Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/II/XII

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XII

DANS LEQUEL BIEN DES CHOSES INTÉRESSANTES SONT RACONTÉES, QUI SONT INDISPENSABLES POUR L’INTELLIGENCE DE CETTE VÉRIDIQUE HISTOIRE.


Nous retournerons maintenant près de madame la comtesse de Valenfleurs, que nous avons abandonnée au moment où, arrivant à la Florida, elle traversait, en compagnie de don Cristoval de Cardenas, la cour d’honneur de l’hacienda, et se dirigeait sur la plate-forme vers le double perron, sur lequel une brillante compagnie se pressait pour lui souhaiter la bienvenue.

La comtesse ne cessait d’admirer la jeune dame dont nous avons fait le portrait dans un précédent chapitre.

Son regard ne pouvait se détourner d’elle.

Les deux charmantes femmes, attirées l’une vers l’autre comme par une mystérieuse attraction, se souriaient de loin et se penchaient en avant pour mieux s’apercevoir, cédant, sans songer à y résister, à ce magnétisme étrange et incompréhensible pour elles, qui les faisait se deviner amies, bien que ni l’une ni l’autre n’eussent souvenir de s’être vues auparavant.

Au moment où la comtesse arriva au bas du perron, un homme portant l’uniforme de chirurgien en chef de l’armée française, la poitrine constellée de décorations, droit et vigoureux encore, bien qu’il eût dépassé la cinquantaine de cinq ou six ans au moins, écarta de la main les personnes derrière lesquelles, jusqu’à ce moment, il s’était dissimulé.

Il descendit rapidement les quelques marches du perron, s’approcha du cheval de la comtesse, et s’inclinant respectueusement devant elle en lui tendant la main, il lui dit, du ton le plus affectueux :

— Je ne veux laisser à personne le soin de vous aider à mettre pied à terre, madame, c’est un bonheur que je revendique.

— Et auquel vous avez toute espèce de droit, mon bon docteur, répondit la comtesse, en souriant et lui tendant la main.

Et, à peine soutenue par le docteur, elle sauta à terre, vive et légère comme un oiseau.

— Oh ! que je suis heureuse de vous revoir après tant d’années, mon bon docteur, dit-elle avec effusion, en appuyant le bras sur celui que lui présentait son cavalier mais un mot avant tout, de grâce, un mot… cher docteur ?

— Parlez, madame la comtesse, ne vous suis-je pas tout acquis ?

— Quelle est cette délicieuse jeune femme qui est là, tenez, sur la première marche du perron et qui nous regarde, voyez, avec ces grands yeux bleus et doux ? Depuis que je l’ai aperçue, tout mon être a tressailli, et mon cœur s’est élancé vers elle.

— Vous ne l’avez pas reconnue ? demanda le docteur en souriant.

— Non, puisque je ne l’ai jamais vue ; mais mon cœur l’a devinée, j’en suis sûre, à ses battements précipités.

— Eh bien ! dites vous-même ce nom que vous me demandez, charmante sibylle ?

— Non, pas à vous, méchant homme, qui vous plaisez à me tourmenter, dit-elle en souriant, mais je le lui dirai à elle-meme.

Elle quitta alors le docteur.

En montant vivement les quelques marches qui restaient, elle ouvrit ses bras à la jeune femme penchée vers elle, comme l’oiseau attiré et fasciné malgré lui par le chasseur.

— Denizà, mon amie, ma sœur ! n’est-ce pas que vous m’aimez comme je vous aime ? lui dit-elle d’une voix émue et les yeux pleins de larmes.

— Oh ! Léona c’est vous ! Je vous avais reconnue, ma sœur bien-aimée ; que je suis heureuse de vous connaître enfin ! s’écria la jeune femme de sa voix mélodieuse, en se laissant tomber dans les bras ouverts pour la recevoir.

Ces deux adorables femmes, ainsi enlacées, et se prodiguant les plus douces caresses, formaient le plus délicieux groupe qu’il soit possible d’imaginer.

Tous les assistants étaient doucement émus et se tenaient respectueusement à l’écart.

Les deux jeunes femmes se prirent par le bras, et la comtesse, saluant avec un charmant sourire la maîtresse de la maison et les autres personnes présentes, dit d’une voix tremblante d’émotion :

— Pardonnez-moi, senora, et vous aussi caballeros, cette faute contre l’étiquette ; mais mon cœur a été plus fort que ma volonté. Dès que j’ai aperçu cette amie bien chère, mes bras se sont ouverts malgré moi pour la recevoir.

— Je suis aussi coupable que mon amie, ajouta doucement Denisà ; dès que je l’ai vue, j’ai tout oublié pour ne plus songer qu’à elle.

— Toutes deux vous êtes très coupables, senoras, dit alors dona Luisa de Cardenas, en les embrassant affectueusement. Pour vous punir de cette faute impardonnable, je vous condamne, au nom de la société tout entière, à rester pendant au moins une demi-heure dans ce salon, sous la garde du docteur d’Hérigoyen.

— C’est juste ! s’écrièrent en souriant tous les assistants.

— Oui, ajouta le docteur, il faut de la sévérité.

Dona Luisa, après avoir conduit les deux jeunes femmes au salon désigné pour leur servir de prison, laissa passer le docteur.

Puis elle embrassa affectueusement les deux dames, leur serra les mains, et referma la porte sur elles, en disant avec une douce raillerie :

— Ne vous ennuyez pas trop !

— Merci mille fois de nous avoir ménagé ce tête à-tête, dit Leona.

— Nous avons tant de choses à nous dire, ajouta Denizà.

— Revenez-nous bien vite, dit dona Luisa.

— Soyez tranquille, senora ; ne suis-je pas là ? dit le docteur.

Dona Luisa de Cardenas se retira.

Nos trois personnages demeurèrent seuls.

Les confidences commencèrent.

Elles furent longues et surtout intéressantes.

Tant de choses s’étaient passées depuis quatorze ans !

Tant d’événements avaient eu lieu !

Nous ferons en quelques mots l’histoire de ces quatorze années.

Le docteur d’Herigoyen n’avait pas voulu se séparer de Denizà, dont le père et la mère étaient morts en lui laissant à peine de quoi vivre.

La présence de la jeune fille près de lui avait été une grande joie pour le docteur, en même temps qu’une immense joie pour Denizà.

Ces deux cœurs brisés, ces deux âmes meurtries s’étaient raffermis et rassurés en confondant leurs douleurs, et parlant sans cesse des exilés qu’ils aimaient tant, l’un surtout, Julian, vers lequel, à travers l’espace incommensurable qui les séparait, se dirigeaient toutes leurs pensées.

Deux fois seulement, à de longs intervalles, des nouvelles étaient parvenues du proscrit.

La première fois, lorsqu’il s’était échappé si heureusement.

La seconde quand il avait quitté les pampas buenos-ayriennes pour se rendre au Mexique.

Puis de longues années s’étaient écoulées sans que rien ne leur parvint plus.

Un silence de mort s’était fait autour d’eux.

Le docteur n’avait plus que quelques rares amis.

Lorsqu’il vint s’installer à Paris avec Denizà, qu’il présentait partout comme sa fille et qu’il traitait comme si elle l’eût été véritablement, la marquise de Garmandia, depuis quelques temps déjà, avait quitté la capitale et s’était retirée en Anjou.

Cependant elle était restée en relations avec le docteur.

Elle entretenait avec lui une correspondance suivie.

La vie que passait M. d’Hérigoyen était triste et surtout solitaire.

Il voyait peu de monde, faisait peu de visites et ne recevait que très rarement une ou deux personnes de ses connaissances intimes.

La jeune fille s’étiolait dans ce milieu monotone.

Elle se débattait en vain contre l’anémie qui s’emparait d’elle.

Sur ces entrefaites, Felitz Oyandi, dont depuis très longtemps le docteur n’avait plus entendu parler, reparut tout à coup.

La jeune fille le croisa un soir à la sortie de l’église.

La vue de cet homme lui causa une émotion terrible.

Elle se jeta dans une voiture et se fit conduire chez elle.

Il lui eût été impossible de s’y rendre à pied.

Elle conta au docteur la fâcheuse rencontre qu’elle avait faite.

Le docteur la rassura.

Il lui fit comprendre qu’elle n’avait rien à redouter de cet homme, et que, quoi qu’il tentât contre elle, il saurait la protéger efficacement contre ses poursuites.

D’ailleurs, la jeune fille croyait que Felitz Oyandi ne l’avait pas remarquée, et qu’il avait passé devant elle sans la voir.

Elle se promit d’être prudente et de ne plus s’exposer à de pareilles rencontres.

La jeune fille se trompait.

Cet homme l’avait vue et reconnue.

Il l’avait suivie de loin jusqu’à sa porte, et même il était entré chez le concierge, où il avait essayé de prendre quelques renseignements sur elle.

Malheureusement pour lui, par hasard, le concierge avait repoussé ses avances et l’avait mis à la porte en le traitant de mouchard.

Ce digne concierge, chose singulière, aimait beaucoup son locataire et professait une espèce de culte pour Denizà.

Voici pour quels motifs :

Une nuit, un des enfants du concierge s’était trouvé subitement malade, et cela si gravement qu’il avait failli mourir dans une crise nerveuse.

C’était une petite fille de cinq à six ans au plus, très gentille, et que tout le monde aimait dans la maison, dont elle était la gaieté.

Le concierge, à demi fou de douleur, avait été frapper à la porte du docteur.

Celui-ci s’était levé et était accouru en toute hâte.

Grâce à lui, l’enfant avait été sauvé.

Mais ce n’était pas tout ; la maladie devait être longue et l’enfant avait besoin de soins incessants, que ses parents ne pouvaient pas lui donner.

De plus, la loge était petite, privée d’air, chargée de miasmes méphitiques.

Denizà exigea que la fillette fut installée dans sa chambre à coucher même, et elle se fit sa garde-malade, ne la quittant ni jour ni nuit, et la veillant comme si elle eût été sa mère ou sa sœur.

Deux mois après, la fillette, complètement guérie, avait recommencé ses ébats joyeux.

Quelques jours plus tard, grâce à la protection du docteur, elle était entrée dans une des meilleures institutions de Paris spécialement destinée à l’éducation des jeunes filles pauvres.

Le docteur et Denizà s’étaient chargés du trousseau de leur petite protégée, et avaient payé d’avance huit annuités de la pension, réduite de moitié par la directrice de l’institution qui avait voulu s’associer à cette bonne œuvre.

Au bout de huit ans, l’enfant sortirait après avoir reçu une instruction solide, et avoir appris un métier, tel que peintre sur porcelaine, dessinateur sur bois ou graveur. Enfin, un de ces métiers qui, lorsqu’on est habile, donnent complètement de quoi vivre à ceux ou à celles qui les exercent sérieusement.

Le docteur et sa fille étaient donc naturellement très considérés par le concierge et sa famille.

Mal venus étaient ceux qui essayaient de se mêler des affaires de ces locataires respectés.

Le concierge les rembarrait de telle sorte qu’ils n’y revenaient plus.

Le lendemain du jour où Denizà avait rencontré Felitz Oyandi, lorsque le matin le docteur descendit pour sa promenade habituelle au Luxembourg, il demeurait alors rue d’Assas, il vit le concierge l’attendant le bonnet à la main sur le seuil de sa loge.

Le brave homme raconta tout au long la visite qu’il avait reçue le soir précédent, et de quelle manière il avait accueilli l’indiscret questionneur.

Le docteur remercia le concierge, le pria d’agir toujours de même, et il sortit, laissant le brave homme très heureux et très fier des compliments qu’il lui avait faits.

Seulement, le docteur, au lieu d’aller au Luxembourg, se rendit tout droit à la Préfecture de police, où il connaissait un des plus hauts employés, et il se fit conduire à son bureau

Il raconta alors ce qui s’était passé entre sa fille adoptive et Félitz Oyandi, le rôle que celui-ci avait joué en décembre 1851 contre son fils, et il pria son ami de faire surveiller cet homme et de le débarrasser de ses obsessions.

Les deux amis eurent alors une conversation fort longue et fort intéressante, à la suite de laquelle ils se séparèrent.

Les résultats de cette entrevue furent que huit jours plus tard, Felitz Oyandi, qui depuis longtemps sollicitait, sans espoir de réussite, un poste dans l’intendance militaire, reçut, à sa grande surprise, sa nomination du ministre de la guerre, avec l’ordre de partir sous quarante-huit heures pour se rendre à son poste, à Constantine.

Felitz Oyandi était à peu près ruiné ; cette nomination le combla de joie.

Sans plus songer à Denizà pour le moment, il partit, se réservant de revenir plus tard.

Mais des ordres avaient été donnés.

Toutes ses demandes de congé furent repoussées, et bon gré malgré, il lui fallut demeurer en Afrique jusqu’au jour où le corps auquel il était attaché, ayant été désigné pour faire partie du corps expéditionnaire envoyé au Mexique, il reçut l’ordre de se rendre à Alger, et de s’y embarquer pour la Vera-Cruz.

Nous l’avons retrouvé dans les savanes, jouant un rôle non pas équivoque, mais franchement de bandit.

Le docteur avait appris successivement le mariage de la marquise, la naissance de son fils, la mort du comte de Valenfleurs, et enfin le départ de la comtesse pour New-York.

Quelques mois plus tard, il reçut une lettre d’elle, dans laquelle il s’en trouvait une autre de Julian.

La joie du docteur et de Denizà fut vive.

Julian était retrouvé.

La comtesse l’avait vu.

Lui-même écrivait qu’il se trouvait aussi heureux que sa position singulière le permettait.

Toutes les inquiétudes sur le compte du fils et du fiancé furent oubliées.

On attendit une seconde lettre de la comtesse.

Elle arriva.

Elle était datée de Québec, où la poursuite d’un procès laissé pendant, à la mort de son mari, l’avait obligée à se rendre.

Il y avait quelques mots sur Julian qui, disait la comtesse, chassait en compagnie de son inséparable ami Bernardo dans les Savanes sur les frontières de l’Utah, dans les montagnes rocheuses de l’Oregon.

Le docteur et Denizà prenant ces mots à la lettre ne comprenaient rien à ce grand désir de chasse qui entraînait ainsi le jeune homme dans des régions inconnues, habitées, disait-on, par des sauvages féroces.

Il se fit un nouveau et long silence.

Les deux solitaires de la rue d’Assas étaient de nouveau en proie aux plus poignantes inquiétudes.

On commençait à parler d’une intervention probable de la France au Mexique.

Un matin, le concierge monta une lettre portant le timbre du Canada.

Le brave homme était radieux.

Il savait que les lettres venant de l’étranger comblaient de joie ses locataires de prédilection.

Aussi, quand le facteur en apportait une, il quittait tout pour la monter de suite lui-même.

Il la remit à sa fille Mariette.

Depuis trois ans, la fille du concierge avait terminé son éducation.

Elle peignait fort bien sur porcelaine.

Le docteur, à la prière de Denizà, dont il faisait toutes les volontés, avait retiré la jeune fille chez lui pour en faire une compagne à sa fille adoptive.

Depuis trois ans, Mariette habitait donc l’appartement du docteur.

On lui avait meublé une chambre où elle couchait et travaillait auprès de Denizà, qui raffolait d’elle et complétait son éducation en lui enseignant la musique.

Mariette était une grande et belle fille brune, aux yeux veloutés, à la physionomie rieuse, douce et intelligente.

Elle se serait mise au feu pour Denizà, qu’elle ne quittait plus, et dont elle partageait les joies et les tristesses.

Les concierges étaient fiers de leur fille ; ils étaient heureux de voir son avenir si bien assuré. Car ils savaient que le docteur ne l’abandonnerait jamais.

D’ailleurs, Mariette l’aimait comme un second père.

Ce fut donc à elle que la lettre fut remise.

La jeune fille avait toutes les pétulances de la vie parisienne elle sauta de joie en la recevant, embrassa son père, que ce baiser fit heureux toute la journée, et courut remettre la lettre au docteur.

Cette lettre, depuis si longtemps attendue, était de la comtesse de Valenfleurs.

Elle disait en substance qu’elle savait où retrouver Julian ; que, bien malgré elle, elle l’avait perdu de vue, et que dans quatre mois, elle se mettrait à sa recherche.

Elle engageait le docteur à se faire attacher à l’expédition du Mexique, et lui recommandait de lui écrire par le plus prochain courrier s’il voulait, recevoir une nouvelle lettre d’elle avant son départ de Québec.

Il y eut une sérieuse conférence entre le docteur, Denizà et Mariette, considérée comme faisant partie de la famille.

À la suite de cette conférence, dont le résultat avait été de suivre les conseils de la comtesse, le docteur commença les démarches nécessaires à sa rentrée dans l’armée.

Le docteur d’Herigoyen n’avait pas à redouter un refus.

Ses services passés parlaient trop en sa faveur pour que l’on hésitât avec lui.

Sa demande non seulement fut favorablement accueillie, mais encore les conditions qu’il posa furent acceptées de la façon la plus charmante.

Séance tenante, le ministre de la guerre lui remit sa nomination de chirurgien en chef à titre auxiliaire du corps expéditionnaire du Mexique, et lui donna un grand pli cacheté arrivant du ministère de la justice, renfermant deux pièces émanant du garde des sceaux, et au bas desquelles se trouvait la signature de l’empereur.

Le docteur remercia chaleureusement le ministre de la guerre, avec lequel il avait jadis servi en Afrique, et il se retira heureux d’avoir si bien réussi, en emportant sa nomination et les pièces importantes remises par le ministère de la justice.

Il n’avait fallu au docteur que dix jours pour terminer toutes ses affaires.

Le corps expéditionnaire placé sous les ordres du général Lorencez ne devait pas partir avant deux mois au plus tôt.

Il avait donc du temps devant lui.

Le soir même, il écrivit à la comtesse une longue lettre, dans laquelle il lui rendit compte de toutes ses démarches et du succès qu’il avait obtenu.

Six semaines plus tard, le docteur reçut l’ordre de se tenir prêt à partir sous dix jours.

Le soir même, la réponse de la comtesse arriva.

Elle allait quitter Québec pour se rendre à New-York, où elle comptait faire ses préparatifs, pour commencer son grand voyage à travers les prairies.

Elle lui disait de recommander à Denizà de se tenir prête à partir au premier signal pour le Mexique.

Ce voyage était, bien entendu, subordonné au succès de ses recherches, mais elle avait bon espoir de réussir.

La comtesse terminait, en annonçant au docteur qu’à son arrivée à la Vera-Cruz il trouverait une nouvelle lettre d’elle qui lui donnerait ses dernières instructions au sujet du départ de sa chère Denizà, au bonheur de laquelle elle s’était toujours si intéressée et qu’elle brûlait de connaître et d’embrasser.

Cette lettre bouleversa complètement la vie jusque-là si paisible.

Denizà n’osait espérer.

Tant de fois son espoir avait été déçu qu’elle tremblait.

Le départ de son bienfaiteur, de son père, l’effrayait et l’inquiétait à la fois ; elle ne savait si elle devait se réjouir ou s’attrister de tous ces changements.

La pauvre enfant ressemblait assez aux masques antiques qui pleuraient d’un côté et riaient de l’autre.

Mariette était franchement joyeuse.

L’espoir de voyager en compagnie de Denizà, qu’elle aimait tant, la ravissait.

Le seul que tout cela chagrinait, c’était Moucharaby, l’ordonnance du docteur.

Le brave homme était lugubre.

Le docteur lui avait nettement déclaré qu’il ne ferait pas la campagne avec lui ; qu’il lui confiait Denizà sur laquelle il veillerait en son absence et qu’il protégerait envers et contre tous.

L’amour-propre de l’ancien chasseur d’Afrique fut doucement chatouillé, à la vérité, par cette haute preuve de confiance ; mais il lui semblait dur de rester à la maison comme un éclopé, pendant que son major ferait campagne, et quelle campagne au Mexique, dans un pays inconnu, peuplé d’Indiens féroces et sauvages.

Le pauvre homme était désolé de manquer cette admirable occasion de se faire casser les reins.

Mais le docteur lui rendit presque toute sa gaieté, en lui annonçant en confidence que, dans quelques mois, sa fille adoptive le rejoindrait au Mexique, que c’était lui qui l’accompagnerait et qui la protégerait pendant ce long voyage.

Rien ne l’empêcherait plus, dès qu’il l’aurait rejoint, de terminer la campagne avec lui.

Moucharaby, déjà plus qu’à demi consolé, ne souleva plus d’objections.

Il remercia chaleureusement le major, et tout fut ainsi réglé entre eux.

Le docteur accusa réception de sa lettre à la comtesse et lui annonça que bientôt l’expédition s’embarquerait pour le Mexique.

En effet, quinze jours plus tard, son ordre de départ arriva.

Il fallut partir.

Les adieux furent déchirants.

Denizà s’évanouit plusieurs fois ; la solitude dans laquelle elle allait se trouver l’épouvantait.

Elle voulait accompagner le docteur jusqu’au port d’embarquement, afin de rester plus longtemps près de lui : c’était une scène navrante.

Tout le monde, et le docteur le premier, perdait la tête.

Cette séparation pouvait être éternelle.

Cependant, à force de raisonnements, en pleurant avec la jeune fille, et surtout en lui parlant de Julian, le docteur réussit à lui rendre un peu de courage et à lui faire envisager les choses sous leur véritable jour.

Denizà, à demi vaincue, à bout de forces, ne résista plus que faiblement, et finit par se résigner ; car, elle le savait, il n’existait aucun moyen de changer ce qui était.

Le docteur embrassa une dernière fois sa fille adoptive, s’arracha avec effort de ses bras et s’élança au dehors, accompagné des pleurs et des bénédictions du concierge et de sa famille.

Denizà ne voyait, entendait plus rien.

Elle avait perdu connaissance.

Pendant plusieurs jours, elle fut gravement indisposée.

Elle éprouvait une prostration générale.

Tout lui était indifférent elle recevait les soins de sa chère Mariette avec ce sourire triste et résigné des malades qui n’espèrent plus.

Heureusement une lettre du docteur arriva, et en changeant les idées de la jeune fille, lui rendit le courage.

Il était embarqué et faisait voile pour le Mexique, où il allait revoir la comtesse qui lui donnerait des nouvelles de leur cher Julian.

Bientôt elle viendrait, elle aussi, au Mexique, et tous ses chagrins finiraient ; mais, pour cela, il fallait qu’elle fût forte ; qu’elle eût du courage et ne se laissât pas abattre.

— Je serai forte ! murmura-t-elle en baisant pieusement la lettre : je veux vivre pour lui et pour Julian.

Et elle tint parole.

Denizà n’était pas une femme vulgaire, elle l’avait prouvé plus d’une fois.

Elle eut honte de sa faiblesse, elle voulut vivre et redevenir belle.

Non pour elle, mais pour son père adoptif et pour son fiancé.

Elle réussit à tel point, qu’en la voyant caime, souriante, gaie même, chacun s’y trompa.

Personne, excepté Mariette, que son dévouement rendait clairvoyante, ne découvrit les douleurs cachées sous ces apparences si doucement trompeuses.

Mais Mariette feignit, elle aussi, de ne rien voir, ce qui rendit à la chère malade toutes les forces nécessaires pour jouer son innocente comédie.

Près d’un an s’était écoulé depuis le départ, du docteur.

Des bruits sinistres se répandaient sur l’expédition.

On parlait de défaite, de retraite, de maladies terribles qui décimaient l’armée.

L’inquiétude était à son comble ; une seconde expédition se préparait, mais considérable celle-là, et placée sous les ordres du général Forey.

Tous ces bruits sinistres se répandaient avec la rapidité d’une traînée de poudre, bien que murmurés et chuchotés à voix basse.

Car sous l’Empire, il ne fallait pas se risquer à parler haut. Cayenne et Lambessa étaient là pour bâillonner les imprudents.

Mariette et Moucharaby avaient associé leurs dévouements.

Ils avaient entouré Denizà d’une espèce de muraille de la Chine.

Aucun bruit du dehors ne parvenait jusqu’à elle.

La jeune femme était non seulement dans l’ignorance la plus complète de tout ce qui se disait, mais encore elle croyait que tout allait du mieux du monde.

Mariette et Moucharaby savaient que si Denizà apprenait la vérité, elle pourrait en mourir.

Ils forgeaient à eux deux les nouvelles les plus rassurantes, et les lui débitaient avec un aplomb magnifique.

On croit toujours ce que l’on désire vivement.

La jeune femme ajoutait donc la foi la plus entière à ces fallacieux bulletins de victoire.

Sur ces entrefaites, une lettre du docteur arriva.

Lettre qui combla la jeune femme de joie.

Cette lettre, ardemment désirée, en renfermait une seconde de la comtesse.

Denizà allait partir pour le Mexique.

Son itinéraire était minutieusement tracé.

Elle s’embarquait au Havre, où elle fréterait un navire qui la conduirait à Guaymas.

De là elle se rendrait à petites journées à une hacienda nommée la Florida, où son père adoptif la rejoindrait et où l’attendrait une surprise des plus agréables.

Le lendemain la jeune femme quittait Paris et partait pour le Havre, en compagnie de Mariette, de Moucharaby et d’une femme de chambre ; laissant son appartement sous la garde du concierge et de sa femme.

Ce départ ne ressemblait pas au précédent : tout le monde était radieux.

Il n’y avait que des rires et des exclamations de joie.

Seule, Mariette pleura en se séparant de son père et de sa mère, mais ceux-ci furent les premiers à la consoler.

Ils étaient fiers de voir leur fille entreprendre un si long voyage.

Plus tard, quand on leur demandait des nouvelles de leur fille, ils répondaient imperturbablement :

« Elle fait l’expédition du Mexique avec le docteur d’Hérigoyen et sa fille ! »

Et cela les posait bien dans le quartier.

Ils étaient presque devenus des personnages aux yeux de leurs nombreuses connaissances.

Quatre jours après son arrivée au Havre, Denizà s’embarqua sur un joli trois-mâts de six cents tonneaux, très fin voilier, nommé la Belle-Adèle, et dont elle était la seule passagère.

Le navire était frété par elle.

Le voyage se prolongea.

Il dura trois mois et demi à cause des mauvais temps et des vents contraires.

La jeune femme fut assez malade pendant les premiers jours ; mais elle revint bientôt a la santé.

Nous n’insisterons pas sur les détails de la traversée, mais que ses auditeurs obligèrent la jeune femme à leur raconter.

Le lendemain de son arrivée à l’hacienda de la Florida, où elle avait reçu le plus charmant et le plus hospitalier accueil de la part de don Cristoval et de dona Luisa, la jeune femme avait eu la joie de voir arriver le docteur d’Hérigoyen, escorté par un peloton de vingt chasseurs d’Afrique, autant de chasseurs à pied et une trentaine de guerilleros mexicains alliés.

Ce fut un grand bonheur pour Denizà et le docteur de se revoir après une aussi longue séparation.

Ils avaient une foule de choses à se dire et à se raconter.

Ce fut alors seulement que la jeune femme apprit en frémissant de terreur rétrospective les commencements malheureux de l’expédition :

Les dangers terribles courus par le docteur dans les ambulances de la Vera-Cruz lorsqu’il combattait la fièvre jaune, qui décimait nos malheureux soldats et les tuait en quelques heures.

Elle frémit au funèbre récit des ravages causés par le général vomito, ainsi que les Mexicains appelaient l’horrible fléau qui combattait pour eux.

La jeune femme remercia du fond du cœur ses dévoués serviteurs, qui, par une innocente supercherie, lui avaient caché tous ces malheurs, et lui avaient ainsi sauvé la vie.

Puis, lorsque le passé fut épuisé, on parla de l’avenir, de l’arrivée prochaine de la comtesse de Valenfleurs, et l’on fit des châteaux en Espagne.

Du reste, le pays s’y prêtait.

Par suite d’un heureux hasard, le docteur d’Hérigoyen était arrivé à l’hacienda vers deux heures du matin, heure pendant laquelle on ne rencontre personne sur les routes ; les voyageurs ne quittant jamais leurs campements de nuit avant trois ou quatre heures du matin, afin de profiter de la fraîcheur des matinées.

Pendant le trajet de Paso-del-Norte à la Florida, trajet assez long cependant, le docteur n’avait fait aucune rencontre.

Ses éclaireurs indiens n’avaient relevé aucune piste suspecte.

Tous les peones de la rancheria située au pied de la colline dormaient, le docteur était entré à l’hacienda sans avoir été vu.

Au lieu de loger l’escorte dans la rancheria, don Cristoval, après s’être entendu avec le docteur, l’installa dans l’hacienda même, dans une troisième cour donnant sur le parc.

Le docteur fit mander le maréchal-des-logis-chef commandant les chasseurs d’Afrique, le sergent des chasseurs à pied et l’officier des guérilleros.

Il leur expliqua qu’ils étaient hors des frontières mexicaines, en plein désert, éloignés de tout secours ; qu’il était important qu’ils ne se laissassent pas apercevoir du dehors, parce que, dans cette position isolée, on était à chaque instant exposé aux attaques des bandits de la savane, dont les nombreuses et bien organisées étaient fort à redouter.

Le docteur ajouta qu’il ne serait pas fâché, en cas d’attaque, de leur donner une bonne leçon et de leur apprendre comment les Français savent se battre.

— Il n’y a pas besoin, major, répondit le maréchal-des-logis-chef, vieux soldat d’Afrique, bronzé sur toutes les coutures, que nous nous changions en taupes ! Si les cavaliers susdits que vous dites veulent en tâter, nous leur apprendrons de quel bois nous nous chauffons.

— Disposez de nous, major, ajouta le sous-officier des chasseurs à pied, hardi jeune homme qui ne demandait que plaies et bosses. Nous ferons de notre mieux dès que vous en donnerez l’ordre.

Le docteur les remercia et les congédia en leur serrant la main.

Ainsi la Florida, sans que nul ne s’en doutât au dehors, avait reçu un renfort de soixante-dix soldats résolus et sur lesquels on pouvait compter en toute confiance.

Ce fut le docteur lui-même qui raconta ce fait à Denizà pour la rassurer.

La jeune femme, habituée à la vie parisienne, éprouvait malgré elle une crainte secrète en se voyant ainsi en plein désert, si loin de tout centre de population.

Il y avait deux jours que le docteur était à l’hacienda, lorsque la comtesse de Valenfleurs arriva à la Florida avec son escorte.

Après ces longues confidences, il y eut un silence.

Denizà semblait interroger du regard le docteur.

Celui-ci se tourna d’un air embarrassé vers la comtesse.

— Eh bien ? demanda-t-il.

— On m’avait annoncé une surprise agréable, dit Denizà d’une voix tremblante. Vous rencontrer ici, chère et aimée Leona, est pour moi un grand bonheur, mais je m’attendais à vous voir, et…

— Je vous comprends, interrompit tristement la comtesse. Une inconcevable fatalité semble peser sur moi rien ne me réussit depuis quelque temps. Le hasard, ce matin, me mit en présence de Julian et de son ami. Tous deux, sans que j’en fusse avertie et ignorant sans doute qu’il s’agissait de moi, étaient venus à mon secours en compagnie de civicos amenés par mon intendant. Il y eut reconnaissance mutuelle. Mes ennemis étaient détruits, en fuite, que sais-je ? Je me mis en route pour me rendre ici, où je savais être attendue avec impatience. Les deux chasseurs marchaient près de moi ; nous causions. Je ne sais comment cela se fit, quelle parole je laissai échapper qui déplut à Julian…

— Oh ! ce n’est pas possible s’écria Denizà en lui prenant la main et la lui serrant affectueusement.

— Mon Dieu ! je ne sais… Je m’accuse, ma toute belle, pour justifier Julian, que je ne veux pas accuser. Hélas ! il a tant souffert, depuis quatorze ans, que je ne saurais lui conserver rancune. Il est devenu sombre, susceptible, presque atrabilaire ; le moindre mot le froisse, une innocente plaisanterie le blesse. Je n’avais pas compris cela tout d’abord, moi qui suis restée rieuse et un peu folle, comme je l’étais jadis. Et cependant, j’ai subi bien des déboires, supporté bien des douleurs ; je prenais peut-être un peu trop de plaisir à taquiner Julian, à donner le change à son impatience, à dérouter ses prévisions. Que voulez-vous ? Je tenais à ce que cette surprise, depuis si longtemps préparée, fût complète je me faisais une fête de voir sa joie lorsqu’il vous reconnaîtrait. Julian ne disait rien, mais il souffrait ; je m’en aperçus trop tard. À une demi-lieue d’ici, je fis halte pour congédier mon escorte de civicos ; puis je continuai ma route. Je causais avec don Cristoval. Tout à coup, je cherchai des yeux les deux chasseurs, je les appelai, ils étaient partis, depuis longtemps déjà, sans rien dire.

— Oh mon Dieu ! s’écria douloureusement Denizà, encore un espoir trompé !

— Courage, Denizà, mon enfant, dit le docteur avec affection.

— Non dit la comtesse avec force ; ce n’est pas du courage, mais de la patience qu’il faut, de la patience pour quelques heures seulement.

— Que voulez-vous dire ? s’écria vivement la jeune femme, avec un regard brûlant.

— Croyez-vous que je me sois contentée d’appeler ? Non pas ; j’ai mis à la poursuite des deux chasseurs trois éclaireurs comanches, les plus habiles batteurs d’estrade de la savane. Ils m’ont juré qu’ils les retrouveraient, et je compte sur leur promesse.

— Mais Julian consentira-t-il à revenir après vous avoir quitté ainsi ? reprit la jeune femme, dont l’espoir s’était presque éteint.

— Rassurez-vous, mignonne, répondit doucement la comtesse, il reviendra ; ce soir peut-être, il sera ici.

La jeune femme hocha tristement la tête.

— Vous doutez ? reprit la comtesse.

— Non, ma sœur, non je ne doute pas, je crains. Julian est un caractère fier et décidé, il ne fait jamais rien sans y avoir longtemps réfléchi ; il ne change jamais une résolution prise. Oh, je le connais bien !

— Soit, ma toute belle, reprit en souriant la comtesse, mais cette fois il reviendra, je vous l’affirme, j’en suis certaine, et voici pourquoi un de mes batteurs d’estrade est chargé de lui remettre un billet de moi.

— Un billet ?

— Oui, dans lequel je lui annonce que je redoute un danger prochain, et que je le supplie d’accourir à mon aide.

— Oh ! s’il en est ainsi, il reviendra ! s’écria Denizà en souriant de bonheur.

— C’était le seul moyen de le ramener, dit joyeusement le docteur.

— N’est-ce pas ? Voyez, le soleil se couche ; bientôt il fera nuit. Patience donc, avant une heure Julian sera ici, je vous le promets.

— Dieu le veuille ! s’écria Denizà.

En ce moment la porte s’ouvrit et dona Luisa parut.

— Pardon de vous interrompre, dit-elle de son air le plus charmant, la pénitence a assez duré. Vous avez depuis près de six heures que vous êtes ensemble, eu le temps de tout vous dire : la cloche du dîner va sonner.

— Nous sommes à vos ordres, senora, répondit le docteur.

— Et nous vous remercions de ces quelques heures, que vous nous avez si gracieusement ménagées, ajouta Denisà.

Les deux jeunes femmes se prirent par le bras, le docteur offrit le sien à Dona Luisa, et ils se rendirent à la salle à manger, où tous les hôtes de l’hacienda étaient déjà réunis et les attendaient.