à la fois de cuisine, de bar-room et de salle à manger.

Un grand feu flambait dans la cheminée : portes et fenêtres étaient closes, à cause du froid piquant du dehors.

Deux lampes à pétrole, posées sur la table, répandaient une lumière claire et un peu crue qui éclairait toute la salle, faisait briller comme de l’or la batterie de cuisine en cuivre rouge accrochée de chaque côté de la cheminée, donnait des reflets d’argent à la vaisselle placée sur deux dressoirs à la mode normande, aux brocs et aux mesures d’étain disposées en grand nombre sur le comptoir très long et très large, garni de robinets destinés à verser certaines boissons particulièrement affectionnées par les Américains.

Derrière le comptoir se trouvaient une grande quantité de bouteilles de toutes formes et de toutes couleurs, rangées sur des étagères.

Particularité significative, et qui indiquait suffisamment l’isolement de l’auberge, deux revolvers à six coups et un « bowie knife » étaient accrochés au mur, à portée de la main de l’aubergiste quand il servait ses pratiques debout derrière son comptoir.

Sans cette précaution significative et quatre rifles américains accrochés au manteau de la cheminée, on se serait cru dans une auberge de Québec ou de Montréal.

Deux portes, l’une à droite, l’autre à gauche, ouvraient sur des chambres particulières.

Au fond, à gauche, un escalier en colimaçon montait à l’étage supérieur.

Le parquet était en bois, et, pour entrer du dehors dans la salle, il fallait monter cinq marches.

Au fond, à droite, une trappe garnie d’un anneau de fer et fermée en ce moment, donnait accès dans une cave assez grande et très profonde, dans laquelle on descendait au moyen d’une échelle.

Quelques chaises, des bancs et cinq ou six tables complétaient l’ameublement.

Nous ajouterons, pour terminer cette description un peu longue, que les murs étaient garnis de patères de bronze alternant de distance en distance avec sept ou huit tableaux encadrés de noir et garnis d’un verre, sortis des fabriques d’Épinal, outrageusement enluminés et représentant divers sujets de la première Révolution française ; un coucou de la forêt Noire était accroché derrière le comptoir.

Les trois hommes dont nous avons parlé achevaient de dîner copieusement, comme le prouvaient les reliefs posée près d’eux sur une table.

Ils en étaient au café, qu’ils dégustaient en véritables amateurs, tout en fumant et causant entre eux.

La conversation avait lieu en français.

Ces trois hommes étaient de haute taille, c’étaient presque des géants, musclés et membrés en hercules.

Les deux premiers étaient jeunes.

Malgré leur barbe d’un noir de jais, qu’ils portaient entière, et le bistre répandu sur leur visage, ils ne semblaient pas avoir dépassé trente-deux ou trente-trois ans.

Ils portaient le costume des chasseurs des prairies dans toute sa pittoresque rigueur.

De plus, ils étaient armés jusqu’aux dents : revolvers, bowie-knife, carabines doubles à canons tournants et balles coniques : rien ne leur manquait.

Leurs armes, d’un nouveau modèle et d’une rare précision, sortaient de chez Devisme, le grand armurier parisien.

Ces deux hommes étaient deux chasseurs renommés, des montagnes Rocheuses au Vancouver, et du Texas à la Sonora et à la Californie.

Ils étaient, connus sous les noms bizarres de Cœur-Sombre et Main-de-Fer, sobriquets que sans doute leur avaient donnés les Indiens ; au premier à cause de sa tristesse habituelle, au second pour sa force extraordinaire.

Le premier était plus généralement nommé le Docteur par les chasseurs blancs ; il passait, en effet, pour un médecin expérimenté.

On citait de lui des cures presque impossibles.

Quoi qu’il en fût, ces deux hommes avaient accepté ces appellations singulières, y répondaient et n’étaient pas connus autrement.

Dans les prairies et les nouveaux établissements chacun vit à sa guise, sans que personne s’occupe de ce que l’on est ou de ce que l’on a été.

Les populations nomades de ces contrées sont en général composées d’hommes qui, pour une raison ou pour une autre, tiennent à conserver l’anonyme.

Tous les Incognitos sont, par conséquent, scrupuleusement respectés.

Notre troisième personnage était maître Michel Laframboise, né à Québec, maître, après Dieu, de l’hôtel de la Providence, ainsi s’appelait son auberge.

Maître Laframboise était un homme de cinquante ans, très vert, très vigoureux, qui n’en paraissait pas quarante.

Après avoir été pendant dix ans coureur des bois, il s’était retiré des affaires, s’était marié à une de ses cousines, native de Montmorency, dont il avait eu six garçons et une fille, en compagnie desquels il vivait dans son ermitage.

Quatre de ses fils couraient les prairies et les placeres ; les deux derniers et sa fille Nanette restaient à la maison pour aider au service et tenir compagnie au père et à la mère.

Le fils Jérôme avait vingt ans, Étienne dix-neuf, Nanette dix-huit.

Quant à Pierre, Joseph, Jean-Marie et Dieudonné, c’étaient de francs, solides et joyeux gaillards.

Bien qu’ils fussent absents depuis plus de huit mois, le père ne les attendait pas avant une quinzaine de jours.

— Enfin, mieux vaut tard que jamais, comme dit le proverbe ! fit l’hôtelier en versant du rhum dans les verres des chasseurs.

— Ma foi oui, dit Main-de-Fer ; à votre santé !

— À la vôtre ! Vous avez donc été bien loin dans les vieux établissements ?

— Jusqu’à New-York ; voilà du rhum excellent.

— Je suis heureux qu’il vous plaise ; vous retournez dans les prairies ?

— Nous allons à Monterey, et de là à San-Francisco.

— Excusez ! les voyages ne vous coûtent pas. Ah ! dame, j’en faisais autant autrefois : j’étais bien heureux, alors ; mais je me suis marié trop jeune.

— Ah ! fit Cœur-Sombre ; à quel âge, donc ?

— À vingt-deux ans. Les enfants sont venus : quand il y en a eu quatre à la maison, il a fallu renoncer au métier ; vous comprenez, ma ménagère avait besoin de mon aide.

Cœur-Sombre soupira.

— Quand on se marie jeune, on est heureux plus longtemps si l’on a épousé une femme honnête, bonne et que l’on aime.

— Vous avez raison, Cœur-Sombre, je ne me plains pas. Marianne est une honnête femme et je l’aime comme au premier jour.

— Alors, c’est le bonheur.

— Un peu monotone, mais, en somme, je ne me plains pas. C’est égal, c’est une rude chance pour moi que vous ayez songé à passer par ici au lieu de prendre la passe de l’Ouest.

— C’est ce qui a failli arriver. Cœur-Sombre n’y songeait pas. C’est moi qui lui ai dit : Si nous faisions une visite à Laframboise ? Cœur-Sombre m’a répondu oui. Et voilà.

— Eh bien, vous pouvez vous flatter, Main-de-Fer, d’avoir eu là une fameuse idée ; sans vous, mon pauvre gars et ma petite Nanette n’auraient peut-être jamais guéri ; aussi voyez-vous cette idée de petite fille d’aller seule courir la forêt quand elle est pleine de coyotes.

— Sa morsure n’est pas dangereuse, dit Cœur-Sombre, quant à celle de Jérôme, dans deux jours il n’y pensera plus.

— Grâce à vous, dit le Canadien avec sensibilité, c’est une bénédiction dans une maison, quand vous y entrez.

— Le beau mérite, dit Cœur-Sombre, en haussant les épaules, d’avoir pansé deux égratignures.

— Il est possible que ces blessures ne soient pas dangereuses, et cela doit être puisque vous le dites, Cœur-Sombre ; mais comptez-vous pour rien l’inquiétude et l’angoisse d’un père et d’une mère, seuls et sans secours au milieu d’un désert ? D’un mot, vous nous avez sauvés du désespoir.

— Allons, n’en parlons plus, mon ami, je suis heureux de vous avoir rendu ce service ; à votre santé ! Quoi de nouveau de ce côté des Rocheuses ?

— C’est vrai, ajouta Main-de-Fer, il y a si longtemps que nous sommes absents que nous ne savons plus rien.

— On parle de mettre définitivement les Mormons à la raison.

— Qui cela, les Indiens ? dit Main-de-Fer avec ironie.

— Non, le président des États-Unis.

— Oh ! oh ! ceci est grave, reprit Main-de-Fer.

Cœur-Sombre réfléchissait sans paraître écouter.

— Très grave, reprit Laframboise ; aussi, d’après ce que j’ai entendu dire, les Mormons se remuent beaucoup.

— Songeraient-ils donc à résister !

— Certes ; ils s’arment et s’approvisionnent.

— Bon ! cela n’est pas sérieux ?

— Très sérieux, au contraire ; ils enrôlent de toutes parts, contractent des alliances avec les Peaux-Rouges, et même, dit-on, ils pensent à prendre à leur solde ces aventuriers de tous les pays qui, depuis la découverte de l’or, se sont, comme une nuée de vautours, abattus sur ces riches contrées. Les Mormons ont expédié partout des émissaires ; ils en ont aussi bien dans Francisco même qu’en Sonora, et dans les autres contrées du Mexique qui bordent le Colorado.

En ce moment, Cœur-Sombre releva la tête, et, tout en tordant une cigarette, d’un air ennuyé :

— À propos, Laframboise, dit-il, pourriez-vous me donner quelques renseignements sur un misérable qui, avant mon départ pour New-York, était devenu un véritable fléau pour les caravanes d’émigrants, voyageant à travers les prairies, et même pour les chercheurs d’or, qu’il allait relancer et rançonner jusque sur les placeres.

— Attendez donc, dit l’hôtelier, en frappant du poing sur la table ; ne serait-ce pas du Mayor ou le Bisojo, ainsi qu’on le nomme quelquefois, que vous voulez me parler ?

— Précisément ; vit-il encore ? ou bien l’a-t-on lynché ?

— Il est plein de vie et plus redouté que jamais ; c’est un coquin d’une impudence rare, mais d’un courage à toute épreuve. Il doit rôder par ici, aux environs.

— Comment le savez-vous ?

— Je l’ai vu hier.

— Vous ?

— Comme je vous vois.

— Ici, chez vous ?

— Mon Dieu, oui, il a déjeuné à cette table où nous sommes, et m’a donné généreusement une once pour ce repas, qui valait à peine deux dollars.

— Comment ? vous, un honnête homme ? vous avez laissé entrer chez vous et vous avez hébergé un tel bandit ?

— Que voulez-vous ! il le fallait, Cœur-Sombre, mon ami, je n’étais pas le plus fort !

— Oh ! quelle mauvaise raison vous me donnez là !

— Dame, je vous donne une raison excellente, il me semble, et, si vous voulez réfléchir un instant, vous la trouverez telle. Ma position est très critique à l’entrée de ces montagnes ; seul, avec ma femme, mon fils et ma fille, sans un voisin que je puisse appeler à mon aide en cas de danger, je dois rester neutre, l’ami de tout le monde, et même au besoin, ajouterai-je, sourd et muet ; le Mayor ou ceux qui lui ressemblent — et malheureusement ils sont très nombreux dans ces contrées — n’hésiteraient pas, à la plus légère observation de ma part, à me faire sauter la cervelle ; alors que deviendraient ma femme et ma fille ?

— En effet, vous êtes dans une situation très difficile. J’ai eu tort, excusez-moi. Mais ces surnoms qu’il porte cachent un autre nom que je voudrais connaître. Je ne sais trop pourquoi cet homme m’intrigue. Moi, si peu curieux de ma nature, je voudrais savoir qui il est, d’où il vient, son nom véritable et le but de ces rapines incessantes et de toutes ces atrocités que l’on met sur son compte. Il est évident que cet homme n’est pas un scélérat ordinaire. Il doit se venger, non pas comme on l’entend vulgairement ; mais, dans ma pensée, ayant souffert des insultes fort graves, peut-être imméritées — on peut tout supposer en pareil cas — dans l’impossibilité d’atteindre ses ennemis, s’est-il déclaré l’ennemi de tous, et venge-t-il, sur ceux que la fatalité jette sous ses griffes de tigre, les douleurs que d’autres, hors de ses atteintes, lui ont fait souffrir.

— À cela, je ne saurais rien répondre, Cœur-Sombre ; il court bien des bruits étranges, bien des histoires extraordinaires sur ce mystérieux personnage ; il a paru tout à coup dans les prairies, il y a une quinzaine d’années ; il se rendit d’abord sur les placeres ; puis, à la tête d’une troupe de bandits, il se mit à écumer les savanes ; les uns disent qu’il est Français, d’autres soutiennent au contraire qu’il est Mexicain, né sur le territoire de Colima. On assure qu’il est marié à une femme charmante et fort riche, qui habite avec sa famille une hacienda près de los Angeles ; on ajoute qu’il a une fille fort jolie, âgée d’une dizaine d’années, qu’il élève avec le plus grand soin. Quelquefois, le Bisojo disparaît sans que ses compagnons eux-mêmes sachent ce qu’il est devenu ; son absence se prolonge ; on commence à respirer ; on le croit mort ; tout à coup, il reparaît, reprend le commandement de sa troupe, et se livre de nouveau avec une sorte de rage et une barbarie furieuse à son horrible métier d’écumeur du désert : la vie de ce brigand est une véritable légende.

— Comment se fait-il que parmi tous ces chasseurs et tous ces chercheurs d’or, si généralement braves, il ne s’en soit pas trouvé un seul assez résolu pour se mettre à la tête de quelques-uns de ses camarades et essayer de débarrasser le désert de ce misérable ?

— Ah ! voilà ; mais ce diable d’homme a une expression si terrible dans son regard louche, que les plus braves tremblent devant lui ; sa force provient surtout de la terreur superstitieuse qu’il inspire ; quelques-uns soutiennent même que c’est un démon. Nul n’oserait s’attaquer à lui ; quelques-uns l’ont tenté dans les premiers temps, mais aujourd’hui il n’a plus rien à redouter de pareil ; les chasseurs et les mineurs prétendent que le Mayor est à l’épreuve des balles et des coups de poignard, que nul ne peut rien contre lui, jusqu’à l’heure où finira le pacte qu’il a signé avec l’enfer.

Cœur-Sombre haussa les épaules avec mépris.

— C’est lui-même qui a répandu ces bruits absurdes, dit-il.

— Hum ! Qui le sait ? Jean Pivert, le trappeur de la rivière Humbolt, un des meilleurs tireurs des prairies du Nebraska à la Nevada, à qui le Mayor a joué plus d’un mauvais tour, m’a affirmé avoir deux fois tiré sur lui à cent cinquante pas et l’avoir manqué ; que pensez-vous de cela ?

— Eh pardieu ! je pense que, selon son habitude, Jean Pivert était ivre, et qu’il y voyait double, voilà tout.

L’hôtelier hocha la tête d’un air peu convaincu :

— Non, dit-il, il y a dans tout cela quelque chose que l’on ignore ; cette puissance n’est pas naturelle. Si fort que soit un homme, il n’en vaut pas quatre ; je l’ai vu combattre seul contre le double de ce nombre et s’en tirer sans une égratignure.

— Alors, dit Main-de-Fer en riant, ce diable d’homme doit être Satan en personne.

— Eh ! eh ! l’ennemi est bien fin ; dans les prairies nul ne sait jusqu’où va sa puissance, dit l’hôtelier en remplissant les verres.

— Qu’il soit ce qu’il voudra, diable ou non, si cet homme croise mon chemin, je verrai la couleur de son sang ou il verra celle du mien, je vous le promets, dit Cœur-Sombre.

— Ne faites pas cela, docteur, ceux qui lui ont cherché querelle s’en sont toujours mal trouvés.

— Comprenez-moi bien, Laframboise ; il ne s’agit pas ici de querelle, je ne chercherai pas cet homme, je ne le provoquerai pas ; mais, si le hasard nous place en face l’un de l’autre, l’un de nous restera couché sur le sol.

— Vous le haïssez donc ? Vous avez sans doute une vengeance à tirer de lui ?

— Moi ? pas le moins du monde ; je ne l’ai jamais vu je ne sais s’il est vieux ou jeune, grand ou petit, beau ou laid ; et tout cela, je vous l’avoue, m’inquiète fort peu.

— Mais alors, pardonnez-moi cette question, pourquoi voulez-vous le tuer, puisqu’il ne vous a rien fait et que jamais vous n’avez eu à vous plaindre de lui ?

— Alors que vous étiez chasseur, répondit Cœur-Sombre d’une voix profonde, vous avez eu souvent, n’est-ce pas, maille à partir avec des ours gris, des jaguars et même avec des loups rouges ?

— Certes, bien des fois ; grâce à Dieu, j’en ai tué quelques-uns, et bravement je m’en vante, quoique cela ne soit pas chose facile ; vous le savez aussi bien que moi, Cœur-Sombre.

— Parfaitement. Pourquoi les avez-vous tués ?

— Pourquoi je les ai tués ? fit-il avec surprise.

— Oui, je vous le demande.

— Dame, pour ne pas être tué par eux. Chacun sait que les ours gris, les jaguars et les loups rouges sont des bêtes féroces. L’ours gris surtout, qui attaque les caravanes aussi bien que les voyageurs isolés, commet d’énormes dégâts et cause de grands malheurs pour le seul plaisir de faire le mal.

— Tout cela est vrai. Ces animaux sont poussés au mal par leur instinct sanguinaire. Vous n’aviez aucune haine contre ces fauves que vous avez tués ainsi ?

— Je les tuais parce que je savais rendre un service à mes confrères ; j’agissais dans l’intérêt général, et je me disais : Plus j’en tuerai, moins il en restera, et plus la sécurité sera grande.

— Eh bien ! c’est précisément pour cela que je veux essayer de délivrer cette contrée de ce bandit qui, depuis trop longtemps, la désole. Je n’ai aucune haine particulière contre lui, et pourtant je le tuerai, dans l’intérêt général. Me comprenez-vous, maintenant ?

— Très bien. Mais vous vous donnez là une rude tâche.

— Bah ! nous en avons vu bien d’autres ! fit Main-de-Fer en riant et vidant son verre. Puisque vous connaissez le Mayor, faites-nous donc un peu son portrait, afin que le cas échéant d’une rencontre nous puissions le reconnaître.

— Je le veux bien, si vous le désirez.

— Oui, allez, dit Cœur-Sombre.

— Il nous importe de savoir quel homme est ce mystérieux personnage, qu’un jour ou l’autre nous rencontrerons indubitablement.

— Le Mayor, le Bizco ou le Bisojo, car on lui donne tous ces noms, est un homme auquel il serait bien difficile d’assigner un âge certain, à cause de la mobilité singulière de sa physionomie et du soin qu’il prend de sa personne ; il se soigne et se bichonne comme une petite maîtresse de Québec ou de New-York. Quand il est calme, reposé, que rien ne le préoccupe, il paraît à peine trente-cinq ans ; mais quand il est sous le coup d’une émotion forte, comme un combat par exemple ou une vive contrariété, ses traits se décomposent, se bouleversent ; des rides se creusent sur son visage ; sa physionomie prend une expression d’indicible fatigue, d’ennui, de dégoût même, et alors il paraît presque cinquante ans. C’est un homme de haute taille, d’apparence très vigoureuse, fort agile et très adroit à tous les exercices du corps ; il monte supérieurement cheval. C’est, comme disent les Mexicains, un véritable hombre de a caballo. Les aventuriers de l’Arizona et de la Sonora le reconnaissent pour leur maître en équitation. Pris séparément, ses traits sont fort beaux, mais ils ne s’harmonisent pas entre eux. L’ensemble n’existe pas ; tout est gâté par le regard ; ses yeux sont d’un bleu faïence, sa pupille se dilate et se contracte comme celle des félins. Il ne louche pas dans la véritable acception du mot, mais son regard se croise d’une façon étrange, ou s’écarte à droite et à gauche d’une manière incompréhensible. Ses yeux ronds et éloignés du nez sont enfoncés dans l’orbite, presque cachés sous l’arcade sourcilière, et la paupière trop lourde, à moins d’un effort, les couvre toujours à demi et les empêche de s’ouvrir complètement. Je ne saurais vous expliquer l’impression que cause ce regard filtrant à travers de longs cils, qui semble, à demi voilé, lancer de fauves effluves ; c’est à la fois le regard fascinateur du serpent cascabel, le regard glauque et froid du vautour. Quand on le subit, si brave que l’on soit, on éprouve un sentiment de répulsion ; on frissonne et on se sent froid au cœur malgré soi ; on baisse la tête pour ne pas le supporter.

— Voilà un hideux coquin ! dit Main-de-Fer en riant.

— Et pourtant, continua le Canadien, il a le front large, le nez droit, la bouche belle, les dents éblouissantes, les cheveux longs et admirablement bouclés, noirs, ainsi que sa barbe qu’il porte entière et tombant sur la poitrine ; je le soupçonne de se les teindre ; sa taille est bien prise, ses gestes et ses allures de la plus suprême élégance, et sa démarche remplie de dignité ; une fois il m’a tendu la main qu’il a blanche et très soignée, j’ai tressailli ; cette main était glacée, humide et visqueuse comme la peau d’un serpent.

— Pardieu ! s’écria Main-de-Fer en riant, c’est en personne le portrait du diable, que vous nous avez fait là !

— N’est-ce pas ? dit naïvement le Canadien.

— Ma foi, oui, répondit l’aventurier ; il m’en est resté une odeur insupportable de souffre et de bitume dans la gorge.

Et, sans doute pour faire disparaître cette odeur, il avala d’un trait un grand verre de rhum.

— Ainsi, reprit Cœur-Sombre, vous dites que cet homme rôde aux environs ?

— Il ne doit pas être bien loin, du côté de la passée du Sud, où sans doute il se sera embusqué pour guetter une nombreuse caravane d’Allemands qui, dit-on, se rendent en Californie.

En ce moment deux chiens, jusqu’alors invisibles, révélèrent leur présence dans la salle par un sourd grondement.

Ils sortirent de derrière le comptoir où ils étaient sans doute couchés, et allèrent à pas lents souffler sous la porte d’entrée.

Ces chiens étaient de nobles bêtes, hauts comme des ânes, d’apparence très vigoureuse et d’aspect féroce.

Ils étaient croisés de terre-neuve et de loup des prairies.

Ils avaient le poil long et frisé, les oreilles tombantes, la queue en panache ; ils étaient noirs, marqués de larges taches blanches et fauves.

Leurs yeux sanglants et brillant comme des charbons ardents, leurs larges mâchoires armées de dents blanches, longues et aiguës en faisaient de formidables défenseurs ; ils devaient étrangler un loup d’un coup de gueule, et ne pas craindre de se mesurer même avec un ours gris.

Ces deux redoutables animaux, âgés de quatre ans à peine, frère et sœur ; jouissaient d’une grande réputation parmi les chasseurs et les aventuriers de ce côté des Rocheuses.

Ils passaient pour être fort doux de caractère ; mais, sur un signe ou un mot de leur maître, homme ou fauve, l’ennemi désigné aurait été immédiatement étranglé.

Le chien se nommait Bonhomme et la chienne Sahourah.

Le Canadien adorait ces magnifiques animaux ; il ne les aurait pas vendus, même pour mille dollars.

— Eh bien ! les chiens, qu’y a-t-il donc ? demanda Laframboise.

Les deux animaux remuèrent la queue, tournèrent la tête, puis ils se mirent à souffler pendant quelques instants sous la porte, bâillèrent, grondèrent doucement, et vinrent ensuite se coucher majestueusement aux pieds de leur maître, mais sans perdre la porte de vue.

— Les chiens ont entendu quelque chose, dit l’hôtelier.

— Des coyotes qui rôdent aux environs ; sans doute, dit Main-de-Fer.

— Non, ils ne se seraient pas dérangés pour si peu ; ce sont des rôdeurs à deux pieds qu’ils ont éventés et non des fauves à quatre pattes ; leur instinct ne les trompe jamais ; je connais leur manière de gronder. N’est-ce pas, Bonhomme, mon garçon, que tu as senti des hommes ?

Le chien tourna la tête, regarda fixement son maître de ses yeux flamboyants, et remua doucement la queue.

— Il est impossible de répondre plus clairement, dit Main-de-Fer.

Presque au même instant, les chiens bondirent vers la porte et se mirent à aboyer avec fureur.

— Silence ! et ici tout de suite ! s’écria le Canadien.

Les chiens obéirent et allèrent, la queue basse, se coucher derrière le comptoir où il disparurent.

— Définitivement, il y a quelque chose, grommela le Canadien.

Les trois hommes prêtèrent attentivement l’oreille.

Ils n’entendirent rien.

Quelques minutes s’écoulèrent ainsi.

— Il faut voir ! dit péremptoirement Cœur-Sombre.

Il se leva et marcha à grands pas vers la porte.

— Que voulez-vous faire ? demanda l’hôtelier.

— Ouvrir la porte.

— Prenez garde, peut-être sommes-nous épiés ? dit le Canadien.

— C’est ce dont je vais m’assurer, répondit Cœur-Sombre froidement.

Il leva les barres, retira les verrous et tourna la clé ; la porte s’ouvrit.

Un spectacle magnifique s’offrit alors aux regards charmés des aventuriers :

Une lueur transparente et d’un blanc laiteux éclairait le ciel, et se reflétait avec des ombres fantastiques d’un ton cru sur les arbres géants, dont les branches et les troncs eux-mêmes étaient garnis de lichens et de mousses qui flottaient comme de longues chevelures aux caprices de la brise nocturne.

Un brouillard grisâtre, mais essentiellement subtil, planait sur tout le paysage.

C’était une aurore boréale, phénomène assez fréquent dans ces contrées.

On distinguait les moindres objets à une très grande distance.

Il fut facile aux trois hommes de s’assurer que les alentours de la cabane étaient déserts.

Ils allaient rentrer et fermer la porte, lorsque tout à coup un hennissement éloigné traversa l’espace et les fit tressaillir.

Puis, quelques secondes plus tard, un bruit continu, ressemblant aux roulements d’un tonnerre lointain frappa leurs oreilles.

— C’est un galop de chevaux, dit Cœur-Sombre.

— Ils se rapprochent rapidement, appuya Main-de-Fer.

— Que faire ? murmura l’hôtelier.

— Rentrer d’abord, nous verrons ensuite.

La porte fut aussitôt refermée et solidement barricadée.

Puis chacun reprit sa place à la table.

— Maintenant, causons, dit Main-de-Fer.

— Ces cavaliers doivent être nombreux, reprit Cœur-Sombre. Votre intention est-elle de les recevoir ?

— Dieu m’en préserve. De bonne volonté, je ne leur ouvrirai pas ma porte, à cette heure de nuit surtout.

— Croyez-vous donc avoir à redouter quelque violence de leur part ?

— Je ne sais, répondit le Canadien avec agitation, mais j’ai toujours entendu dire qu’il n’y a rien de meilleur, pour parlementer, que d’être derrière des murs solides et une porte bien fermée ; aussi, n’ouvrirai-je qu’à bon escient ; les gens qui galopent ainsi à travers la prairie, à cette heure de nuit, ne doivent pas avoir de bonnes intentions.

— Peut-être vous trompez-vous. Voyons, parlez franchement et sans ambages ; avez-vous des voisins qui vous en veulent ? Craignez-vous une attaque.

— Je n’ai aucuns voisins à cent milles à la ronde ; mais je ne suis pas tranquille.

— Est-ce que le Mayor, dont nous parlions, serait plus près de nous que vous le supposiez ?

— Je le crains.

— Que comptez-vous faire, si c’est lui qui revient ?

— Ne pas ouvrir, si cela est possible.

— Très bien, les chevaux se rapprochent rapidement ; il n’y a plus de doute, c’est de ce côté qu’ils se dirigent ; cachez les lumières, empêchez les chiens d’aboyer et attendons ; nous saurons bientôt à quoi nous en tenir sur le compte de ceux qui arrivent si vite.

Le Canadien se leva, alla décrocher un des fusils, et cacha les lampes allumées dans un placard.

Puis il appela ses chiens qui accoururent vers lui et leur recommanda le silence.

Les deux chasseurs avaient échangé quelques mots de bouche à oreille dans une langue inconnue.

Un obscurité complète et un silence profond régnèrent dans la grande salle de l’auberge.

Quelques minutes s’écoulèrent.

On entendait maintenant très distinctement le galop des chevaux ; ils arrivaient avec une rapidité foudroyante.

Ils ne tardèrent pas à pénétrer dans la clairière.

Bientôt ils firent halte à demi-portée de fusil au plus devant l’auberge.

Puis, presque aussitôt, plusieurs hommes mirent lourdement pied à terre et échangèrent entre eux quelques phrases brèves en espagnol.

Ils parlaient à voix haute et ne semblaient nullement se soucier d’être entendus ou non.

Le Canadien s’approcha doucement de Cœur-Sombre.

— Eh bien ! les reconnaissez-vous ? lui demanda celui-ci.

— Oui, répondit l’hôtelier d’une voix sombre, c’est la troupe du Mayor.

— Ah ! murmura le chasseur avec un accent singulier, je vais donc enfin connaître cet homme !