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Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/II/IV

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IV

COMMENT ARMAND DE VALENFLEURS PARTIT EN CHASSE AVEC SON CHIEN DARDAR, ET QUELLE DÉCOUVERTE IL FIT DANS LA SAVANE, AU PIED D’UN ROCHER.


Nous quitterons maintenant ces parages désolés pour nous transporter en Apacheria, aux environs du Rio Gila, magnifique rivière qui, pendant neuf mois de l’année, a cela de commun avec le Mançanarès, si célébré par les faiseurs de romances, qu’elle manque presque complètement d’eau, et que, sur certains points, on peut la traverser presque à pied sec.

Entre le rio Gila et le Rio Bravo del Norte s’étendent d’immenses plaines ou prairies, couvertes sur des espaces considérables par des herbes d’une hauteur extraordinaire, entrecoupées de bois touffus, de maigres cours d’eau, et fermées à l’horizon par des forêts vierges de châtaigniers, de chênes noirs, de mahoganis, et autres essences encore, dont les derniers contreforts grimpent et escaladent les pentes abruptes de sombres et mystérieuses montagnes, dont les pics, capricieusement découpés et couverts de neiges éternelles, se perdent dans les profondeurs du ciel.

Ces prairies, qui s’étendent fort loin, forment ce qu’on l’on est convenu de nommer le territoire indien : elles sont habitées, ou plutôt parcourues par les hordes indomptées des Apaches, des Sioux, des Comanches, des Pawnies, des Piekanns, ou Indiens du sang, et beaucoup d’autres nations moins célèbres que celles-ci.

Ces nations, divisées en une infinité de tribus, se partagent selon leur importance, et d’une façon quasi-amicale, cet immense territoire, sur lequel elles chassent et campent à certaines époques de l’année.

Leurs villages d’hiver, permanents et fortifiés, sont cachés au fond des forêts vierges.

Les chemins compliqués qui y conduisent sont connus des membres seuls de la tribu.

Outre les Indiens bravos ou Peaux-rouges dont nous parlons, ce territoire est fréquenté encore par des chasseurs blancs ou métis, des trappeurs, des trafiquants américains et des bandits redoutables, appartenant à toutes les nationalités, et à toutes les races des deux mondes.

Ces hommes, écume et boue de toutes les civilisations, qui se réunissent en bandes nombreuses et attaquent indifféremment toutes les caravanes d’émigrants, les partis de chasseurs et de trappeurs, ainsi que les Peaux-rouges, s’associent tantôt avec les uns, tantôt avec les autres selon l’intérêt du moment.

Ces bandits sans foi ni loi, plus cruels que les Indiens eux-mêmes, sont connus sous le nom de Pirates et d’écumeurs du désert.

Par ce que nous venons de dire, on voit que ce désert est fort peuplé, sans parler des bêtes fauves qui y pullulent.

En Amérique, on ne donne pas au mot désert la signification que nous lui donnons en Europe.

Désert, en Amérique, veut dire contrée privée non pas d’habitants, mais de villes et de villages ; ce qui n’est pas du tout la même chose.

Aussi, la plupart des déserts du Nouveau Monde sont-ils très peuplés, souvent même ils le sont trop.

Heureusement ou malheureusement, ceci au point de vue auquel se placera le lecteur, les Américains du Nord, avec leur fougue exubérante, et la rage d’envahissement et d’accaparement qui les domine, ne respectent aucune barrière et sautent résolument par dessus toutes les frontières, établissent des plantations, construisent des maisons, forment des villages, créent des centres de populations de tous les côtés.

Ils diminuent d’autant le territoire indien, qui s’en va se rétrécissant de plus en plus, pour, dans un temps donné, peut-être avant cinquante ans, disparaître définitivement sous les coups incessants de ces implacables pionniers, et faire ainsi place à une civilisation non pas nouvelle, ne nous y trompons pas, mais vieille au contraire, trop vieille même !

Car tout ce qu’elle avait de bon, elle l’a perdu sans retour, pour devenir l’expression brutale de toutes les négations, l’épanouissement de toutes les convoitises et la mise en pratique du trop fameux axiome : la force prime le droit !

Après cela, ce qui est faux en Europe est peut-être la vérité en Amérique.

En somme, il ne s’agit que de s’entendre.

Quant à présent, le premier résultat certain de tout cela, est l’extinction complète de la race autochthone.

Race si recommandable sous tous les rapports, et qui méritait certes un destin plus heureux.

Est-ce un bien ? est-ce un mal ? c’est ce que l’avenir nous démontrera.

Nous constatons, voilà tout.

Il est vrai que les Américains du Nord s’élancent dans le désert, en enfants perdus, à leurs risques et périls, et qu’ils tombent par milliers le long des sillons qu’ils creusent ; que leurs ossements, réduits en poussière, marbrent les prairies dans toute leur longueur et tracent des chemins larges de quarante à cinquante mètres, sur des milliers de milles de parcours non interrompu.

Mais ces sinistres vestiges n’effraient personne.

Les nouveaux venus y reconnaissent une route et la suivent, avec cette philosophique indifférence qui caractérise les Américains.

Ces nouveaux venus tombent à leur tour, mais ils sont aussitôt remplacés par d’autres.

Et cela, toujours, sans cesse et aussi nombreux.

Le doigt de Dieu est là : on est contraint de s’incliner.

Les migrations barbares ont fait place aux missions civilisatrices.

Il faut se soumettre ou disparaître ; il n’y a pas de moyen terme.

Le nouveau monde doit se régénérer, disent les Américains du Nord, pour remplacer le vieux monde pourri, qui s’écroule de tous côtés.

Et ils croient à leur mission providentielle !

Deux mois, presque jour pour jour, s’étaient écoulés depuis les événements rapportés dans notre précédent chapitre.

Six heures du matin achevaient de sonner à la mystérieuse horloge de la nature.

Le soleil, surgissant soudain à l’horizon, comme le bouquet éblouissant d’un feu d’artifice grandiose, venait, de ses millions de gerbes d’or projetées dans toutes les directions, de dissiper les ténèbres, et comme un rideau qui se lève sur un décor splendide, d’illuminer instantanément, et sans transition aucune, le magnifique paysage dont nous avons, plus haut, essayé de crayonner quelques-uns des traits principaux.

Une solitude complète semblait régner sur la prairie.

D’épaisses masses de vapeurs, incessamment pompées par les rayons ardents du soleil, se balançaient en nuages capricieux au-dessus des cours d’eau, dont elles désignaient ainsi l’emplacement.

De nombreux vols de vautours, de gypaëtes et d’urubus, tournoyaient et se poursuivaient au plus haut des airs, avec des glapissements criards et discordants.

Dans les bois, les oiseaux de toutes sortes, frileusement blottis sous la feuillée emportée de rosée, égrenaient pleine gorge le riche chapelet des notes mélodieuses et des trilles de l’hymne que, chaque matin, ils chantent pour saluer le réveil de la nature.

L’obscurité, comme une armée en déroute, se réfugiait au fond des mornes.

Le ciel, d’un point de l’horizon à l’autre, avait pris une teinte indigo foncée.

Sur la lisière des insondables forêts, certaines ondulations mystérieuses, à peine sensibles dans les herbes, laissaient deviner le passage des fauves chassés par le jour, et regagnant au plus vite leurs retraites ignorées.

Çà et là, à de longues distances, debout sur la pointe d’un rocher émergeant de l’océan de verdure, on apercevait des élans, des asshatas et des antilopes, sentinelles vigilantes interrogeant au loin l’espace, et veillant au salut commun des familles dont ils étaient les chefs.

Un calme majestueux et profond planait sur cette nature primitive et puissante, essentiellement pittoresque dans sa sévérité un peu abrupte, et que la main de l’homme n’avait pas encore déformée et enlaidie en la mutilant.

Mais hélas ! ce calme était trompeur, ce tableau magique, dont le regard ne pouvait effleurer que superficiellement la mouvante surface, recélait dans ses mystérieuses profondeurs bien de sinistres secrets !

Là se continuait cette terrible bataille de la vie ; lutte incessante et implacable des bons et des mauvais instincts de l’homme aux prises avec ses passions.

L’homme est partout le même.

La civilisation n’est qu’un manteau jeté sur ses vices, et que les murs étouffants de nos villes, pas plus que les larges frondaisons des forêts vierges, ne réussissent jamais à modérer, ni même à cacher.

Seulement, au désert, les passions se montrent plus franchement farouches, privées qu’elles sont de ce vernis d’hypocrisie qui, dans nos cités, les rendent si odieusement hideuses.

Tout à coup, les sentinelles postées sur les rochers poussèrent un cri strident, ressemblant à un sifflet de contre-maître, plongèrent au milieu des herbes, où elles disparurent ; et des ondulations violentes dans plusieurs directions dénoncèrent une fuite précipitée.

Une troupe de cavaliers émergeant d’une forêt venait d’apparaître sur la rive gauche du Rio-Gila, qu’elle se préparait à traverser à gué.

Ces cavaliers étaient nombreux.

On voyait reluire au soleil les fers de leurs longues lances, garnies à la pointe de touffes de plumes multicolores.

Arrivés sur le bord de la rivière, les cavaliers se mirent sur une longue file, la traversèrent et s’engloutirent résolument au milieu des hautes herbes, où bientôt ils disparurent complètement.

Ces cavaliers devaient être des voyageurs de passage dans la prairie, et non des chasseurs, car ils menaient avec eux deux ou trois mules chargées de bagages, et, au lieu de s’enfoncer dans la prairie, ils se dirigeaient, presque en droite ligne, vers l’Arizona, ancienne province mexicaine cédée depuis aux États-Unis, et qui, malgré cela, a conservé encore toute sa physionomie espagnole,

Ces voyageurs étaient seize en tout :

Trois guerriers comanches, vêtus de cuir à demi tanné, recouverts de larges robes de bison, les cheveux relevés sur la tête en forme de casque, et le visage peint de plusieurs couleurs ; six chasseurs canadiens dans leur pittoresque costume semi-indien, semi-civilisé ; quatre péones et arrieros mexicains, tous armés jusqu’aux dents, et enfin trois personnes faciles à reconnaître au premier coup d’œil pour appartenir à la haute société civilisée, et dont la présence au milieu de ce désert ne devait être que fortuite et accidentelle.

De ces trois personnes deux étaient des dames, dont la première justifiait hautement ce titre.

Elle paraissait à peine vingt-six ans, bien qu’en réalité elle eût bien davantage.

Elle était grande, svelte, admirablement faite, blonde avec des yeux noirs et d’une beauté sympathique et rêveuse, qui avait quelque chose de triste et de touchant à la fois.

Cette dame portait une espèce d’amazone taillée à peu près comme celle des chasseresses de la cour Louis XV, mais encore un peu plus féminine.

Un large chapeau mexicain la garantissait des ardents baisers du soleil.

Son ceinturon de cuir fauve supportait un couteau de chasse et deux mignons revolvers.

Elle maniait son cheval, magnifique mustang des prairies, avec une habileté remarquable.

À sa gauche se tenait sa camériste, à peu près du même âge qu’elle, fort jolie, avec une physionomie mutine et espiègle.

Cette camériste était à peu près vêtue comme sa maîtresse, mais moins richement, et elle ne portait pas d’armes.

À la droite de la dame venait un enfant, son fils, âgé de treize ans à peine, mais en paraissant quatre ou cinq de plus, à cause du développement extraordinaire de sa taille, de la vigueur et de l’adresse qu’il déployait à la moindre occasion, soit pour franchir un obstacle, soit pour maintenir son cheval, animal plein de feu et d’humeur inquiète qu’il fallait un poignet de fer pour diriger.

L’expression à la fois fine, intelligente, et surtout hautaine de la physionomie expressive et caractérisée de ce jeune homme, dénotait chez lui une précoce expérience de la vie et une intelligence fort au-dessus de son âge.

Il ressemblait beaucoup à sa mère dont il était adoré, et pour laquelle il éprouvait une tendresse à toute épreuve.

La troupe, guidée par les guerriers comanches, continua à marcher jusque vers onze heures du matin.

À ce moment, la chaleur commençant à devenir insupportable, un des guerriers, après avoir soigneusement exploré le terrain sur lequel on se trouvait, commanda la halte.

On était alors dans un endroit des mieux choisis pour y camper.

C’était une large clairière, dans un bois fort touffu, et traversée par un clair ruisseau, dont les eaux cristallines s’enfuyaient, en jasant sur un lit de cailloux, sous les nénuphars et les glaïeuls.

Ce ruisseau sortait ou du moins semblait sourdre à travers les nombreuses fissures d’un immense chaos de rochers entassés sans ordre apparent et formant une petite colline aux pentes abruptes et couvertes de lichens et de pariétaires.

Dès que la halte avait été décidée, les peones s’étaient empressés de dresser une tente de coutil, rayé bleu et blanc, pour abriter les voyageurs.

De leur côté, les chasseurs avaient, à une distance respectueuse de la tente, allumé un grand feu, destiné à faire cuire leur second repas du matin.

Quant aux guerriers comanches, ils s’étaient contentés d’entraver leurs chevaux, de leur ôter le mors, et d’étaler devant eux, sur un zarapé, leur provende de maïs et de pois grimpants.

Puis ils avaient retiré quelques vivres grossiers de leur sac à la médecine, s’étaient accroupis sur l’herbe et avaient commencé silencieusement leur déjeuner.

Les chasseurs, sauf les préparatifs plus compliqués de leur repas, avaient à peu près agi de même.

Seulement, ils avaient placé une sentinelle destinée à veiller au salut général.

Dans certaines parties du Mexique, ainsi que dans l’Apacheria ou territoire indien, la chaleur prend une intensité telle de onze heures du matin à trois heures de l’après-dîner, que ce serait s’exposer à de sérieux dangers, et même à la mort bien souvent, que de braver les rayons incandescents du soleil.

De la lave en ébullition semble tomber du ciel.

La terre elle-même, pâmée de chaleur, se gerce, se fend, et devient si brûlante, que le pied, même fortement chaussé, ne peut s’y appuyer.

Les Mexicains des villes, pendant ces cinq heures, ferment portes et fenêtres, abandonnent tout commerce, et se retirent au fond de leurs appartements, où ils font la siesta, c’est-à-dire où ils dorment.

Les villes deviennent alors de vastes solitudes.

Aucun bruit ne se fait entendre, aucun mouvement ne se révèle ; la vie de toute la population est comme suspendue subitement.

On se croirait dans ces cités des mille et une nuits qu’un méchant enchanteur a frappées de sa baguette, et changées temporairement en nécropoles fantastiques.

Au désert, les chasseurs et les voyageurs font halte, sous le couvert, au bord des ruisseaux ou des rivières pour trouver un peu d’ombre et de fraîcheur.

Ils attendent sous ces abris que le soleil soit descendu et ait accompli les deux tiers de sa course avant de reprendre leur marche.

Bientôt tous les membres de la petite troupe furent endormis, sauf la sentinelle, couchée au milieu d’un buisson et qui, du regard, interrogeait la solitude, tandis que son oreille, ouverte à tous les bruits de la savane, les analysait pour s’en rendre compte et s’assurer qu’ils étaient naturels et ne refermaient aucune menace de danger.

Sous la tente, la dame, après avoir mangé du bout des lèvres quelques friandes conserves que lui avait présentées sa camériste, s’était, ainsi que celle-ci, laissée aller au sommeil.

Le jeune homme avait semblé les imiter.

Mais, dès que le souffle régulier de leur respiration lui avait révélé la réalité de leur sommeil, il avait ouvert les yeux, s’était levé, avait jeté sa carabine en bandoulière, s’était dirigé à pas de loup vers le rideau de la tente, l’avait soulevé, s’était glissé dans l’interstice, et avait laissé doucement le rideau retomber derrière lui.

Et, suivi pas à pas par un magnifique molosse, haut comme un lion, à l’œil de feu, aux longs poils soyeux, tacheté de noir, de blanc et de fauve, dont nous avons oublié de parler, oubli dont nous nous excusons, et qui, bien que couché nonchalamment aux pieds de sa maîtresse, avait surveillé les mouvements de l’enfant avec un regard d’une expression presque humaine, et avait avec lui bondi au milieu de la clairière.

Ce chien était tout jeune encore, il avait à peine un an ; sa vigueur, son courage et son intelligence étaient extraordinaires. Il était de race croisée, du Saint-Bernard et des Pyrénées.

Dire comment ses père et mère étaient venus en Amérique serait trop long et n’intéresserait que médiocrement le lecteur ; nous nous bornerons à constater qu’il avait voué à son jeune maître un de ces dévouements dont la race canine, si calomniée, est seule capable ; que, de son autorité privée, il s’était constitué son garde du corps ; qu’il lui obéissait par un signe, sur un clignement d’yeux, et ne le quittait jamais d’un pas.

Il semblait exister entre l’enfant et l’animal une affinité mystérieuse, magnétique, pour ainsi dire, qui les reliait entre eux, et, si ce n’était pas trop ambitieux, nous ajouterions, les complétait l’un par l’autre, tant ils s’entendaient et se comprenaient, même sans le secours de la voix.

Le jeune homme traversa la clairière et se trouva bientôt près du buisson où la sentinelle s’était embusquée.

Le chasseur se leva.

— Eh dit-il en riant, vous voilà, monsieur Armand ; vous ne dormez donc pas ?

— Non, mon brave Charbonneau, répondit le jeune homme ; il fait trop chaud pour dormir.

— Le fait est qu’il fait une polissonne de chaleur ! Vous n’en voyez pas de pareilles, hein, là-bas, dans la vieille France, de l’autre côté de l’eau ? reprit le Canadien d’un air de bonne humeur.

— Je ne pourrais dire ni oui ni non, ami Charbonneau, j’avais à peine quatre ans lorsque ma mère m’a emmené avec elle en Amérique ; à cet âge, on ne conserve pas encore de souvenirs ; cependant, je crois que vous avez raison, et que la chaleur n’est jamais aussi élevée en France.

— C’est vrai, c’est vrai, et où allez-vous comme cela, monsieur Armand ?

— Ma foi, je ne sais trop ; je vais un peu au hasard, faire une promenade, pousser une reconnaissance et tirer un coup de fusil si l’occasion s’en présente.

— Oh ! le gibier ne manque pas, fit le Canadien en riant ; il y en a de toutes sortes dans la savane, du bon comme du mauvais, vous savez ?

— Je me méfierai. Je ne suis pas un novice.

— Oh ! non, ça, c’est vrai. Vous connaissez le désert comme si vous l’habitiez depuis de longues années. C’est une justice à vous rendre. Avant deux ans d’ici, bien malin sera celui qui vous en remontrera, foi de Charbonneau qui est mon nom ! Si vous continuez, vous ferez un rude coureur des bois : je ne vous dis que cela !

— Vous me flattez, Charbonneau, mon ami ; mais il est certain qu’avec des maîtres comme vous et vos camarades, je reçois d’excellentes leçons, dont j’essaie de profiter le plus que je puis.

— Bon ! des leçons ? Vous n’en avez plus besoin, monsieur Armand ; vous comprenez et devinez tous les secrets du désert, comme si vous n’aviez jamais fait d’autre métier. Vous vous servez de votre carabine aussi bien que moi ; vous montez à cheval comme un Comanche, et ce n’est pas peu dire ; il ne vous manque plus que l’expérience, et elle ne s’acquiert qu’avec l’âge : vous avez du temps devant vous.

— Charbonneau, mon ami, vous êtes un détestable flatteur, dit le jeune homme en riant ; allons, bonne veille !

— Et vous, bonne chasse, monsieur Armand. Qui sait ce que vous nous rapporterez ; seulement, soyez prudent, prenez bien garde ! songez au désespoir de madame la comtesse, s’il vous arrivait quelque chose.

— Bah ! que voulez-vous qui m’arrive ! N’ai-je pas Dardar avec moi ?

— C’est vrai, dit le Canadien en flattant le chien, qui se laissa faire, en remuant la queue ; c’est un bon compagnon et un rude défenseur ; je n’ai jamais vu un animal aussi beau, aussi bon et aussi intelligent. À bientôt, monsieur Armand !

— À bientôt ! dit le jeune homme en lui serrant la main.

Et, toujours suivi par son chien, il s’enfonça sous le couvert, où il disparut.

— Oui, murmura le Canadien en suivant le jeune homme du regard, ce sera un rude chasseur, et si riche avec cela ! une vraie mine d’or. Et il ne s’en fait pas accroire ; il est bon et aimable avec tout le monde. Que Dieu le garde, ainsi que sa mère ! ce sont de braves et dignes personnes.

Ayant ainsi parlé, le Canadien reprit sa faction.

Madame la comtesse de Valenfleurs habitait depuis quelques années seulement l’Amérique.

Elle avait toujours vécu fort retirée, depuis son arrivée aux États-Unis.

D’abord à New-York, où elle habitait sur Broadway une magnifique maison lui appartenant.

Puis elle était passée au Canada, où elle avait acheté une fort belle propriété aux environs des « Trois-Rivières. »

On savait fort peu de choses sur son compte.

Elle n’allait pas dans le monde, ne recevait pas de visites, ce qui arrêtait net tous les commentaires que l’on aurait pu faire sur elle.

Cependant, comme il faut toujours que l’on parle, voici ce que l’on disait sur elle :

La comtesse de Valenfleurs, restée veuve après un an de mariage, s’était vouée à l’éducation de son fils, qu’elle aimait beaucoup en souvenir de son mari, que, prétendait-on, elle pleurait encore.

Des raisons fort graves que l’on ignorait l’avaient obligée à s’expatrier, alors que son fils avait à peine cinq ou six ans.

Deux personnes seulement l’accompagnaient, sa camériste, en même temps sa sœur de lait, nommé Clara, et un parent de celle-ci nommé Jérôme Desrieux, homme de trente-deux ans au plus, ancien zouave, d’une bravoure à toute épreuve : elle en avait fait son intendant, et elle avait en lui une entière confiance.

Ces deux personnes étaient dévouées à la comtesse, dont elles ne se séparaient jamais ; elles ne parlaient jamais de leur maîtresse qu’avec vénération.

On avait vainement essayé d’obtenir par elles des renseignements sur la comtesse.

Trois mois à peu près avant le jour où nous la rencontrons en pleine apacheria, madame de Valenfleurs avait reçu de France une lettre renfermant sans doute des nouvelles d’une haute importance, car elle avait aussitôt fait les préparatifs d’un long voyage.

Elle avait engagé des coureurs des bois canadiens, loué des domestiques ou peones, et s’était mise en route pour le Mexique, sans même révéler aux quelques personnes de son intimité les causes et le but de son voyage, qui était ainsi demeuré secret.

En arrivant sur le territoire indien, elle avait engagé, en qualité de guide, trois guerriers comanches, sur la recommandation de Charbonneau, dont ils étaient connus.

Deux jours avant celui où nous avons rencontré la comtesse, elle s’était séparée de Jérôme, qui était parti en avant en compagnie d’un des guerriers comanches, chargé, selon toute apparence, d’une mission importante, mais que, seuls, la comtesse et lui connaissaient.

Voilà tout ce qui avait transpiré dans le public sur madame de Valenfleurs.

Ce n’était pas beaucoup.

Aussi, a New-York et aux Trois-Rivières, la curiosité était-elle extrême.

Armand de Valenfleurs, ce charmant enfant que nous avons vu si amicalement causer avec Charbonneau, s’était enfoncé sous bois, en compagnie de son chien Dardar.

Le jeune homme, en proie à ce besoin de mouvement si naturel à son âge, et ne se sentant pas la plus légère disposition au sommeil, n’osant pas avouer à sa mère son envie de promenade de crainte de l’effrayer, avait attendu qu’elle fût endormie pour se lever et s’échapper de la tente.

Il n’avait pas l’intention de chasser.

Ce qu’il voulait, c’était marcher et tromper le temps en prenant de l’exercice.

Il marchait donc nonchalamment à travers bois, le fusil sous le bras, et regardant autour de lui tout ce qui s’offrait à ses yeux sans y attacher autrement d’importance.

D’ailleurs, à cette heure chaude de la journée, la chasse, s’il l’avait essayée, n’aurait pas été fructueuse.

Le gibier à poil, accablé par la chaleur, dormait au remisage, et les oiseaux, blottis au plus épais de la frondaison, dormaient la tête sous l’aile.

Le bruit seul des pas du jeune homme troublait le calme profond de la solitude ensommeillée.

Il n’y avait pas le plus léger souffle dans l’air.

Arbres et plantes étaient immobiles et semblaient, eux aussi, se livrer au repos, en attendant la fraîcheur bienfaisante de l’après-dîner.

Seules des myriades de moustiques et de maringouins tournoyaient fiévreusement en bourdonnant dans chaque rayon de soleil qui avait réussi à percer l’épaisseur du feuillage.

Armand avait ainsi fait près d’une lieue, en errant à l’aventure, sans que rien n’eût encore sérieusement attiré son attention.

Il se préparait à revenir sur ses pas, et à reprendre le chemin du campement, lorsque Dardar, qui marchait un peu en avant de lui en éclaireur, s’arrêta subitement sur ses jarrets, en relevant la tête et en aspirant l’air avec force.

Puis il se retourna vers son maître, le regarda fixement de son œil presque humain, et fit entendre une de ces plaintes douces presque inarticulées dont il avait l’habitude.

— Qu’y a-t-il ? mon bon chien, lui demanda le jeune homme, en armant son fusil, as-tu vu quelque chose de suspect ? as-tu senti un fauve ?

Le chien ne remua pas ; il semblait changé en pierre.

— Est-ce un ennemi ?

Le chien ne bougea pas.

— Alors, nous avons sans doute affaire à un ami ? reprit le jeune homme.

Dardar remua joyeusement la queue : il n’y avait pas à se tromper à cette réponse ; Armand désarma son fusil et le remit en bandoulière.

— Quel ami puis-je rencontrer ici ? murmura-t-il ; enfin, nous verrons ; marche, Dardar, je te suis.

Le chien agita la queue de nouveau, et il se remit en route, mais lentement, pas à pas, avec précaution, comme s’il eût voulu ne pas effaroucher l’être, quel qu’il fût, qu’il avait découvert et dont il avait dénoncé la présence.

Arrivé près d’un buisson assez touffu, le molosse s’arrêta de nouveau et regarda son maître.

— Bien, répondit celui-ci, tu veux que je voie par moi-même avant que d’aller plus loin, n’est-ce pas, Dardar ? soit, mon garçon !

Le jeune homme s’avança alors.

Il écarta avec précaution les branches du buisson, puis il se pencha en avant et regarda.

Il retint avec peine un cri d’admiration, au tableau enchanteur qui s’offrit alors à son regard.

Étendue au pied d’un rocher, abritée par le feuillage touffu d’un immense mahogany, une fillette de huit à neuf ans, d’une beauté presque surhumaine, dormait de tout son cœur.

Près d’elle, sur l’herbe, gisaient les restes d’un frugal repas, quelques fruits et quelques morceaux de biscuit, et une légère valise en cuir, entr’ouverte et laissant apercevoir des aliments en petite quantité et quelques autres provisions de bouche.

Un magnifique cheval, de taille moyenne, à la tête fine et intelligente, à l’œil de feu et aux jambes de cerf, tout sellé à la mode mexicaine, mais dont le mors était enlevé, après avoir achevé sa provende, dont on voyait encore les traces sur un zarapé jeté à terre, allongeait la tête vers l’enfant, comme s’il eût voulu protéger son sommeil.

Rien de simple, de frais et de ravissant comme ce tableau.

Au milieu de ce désert peuplé de fauves, de sauvages et de bandits, cette fillette dormait, calme et sans crainte, sous l’œil de Dieu, sans autre protection que son innocence et son ignorance complète des dangers terribles qui l’entouraient de toutes parts, sans qu’elle semblât même les soupçonner.

Armand était au comble de la surprise.

C’était en vain qu’il sondait du regard les profondeurs du bois et qu’il interrogeait le sol.

L’enfant était bien seule, et seule elle était arrivée là.

Mais d’où venait-elle ?

Comment se trouvait-elle là ?

Quel mystère, ou quel crime causait sa présence dans ce coin perdu de la savane ?

Toutes ces questions se pressaient en foule dans l’esprit du jeune homme sans qu’il lui fût possible de répondre à aucune.

— Sauvons-la d’abord, murmura-t-il, nous verrons ensuite ce qu’il y aura à faire.

Il se fraya un passage à travers les buissons, et il pénétra dans la clairière, suivi par Dardar, qui avait refusé de passer le premier.

Au premier mouvement du jeune homme, le cheval s’était redressé, avait poussé un hennissement strident comme un appel de clairon et était venu résolument se placer devant la gentille dormeuse.

Armand s’arrêta indécis, non par crainte, mais pour ne pas effrayer l’enfant, et surtout de peur d’être obligé d’avoir maille à partir avec son brave et dévoué défenseur.

De son côté Dardar avait aboyé à deux ou trois reprises, avec une intonation singulière, mais sans faire aucune démonstration hostile contre le cheval.

La fillette avait ouvert les yeux.

De grands yeux bleus couleur du ciel.

Mal éveillée encore, elle se frottait les yeux en bâillant, mais sans paraître effrayée le moins du monde.

— Que veux-tu ? ma bonne Jaguarita, dit-elle d’une voix douce et harmonieuse comme un chant d’oiseau. As-tu senti quelque ennemi ?

L’enfant s’était exprimée en langue espagnole, langue qu’Armand parlait fort bien et que sa mère lui avait apprise.

— Non, Senorita, répondit-il en adoucissant le timbre un peu mâle de sa voix. Je suis au contraire un ami, dont le plus vif désir est de vous être utile, si cela lui est possible.

— Oh ! s’écria-t-elle en bondissant sur ses pieds, un ami ! Enfin, je ne serai donc plus seule ! Dieu a eu pitié de moi !

— Cela doit être vrai, répondit aussitôt le jeune homme ; car je ne puis attribuer qu’à un miracle la façon dont, sans le savoir, je vous ai rencontrée. Ne vous effrayez donc pas, je vous en supplie, de me voir ainsi à l’improviste près de vous ?

— M’effrayer ! et pourquoi ? répondit-elle, et, caressant doucement le cheval : recule-toi, Jaguarita, dit-elle, tu vois bien que j’ai trouvé un ami.

Le cheval s’écarta doucement.

— Soyez le bienvenu, ami, dit la fillette, en s’approchant vivement du jeune homme et lui tendant la main. Oh ! je suis bien heureuse de vous avoir rencontré ; êtes-vous seul ici ?

— Non, j’ai ma mère et quelques amis. Ils sont campés à une lieue environ de l’endroit où nous sommes.

— Une mère, murmura la fillette avec tristesse et les yeux pleins de larmes, vous êtes heureux, ami, d’avoir une mère, moi je suis seule !

Des sanglots lui coupèrent la voix.

Dardar s’approcha et lui lécha les mains.

— Bon chien ! s’écria-t-elle, en lui jetant les bras au cou et l’embrassant follement, tu me plains, je t’aime bien, tu es bon !

— Moi aussi je vous aime, reprit doucement le jeune homme, venez avec moi, ma mère sera la vôtre.

— Ma mère est dans le ciel, dit-elle avec douleur, pauvre mère ! Si elle savait que je suis seule et abandonnée. Mais elle veille sur moi, c’est elle qui vous a guidé jusqu’ici pour me sauver ! Ami, laissez-moi remercier ma mère.

Et, ployant les genoux et joignant les mains, elle fit à voix basse une fervente prière.

Armand, attendri par cette scène étrange, ne savait plus que penser de cette singulière enfant.

Tout à coup, elle se releva, essuya ses larmes, et accourant vers Armand :

— Embrassez moi aussi, lui dit-elle.

Puis, lorsque le jeune homme l’eut affectueusement embrassée :

— Conduisez-moi près de votre mère, lui dit-elle résolument.

— Tout de suite, ma chère petite amie, répondit-il.

— Appelez-moi Vanda, c’est mon nom, et vous ami, quel est le vôtre ?

— Armand.

— Armand et Vanda, c’est bien, dit-elle en riant ; nous serons frère et sœur, et nous nous aimerons bien.

— Oh ! oui, s’écria le jeune homme, avec un élan passionné qui le surprit lui-même.