Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/II/XVI

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XVI

COMMENT LE DOCTEUR D’HÉRIGOYEN ET BERNARDO ZUMETA REVINRENT À L’HACIENDA, ET CE QUI S’ENSUIVIT.


Lorsque Julian se présenta chez son père, celui-ci en pantoufles et en robe de chambre, et commodément assis dans un large fauteuil, causait avec Denizà, assise près de lui et occupée de se broder un col.

— Eh ! arrive donc, lambin ! s’écria joyeusement le docteur en apercevant son fils ; depuis une heure je t’appelle à cor et à cri !

— Me voici, mon père, répondit Julian en l’embrassant affectueusement, et bienheureux de vous voir gai et bien portant ; aussitôt que j’ai été informe de votre retour, je me suis empressé de me rendre près de vous.

— Je n’en doute pas ; mais où étais-tu donc, que personne n’a pu me renseigner sur ton compte ?

— J’ai beaucoup d’occupation ; vous savez que tout repose sur moi. D’ailleurs vous n’étiez pas a plaindre, vous aviez près de vous ma chère Denizà, qui certes vous a fait oublier mon absence.

— Tout au moins j’ai essayé de faire prendre patience à notre père, mon cher Julian, répondit en souriant la jeune et charmante femme.

— Et vous avez parfaitement réussi, me mignonne : ah ! j’avais hâte de vous revoir, mes enfants ; vous me manquiez ; je ne suis heureux qu’auprès de vous.

— Aussi nous ne vous quitterons jamais, mon père, dit Denizà en l’embrassant.

— Denizà a raison, père, il nous faut réparer le temps que nous avons perdu, en ne nous séparant jamais.

— Voilà qui est bien parler : je vous remercie, mes enfants, car mon bonheur sera de passer mes derniers jours auprès de vous. Mais laissons cela, quant à présent ; je suis sûr de votre amour pour moi, et c’est ce qui me rend si heureux. Parlons de vous, de vos affaires.

— Eh bien, père, qu’avez-vous fait, voyons ?

— J’ai réussi, pardieu ! J’aurais voulu voir qu’il en fût autrement. Le général a été charmant ; tu le verras, c’est un vieux soldat tout franc et tout rond, ennemi-né de l’arbitraire, qui n’a pas approuvé le coup d’État et ne professe pour l’homme qui nous gouverne qu’une estime très modérée. Il a trouvé ta déclaration très nette et très digne ; il m’a, même dit en particulier qu’il la trouvait plus que suffisante : de sorte que tout est arrangé, réglé et fini ; il n’y a plus à s’en préoccuper : Bernardo et toi, vous êtes rentrés définitivement dans tous vos droits civils et politiques, et par conséquent libres comme l’air : donc, plus de crainte, de tristesse, ni de fronts soucieux.

— Merci, père ! s’écrièrent les deux fiancés.

Et comme d’un commun accord, ils serrèrent le vieillard dans leurs bras et l’embrassèrent à qui mieux mieux.

Nous n’avons pas besoin d’ajouter que l’excellent homme était aux anges de se voir si chaleureusement remercié d’un succès qui, peut-être, lui tenait plus au cœur qu’aux intéressés eux-mêmes.

— Bien, bien, dit-il en riant, ne m’étouffez pas sous vos caresses et laissez-moi terminer, mes enfants, ce que j’ai à vous dire.

— Parlez, parlez, père chéri, dit Denizà avec un délicieux sourire.

— Nous écoutons, ponctua Julian en s’asseyant près de sa fiancée.

— Le général X… viendra tout exprès à la Florida pour assister à votre mariage ; il amènera avec lui, outre ses aides de camp, M. Duchemin, l’intendant militaire, excellent homme, et mon ami particulier ; il remplacera l’officier civil et vous mariera civilement, ainsi que l’exige la loi.

— Définitivement, père, vous êtes un messager de bonnes nouvelles, dit Julian.

— Un peu boiteux, n’est-ce pas ? reprit le docteur d’un ton de bonne humeur ; car je suis resté plus longtemps à Urès que je ne l’aurais voulu. Mais, bien que je n’aie pas perdu mon temps, j’ai été retenu malgré moi ; nous avons beaucoup de malades ; le service se fait mal quand je ne suis pas là. Il m’a fallu tout réorganiser. Enfin j’ai fixé définitivement la date de votre mariage.

— Comment ! s’écrièrent les deux fiancés.

— Pas de reproches, mes enfants, s’écria-t-il en se hâtant de couper la parole aux deux jeunes gens ; je ne pouvais point imposer mes conditions, n’est-ce pas ? Je devais, avant tout, me conformer aux exigences du service et consulter le général X… ; c’était avant tout une question de convenance. Le général a fort à faire ; il n’est pas, comme vous, libre de son temps ; j’ai été contraint d’accepter la date qu’il m’a indiquée.

— Et cette date est assez éloignée sans doute ? dit Julian les lèvres serrées.

— Mais non, pas trop : nous sommes aujourd’hui jeudi, n’est-ce pas ?

— Oui, mon père.

— Eh bien, mes enfants, le général arrivera à l’hacienda en compagnie de l’intendant militaire, samedi en huit, c’est-à-dire dans dix jours, et le mariage sera célébré le lendemain dimanche ; il repartira le soir même après le coucher du soleil pour Urès ; trouvez-vous donc que dix jours à attendre ce soit trop.

— Non, mon père, dit Denizà en souriant, vous avez fait pour le mieux, nous devons donc nous incliner ; d’ailleurs, nous avons attendu quatorze ans, ajouta-t-elle avec sentiment, il nous sera facile de patienter encore pendant dix jours.

— À la bonne heure ! fit-il en se frottant joyeusement les mains, vous êtes charmante, mignonne ; tu ne dis rien toi, fils ?

— Je ne dis rien, mon père, répondit gaiement Julian, parce que Denizà a répondu pour nous deux.

— Là, maintenant que cette grande affaire est terminée, parlons d’autre chose, reprit le docteur. Comment passez-vous votre temps ici ? qu’y a-t-il de nouveau ?

— Bien des choses, mon père ; répondit Julian en redevenant sérieux, une surtout qui m’inquiète fort et sur laquelle je ne serais pas fâché d’avoir votre avis.

— De quoi s’agit-il donc ?

— D’une affaire de le plus haute gravité et qui intéresse surtout madame la comtesse de Valenfleurs.

— Une affaire qui intéresse la comtesse ; je ne vois pas trop…

— Quand vous saurez, mon père…

— C’est juste. Parle, je t’écoute.

— Suis-je de trop ? demanda Denizà en faisant un mouvement pour se lever.

— Non pas, chère Denizà ; restez au contraire ; votre excellent jugement nous aidera sans doute à sortir de l’impasse dans laquelle nous a jetés à l’improviste la fatalité. En un mot, et pour ne pas vous laisser plus longtemps en suspens, apprenez que le marquis de Garmandia non seulement n’est pas mort, mais encore que le Mayor et lui ne font qu’un seul et même personnage.

— Voilà une rude nouvelle ! s’écria le docteur avec une surprise touchant presque à l’épouvante. Mais es-tu bien certain que cela soit vrai ?

— Malheureusement, le doute n’est pas possible, mon père, répondit-il tristement.

— Pauvre chère Leona ! s’écria Denizà en joignant les mains avec douleur.

— Voyons, ne nous laissons pas abattre ainsi, dit le docteur en se redressant. Raconte-nous, fils, de quelle façon tu as appris ce secret terrible, surtout n’oublie rien, ne néglige aucun détail. Quand nous saurons tout, nous verrons ce qu’il conviendra de faire pour épargner cette honte et cette immense douleur à cette chère comtesse.

Une des portes du salon s’ouvrit tout à coup, et Bernardo parut.

— Me voilà ! dit-il gaiement en tendant la main à son ami.

Les deux hommes s’embrassèrent, puis Bernardo salua affectueusement Denizà et le docteur.

— Excusez-moi, dit-il en riant, et pardonnez-moi mon impolitesse. Dans le premier moment, je n’ai vu que Julian.

— Vous êtes tout pardonné, monsieur Bernardo, dit Denizà en souriant. Je sais depuis longtemps combien est vive votre affection pour votre ami.

Le docteur lui serra la main et l’engagea a s’asseoir, ce que le chasseur fit aussitôt.

— Pardieu ! lui dit Julian, tu arrives bien.

— Tant mieux, répondit-il, d’autant plus que c’est une chose rare que d’arriver à propos.

— Qu’as-tu fait dans ta longue tournée ? as-tu réussi ?

— Dans les limites du possible, oui.

— Qu’entends-tu par là !

— J’entends que quatre-vingt-sept de nos amis, coureurs de bois et chasseurs, Américains, Canadiens, Bois-Brûlés, Français et Mexicains, hommes honnêtes, braves et dévoués, m’ont donné leur parole. Une quarantaine d’entre eux sont déjà réunis et campés par petits groupes séparés aux environs du brulis de l’Antilope, ou je leur ai donné rendez-vous en pleine forêt vierge, à quatre ou cinq lieues d’ici, et où ils seront admirablement cachés : que t’en semble ?

— C’est un beau résultat.

— N’est-ce pas, fit-il en se frottant les mains ; eh bien ! ce n’est pas tout.

— Bon ! qu’y a-t-il encore ?

— Tu vas voir. Charbonneau, qui m’a été fort utile pendant notre expédition, a été adopté par la grande tribu comanche du Bison-Blanc.

— Je savais cela depuis longtemps.

— Laisse-moi finir. Charbonneau est très aimé par tous les sachems et les guerriers de cette tribu ; elle est nombreuse, bien armée, aguerrie, et depuis un mois, elle est campée pour ses grandes chasses d’hiver, à une dizaine de lieues d’ici. Charbonneau et moi, nous sommes allés visiter cette tribu. Il paraît que le Mayor s’est, à plusieurs reprises, assez mal conduit avec les chefs du Bison-Blanc, et que ceux-ci ne cherchent qu’une occasion de faire payer au Mayor tous les tours qu’il leur a joués. Charbonneau savait tout cela ; mais il ne m’en avait rien dit ; il voulait me ménager une surprise. En effet, je ne sais comment il s’y est pris pendant les deux jours que nous sommes restés avec eux ; mais il les a si bien endoctrinés qu’un grand conseil de médecine a été tenu, et que les chefs ont décidé que la hache serait déterrée contre le Mayor et une alliance contractée avec don Cristoval de Cardenas, qu’ils considèrent comme un de leurs sagamores, et pour lequel ils ont un profond respect. Trois chefs ont été désignés pour se rendre auprès de don Cristoval et conclure l’alliance décidée par le conseil de médecine ; ces trois chefs arriveront ce soir à l’hacienda, un peu après le coucher du soleil.

— Tu as réussi à faire cela ? s’écria Julian avec joie.

— Entendons-nous, cher ami, c’est Charbonneau qui a tout fait. À chacun son dû. Moi, je me suis contenté d’approuver, voilà tout. Seulement, je te ferai observer que cette alliance contractée avec une des tribus les plus guerrières des prairies nous donne l’appui de cinq cents guerriers bien armés et d’une valeur éprouvée. C’est pour nous un précieux et puissant renfort.

— Si puissant que cette fois, quoi qu’il fasse, le Mayor est perdu, et que rien ne le pourra sauver.

— Je le crois, dit Bernardo.

— Moi, j’en suis certain, ajouta le docteur.

— Que Dieu ait pitié de ce malheureux ! dit doucement Denizà.

— Vous le plaignez ? dit Bernardo avec surprise.

— Je le plains d’autant plus que ses crimes sont plus odieux, et qu’il ne peut implorer ni la pitié des hommes, ni celle de Dieu.

— Hélas ! chère Denizà, dit Julian, vous ne connaissez pas encore ses crimes les plus abominables. Mais le moment est venu de tout vous dire. Je puis parler devant Bernardo, c’est mon ami le plus fidèle ; je n’ai et n’aurai jamais de secrets pour lui. Écoutez-moi donc, et lorsque vous saurez tout, nous aviserons aux mesures qu’il conviendra de prendre envers madame la comtesse de Valenfleurs.

Et Julian raconta dans les plus minutieux détails la confidence que le señor Navaja lui avait faite au sujet du Mayor, et il termina en rendant compte de la capture de Sebastian, l’âme damnée du féroce aventurier.

Lorsque le chasseur se tut, il y eut un assez long silence.

Les auditeurs de ce singulier récit étaient frappés de stupeur.

Ils commentaient dans leur esprit troublé les péripéties émouvantes de cette étrange histoire et ne savaient à quoi s’arrêter.

— Il est évident, dit enfin le docteur, que ce Navaja, quel qu’il puisse être d’ailleurs, a dit la vérité ; on n’invente pas de pareils faits. D’ailleurs, ce que nous savons déjà, toi et moi, fils, de cet événement mystérieux, se rapporte entièrement, et complète le récit de cet homme. Évidemment, le marquis de Garmandia a joué la comédie odieuse d’un suicide pour échapper au châtiment du crime qu’il avait commis. Tout cela est bien dans le caractère de ce monstre. Qu’il ait réussi à s’enfuir et à passer en Amérique, cela n’a rien d’extraordinaire ; que, mort pour tout le monde, mis au ban de la société et privé de ressources, il se soit retiré au désert et que, caché au milieu des bandits de toutes nations qui le parcourent dans tous les sens, il ait cherché dans le crime l’argent qui lui manquait pour satisfaire ses vices et ses passions, tout cela est d’une logique incontestable ; le remords ni le repentir n’existent pas pour une organisation physique et morale de cette trempe. Ce parti était certainement le seul qu’il devait et pouvait prendre. Donc, il n’y a pas à en douter, cet homme est bien véritablement le marquis de Germandia ; ce qui, du reste, suffirait à le prouver, ce serait non seulement son intimité avec ce misérable Felitz Oyandi, qu’à la rigueur il peut ne pas avoir connu en Europe, et avec lequel le hasard l’aura sans doute fait rencontrer dans la savane, par cette attraction mystérieuse qui attire les bandits les uns vers les autres et les fait se reconnaître au premier regard, mais surtout avec ce Sebastian, cet ancien matelot, que tu as arrêté ce matin, au moment où il escaladait le mur du parc et que, m’as-tu dit, tu as reconnu pour l’avoir vu dans la maison hantée la nuit du crime.

— Malgré les quatorze ans qui se sont écoulés depuis cette nuit néfaste, mon père, cet homme n’a pas changé ; le temps n’a pas eu de prise sur lui ; il est resté tel qu’il était alors : quand vous le verrez, vous le reconnaîtrez au premier regard.

— Donc, reprit le docteur, l’identité du marquis de Garmandia est bien établie pour nous ; il a changé de nom, voilà tout. Mais il est une chose qu’il nous importe de découvrir, car elle est d’une importance extrême : sait-il que sa femme a été sauvée, et qu’elle existe encore ?

— Les renseignements que nous possédons sur cette affaire me portent a croire que si le Mayor n’a pas acquis la certitude de l’existence de sa femme, tout au moins il la soupçonne. Pour un scélérat de cette trempe, les obstacles n’existent pas ; il tentera les plus grands efforts pour découvrir la vérité.

— Cela est certain, si nous lui en laissons le temps ; c’est à nous à l’en empêcher, dit vivement Bernardo.

— Sans doute, et nous y mettrons tous nos soins. Mais, jusqu’à preuve du contraire, j’ai la conviction intime que le Mayor n’attache qu’une importance médiocre aux confidences que son complice Sebastian a pu lui faire. Certain de l’efficacité des moyens qu’il a employés pour faire disparaître sa malheureuse femme, connaissant, de plus, le procès-verbal dressé lors des recherches faites dans la maison hantée et l’exhumation du cadavre de sa victime, si complètement reconnue à sa chevelure, ses vêtements marqués à son chiffre, et surtout à son alliance, retrouvée dans un de ses gants, tout me fait supposer qu’il attribue ce que lui a dit son complice à une ressemblance fortuite, et surtout aux remords qui se sont éveillés dans l’âme de boue de l’ancien matelot et lui ont tourné la tête.

— Cela est possible, en effet, mon père, dit Julian.

— Mais s’il ne croit pas encore, et comment pourrait-il croire ? la curiosité s’est éveillée en lui, et il veut s’assurer que cette ressemblance est aussi frappante que Sebastian le soutient.

— Pensez-vous donc, mon père, que cette curiosité, si forte qu’elle fût, aurait suffi pour le décider à essayer de s’emparer de l’hacienda ?

— Je ne dis pas cela, fils ; cette curiosité dans tous les cas, ne saurait être qu’accessoire ; d’ailleurs, ce n’est pas à lui qu’est venue la pensée de cette expédition, mais à son complice Oyandi, qui, lui, connaît la présence de notre chère Denizà à l’hacienda, et dont le but avoué est de s’emparer d’elle pour se venger enfin de toi.

— Moi ! s’écria Denizà avec horreur ; moi tomber entre les mains de ce misérable ! Oh ! mon père, plutôt mourir que subir un tel outrage !

— Rassurez-vous, mon enfant, cela n’arrivera jamais, dit le docteur en l’attirant vers lui et l’embrassant.

— N’ayez pas cette crainte, chère Denizà, s’écria Julian avec feu, jamais, tant que je vivrai, cet homme ne vous approchera, je vous le jure !

— J’en fais mon affaire, dit froidement Bernardo, je le tuerai comme une bête puante qu’il est, à notre première rencontre ; d’ailleurs, Julian et moi nous ferons bonne garde près de vous.

— Oui, dit Julian avec ressentiment, il a déjà senti nos griffes ; qu’il ne se retrouve plus sur mon chemin !

— D’ailleurs, le Mayor ne manque pas de motifs pour tenter sa hasardeuse expédition, reprit le docteur : d’abord, le magnifique butin dont il espère s’emparer ici, et ensuite la vengeance éclatante qu’il espère obtenir contre vous deux.

— Ces deux motifs sont plus que suffisants pour le pousser aux expéditions les plus folles, dit Bernardo. Le Mayor n’estime au monde que l’or et les diamants, tout le reste lui est égal ; je crois que dans son for intérieur, il se soucie fort peu que sa femme soit morte ou vivante.

— Cela peut être, dit Julian, et je ne suis pas éloigné de partager ton opinion à ce sujet, mon cher Bernardo. Mais la comtesse de Valenfleurs n’est pas dans ce cas. Quel est notre devoir dans cette circonstance ? Devons-nous lui révéler l’existence de son mari et lui apprendre ce qu’il est devenu, ou bien convient-il de garder le silence sur cet horrible secret et la laisser dans son ignorance et dans sa quiétude ? Voilà les deux questions qui se présentent à mon esprit et que nous devons résoudre, soit par l’affirmative, soit par la négative.

— Oh ! s’écria Denizà avec âme, est-il possible que vous hésitiez un instant à décider cette question, messieurs ? Le marquis et la marquise de Garmandia n’existent plus ni l’un ni l’autre, aux yeux du monde comme à ceux de Dieu : le marquis, par un crime horrible, a assassiné sa femme, puis il s’est fait sauter la cervelle : voici le fait brutal, patent, indéniable ; le bandit exécré, la terreur des savanes, n’a rien de commun avec la comtesse de Valenfleurs, qui, de son côté, est et doit être complètement étrangère au proscrit odieux nommé le Mayor. Quel tribunal oserait décider que ces deux êtres, si dissemblables et dont tous les liens ont été rompus par une double mort tragique, doivent être réunis l’un à l’autre : tout les repousse et les sépare. Révéler ce secret horrible à la comtesse, ce serait la tuer ou la rendre folle ; qui de vous, messieurs, oserait prendre la terrible responsabilité de ce crime ? La comtesse a assez souffert, hélas ! pour avoir conquis le droit d’être heureuse : l’honneur et le devoir vous imposent l’obligation d’enfouir ce secret redoutable au plus profond de votre cœur et de jamais ne l’en laisser échapper. Si le malheur voulait qu’un jour ces deux ennemis se trouvassent en présence et se reconnussent, c’est que telle serait la volonté de Dieu, et alors ce serait à lui de décider ! Quant à vous, messieurs, je vous adjure, par tout ce qu’il y a de plus sacré au monde, de garder le silence et de rester neutres !

— Messieurs, dit le docteur avec sentiment, notre chère Denizà, avec cette sagesse et cette délicatesse de sentiments que nous admirons tous en elle, a tranché la question comme elle devait l’être. En effet, à mes yeux et aux vôtres, j’en suis certain, ce serait un crime que de troubler par cette affreuse révélation la quiétude dont jouit enfin une femme que tous nous aimons et nous respectons.

— Tel était mon avis, dit Julian ; mais la question devait être posée.

— D’autant plus que la poser, c’est la résoudre, et la charmante fiancée l’a admirablement compris ; donc, n’en parlons plus, et taisons-nous.

— Encore un mot, messieurs ; nous avons un prisonnier fort gênant, reprit Julian.

— Tu veux parler de Sebastian ? dit Bernardo.

— Oui, qu’en faisons-nous ?

— Pardieu ! c’est bien simple, pendons-le.

Denizà se leva.

— Messieurs, dit-elle, il est onze heures et demie, dans une demi-heure la cloche du déjeuner sonnera, permettez-moi de me retirer, j’ai quelques changements à faire à ma toilette. D’ailleurs, vous allez entamer une discussion à laquelle je désire ne pas assister : cédant aux élans de mon cœur, je vous prierais probablement d’être cléments pour le misérable dont vous allez vous occuper, et peut-être aurais-je tort. Dans les circonstances présentes, d’après ce que nous avons appris sur son compte et ses relations avec le Mayor et avec l’amie que vous aimez comme moi, mon devoir est de rester neutre.

La jeune femme embrassa le docteur, présenta son front à son fiancé, et elle se retira légère et gracieuse comme un sylphe.

— Sur mon âme ! s’écria le docteur en riant, cette chère Denizà est femme de pied en cap. Rien ne lui échappe. Elle ne pouvait nous dire plus clairement d’être implacables ; en effet, si, par hasard, la comtesse apercevait ce misérable, ou si seulement son nom était prononcé devant elle, un malheur pourrait arriver, et alors notre secret serait à tous les diables !

— Oh ! les femmes ! s’écria Bernardo d’un air tragique, ces charmants petits démons aux ongles roses, quelles jolies griffes elles possèdent et comme elles savent bien égratigner quand elles le veulent !

Le docteur et Julian ne purent s’empêcher de rire de cette singulière boutade de l’honnête chasseur.

— Donc nous le pendons ? reprit Bernardo.

— Je serais de ton avis si nous étions dans la savane, répondit Julian, le juge Lynch nous absoudrait de cette exécution ; mais ici, c’est impossible, malheureusement.

— Bon ! reprit Bernardo ; s’il n’y a que cela qui t’inquiète, laisse-moi faire, je me charge de tout.

— Que feras-tu ?

— Justice ! Cet homme est un scélérat couvert de crimes : il a cent fois mérite la mort ; sa présence ici peut être cause de grands malheurs ; il faut qu’il disparaisse et il disparaîtra, cette nuit même. Donne seulement l’ordre ou mayordomo que le prisonnier me soit livré quand je le réclamerai.

— Que pensez-vous que nous devions faire, mon père ?

— C’est une extrémité terrible, répondit le docteur, mais cet homme, comme l’a dit Bernardo, a cent fois mérité la mort et sa présence ici est excessivement dangereuse : je me range à l’avis de Bernardo.

— C’est bien ; qu’il en soit donc ainsi, je t’accompagnerai.

— Comme il te plaira, seulement je tiens à prendre sur moi la responsabilité de cette exécution.

— Bah ! fit le chasseur, en riant, est-ce que tout n’est pas toujours commun entre nous ?

En ce moment la cloche du déjeuner sonna.

— Plus un mot, et à table ! dit le docteur.

Ils passèrent alors dans la salle a manger, où déjà tous les autres convives étaient réunis et les attendaient.

Le déjeuner fut très gai.

Les dames témoignèrent une joie véritable du retour des voyageurs.

Ceux-ci furent contraints l’un après l’autre de raconter les incidents de leur voyage.

Le succès obtenu par le docteur à Urès combla de joie la comtesse, qui ne comptait pas sur une réussite aussi prompte et aussi complète. Elle en félicita affectueusement les deux chasseurs.

Bernardo raconta alors, avec un entrain qui fit pâmer d’aise ses auditeurs, les diverses péripéties comiques ou sérieuses de son excursion dans la savane, sans, bien entendu, dire un seul mot qui pût compromettre le secret qu’il devait garder sur ses opérations.

Quand on se leva de table, la plupart des convives se retirèrent pour faire la siesta.

Quant à Julian et à son ami, ils firent de compagnie la visite des nouvelles fortifications et des campements établis par Julian.

Un peu avant le coucher du soleil, don Cristoval de Cardenas, prévenu à l’avance par Julian qu’il désirait lui faire une communication intéressante, vint rejoindre les deux amis dans l’appartement qui leur avait été assigné et qu’ils partageaient fraternellement.

Bernardo rapporta alors à don Cristoval, mais sérieusement, cette fois, ce qu’il avait fait pendant les quinze jours de son excursion dans le désert, et il n’eut garde d’oublier ce qui s’était passé entre lui et Charbonneau avec la tribu comanche du Bison-Blanc.

L’haciendero le félicita de ce résultat.

— Je suis, dit-il, considéré non seulement par la tribu du Bison-Blanc, mais encore par toute la nation comanche, c’est-à-dire les Comanches des lacs et les Comanches des prairies, comme leur premier sagamore ou chef suprême, comme étant le dernier des Incas de la branche de Moctecuzoma, l’avant-dernier empereur du Mexique, Guaytay-Mocktzin, qui fut pendu, comme vous le savez, par les Espagnols d’Almagro, ayant été le dernier empereur mexicain. C’est afin de pouvoir être utile à mes frères rouges que j’ai accepté le titre de corregidor mayor de Sonora, Arizona et Sinaloa, pour les affaires indiennes. Et, en effet, j’ai été assez heureux, à plusieurs reprises, pour leur rendre d’assez grands services. Ils sont fiers de moi et me témoignent en toutes circonstances un dévouement à toute épreuve. Je vous avouerai même qu’ils caressent secrètement l’espoir que je rétablirai un jour l’empire des Incas du Mexique à leur profit. Je n’ai pas besoin de vous affirmer que jamais je n’ai eu la pensée de tenter une entreprise aussi désespérée, et qui n’aboutirait pour moi qu’à un désastre.

— Oh ! répondit Julian en riant, nous en sommes convaincus, et vous n’avez pas besoin, cher don Cristoval, de nous faire votre profession de foi à ce sujet.

— Mais, m’avez-vous dit, les ambassadeurs comanches doivent arriver une heure après le coucher du soleil.

— Oui, répondit Bernardo.

— Les Peaux-Rouges sont très méticuleux et à cheval sur l’étiquette. Permettez-moi de donner quelques ordres pour qu’ils soient bien accueillis. Venez avec moi ; ño Ignacio doit être à l’hacienda : je vous laisserai avec lui, et j’irai me préparer à la réception.

Les trois hommes sortirent alors et se mirent à la recherche du mayordomo, qu’ils ne tardèrent pas à rencontrer.

Après lui avoir donné ses ordres, don Cristoval s’excusa auprès des deux chasseurs de leur fausser ainsi compagnie et il se retira en leur annonçant que bientôt ils le reverraient.

Le mayordomo appela plusieurs peones, avec lesquels il s’entretint à voix basse pendant quelques instants, puis il se rapprocha des deux chasseurs.

— Eh bien, lui demanda Julian, comment se comporte notre prisonnier ?

— Ni bien, ni mal, répondit ño Ignacio ; il n’a pas desserré les dents, si ce n’est pour manger de très bon appétit les vivres que je lui ai fait porter. Que comptez-vous en faire ?

— Cette nuit même, vous en serez débarrassé.

— Avez-vous donc l’intention de lui rendre la liberté ? se récria la mayordomo : songez que c’est un scélérat endurci, indigne de toute pitié.

— Soyez tranquille sur ce point, dit Bernardo, nous le tenons, nous ne le lâcherons plus.

— Que comptez-vous donc en faire ?

— Pas grand’chose, tout simplement lui procurer une entrevue avec le juge Lynch.

— Vous aurez raison ; malheureusement ici, vous le savez, c’est impossible, le gouvernement des États-Unis…

— Le gouvernement des États-Unis, interrompit vivement Julian, n’a rien avoir avec ce qui se passe sur le territoire indien, et c’est dans la savane que nous conduirons notre prisonnier ; nous ne voulons pas l’assassiner : il sera jugé loyalement et aura toute liberté pour se défendre.

— Voilà une excellente idée. Je vous avoue que je donnerais beaucoup pour assister à cet acte de justice.

— Vous y assisterez. N’avez-vous pas à déposer contre lui pour ce qui est arrivé ce matin dans le parc.

— Caraï ! c’est vrai ! Ah ! sur ma foi, cela me fera plaisir !

En ce moment, les chasseurs engagés par la comtesse de Valenfleurs, ayant Charbonneau à leur tête, entrèrent dans la cour d’honneur où se trouvaient les trois hommes.

Tous étaient à cheval et armés comme pour une expédition.

Les peones conduisaient en bride les chevaux de Julian, de Bernardo et du mayordomo.

— Pourquoi ce déploiement de force ? demanda Julian.

— Pour faire honneur aux Sachems comanches ; nous allons au-devant d’eux, répondit en riant le mayordomo.

— Allons ! dit gaiement Bernardo.

— Mais où les recevra-t-on ? reprit Julien.

— Dans ce grand bâtiment que vous voyez là, à l’extrémité de l’aile droite de l’hacienda. Il a été construit tout exprès pour des occasions semblables à celle de ce soir ; ce bâtiment communique avec les appartements intérieurs de cette partie de la maison d’habitation.

— Très bien, dit Julian en se mettant en selle, ce que son ami avait fait déjà, nous partirons quand il vous plaira.

— Vous êtes prêts ? partons !

Les cavaliers quittèrent alors l’hacienda et se lancèrent sur la pente conduisant à la Rancheria.

On fut obligé de prendre certaines précautions et de ne marcher qu’avec prudence pour éviter les accidents.

La route avait été défoncée en plusieurs endroits, coupée par des tranchées profondes et des chausse-trappes.

De distance en distance on avait élevé des épaulements en terre et fait des amas de bois considérables, afin de pouvoir, s’il était besoin, établir en un instant de solides barricades.

Grâce aux précautions prises, on n’eut aucun accident à déplorer.

La Rancheria se gardait militairement.

Au coucher du soleil, des sentinelles étaient posées tout autour des fortifications en terre qui avaient été réparées avec soin.

Un large fossé avait été creusé et un pont-levis établi du côté de la savane.

Le mayordomo échangea le mot d’ordre avec le vaquero chargé du commandement de la petite garnison, fit connaître le motif de sa sortie, et ordonna de baisser le pont-levis.

Dix minutes plus tard, toute la troupe galopait en pleine campagne.

Deux chasseurs avaient été lancés en avant à la recherche des Comanches.

Ces éclaireurs revinrent presque aussitôt, annonçant l’arrivée de trois ambassadeurs avec une suite d’une quinzaine de guerriers.

Tous étaient à cheval et armés de fusils de fabrique américaine.

La troupe des chasseurs fit halte.

Bernardo et Charbonneau s’avancèrent seuls au-devant des arrivants.

Le ciel, d’un bleu profond, était couvert d’un semis d’étoiles brillantes, au milieu desquelles étincelait la magnifique croix du Sud.

La lune, à son deuxième quartier, se levait et répandait une clarté qui permettait d’y voir comme en plein jour.

Les Comanches avaient imité la manœuvre des chasseurs : ils avaient fait halte.

Seuls les trois ambassadeurs avaient continué à s’avancer.

Arrivés à une vingtaine de pas les uns des autres, les deux blancs et les trois Peaux-Rouges s’arrêtèrent.

Charbonneau fit les salutations d’usage, auxquelles répondirent aussitôt les chefs.

Puis les deux groupes se rapprochèrent au petit pas de leurs chevaux jusqu’à ce qu’ils se trouvassent presque à se toucher.

— Mon père, le grand sagamore des Comanches, dit alors Charbonneau, a appris avec joie l’arrivée de ses fils à son calli en pierre. Voici les paroles que souffle sa poitrine : « Mes fils sont les bienvenus ; il n’y a aucune peau entre mon cœur et celui de chacun de mes enfants. Les visites qu’ils me font sont trop rares ; parfois plusieurs lunes s’écoulent sans que je les voie. Ils savent que je les aime ; j’envoie mes guerriers faces-pâles à leur rencontre pour faire honneur à d’aussi puissants guerriers. Mes fils sont les bienvenus. J’ai dit. »

Charbonneau salua en se courbant sur le cou de son cheval et attendit.

Alors le plus âgé des trois chefs, après quelques instants de silence, prit la parole à son tour.

— « Je sais, l’Épervier, dit-il — l’Épervier était le nom indien du chasseur canadien — je sais que vous êtes un digne enfant adoptif des Comanches du Bison-Blanc ; que le sang de votre cœur est rouge et que vous n’avez pas la langue fourchue ; je vous remercie des paroles bienveillantes que vous avez prononcées au nom de notre grand-père, le sagamore puissant des hommes rouges ; sa chevelure est noire encore, mais le Wacondah — dieu — lui a donné sa sagesse pour le bonheur de ses enfants ; nous venons donc vers lui avec joie, et puisqu’il vous l’a dit, nous savons que nous sommes les bienvenus. J’ai dit. »

Il y eut un court silence, puis le chef prenant son ikitchota ou sifflet de guerre, fait d’un tibia humain pendu sur sa poitrine par une chaîne d’or, siffla à deux reprises.

À ce signal les Comanches s’élancèrent à toute bride et firent une fantasia brillante en poussant de grands cris de joie, déchargeant leur fusil en l’air et faisant exécuter à leurs chevaux tous les exercices les plus difficiles de la haute école la plus raffinée.

Les chasseurs, excités par cette fantasia, en exécutaient une semblable de leur côte.

Pendant près de dix minutes, à la façon dont les cavaliers galopaient, se croisaient et se poursuivaient en criant et déchargeant leurs armes, on eût suppose qu’ils se livraient un combat acharné ; tandis qu’au contraire ils ne songeaient qu’à se réjouir et à se faire honneur réciproquement.

Le chef siffla dans son ikitchota.

Aussitôt, tout s’arrêta instantanément, comme si les pieds des chevaux se fussent subitement soudés au sol.

Un silence profond remplaça le tumulte, les cris et les coups de feu.

Puis, sur un geste du chef, les deux troupes se réunirent et n’en firent plus qu’une seule.

Les trois chefs comanches prirent la tête de cette troupe, ayant près d’eux Charbonneau, Bernardo, Julian et le mayordomo, et ils reprirent ainsi le chemin de la Rancheria, où ils ne tardèrent pas à arriver.

Le pont-levis était baissé.

— Plusieurs peones à cheval et armés de torches brûlantes, partirent alors en avant pour éclairer le chemin pendant le trajet de la Rancheria à l’hacienda.

Comme celui de la Rancheria, le pont-levis de l’hacienda était baissé.

De chaque côté, quinze cavaliers armés étaient rangés en bon ordre, ayant à leur tête don Pancho de Cardenas, le fils de l’haciendero.

Le jeune homme avait revêtu pour cette circonstance le costume semi-indîen des coureurs des bois canadiens.

Il était nu-tête ; ses longs cheveux bouclés tombant sur ses épaules étaient retenus sur son front par un mince cercle d’or, ayant enchâssé par-devant un diamant magnifique et d’un prix très considérable.

Lorsque les Indiens et leur suite eurent pénétré dans la cour d’honneur, don Pancho s’avança à leur rencontre en faisant caracoler son cheval et, après les avoir salués, il dit aux chefs :

— Les Sachems sont les bienvenus ; veulent-ils mettre pied à terre et m’accompagner jusqu’au grand Calli-Medecine, où mon père les attend.

Le chef répondit :

— Le fils du Grand-Aigle est digne de son père, les Comanches l’aiment, ils sont heureux de le voir fort et vaillant, eux qui l’ont vu naître et l’ont connu faible aiglon, ne sachant pas encore se servir de ses ailes ; les chefs le remercient de l’honneur qu’il leur fait, et ils l’accompagneront avec joie jusqu’au grand Calli-Medecine, où ils salueront le grand Sagamore de leur nation.

Après ces paroles prononcées avec toute l’emphase indienne, les Comanches mirent pied à terre, et sans s’occuper de leurs chevaux, ils suivirent le jeune homme.

Les chevaux, abandonnés à eux-mêmes, restèrent immobiles comme s’ils eussent été attaches au piquet.

Les chasseurs mirent pied a terre, eux aussi, mais ils ne quittèrent pas la cour d’honneur, sauf Julian, Bernardo, Charbonneau et ño Ignacio, qui, sur un geste muet de don Pancho de Cardenas, suivirent les ambassadeurs.