Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/II/VIII
VIII
OÙ LA NUIT SE FAIT DE PLUS EN PLUS ÉPAISSE AUTOUR DE LA GENTILLE PROTÉGÉE DE LA COMTESSE DE VALENFLEURS.
Dans les déserts américains, les luttes sont à outrance et sans merci.
Cette fois, comme toujours, le combat ne cessa que lorsque le dernier aventurier eût succombé.
Seul, le Mayor s’était échappé.
Il avait fui.
Mais, comme le lion, en passant à travers les rangs pressés de ses adversaires.
C’était de lui surtout qu’il importait de s’emparer.
Quelques hommes, témoins de son acte apparent de désespoir, s’étaient lancés à sa poursuite.
Ils espéraient, après l’horrible saut qu’il avait fait, le retrouver gisant horriblement brisé sur la plage.
Mais ils furent trompés.
Grâce à son imperturbable sang-froid, cette fois encore le Mayor était sorti sain et sauf de la mêlée.
On se souvient que les ténèbres n’étaient pas encore complètement dissipées, lorsque l’audacieux bandit avait exécuté son évasion.
On l’avait vu tout à coup disparaître en atteignant l’extrémité de l’esplanade.
Tout portait donc à supposer qu’il s’était précipité du haut de l’accore dans la rivière.
Mais les choses ne s’étaient point passées ainsi.
Le Mayor, profitant de l’obscurité, s’était brusquement aplati sur le sol.
Il avait saisi un des lassos disposés par Charbonneau pour faciliter l’escalade aux auxiliaires attendus par les voyageurs, et que l’on avait, l’escalade accomplie, négligé d’enlever, et il s’était tout simplement laissé glisser jusqu’au bord de la plage, où il était arrivé sans une égratignure.
Une fois là, le reste était facile pour un homme déterminé comme le Mayor.
Il s’était emparé alors de l’un des meilleurs chevaux abandonnés entravés par les civicos, s’était mis en selle, avait fait entrer son cheval dans la rivière et l’avait traversée intrépidement, en brandissant son long sabre avec des gestes ironiques de défi.
Les chasseurs qui s’étaient rendus en toute hâte sur la plage, non seulement ne retrouvèrent pas le cadavre du bandit, comme ils l’espéraient, mais encore ils eurent la cruelle mortification de reconnaître, en l’apercevant au milieu de la rivière, que leur ennemi leur échappait, après leur avoir volé un de leurs meilleurs chevaux.
Ils tirèrent plusieurs coups de fusil contre le fugitif.
Mais celui-ci semblait invulnérable ; il ne fut pas touché, et continua à se laisser emporter par le courant, sans même tourner la tête.
Les pauvres gens, furieux de leur déconvenue et d’avoir été si effrontément pris pour dupes par leur ennemi, rejoignirent leurs compagnons l’oreille basse.
Les sauveurs de la comtesse de Valenfleurs étaient, pour la plus grande partie, des gardes civicos mexicains, auxquels s’étaient joints quelques chasseurs de bison, trappeurs et coureurs des bois.
Puisque, pour la seconde fois, ce nom de civicos se trouve sous notre plume, disons, en quelques mots, comment, pourquoi et en quelle circonstances a été établi ce corps, plus redoutable encore pour ceux qu’il défend que pour ceux qu’il est chargé de combattre.
Sous la domination espagnole, les frontières mexicaines étaient solidement gardées contre les invasions des Peaux-Rouges au moyen de presidios, c’est-à-dire de colonies pénitentiaires dont les nombreuses garnisons se reliaient les unes aux autres par une ligne de fortins en terre, établis de distance en distance sur toute l’étendue de ces frontières.
Mais après la guerre de l’indépendance, lorsque les Espagnols furent définitivement chassés du Mexique, les choses changèrent complètement de face.
Les nouveaux affranchis, beaucoup trop occupés à se battre entre eux et à faire des pronunciamentos pour se disputer le pouvoir, ne songeaient guère à veiller à la sûreté de leurs frontières.
Ils laissèrent les présidios se dépeupler peu à peu, et, faute de garnisons et de réparations nécessaires, les fortins tomber en ruines.
Le résultat de cet état de choses était facile à prévoir.
Les Peaux-Rouges, trouvant les frontières ouvertes, et certains de l’impunité, recommencèrent leurs courses sur le territoire mexicain, brûlant, pillant et saccageant tout ce qui se trouvait sur le chemin de leurs incursions.
Puis, encouragés par le succès qui couronnait toutes leurs invasions, ils ne mirent plus de bornes à leurs pilleries et organisèrent leurs déprédations.
Apaches, Sioux, Comanches et d’autres peuples encore moins importants, mais tout aussi avides que les premiers, se ruèrent d’un commun accord à la curée.
Les frontières mexicaines furent littéralement mises en coupe réglée.
Les courses des Peaux-Rouges sur le territoire de la République mexicaine devinrent mensuelles.
À l’époque de la pleine lune, les hordes sauvages franchissaient au galop la frontière et se ruaient sur les Rancherias et les Haciendas ; mettant tout a feu et à sang, enlevant les femmes et les enfants et scalpant sans pitié les hommes qui tombaient entre leurs mains.
Les Indiens, comme pour railler leurs faibles adversaires, donnèrent un nom à ces incursions périodiques.
Comme elles avaient lieu à l’époque où la lune brille avec le plus d’éclat, le temps de la pleine lune fut nommé la lune du Mexique.
Les hacienderos et les rancheros de la Sonora et des autres États frontières furent bientôt ruinés et réduits au désespoir.
Demander du secours au gouvernement contre les Peaux-Rouges, il n’y fallait pas songer.
Le gouvernement mexicain avait autre chose à faire que de venir en aide à ces pauvres gens.
Il devait d’abord se défendre contre les attaques des partis, et ses troupes, si nombreuses qu’elles fussent, ne réussissaient pas toujours à mener à bien cette rude tâche.
Se voyant abandonnés à leurs propres forces, les hacienderos et les rancheros résolurent de se protéger eux-mêmes à leurs risques et périls.
Ce fut alors que la pensée leur vint de former une espèce de garde nationale, spécialement chargée de combattre les Peaux-Rouges et de les refouler sur le territoire indien.
Le corps des civicos, très nombreux, et composé en grande partie d’aventuriers et de chasseurs, fut institué en Sonora et dans les autres États riverains des Peaux-Rouges.
Ce corps fut habillé, monté et soldé aux frais des plus riches propriétaires de ces contrées, particulièrement exposés aux attaques des Peaux-Rouges et des rôdeurs et pirates des prairies.
Les gardes civicos sont des hommes d’une intrépidité reconnue, d’un caractère farouche, d’une moralité très suspecte et, d’une barbarie qui ne le cède même pas à celle des Peaux-Rouges, qu’ils ont pour mission de combattre.
Ils ne font pas de prisonniers.
Tout Indien ou tout bandit dont ils s’emparent est immédiatement torturé et mis à mort.
Les Indiens et les pirates le savent ; ils agissent en conséquence.
Ils ne demandent pas plus la vie qu’ils ne l’accordent.
C’est donc une guerre d’extermination entre ces ennemis implacables.
On raconte beaucoup de sinistres et lugubres histoires sur les civicos.
On les accuse partout de se déguiser en Indiens lorsqu’ils croient avoir à se plaindre de certains hacienderos ; d’assaillir leurs propriétés et de les faire mourir dans d’épouvantables tortures pour mieux leur voler ce qu’ils possèdent ; bref, de faire surtout la guerre à leur profit particulier.
Quoi qu’on en dise, presque toutes ces histoires sont vraies.
Maintes fois les civicos ont été pris sur le fait.
Ce corps est donc un véritable fléau pour ceux qu’il est chargé de protéger.
Le peu de bien que parfois il fait ne compense pas, bien loin de là, les maux qu’il cause.
Malheureusement, l’expérience prouve que les choses continueront encore bien longtemps à marcher ainsi au Mexique.
Les civicos s’étaient rendus en toute hâte dans le campement des aventuriers.
Ils avaient alors fait main basse sur les chevaux, les bagages, et avaient massacré les blessés.
Puis tous les bandits, inspection minutieuse faite de leurs poches, avaient été jusqu’au dernier accrochés aux branches des arbres pour servir d’épouvantail aux autres bandits de la savane et devenir la pâture des vautours, des urubus et autres oiseaux de proie, qui déjà formaient dans l’air, au-dessus de leurs cadavres, d’immenses cercles en poussant des cris de joie.
La comtesse était épouvantée de ces massacres.
Elle n’avait jamais assisté à de telles horreurs.
Son plus vif désir était de s’éloigner au plus vite de ce lieu maudit, où l’odeur âcre et chaude du sang la prenait à la gorge et lui donnait des nausées.
D’après les ordres de sa maîtresse, Jérôme Desrieux donna le signal du départ.
Les préparatifs ne furent pas longs.
Dix minutes plus tard, la petite troupe se mettait en marche, sous la protection de sa féroce escorte.
Les voyageurs, grâce à la tactique adoptée par le brave Charbonneau, n’avaient eu ni tués ni blessés.
Mais il faut constater que les secours étaient arrivés bien à temps.
Un quart d’heure de retard seulement aurait causé d’irréparables malheurs.
Au moment où la caravane prenait pied dans la plaine, deux chasseurs qui avaient poussé une reconnaissance à quelque distance en avant, afin de s’assurer qu’il n’y avait aucun danger à redouter, s’approchèrent de la comtesse, qu’ils n’avaient pas vue encore, dans l’intention de la saluer.
Ces deux chasseurs étaient Cœur-Sombre et Main-de-Fer.
Ils avaient rencontré par hasard les civicos, et s’étaient joints à eux pour les aider dans leur expédition.
Les deux hommes étaient bien connus de tous ; ils avaient été accueillis avec joie par Jérôme Desrieux et ses compagnons.
L’ancien zouave leur avait dit qu’il allait au secours de sa maîtresse, menacée d’une attaque par les bandits de la savane.
Les deux chasseurs avaient alors rangé leurs chevaux auprès de celui de Jérôme Desrieux et sans lui demander de plus amples informations, ils l’avaient suivi.
Un double cri de surprise s’échappa des lèvres de la comtesse et de celles de Cœur-Sombre en s’apercevant.
Ils venaient de se reconnaître.
Il y eut entre eux un assez long silence…
Ils croyaient rêver, tant cette rencontre fortuite en plein désert leur semblait extraordinaire.
— Vous, madame, vous ici ? s’écria enfin le chasseur, d’une voix brisée par une émotion intérieure à peine maîtrisée.
— Moi-même, répondit-elle en souriant et lui tendant la main.
Le chasseur porta respectueusement cette main à ses lèvres.
— Il y a bien longtemps que je n’ai eu l’honneur de vous voir, reprit-il. J’ai fait un long voyage et traversé tout le continent américain pour vous saluer et m’entretenir quelques instants avec vous ; mais, malheureusement, ce voyage a été inutile. Depuis plusieurs années déjà vous aviez quitté New-York ; personne n’a pu me donner de vos nouvelles.
— C’est vrai, dit-elle. Pour certaines raisons que vous saurez bientôt, j’ai été obligée de me rendre au Canada, où je me suis fixée à Québec.
— Hélas ! la dernière lettre que vous m’avez fait l’honneur de m’adresser porte la date de 1857 ; elle m’avait fait concevoir quelques espérances.
— Y auriez-vous donc renoncé ? fit-elle avec un vif mouvement d’intérêt.
— Hélas ! madame, répondit-il avec un soupir étouffé, que puis-je espérer aujourd’hui, dans la situation précaire où je suis réduit ?
— Comment ! de l’abattement, du découragement même… Je ne vous reconnais plus, monsieur Julian.
— Hélas ! j’ai tant souffert.
— Je le sais. Mais les âmes fortes se trempent dans la douleur !
— Vous ne connaissez pas la vie du désert, madame ; cette existence de luttes incessantes contre la nature entière, car tout nous est hostile, hommes, animaux, jusqu’au climat…
— Le peu que je connais du désert ne m’engage pas, je l’avoue, à faire plus ample connaissance avec lui, interrompit-elle avec un sourire triste. Mais vous êtes un homme, vous ; rien ne doit vous surprendre ni vous arrêter ; d’ailleurs, vous n’êtes pas seul, vous avez, m’a-t-on dit, un ami dévoué près de vous ?
— Oui, répondit-il avec mélancolie, en pressant la main de son compagnon ; un ami de toutes les heures, fidèle et dévoué, sans lequel depuis longtemps déjà je serais mort : il m’a soutenu, consolé. Dans toutes les circonstances terribles de ma vie d’aventures, je l’ai toujours trouvé entre le danger et moi. Vous avez raison, madame, j’ai un ami, et je suis un ingrat de l’oublier, car je ne compte plus les fois que je lui ai dû la vie.
— Que dis-tu donc là ? s’écria Main-de-Fer. Caraï ! ami, si nous faisions nos comptes, la balance ne serait pas en ma faveur l’obligé de nous deux, c’est moi !
— À la bonne heure, voilà qui est parlé ! s’écria la comtesse avec un rire perlé ; c’est ainsi que j’aime les discussions entre amis. Vous croyiez donc que je vous avais oublié, monsieur Julian !
— Madame, vous êtes un ange, et aux anges on ne demande pas compte de leur conduite. Vous avez eu sans doute des raisons sérieuses pour garder ce long silence. Je m’incline humblement. Et à présent que je vous vois, que je suis près de vous, marchant côte à côte en votre compagnie si chère, je me reprends malgré moi à espérer.
— Et vous avez raison, dit-elle gaiement. Mais vous me reprochez de vous avoir oublié. En ceci, vous n’êtes pas juste. Le service des postes est très mal fait dans les déserts. Je vous ai écrit dix lettres peut-être ; je vous en montrerai les brouillons au besoin ; vous n’avez pas répondu à une seule.
— Parce que pas une seule ne m’est parvenue, madame.
— Je m’en doutais, voilà pourquoi vous me rencontrez ici.
— Comment ! que voulez-vous dire ? C’est pour moi ?…
— Que j’ai entrepris ce voyage ? Oui, monsieur, pour vous seul. Il fallait bien que je susse enfin ce que vous étiez devenu.
— Eh quoi ! vous, madame, une femme accoutumée à toutes vos aises, ignorante des dangers terribles auxquels vous alliez être exposée, vous si tranquille, si heureuse, entourée de tout ce que la richesse et le luxe peuvent donner pour rendre la vie douce et agréable, vous n’avez pas craint…
— D’abandonner tout cela pour me mettre à la recherche d’un ami, et accomplir un acte sacré de reconnaissance ! Non, monsieur, vous le voyez, je n’ai pas hésité ; je comprenais combien vous deviez souffrir ; je suis venue, confiante en Dieu, et me voilà !
— Oh ! madame, combien je suis coupable ! Comme vous devez me trouver petit et misérable auprès de vous ? J’ai douté de votre cœur !
— Le malheur rend souvent injuste, monsieur Julian ; je ne vous garderai pas rancune ; et la preuve, c’est que je veux vous rendre le bonheur.
— Oh ! madame, ne me dites pas cela, je vous croirais ; et vous le savez, le bonheur n’est plus fait pour moi !
— Vous êtes fou, mon ami ; qui vous empêche de me croire et d’avoir foi en moi : vous ai-je jamais trompé ?
— Non certes, madame, je l’avoue humblement ; mais ce que vous me laissez entrevoir est si beau !…
— La réalité, je l’espère, sera plus belle encore ; reprenez donc courage.
Le chasseur la regarda d’un air égaré, comme s’il devenait fou.
— Courage ! reprit-elle avec un délicieux sourire.
Et, s’adressant à son intendant :
— Jérôme ! cria-t-elle.
— Présent, madame la comtesse, à vos ordres, répondit l’ex-zouave en arrêtant son cheval et saluant sa maîtresse.
— Où nous conduisez-vous en ce moment ?
— Madame la comtesse, nos éclaireurs cherchent un gué. Nous allons traverser la rivière et nous rendre à l’hacienda del Paraiso — du Paradis.
— Où cette hacienda est-elle située ?
— Aux environs de Paso del Norte, madame la comtesse.
— Mon cher Jérôme, je n’ai rien à faire dans cette hacienda del Paraiso, malgré son nom de si bon augure, reprit-elle en souriant ; mais, en revanche, j’ai besoin d’arriver promptement à une hacienda nommée, je crois, la Florida — la fleurie — qui, si je ne me trompe, ne doit pas être éloignée de Arrivaca, sur la frontière mexicaine.
— Ah ! diable, fit l’intendant en se frappant le front avec dépit, je n’avais pas songé à cela !
— Rien de plus facile, dit Cœur-Sombre. Arrivaca n’est qu’à trois lieues d’ici tout au plus, tandis que el Paso est beaucoup plus éloigné.
— Vous chargez-vous de nous y conduire à cette hacienda ? demanda Jérôme.
— Parfaitement ; mais vous n’avez pas besoin de moi tous nos hommes connaissent Arrivaca.
— Ainsi, madame la comtesse, c’est à la Florida que nous allons ?
— Oui, s’il vous plaît, Jérôme.
— Les ordres de madame la comtesse seront exécutés ; tous, nous sommes ici pour lui obéir.
Quelques instants plus tard, la caravane traversa le Rio Colorado à gué, et appuya légèrement sur la droite pour se rapprocher des frontières mexicaines.
— Vous semblez connaître cette contrée ? dit la comtesse.
— En effet, madame, répondit Cœur-Sombre. Je chasse ordinairement dans les parages du Nouveau-Mexique, de la Californie et de l’Oregon ; le gibier y est abondant et les fourrures généralement belles.
— Alors, vous êtes allé quelquefois à Arrivaca ?
— Quelquefois, oui, madame. C’est un misérable village, une espèce d’aldea qui s’en va se dépeuplant, en arrière de Sapori, autre hameau peu important, et séparé par Sierra de Pajaros, de l’ancien Presidio de Tubac, cette contrée appartenait anciennement au Mexique, et se nomme l’Arizona.
— Êtes-vous allé à la FIorida ?
— Jamais. J’ai aperçu de loin l’hacienda ; elle paraît fort belle. D’ailleurs, ses dépendances sont immenses ; elles ont presque autant d’étendue qu’un département de la France. On y fait en grand l’élevage des chevaux et du gros bétail. La Florida est, je crois, la propriété de don Cristoval de Cardenas, qui descend, dit-on, des anciens Incas du Mexique, et serait ainsi de race royale. Il est actuellement alcade mayor de Tubac.
— Vous le connaissez donc ?
— Fort peu. J’ai reçu une fois, à Tubac, l’hospitalité chez lui, pendant vingt-quatre heures. Il y a environ deux mois, le hasard nous mit en présence dans les Montagnes-Rocheuses, chez un aubergiste où je me trouvais. J’eus alors l’occasion de lui rendre un léger service.
— Rapporte donc les choses comme elles sont ! s’écria vivement Main-de-Fer, et s’adressant avec animation à la comtesse : Madame, continua-t-il, le léger service dont parle mon ami est tout simplement celui-ci : il a sauvé la vie à don Cristoval de Cardenas, à dona Lucia, sa femme et à ses deux enfants, que ce brigand de Mayor avait traîtreusement enlevés, et qu’il se préparait à torturer pour le contraindre à lui livrer le secret de certain trésor que, dit-on, il possède, et que le Mayor, qui depuis longtemps le convoite, prétendait bel et bien s’approprier par ces odieux moyens.
— Il serait vrai ! s’écria la comtesse avec une surprise ressemblant beaucoup à de l’admiration.
— Mon ami exagère, répondit le Cœur-Sombre avec un fin sourire ; son amitié pour moi l’aveugle en ce moment, comme toujours.
Main-de-Fer haussa les épaules.
Il ouvrit la bouche comme s’il eût voulu répondre, mais il se ravisa et ne souffla pas mot.
La comtesse de Valenfleurs était soudainement devenue songeuse.
La marche continua pendant un laps de temps assez considérable, sans que la conversation fût reprise entre les trois personnages.
Les deux chasseurs, respectant le mutisme de la belle voyageuse, rêvaient de leur côté.
La comtesse jouait avec Vanda, que Clairette, la camériste, avait placée à califourchon sur le devant de la selle de sa maîtresse.
Le Cœur-Sombre suivait du regard la gentille fillette, dont l’innocent babil semblait de plus en plus l’intéresser presque malgré lui.
Enfin, n’y pouvant tenir davantage :
— Voilà une bien charmante enfant ! s’écria-t-il pour dire quelque chose.
En réalité, ce long silence, qu’il ne savait à quoi attribuer, lui pesait.
— N’est-ce pas ? répondit aussitôt la comtesse en souriant.
— Certes, madame, et vous semblez beaucoup l’aimer.
— Oh ! oui, répondit-elle avec sentiment ; je l’aime comme si elle était ma fille.
— C’est sans doute l’enfant d’un ami bien cher ? dit Main-de-Fer, en se mêlant à la conversation.
La comtesse sourit sans répondre.
Elle embrassa la fillette à plusieurs reprises, la remit à Clairette, qui la replaça sur Jaguarita.
Puis elle fit un signe presque imperceptible à la camériste, qui arrêta son cheval et resta ainsi un peu en arrière et hors de portée de la voix.
— Cette chère enfant, dit alors la comtesse, n’est pas la fille d’un ami ou d’un parent, elle m’a été léguée par la Providence.
— Comment par la Providence ? s’écria Main-de-Fer.
— Oui, reprit en souriant la comtesse.
— C’est étrange, murmura Cœur-Sombre.
— Je n’y suis plus du tout, ponctua Main-de-Fer.
— En effet, cela doit vous sembler une énigme.
— Je l’avoue, madame ; répondit Main-de-Fer.
— Dieu a fait un miracle en mettant, il y a deux jours, cette chère et malheureuse enfant sur ma route d’une façon extraordinaire, reprit la comtesse avec des larmes dans la voix.
— Et quoi ! s’écria le Cœur-Sombre, il serait possible. Vous avez trouvé cette pauvre petite seule et abandonnée dans la savane.
— Abandonnée, oui, toute seule, loin de tout secours, mais sous l’œil de Dieu.
— Voilà qui dépasse toute croyance, dit Cœur-Sombre ; mais comment l’avez-vous donc trouvée, madame ? D’où venait-elle ? Où allait-elle ?
— Quant à cela, je ne puis vous répondre, je n’en sais trop rien ; elle dormait quand elle fut rencontrée, ou plutôt découverte, blottie au fond d’un bosquet.
— Cependant, madame, cette enfant est assez âgée pour répondre si on l’interroge ?
— Peut-être.
— Aurait-elle donc refusé de répondre aux questions que vous lui adressiez, madame ?
— Je ne dis pas cela, dit-elle en souriant.
— Mais, alors ?…
— Ainsi que je vous l’ai dit, messieurs, reprit la comtesse après un instant, ma rencontre avec cette chère enfant est toute une histoire mystérieuse, et, je le crains, un énigme dont le mot m’échappera toujours quoi que je fasse pour le découvrir.
— Daignez vous expliquer, madame, dit Main-de-Fer.
— C’est ce que je vais tâcher de faire, d’autant plus que le Mayor, dont vous avez parlé, se trouve mêlé a cette histoire d’une façon singulière.
— Le Mayor ? murmura Cœur-Sombre d’un air triste.
— Oui, connaissez-vous cet homme ? Savez-vous son nom véritable ?
— Ma foi, non ! dit Main-de-Fer.
— Permettez-moi, madame, ajouta Cœur-Sombre, de vous apprendre une chose que vous ignorez sans doute : les pays nouveaux tels que celui où nous sommes en ce moment sont habités par une population de masques.
— Je ne vous comprends pas, monsieur, qu’entendez-vous par une population de masques ?
— Je veux dire, madame, que dans les savanes du territoire indien, personne ne porte son nom véritable, et que, pour une raison ou pour une autre, chacun se retranche derrière un sévère incognito.
— Ah ! très bien ! aussi vous avez pris le nom de Cœur-Sombre et votre ami celui de Main-de Fer, n’est-ce pas cela, monsieur ?
— Précisément, madame ; du reste, ces noms, nous ne les avons pas pris, on nous les a donnés, et nous les avons acceptés pour nous conformer aux habitudes généralement adoptées au désert, voilà tout.
— Mais probablement les autres n’ont pas de motifs aussi honorables que les vôtres pour cacher leurs noms ?
— C’est ce que j’ignore, madame ; mais comme la plupart des aventuriers, des coureurs des bois ou des chercheurs d’or sont des déclassés, des parias de toutes les civilisations du vieux monde, peut-être ont-ils des raisons sérieuses pour cacher soigneusement leur véritable personnalité. Tout me porte à soupçonner ce Mayor dont nous parlons d’être dans ce cas.
— Quel qu’il soit, cet homme, quand je l’ai entrevu ce matin, m’a fait, sans que j’en puisse deviner la cause, une impression terrible ; mon cœur s’est serré ; j’ai failli m’évanouir. Il ne soupçonnait pas ma présence. Je l’examinais sans qu’il me vît. La tente n’était que faiblement éclairée par une bougie renfermée dans une lanterne et posée à terre. Je voyais mal son visage à demi-caché sous les larges ailes de son sombrero ; mais je ne sais pourquoi je me sentais frissonner en le regardant ; il me semblait retrouver dans ces traits à peine distincts une époque éloignée de ma vie, sans pourtant réussir à me rappeler le nom de la personne à laquelle j’attribuais cette ressemblance, qui cependant avait pour moi quelque chose de fatal. Mais le Mayor, puisque tel est le nom, après une hésitation de deux ou trois minutes, traversa rapidement la tente… il ne s’arrêta qu’une seconde à peine pour se tourner et regarder avec une expression d’angoisse indicible l’enfant qui l’appelait en pleurant et joignant les mains en lui criant : « Père ! père ! c’est moi ! » Je ne sais ce qui serait arrivé si des civicos n’étaient subitement apparus sur le seuil de la tente. Alors le visage de cet homme se décomposa subitement, prit une expression de poignant désespoir, et il s’élança en criant d’une voix rauque et inarticulée : « Tu te trompes, enfant, ton père est mort ! » et il disparut aussitôt en éventrant d’un coup de sabre la toile de la tente.
— Voilà qui est singulier ! murmura Cœur-Sombre.
— Cet homme serait-il donc le père de cette enfant ? ajouta Main-de-Fer.
— Oh ! ce serait trop affreux ! s’écria la comtesse avec horreur.
— Tout est possible, malheureusement, madame, dit le chasseur.
— Hélas ! c’est vrai, murmura-t-elle.
— Pardon, madame, reprit Cœur-Sombre ; vous nous aviez promis l’histoire de votre gentille protégée.
— C’est juste ; écoutez-moi donc, messieurs.
La comtesse raconta avec les plus minutieux détails la découverte de l’enfant, et comment elle l’avait adoptée.
Puis, elle rapporta les différents interrogatoires qu’elle lui avait fait subir, et ce qu’elle était parvenue à apprendre ainsi sur le passé de l’enfant et la catastrophe qui l’avait brutalement jetée dans le désert.
Les deux chasseurs avaient écouté ce double récit avec la plus sérieuse attention et sans interrompre une seule fois la charmante narratrice.
— Eh bien ! dit-elle en terminant, que pensez-vous de cette histoire, messieurs ? Croyez-vous pouvoir y ajouter quelque chose susceptible d’éclaircir un peu ce mystère ?
— J’en doute, madame. Nous ne pouvons procéder que par induction ; cependant, peut-être apporterons-nous quelques pierres, si petites qu’elles soient, à l’édifice que vous construisez si péniblement. Finissons-en avec le Mayor, avant tout autre chose. Notre rencontre avec lui eut lieu quelque temps avant les faits si graves que vous avez rapportés. À la suite d’événements trop longs à vous raconter, le Mayor fut condamné par moi à expier ses crimes, par un abandon au désert, sans armes, sans vivres, sans cheval et sans feu.
— Oh ! quel affreux supplice ! s’écria la comtesse en pâlissant.
— Il avait mérité pis encore ! s’écria Main-de-Fer rudement.
— L’arrêt fut exécuté dans toute sa rigueur, reprit Cœur-Sombre.
— Par moi, qui l’emportai garrotté, bâillonné et aveuglé, sur la croupe de mon cheval ; je le laissai seul, au milieu d’une forêt vierge presque impénétrable et peuplée de fauves. J’avais pitié de lui, j’espérais qu’il serait promptement dévoré, ajouta naïvement Main-de-Fer.
— Ma surprise fut grande, continua Cœur-Sombre, quand je reconnus ce matin ce misérable, que je croyais mort depuis longtemps. Par quels prodiges de volonté, d’énergie et d’intelligence, cet homme a-t-il réussi à échapper aux fauves, à vaincre la faim, le froid, la fatigue ? à retrouver son chemin dans le dédale où on l’avait laissé, et à reprendre sa place parmi les vivants ? C’est ce que je ne saurais dire. Je restai confondu en le revoyant à la tête d’une troupe de bandits, audacieux et fier comme je l’avais vu quelque temps auparavant, dans cette auberge perdue des Montagnes Rocheuses. Je n’avais pas voulu alors souiller mes mains de son sang, je lui avais laissé une chance bien faible, il est vrai ; mais je comptais sur le remords, j’espérais qu’il s’amenderait. J’avais tort ; tout est vicié en cet homme ; il mourra comme il a vécu, le blasphème à la bouche, le poignard à la main et avec le seul regret de ne pouvoir commettre d’autres crimes. C’est un fauve !
— C’est épouvantable ! s’écria la comtesse.
— Oui, épouvantable, mais rigoureusement vrai. Savez-vous pourquoi je ne l’ai pas tué et pourquoi je me suis senti ému de pitié pour lui, madame ? Je vais vous le dire. C’est qu’il exposait ses plans à un autre scélérat pire encore que lui, peut-être, et que, pour ne pas être entendu de ses complices, il lui parlait en langue basque qu’il croyait inconnue de tous ses auditeurs.
— En langue basque ! Cet homme parlait le basque ! s’écria la comtesse en pâlissant et joignant les mains.
— Oui, madame, et il le parlait aussi purement que vous, mon ami et moi, nous le ferions ; j’étais là, près de lui ; je ne perdais pas une seule de ses paroles ; en entendant ma langue maternelle, parlée ainsi, si loin de mon pays, cela me bouleversait le cœur, m’attendrissait malgré moi ; j’oubliais tout pour ramener mes pensées en arrière, et rappeler les souvenirs de ma première jeunesse toujours vivants au fond de mon âme ; il fallut l’atrocité des projets de ces deux monstres et un effort de volonté suprême, pour rompre le charme qui me maîtrisait. Tout à coup je me mêlai à leur conversation, en langue basque, moi aussi ; ce fut un coup de foudre pour ces misérables. Maintenant sachez le nom du complice du Mayor, de l’homme auquel il confiait ses plans ; cet homme était mon ennemi mortel, la cause de toutes mes souffrances et de tous mes malheurs, Felitz Oyandi !
— Felitz Oyandi ! ce monstre vit encore ?
— Je le crois, car je lui ai fait grâce.
— Et tu as eu tort ; il reparaîtra quelque jour ; il faut toujours écraser la tête du serpent, fit Main-de-Fer en hochant la tête.
— Mais ce Mayor, ce Mayor quel est-il ?
— Je l’ignore, madame.
La comtesse laissa tristement tomber la tête sur la poitrine.
— Continuez, dit-elle.
— Ne vaudrait-il pas mieux remettre cette conversation à plus tard, madame ? Vous semblez douloureusement affectée.
— C’est vrai, mais cependant mieux vaut en finir tout de suite, dit-elle d’une voix brève. Continuez, je vous en prie, M. Julian ; qui sait si plus tard j’aurai la force de vous entendre.
— C’est donc pour vous obéir, madame.
— Merci, mon ami ne faites pas attention à ma tristesse, ce n’est qu’un malaise passager ; je me sens déjà mieux. Parlez ; je vous écoute.
— Madame, dans la sierra del Moro, qui d’un côté se relie à la sierra Madre et de l’autre aux Montagnes Rocheuses dans le Nouveau-Mexique, mais presque sur la frontière de l’Utah, où se sont établis les Mormons, se trouve une vieille ville espagnole fondée aux premiers temps de la conquête. Très florissante jadis, elle meurt aujourd’hui et se dépeuple tous les jours. Elle se nomme Santa-Fé ; elle est bâtie presque à la source d’une des branches de la rivière le Rio grande del Norte. Cette ville sert aujourd’hui d’étape et de lieu de séjour aux chercheurs d’or venant du Texas et du Mexique. Je vais souvent dans cette ville, où est établi un comptoir de traite, soit pour y vendre mes fourrures, soit pour y renouveler mes provisions de cartouches, parce que mon ami et moi nous possédons des armes de précision qui ne se chargent qu’avec des cartouches particulières, que le chef du comptoir de traite a la complaisance de faire venir de la Nouvelle-Orléans tout exprès pour nous. Quelquefois mon séjour dans cette ville se prolonge pendant douze ou quinze jours ; quelquefois plus. Je suis médecin, vous le savez, et c’est une joie pour les habitants quand ils nous voient arriver, mon ami et moi ; on me présente les malades : bref, toutes les maisons me sont ouvertes, de sorte que je connais presque tout le monde à Santa-Fé ; cependant, il y avait une maison dans laquelle je n’avais jamais pénétré, et dont je ne connaissais les habitants que par ouï-dire ; je ne les avais jamais aperçus. Cette maison, fort grande et fort belle, construite à l’époque où Santa-Fé était une ville riche et commerçante, était située sur la plaza mayor, précisément en face de l’église de la Merced ; ses jardins, fort beaux, dessinés à l’ancienne mode espagnole, s’étendaient très loin, et débouchaient hors de la ville, en pleine forêt vierge.
— Mais, s’écria la comtesse, c’est cela même ; c’est ainsi que ma chère Vanda m’a décrit la maison de sa mère.
— Je le crois, madame, ce doit être cela, en effet.
— Continuez, continuez, je vous prie.
— J’habitais, moi, pendant mes rares visites à Santa-Fé, une maison située de l’autre côté de la place, et appartenant à une veuve, qui me la louait pour dix piastres par an. Lorsque j’arrivais, la bonne femme se réfugiait dans un pavillon au fond de son jardin, et me laissait la jouissance de tout le reste. La brave dame avait un péché mignon : elle était très bavarde et aimait surtout parler de ses voisins ; et presque toujours en mal, je dois lui rendre cette justice.
— Vous êtes méchant pour les pauvres femmes, dit la comtesse en riant.
— Moi, madame ? Dieu m’en garde ! Je suis trop leur admirateur pour cela ; je dis la vérité, voilà tout.
— Bon, bon ! je sais qu’en penser… Continuez !
— Sans que j’eusse besoin de l’interroger, la brave femme me conta tout ce qu’elle savait sur les habitants de la grande maison. Voici le résumé de ce qu’elle me dit : Quelques années auparavant, un cavalier et une dame, suivis de quatre domestiques mâles et femelles, étaient arrivés à Santa-Fé. Le mari avait acheté, le jour même, cette maison, qui, depuis plusieurs années, était en vente, et l’avait payée comptant, au nom de don José Moralès. Il s’était installé dans la maison puis, trois jours plus tard, il était parti, laissant sa femme seule. Cette femme était toute jeune alors ; elle avait quinze ans à peine et était d’une beauté remarquable. Elle se nommait dona Luz Alacuesta.
— Vous venez de dire Moralès ?
— Pardon, madame ; en Espagne, ce n’est pas comme dans notre pays de France. Les femmes, en se mariant, ne perdent pas leur nom ; elles le conservent, et, si cela leur plaît, le joignent à celui de leur mari et aux titres qu’il porte. Le mari pouvait donc se nommer José Moralès et la femme Luz Alacuesta.
— C’est juste. Allez ; j’écoute.
— Don José ne faisait que de courtes, et surtout de très rares apparitions à Santa-Fé. Il arrivait toujours la nuit, et lorsqu’il repartait, c’était avant le jour. Parfois même, il arrivait et repartait en passant par les jardins, de sorte que la plupart du temps on ignorait s’il était, ou n’était pas à Santa-Fé. Chaque fois qu’il venait, il était suivi d’une ou deux mules chargées. Souvent, pendant son absence, des arrieros arrivaient avec des mules, et tantôt ils demandaient le señor Moralès, tantôt le señor Munoz, enfin une infinité de noms plus baroques les uns que les autres, ce qui étonnait grandement les gens, et lorsqu’on les pressait de questions, ils répondaient par de grossières rebuffades, et finissaient par donner le nom de la señora. Celle-ci vivait fort retirée, elle était très pieuse et donnait beaucoup aux églises et aux couvents. Aussi ne manquait-elle pas d’amis dans le clergé, séculier ou autre, prêts à la défendre et à chanter ses louanges lorsqu’on attaquait son mari, que l’on s’étonnait de son existence mystérieuse et de ces grandes richesses que l’on voyait continuellement entrer dans cette maison sans les en voir jamais sortir. En somme, ce mari, que personne ne connaissait, dont nul ne se rappelait le visage et dont l’existence était si problématique, avait, grâce aux commérages de la ville, une exécrable réputation. On ne se gênait pas pour le traiter de scélérat et l’accuser d’être un chef de salteadores.
— Souvent, les commérages sont l’expression de la vérité, dit la comtesse.
— Rarement, madame, parce que la calomnie en fait toujours le fond ; mais je ne préjuge pas, je raconte.
— Et ce que vous dites est très intéressant, cher monsieur.
— Mille grâces, madame. Je reprends ou plutôt je termine ; car je n’ai plus que quelques mots à ajouter. Ma surprise fut grande la dernière fois que je visitai Santa-Fé d’apercevoir sur la place Mayor des ruines à peine refroidies, des monceaux de cendres et de débris de toutes sortes, sur l’emplacement occupé par la maison que si souvent j’avais admirée. Je n’en pouvais croire mes yeux ; c’était un spectacle véritablement lamentable. Je m’informai à ma vieille propriétaire ; elle me raconta toute l’histoire, presque dans les mêmes termes que vous, madame, me l’avez racontée. Vers onze heures du soir, une nombreuse troupe de bandits, tous à cheval, s’était introduite dans la ville endormie ; ils avaient entouré la maison, forcé les portes et les fenêtres, avaient égorgé les péons, surpris dans leur sommeil, puis ils s’étaient mis à piller, à briser les meubles, en poussant de grands cris ; ils avaient amené des mules avec eux et s’étaient partagé la besogne, les uns pillaient, les autres faisaient des ballots et chargeaient les mules ; puis lorsqu’ils n’avaient plus rien trouvé qui méritât d’être emporté, ils avaient jeté des torches brûlantes dans toutes les chambres et s’étaient retirés. Derrière eux, la maison s’était allumée comme un phare, avait flambé toute la nuit, et s’était écroulée, sans que personne essayât d’arrêter l’incendie. La population, effrayée par le nombre de ces audacieux bandits, les avait laissés partir sans les inquiéter, du reste, ils avaient opéré leur retraite en bon ordre, et sans causer aucun autre dégât. Quant aux maîtres de la maison, personne ne les avait vus et n’en avait eu de nouvelles ; on supposait, ou qu’ils avaient été égorgés, ou qu’ils avaient péri sous les ruines de la maison. Voilà, madame, tout ce que je puis vous dire.
— Ne trouvez-vous pas toutes ces coïncidences étranges ? Et ne pensez-vous pas comme moi que vos renseignements complètent les miens ? dit la comtesse après un instant.
— Pardon, madame, je vois des faits extraordinaires, qui, à première vue, semblent, en effet, se compléter les uns par les autres ; mais, en y réfléchissant posément, tout cet échafaudage de quasi-preuves s’écroule, pour ne plus laisser subsister que le doute. En effet, les principaux personnages nous échappent ; nous ne savons rien sur eux de positif ; nous ne les connaissons même pas ; il nous serait impossible de les reconnaître. La mère de l’enfant est morte ; rien ne prouve que ce nom qu’elle portait, et qui n’est pas écrit sur le médaillon de son portrait, fût le sien. Croyez-vous qu’elle aurait, sur les billets, autographié son nom de deux façons différentes ? Cela ne supporte pas la discussion. Et l’homme, le mari, cet être mystérieux que personne ne voit et ne connaît ? Pouvons-nous affirmer que ce soit le Mayor, plutôt que tout autre ? Non ; vous me répondrez que l’enfant a reconnu son père, qu’elle l’a appelé, et que celui-ci a fait un mouvement comme pour se rapprocher de la fillette qui l’implorait. D’abord la tente était obscure ; l’enfant avait peur, elle a dû être trompée par une ressemblance fortuite ; elle voyait mal et n’avait pas l’esprit libre. Quant au Mayor, je le connais et je l’ai vu à l’œuvre. Vous-même, madame, avez assisté à sa fuite ; fuite héroïque, dirais-je, s’il ne s’agissait pas d’un tel scélérat, puisque seul, armé de sa longue épée, il a passé fièrement au travers de plus de soixante hommes armés et résolus à le tuer, et malgré cela a réussi à s’ouvrir un passage. Croyez-vous qu’il soit possible qu’un tel homme, appelé par son enfant et le reconnaissant, fût demeuré sourd à ses prières et se fût détourné de lui ? Non, madame, il l’aurait à tout prix emporté dans ses bras ! Je vous le répète : il l’aurait fait, ou serait mort en le défendant ; mais jamais, à aucun prix il ne l’aurait laissé derrière lui ! Je vais plus loin, peut-être était-ce le Mayor lui-même qui dirigeait l’attaque contre la maison de Santa-Fé. Ce bandit ne recule devant rien pour se procurer de l’or ! Peut-être a-t-il égorgé le père de la pauvre enfant ! Ses paroles semblent l’indiquer : Ton père est mort ! a-t-il crié. Donc, il connaissait ce meurtre ; il ne saurait, par conséquent, être le père de cette malheureuse enfant, mais bien plutôt son assassin !
— Allons ! dit la comtesse avec un soupir de découragement, j’avais eu un instant d’espoir ; il me faut y renoncer. Je suis heureuse cependant que ma chère Vanda ne soit pas la fille d’un bandit et d’un assassin.
— À ceci, madame, on pourrait répondre bien des choses.
— Comment cela, monsieur ? Je ne vous comprends pas ; veuillez, je vous prie, me faire connaître votre pensée tout entière.
— À quoi bon, madame ?
— Parlez donc, monsieur, vous voyez que j’attends ! reprit la comtesse en fronçant le sourcil.
Cœur-Sombre pâlit et se mordit les lèvres.
Mais, se remettant aussitôt
— Je vous obéis, madame, dit-il d’une voix dure. Vous voulez connaître ma pensée tout entière, la voici. Quant à moi, je suis convaincu que, quel que soit le père de cette pauvre enfant, c’est, s’il vit encore, ou c’était, s’il est mort, un coquin de la pire espèce. La fortune considérable sauvée du pillage et emportée par la mère le prouve d’une façon péremptoire : les honnêtes gens n’ont pas à l’improviste à leur disposition des sommes aussi considérables, surtout en or, diamants, bijoux et billets de banque ; et je ne parle que pour souvenir de ces mules chargées d’incalculables richesses, qui venaient si fréquemment se décharger de leur précieux fardeau dans cette maison.
— Vous êtes devenu bien sceptique, monsieur, depuis que j’ai eu l’honneur de vous voir, dit la comtesse avec un sourire railleur. Est-ce la vie du désert qui vous a rendu ainsi ?
Et elle ajouta, en éclatant d’un rire plein de sarcasme :
— Vous ne croyez plus à rien qu’au mal. Vous le voyez partout.
— C’est que, depuis bien longtemps, madame, je cherche le bien sans le trouver nulle part, répondit-il avec un accent glacé, en s’inclinant avec une politesse ironique sur le cou de son cheval.
La comtesse tressaillit et se retourna vivement vers le chasseur, qu’elle regarda un instant avec une surprise triste.
Peut-être allait-elle lui demander l’explication de ses dernières paroles.
Mais, au même instant, Jérôme Desrieux s’approcha de sa maîtresse et la salua.
La comtesse l’interrogea du regard.
— Madame la comtesse, lui répondit-il alors, nous ne sommes plus qu’à une heure à peu près de la Florida, et voici là-bas devant nous des cavaliers qui semblent venir à notre rencontre. Quels sont vos ordres ?
— Allez les reconnaître avec quelques chasseurs ; et si ces cavaliers sont ce que vous supposez, faites-leur mes compliments et présentez-les-moi.
L’ex-zouave salua, tourna bride et repartit ventre à terre.
La comtesse jeta un regard autour d’elle.
Les deux chasseurs la suivaient toujours.
Mais ils ne marchaient plus sur la même ligne qu’elle.
Ils semblaient tristes et embarrassés.
— J’ai commis une faute, murmura-t-elle.
Puis, après un instant, elle ajouta avec un fin sourire :
— Mais, grâce à Dieu, dans quelques instants il me pardonnera !