Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/II/XV

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XV

DANS LEQUEL IL EST PROUVÉ QU’EN AMÉRIQUE ON PEUT APPRENDRE BIEN DES CHOSES ET FAIRE DE SINGULIÈRES RENCONTRES, QUAND ON SE PROMÈNE DANS UN JARDIN AVANT LE LEVER DU SOLEIL.


Cependant, ainsi que cela avait été convenu dans le conseil dont nous avons rendu compte dans notre précédent chapitre, un peu après quatre heures de l’après-dînée, le docteur, après avoir pris congé de l’haciendero, embrassé sa fille adoptive et serré la main de son fils, s’était mis en route pour Urès, capitale de l’état de Sonora, où le général X…, nommé par le général en chef gouverneur de l’État, faisait sa résidence.

Vers huit heures du matin du même jour, Bernardo, après une longue conversation confidentielle avec son ami, avait quitté l’hacienda en compagnie de Charbonneau.

Tous deux s’étaient enfoncés dans la savane, pour remplir la mission dont ils avaient été chargés.

Presque à la même heure ño lgnacio, le mayordomo, s’était éloigné, lui aussi.

Enfin, les trois guerriers comanches avaient été expédiés en batteurs d’estrade par Julian.

Ils avaient ordre de revenir au plus vite, dès qu’ils découvriraient une piste suspecte se dirigeant vers l’hacienda.

Les dames, bien entendu, avaient été laissées dans la plus complète ignorance des dangers terribles dont elles étaient menacées, ainsi que des mesures prises pour les conjurer.

Quelques jours s’écoulèrent.

La vie que l’on menait dans l’hacienda était assez monotone.

Les dames vivaient très retirées.

Julian maudissant secrètement les soins dont il avait assumé l’écrasante responsabilité, soins qui l’empêchaient de voir sa fiancée et de causer avec elle autant qu’il l’aurait voulu.

À l’heure des repas seulement, Julian avait l’éphémère plaisir de voir Denizà et d’échanger quelques douces paroles avec elle.

Et souvent même il ne pouvait que le soir, au dîner, se donner ces quelques instants de joie.

La journée tout entière, sous prétexte de chasser, était occupée à parcourir les dépendances de l’hacienda en compagnie de don Cristoval, afin de surveiller les travaux de défense qu’il faisait exécuter sur différents points, soit dans la Rancheria, dont il avait fait un véritable camp retranché, soit dans l’immense parc, et même dans la huerta, où l’on élevait des redoutes en terre et même des blockhaus, en même temps que l’on creusait de larges et profondes tranchées, et qu’on établissait çà et là des pièges et des chausses-trappes pour arrêter l’ennemi, au cas où il réussirait à franchir les murailles, fort élevées cependant et très solides, dont l’hacienda était ceinte sur toute son étendue.

Les dames ne comprenaient rien à cette activité déployée par les deux hommes, et à cette rage de chasse dont ils avaient été pris aussi subitement.

Elles raillaient impitoyablement les deux Nemrod improvisés, qui les délaissaient pour se livrer a la poursuite d’un gibier problématique ; car bien souvent ils revenaient bredouille et harassés de fatigues.

Julian et don Cristoval répondaient en riant à ce feu roulant d’épigrammes, qu’ils supportaient avec une patience exemplaire.

Mais comme ce prétexte de chasse était excellent et empêchait les dames de soupçonner leurs occupations véritables, ils s’obstinaient à chasser quand même.

Armand de Valenfleurs et don Pancho de Cardenas, abandonnés à eux-mêmes, chassaient véritablement dans toute l’étendue du parc et abattaient force gibier.

Comme il était impossible de cacher aux deux jeunes gens les travaux que l’on exécutait de tous les côtés, Julian et l’haciendero, tout en leur recommandant le secret, leur avaient fait une demi-confidence, qui les avait rendus leurs complices.

De sorte que, grâce à eux, ils revenaient quelquefois à l’hacienda chargés de gibier, et alors ils prenaient des airs de triomphateurs qui prêtaient beaucoup à rire aux dames.

Cependant quinze jours s’étaient écoulés depuis le départ du docteur d’Hérigoyen, des deux chasseurs et des batteurs d’estrade.

On n’avait reçu aucunes nouvelles ni des uns, ni des autres.

Les travaux de défense intérieure étaient complètement terminés.

Julian, n’ayant plus rien à faire, avait eu la pensée de construire en bois une immense salle de bal, communiquant avec le principal corps de logis de l’hacienda par une grande porte de derrière, et donnant entrée dans la huerta.

Julian prenait un plaisir d’enfant à orner et à embellir cette salle de bal, placée au milieu d’une pelouse.

Un plancher volant avait été établi, et un énorme velum disposé de façon à laisser circuler l’air, et que l’on pouvait enlever au besoin, servait de couverture et de toit à cette bâtisse élégante et d’architecture mauresque.

Cette fois, les dames ne raillaient plus.

Elles trouvaient charmante l’idée de cette salle de bal en plein air.

Elles n’avaient pas assez de compliments à adresser aux architectes improvisés.

Un matin, un peu avant le jour, Julian, ne pouvant pas dormir, s’était levé, et, après s’être muni de ses armes, qu’il ne quittait jamais, il avait allumé un cigare, et s’était nonchalamment dirigé vers la huerta.

Après avoir traversé le jardin d’un pas de promenade, il entra dans le parc, dans le but de s’assurer que l’on faisait bonne garde.

Depuis l’achèvement des travaux de défense, toutes les nuits, depuis le crépuscule jusqu’à l’aube, des sentinelles étaient posées dans le parc, de distance en distance, de façon à pouvoir se soutenir en cas de besoin, et à se réunir à la première alarme.

Ces sentinelles se composaient partie de chasseurs à pied et de peones bien armés.

D’heure en heure, des rondes de chasseurs d’Afrique parcouraient le parc et fouillaient les buissons, les halliers et les fourrés.

Il n’y avait donc pas à redouter de surprise. D’autant plus que les soldats et les peones, hommes d’une discrétion reconnue, savaient quels dangers terribles planaient sur l’hacienda.

Ainsi que Julian s’y attendait, tout était en ordre.

Le service des sentinelles et des rondes se faisait avec une discipline et une régularité irréprochables.

Après avoir affectueusement félicité ces braves gens, le chasseur continua sa promenade, et bientôt il disparut au milieu des fourrés.

Il longeait les murs du parc et se laissait aller à ses pensées, lorsqu’un bruit assez léger lui fit subitement dresser l’oreille.

Le chasseur s’arrêta subitement, s’embusqua derrière un énorme mahogany, et après avoir armé sa carabine, il regarda attentivement du côté ou le bruit s’était fait entendre.

Presque en face de lui, à vingt pas au plus de l’endroit où il se tenait, se trouvait une petite porte perdue dans la muraille.

Tout à coup il entendit un léger grincement, comme si l’on eût essayé du dehors à ouvrir cette porte.

Julian se tint prêt à tout événement.

Deux ou trois minutes s’écoulèrent, puis la porte s’ouvrit et roula lentement et sans bruit sur ses gonds.

Presque aussitôt la silhouette noire d’un homme s’encadra dans la porte ouverte et resta un moment immobile, comme si l’inconnu hésitait à entrer, le corps à demi tourné vers le dehors.

Julian pensa que le moment d’agir était venu, il épaula sa carabine et mettant en joue l’inconnu, il lui cria d’une voix ferme et menaçante mais contenue, car il ne voulait donner l’alarme qu’à la dernière extrémité :

— Qui vive ! répondez, ou vous êtes mort !

— Oh ! on fait bonne garde, dit l’inconnu d’un ton de bonne humeur, tant mieux ! ne tirez pas ; je suis un ami, ño Ignacio Torrijos.

— Ah ! pardieu ! s’écria le chasseur en désarmant sa carabine et s’avançant vers le mayordomo, voilà une excellente surprise. Soyez le bienvenu, ño Ignacio ; je vous attendais avec une vive impatience.

— Eh ! qui êtes-vous donc pour me parler ainsi, amigo ? répondit l’autre. Il me semble reconnaître votre voix ?

— Je suis don Julian d’Herigoyen, ou le Cœur-Sombre, si vous préférez ce nom.

— Oh ! oh ! c’est vous, mon maître ! répondit joyeusement le mayordomo. Attendez un peu ; je suis à vous dans un instant.

Tout en parlant ainsi, ño Ignacio avait pénétré dans le parc, doucement et avec précaution, car il conduisait son cheval par la bride.

Derrière le cheval, une douzaine de vaqueros entrèrent l’un après l’autre, silencieux et sombres, faisant passer, eux aussi, leurs chevaux après eux.

Lorsque ce singulier défilé fut terminé, ce qui exigea un temps assez long, la porte étant étroite et assez basse, le mayordomo donna l’ordre aux vaqueros de se rendre dans les corales pour y placer leurs chevaux.

Mais alors Julian intervint.

— Non, dit-il, ils s’établiront ici dans le parc, tout est préparé pour les recevoir, eux et leurs chevaux. Mais prenez garde qu’ils ne s’écartent à droite et à gauche, parce qu’il pourrait leur arriver malheur. Pendant votre absence, cher don Ignacio, nous avons exécuté d’importants travaux de défense ; je conduirai moi-même ces braves gens à l’endroit où il doivent camper, afin d’éviter tout accident.

— Bon ! Mais puisqu’il en est ainsi, ne pourriez-vous pas les cacher pour quelques instants dans un endroit où l’on ne pourrait pas les voir ?

— Certes, rien n’est plus facile ; mais pourquoi pas les conduire tout de suite à leur campement ?

— Non, il faut qu’ils attendent un peu, car nous n’aurions pas le temps nécessaire.

— Bon, pourquoi cela, señor ?

— Je ne puis vous le dire, Cœur-Sombre, mais bientôt vous le saurez, et vous reconnaîtrez que j’ai raison.

— Soit, je n’insiste pas, señor. Que ces braves gens me suivent ; à dix pas d’ici se trouve une clairière où ils pourront se reposer tout à leur aise, sans risquer d’être aperçus.

— Très bien. Allez donc les conduire à ce campement provisoire, je vous attends ici.

Sur l’ordre de Julian, les vaqueros se rangèrent en file indienne, et ils le suivirent.

Le chasseur, après s’être fait reconnaître par les sentinelles et une ronde de nuit qu’il croisa sur son passage, établit ces braves gens dans la clairière.

Puis, après leur avoir recommandé de ne pas s’éloigner jusqu’à son retour, Julian, assez intrigué par les paroles ambiguës du mayordomo, se hâta de le rejoindre.

Ño Ignacio avait allumé une cigarette et il se promenait de long en large devant la porte restée entre-bâillée.

— Ah ! ah ! vous voici déjà ? dit-il dès qu’il aperçut le chasseur.

— Oui ; nos hommes sont en lieu sûr. Maintenant, me voici tout à vous.

— Oh ! excusez-moi de vous avoir paru si mystérieux, mais l’affaire dont il s’agit vous intéresse beaucoup plus que moi ; et d’ailleurs mieux vaut, je crois, que personne ne voie cet homme.

— De quel homme parlez-vous, senor ?

— De celui que vous allez voir dans un instant, et qui attend probablement, embusqué derrière cette muraille.

— Allons, dit le jeune homme.

Ils se rapprochèrent de la porte.

— Restez un peu de côté, afin qu’il ne vous voie pas tout de suite ; cela pourrait l’effaroucher.

— Que de précautions ! dit le chasseur tout en faisant ce que le mayordomo lui demandait.

— On ne saurait trop en prendre, dit sentencieusement ño Ignacio.

— C’est juste. Je vous donne carte blanche. Agissez donc à votre guise ; je ne me montrerai que sur votre ordre.

— À la bonne heure !

Le mayordomo entr’ouvrit alors la porte, avança la tête au dehors et examina pendant quelques instants les environs.

Tout était calme, silencieux et solitaire, on était à cette heure mystérieuse où le ciel commence à se rayer de larges bandes blanchâtres ; où les étoiles s’éteignent les unes après les autres dans l’éther ; où l’atmosphère chargée des brumes grisâtres qui s’élèvent de terre comme une fumée légère, estompe l’horizon et ne permet de distinguer les accidents du paysage que comme à travers un prisme.

Ce n’est plus la nuit, ce n’est pas encore le jour.

C’est l’aube.

La nature semble tressaillir tout entière à l’approche du réveil.

De vagues et étranges frémissements passent à tram vers les branches des arbres.

Des senteurs fraîches et acres s’exhalent du soi et dilatent délicieusement les poumons.

On se sent revivre.

L’air s’imprègne de ces émanations.

L’eau des ruisseaux semble fuir plus joyeusement en babillant sur les cailloux de son lit.

Des bruits presque indistincts et sans causes appréciables se font entendre sous les frondaisons.

Les buissons et les fourrés s’agitent.

Sous la feuillée emperlée de rosée, les oiseaux, frileusement blottis, commencent à pépier.

C’est le jour nouveau qui s’annonce.

Des lueurs rouges empourprent les derniers lointains de l’horizon.

Le soleil va paraître.

Ño Ignacio, n’entendent et n’apercevant rien, imita à deux reprises le cri triste de la hulotte bleue.

Un cri semblable lui répondit aussitôt.

Un bruit de pas se fit entendre dans les halliers et un homme, semblant surgir de terre, apparut soudain à dix pas au plus du mayordomo.

Cet homme demeura un instant immobile et bien en vue, puis il posa la crosse de son fusil à terre, ôta son sombrero, passa deux fois le revers de sa main droite sur son front, et il reprit son immobilité de statue.

Le mayordomo imita le sifflement railleur du serpent fouet, et se reculant en arrière il démasqua complètement la porte.

L’inconnu s’élança. En deux bonds il se trouva dans le parc.

Le mayordomo se hâta de refermer la porte derrière lui.

— Eh bien ? demanda ño Ignacio.

— Puis-je voir le Cœur-Sombre ? j’ai des choses importantes à lui révéler.

— Vous le verrez quand vous voudrez.

— Tout de suite alors, si cela est possible.

— Vous entendez, chasseur, dit le mayordomo en élevant un peu la voix.

— Me voici ! répondit aussitôt Julian, en sortant de derrière l’arbre où jusque-là il était resté embusqué. Soyez le bienvenu, señor Navaja ; vous avez bien tardé.

— Ce n’a pas été de ma faute. Je crois m’être aperçu à certains indices que le Mayor me soupçonne ; vous connaissez sa méfiance. Il m’a fallu redoubler de prudence ; rien ne m’ôtera de l’idée que j’ai été suivi. J’ai, à plusieurs reprises, entendu des bruits inquiétants dans les fourrés ; j’ai même cru, à un certain moment, entendre derrière moi les pas d’un cheval ; ne restons pas ici plus longtemps.

— Vous avez raison ; venez ; mais il importe d’éclaircir cette affaire qui me semble fort grave.

— Elle l’est en effet, si je ne me suis pas trompé.

— Laissez-moi faire ; nous saurons bientôt à quoi nous en tenir.

Les trois hommes entrèrent alors sous le couvert, mais au lieu de s’éloigner ils se cachèrent au milieu d’un buisson de goyaviers sauvages.

— Pas un mot, pas un geste, dit Julian à voix basse. Soyez prêts, mais ne faites rien sans mon ordre.

— Quelle est votre intention ? demanda ño Ignacio à voix basse.

— Si, comme le croit le señor Navaja, il a un espion à ses trousses, cet espion l’aura vu entrer dans le parc ; il voudra savoir ce qu’il fait ici. En conséquence, nous ne tarderons pas à avoir de ses nouvelles. Seulement, soyons prudents.

Les deux hommes firent un geste d’assentiment.

Dix minutes environ s’écoulèrent ; aucun bruit, si léger qu’il fût, ne troublait le silence.

Tout à coup une chouette, sans doute blottie dans un trou de la muraille, s’envola en jetant un cri strident.

Les trois hommes redoublèrent de vigilance.

Tout à coup Julian se pencha vers ses deux compagnons et d’une voix faible comme un souffle :

— Eh bien, que vous avais-je dit ! murmura-t-il. Regardez.

Presque au-dessus de la porte, apparaissait, perdu et comme noyé dans les feuilles d’acanthe qui garnissaient à profusion le faîtage du mur, le sommet d’une tête, dont on ne voyait que l’épaisse chevelure, le front et les yeux ardents, dont les regards inquiets interrogeaient le couvert.

Il fallait posséder la vue perçante de ces hardis coureurs des bois pour distinguer une tête humaine au milieu du fouillis qui l’enveloppait de tous les côtés.

Quel que fût l’individu à qui cette tête appartenait, il semblait n’être que médiocrement rassuré, cela était visible.

Il hésitait et ne savait quelle détermination prendre.

À plusieurs reprises il se souleva jusqu’à laisser paraître presque la moitié de son torse au-dessus de la muraille ; puis soudain, sans raisons apparentes, il plongea et disparut presque tout entier.

Enfin après un laps de temps assez long, rassuré sans doute par le silence et le calme qui régnaient autour de lui, il se décida.

En moins d’une seconde, il se trouva à califourchon sur la crête du mur, et d’un seul bond, malgré la hauteur considérable de la muraille, il sauta dans le parc avec une légèreté telle qu’il ne fit aucun bruit en tombant sur le sol, les genoux pliés en gymnaste émérite, et qui certes n’en était pas à son coup d’essai en semblables exercices.

Mais le pauvre diable, malgré toutes ses précautions, fut reçu assez brutalement sur le sein de notre mère commune.

À peine touchait-il le sol, que deux hommes, l’un à droite, l’autre à gauche, s’élançant d’un fourré, se ruèrent sur lui et pesèrent si lourdement sur ses épaules que, malgré la vigueur athlétique dont il était doué et qu’il déploya pour se défendre, il fut en un instant étendu sur la terre et garrotté solidement, sans qu’il pût faire le plus léger mouvement.

— Mille tonnerres ! s’écria-t-il en français en se voyant si subitement réduit à l’impuissance.

Ce fut tout. Il ferma les yeux, devint immobile et ne donna plus d’autre signe de vie que de souffler comme un phoque.

Sur l’ordre de Julian, le mayordomo se débarrassa en un tour de main de son zarape et en enveloppa le bandit de façon à le rendre sourd et aveugle.

Cela fait, les chasseurs le laissèrent étendu provisoirement dans l’endroit où il avait été pris, et ils regagnèrent le couvert.

Ils s’arrêtèrent, par surcroît de précaution, hors de la portée de la voix.

Le señor Navaja les avait suivis.

Tous trois s’assirent alors sur le gazon, mais de façon cependant à ne pas perdre de vue leur redoutable prisonnier.

Le soleil se levait.

— Caraï ! s’écria en riant le señor Navaja, c’est affaire à vous, Cœur-Sombre ; vous n’avez pas votre pareil dans la savane pour dresser une embuscade. Vous avez bien fait de prendre ainsi ce misérable à l’improviste, car c’est un rude mâtin, et si vous lui en aviez donné le temps, il vous aurait donne fort à faire.

— Quel est cet homme ? le connaissez-vous ? lui demanda Julian.

— Certes, je le connais, et il me connaît aussi : c’est l’âme damnée du Mayor ; il est Français, je le crois Basque.

— Ah ! fit Julian en tressaillant, qui vous fait supposer cela ?

— Voici : lorsque le Mayor, Calaveras et Sébastian, — cet homme se nomme Sebastian, c’est un ancien matelot, — lorsque, dis-je, ces trois hommes causent ensemble, ils n’emploient jamais ni le français ni l’espagnol, mais un jargon incompréhensible, que je crois avoir entendu bredouiller dans les Pyrénées par les naturels du pays, à une époque, ajouta-t-il avec un sourire étouffé, où je ne pensais guère à traverser la mer et à passer en Amérique !

— Vous ne savez rien de particulier sur le compte de cet homme ?

— Non ! Son caractère est sombre, silencieux ; il reste des journées entières sans prononcer une parole. Il doit exister entre lui et le Mayor un secret terrible qui les lie l’un à l’autre. Parfois, lorsqu’ils se croient seuls, ils laissent échapper des paroles étranges. Il y a quelques jours, Sébastian, au moment de partir, je ne sais pour quelle expédition, prononça cette phrase : « À tout prix, je veux la revoir ; je suis certain que c’est elle. — Tu es fou ou tu deviens idiot, répondit le Mayor en haussant les épaules ; oublies-tu donc que toi-même l’as enterrée là-bas. » En ce moment Calaveras parut ; Sébastian hocha la tête d’un air de doute et s’éloigna à franc étrier…

— Croyez-vous qu’on puisse réussir à faire parler cet homme ?

— Non, c’est un dogue ; il est évident pour moi qu’il craint le Mayor plus qu’il ne l’aime, cependant il lui est dévoué. Pourtant peut-être réussirait-on en le faisant boire ; il est ivrogne. J’ai souvent entendu le Mayor lui reprocher de ne pas savoir résister au plaisir de boire avec excès.

— Je verrai, murmura Julian entre haut et bas.

Et, changeant de ton subitement :

— Occupons-nous de nos affaires, dit-il.

— À vos ordres.

— Que se passe-t-il chez vous ?

— Les choses sont loin d’aller comme le Mayor le désirerait : les deux échecs qu’il a subis coup sur coup lui ont nui beaucoup dans l’esprit des aventuriers ; il éprouve de très grandes difficultés pour recruter sa troupe et la mettre sur un pied respectable. Il a beau prodiguer l’argent et les promesses, c’est à peine si, jusqu’à présent, il a réussi à enrôler une centaine d’hommes ; de son côté, Calaveras en a recruté une soixantaine. Les deux troupes réunies ne dépassent pas deux cents hommes. Le Mayor ne veut rien entreprendre avant d’en avoir au moins trois cents.

— Où trouvera-t-il le cent qui lui manque, puisque les aventuriers de la savane refusent de se joindre à lui ?

— Je l’ignore ; tout ce que je sais, c’est que Calaveras, qui est un drôle délié comme un fil de soie, lui a affirmé qu’il lui amènerait cent cinquante hommes au moins avant huit jours.

— Oh ! oh ! ceci est grave.

— Oui, surtout si ces hommes sont, comme je le suppose, des déserteurs français, allemands et mexicains, dont le nombre, vous le savez, est déjà si considérable que les autorités françaises et mexicaines commencent à s’en préoccuper sérieusement. Ces déserteurs, pour la plupart, sont des hommes de sac et de corde qui, pour de l’or, feront tout.

— Enfin, nous les verrons à l’œuvre. Quand le Mayor compte-il tenter son coup de main ?

— Dans quinze jours au plus tard ; avant, s’il est en mesure. Mais il ne veut rien laisser au hasard.

— Peu nous importe ! nous sommes prêts à le recevoir quand il se présentera.

Tout à coup, Julian se frappa le front, et, se tournant vers le mayordomo, qui assistait à cet entretien, calme et froid comme toujours :

— Nous avons commis une faute impardonnable pour des hommes au fait des choses du désert, dit-il en désignant le prisonnier : cet homme n’est pas venu à pied, il a caché son cheval sous le couvert de la forêt, à une courte distance probablement de l’endroit où nous sommes.

— En effet, dit le mayordomo. Que faudra-t-il en faire ?

— Vous fouillerez les alforjas, les fontes et la monture, et vous m’apporterez ce que vous aurez trouvé, si vous trouvez quelque chose ; ensuite, vous enlèverez le mors à l’animal, et vous lui rendrez la liberté.

— Peut-être serait-il préférable de nous emparer du cheval, non pas que nous en ayons besoin, grâce à Dieu, nous n’en manquons pas, mais si nous le laissions en liberté, vous connaissez l’instinct infaillible de ces intelligents animaux, le cheval retournerait à son coral toujours courant ; le Mayor serait aussitôt averti. Cette découverte pourrait avoir des conséquences graves pour nous, à cause des circonstances dans lesquelles nous sommes en ce moment ; qu’en pensez-vous, Cœur-Sombre ?

— Je suis entièrement de votre avis, señor ; mieux vaut laisser le Mayor dans le doute.

Et s’adressant au señor Navaja :

— Cet homme faisait-il parfois de longues absences ? lui demanda-t-il.

— Presque toujours ses absences se prolongeaient ; elles duraient ordinairement un mois ; les courtes étaient de quinze jours au moins.

— Était-il auprès du Mayor quand vous avez quitté son camp ?

— Il y était, j’en suis sûr ; il ne l’a quitté qu’après moi, et sans doute pour se mettre sur ma piste, d’après l’ordre exprès du Mayor ; je n’ai pas le moindre doute sur ce point ; aussi, en vous quittant, je pousserai une pointe sur Tubac, et je me mettrai à la recherche de Calaveras ; de cette façon, j’établirai un alibi, et, à mon retour au camp, je n’aurai rien à redouter du Mayor ; si fin qu’il soit, je lui donnerai le change.

— Très bien raisonné. Allez, ño Ignacio, et amenez-nous le cheval.

— Ne vous trompez pas, vous connaissez le mien, dit le señor Navaja.

— Soyez tranquille, une erreur n’est pas possible.

Le mayordomo s’éloigna aussitôt, ouvrit la petite porte et sortit du parc.

— Le plan du Mayor est-il fait ? reprit Julian.

— Oui, l’attaque aura lieu vers onze heures du soir, par une nuit sans lune. Vous serez attaqués sur trois points à la fois. L’un de ces points est la Rancheria, les deux autres ne sont pas encore désignés ; j’ai été envoyé ici non seulement en batteur d’estrade, mais encore avec mission de dresser un plan le plus exact possible de l’hacienda et de ses environs.

— Hum ! voilà une rude besogne ; êtes-vous donc ingénieur ?

— Non, mais ma famille me destinait à la carrière militaire, et j’ai fait toutes les études nécessaires ; et, pour vous dire la vérité tout entière ; je suis sorti avec le numéro 21 de l’école Polytechnique. Un bel avenir s’ouvrait devant moi ; la fatalité en a décide autrement. Le Mayor, sous les ordres duquel j’ai servi pendant deux ans en Afrique, sait tout cela. Voilà pourquoi il m’a donné cette mission.

— Comment ! que me dites-vous là ? Vous avez servi en Afrique sous les ordres du Mayor, dans l’armée française !

— Certes.

Julian se recueillit un instant.

— Écoutez, reprit-il d’une voix ferme : il y a longtemps que je vous soupçonne de jouer un rôle, comme du reste presque tous les proscrits qui errent dans la savane, et de cacher sous des dehors grossiers et parfois repoussants, passez-moi ce mot, une personnalité peut-être plus élevée qu’il vous convient de le laisser deviner. Je ne vous demande pas votre histoire ; elle ne me regarde en aucune façon ; mais, malgré les fautes que vous pouvez avoir commises, je sais qu’il vous reste encore quelques bons sentiments… J’ai un très grand intérêt à soulever le masque derrière lequel se cache le Mayor ; don Cristoval de Cardenas s’est engagé à vous compter deux mille onces d’or ; je vous donne, moi, ma parole de vous en donner mille : avec ces trois mille onces et la somme que vous avez déposée entre nos mains, vous vous ferez au moins quarante mille livres de rente, ce qui est une fort jolie fortune. Vous pourrez quitter le désert et vous organiser une existence nouvelle, très agréable, quel que soit le pays où il vous plaira de vous fixer. Mais j’exige que vous me rapportiez tout ce que vous savez sur le Mayor. Que pensez-vous de cette proposition ? Réfléchissez avant de me répondre.

— Toute réflexion est inutile, monsieur, dit l’aventurier, reprenant aussitôt le langage et les manières d’un homme comme il faut ; j’accepte votre proposition. Quand même vous ne m’auriez rien offert, je n’aurais pas hésité à vous faire cette confidence. Voici pourquoi : le Mayor, je vous l’ai dit, se méfie de moi ; il me hait en secret, parce que je connais une partie de sa vie passée, et que peut-être il me suppose beaucoup plus instruit de ses affaires, qu’il tient surtout à laisser dans l’ombre, beaucoup plus que je ne le suis réellement. Depuis deux ou trois mois surtout, sa haine, que jusque-là il avait su assez bien dissimuler, éclate malgré lui dans ses regards à chaque instant, et même dans ses paroles ; il me charge comme à plaisir des missions les plus difficiles, espérant sans doute que je serai tué dans l’une ou dans l’autre. Il est évident pour moi que si je continue à échapper ainsi à la mort, dès qu’il croira pouvoir se passer de moi, il fera naître un motif quelconque de querelle et me poignardera ou me brûlera la cervelle en trahison, comme il a l’habitude de le faire avec les hommes dont il veut se débarrasser. Mais je veille et je suis sur mes gardes ; il n’en est pas encore où il croit avec moi. Je serai donc franc avec vous, et je vous dirai tout ce que je sais. Malheureusement, ce n’est pas grand’chose.

— Dites toujours, peut-être ce peu sera beaucoup pour moi.

— Soit. En sortant de l’école Polytechnique, sur ma demande, je fus incorporé en qualité de sous-lieutenant dans le régiment d’infanterie, alors en garnison à Constantine. Le colonel de ce régiment était, dit-on, un officier remarquable, auquel l’étoile de général était assurée ; ce colonel se nommait Tancrède Illibury, marquis de Garmandia.

— Le marquis de Garmandia ! s’écria Julian en tressaillant et devenant livide. J’avais le pressentiment que vous prononceriez ce nom.

— Vous le connaissez donc ?

— Jamais je ne l’ai vu, répondit évasivement le chasseur. Continuez, je vous prie.

— Je reprends, monsieur. Le colonel de Garmandia était non seulement un officier du plus haut mérite, mais encore un bon compagnon, grand et beau joueur ; aussi, officiers et soldats, tout le monde l’adorait dans le régiment. Lorsque je me présentai à lui à mon arrivée, il me fit le plus chaleureux accueil : il connaissait ma famille de nom, il me savait riche. Je devins en peu de temps son favori ; du reste, je dois confesser que nos rapports furent toujours excellents tant que je demeurai sous ses ordres. Nous étions revenus depuis deux ou trois jours d’une longue et fatigante campagne en Kabylie ; un matin, le vaguemestre remit au colonel une lettre de France. J’étais présent lorsque cette lettre arriva ; elle parut produire une vive émotion sur lui, il semblait en proie à une vive colère ; il prononçait en langage basque des mots entrecoupés que je ne comprenais pas, mais qui, par l’intonation qu’il leur donnait, devaient être des menaces et des imprécations. Il froissa la lettre dans ses mains crispées, et finalement il la brûla. Cependant, peu à peu il se remit, et même il parut ne plus y penser ; il alla jusqu’à rire avec moi de son emportement, qui, me dit-il, n’avait pas le sens commun, et il ne fut plus question de cet incident, qu’il traitait de ridicule. Le colonel de Garmandia possédait une des plus belles santés de l’armée : rien n’avait prise sur lui, ni le chaud, ni le froid, ni la fatigue, ni les privations ; il se riait de tout, et quand un officier était malade, il le traitait de soldat à l’eau de rose. Je fus donc très étonné lorsque le lendemain de la scène dont je vous ai parlé, au rapport, le lieutenant-colonel nous annonça que le colonel se trouvant indisposé, et ayant obtenu un congé de convalescence d’un mois, il prenait le commandement du régiment. Cette subite indisposition, que je rattachai malgré moi à la lettre reçue la veille, m’inquiéta. Je vous l’ai dit : j’aimais beaucoup le colonel, dont j’avais toujours eu à me louer, et dont, malgré la différence de nos grades, j’étais devenu l’ami. Je résolus d’en avoir le cœur net, d’aller le voir et de savoir ainsi si cette maladie était sérieuse ou non. Je m’informai de l’endroit où il s’était retiré ; on m’apprit qu’il habitait une terme située non loin d’Arzew, dont il avait fait obtenir la concession à un ancien matelot nommé Sebastian, qui avait longtemps servi sa famille.

— Comment, interrompit Julian, il serait possible ? Ce Sebastian serait donc ?…

— Votre prisonnier ; oui, monsieur.

— C’est étrange.

— Non pas, c’est logique, au contraire : ne vous ai-je pas dit qu’un lien mystérieux attachait ces deux hommes l’un à l’autre : un crime peut-être.

— C’est malheureusement probable. Continuez, monsieur, je vous prie.

— Je me rendis à cette ferme. Le colonel et Sebastian étaient partis depuis deux jours, me dit-on avec un visible embarras, pour chasser la panthère, on ne savait dans quel douar ; dans tous les cas, on ne pouvait me préciser la date de leur retour. Je me retirai assez décontenancé et sans laisser mon nom, malgré l’insistance de l’individu qui m’avait reçu. Un mois plus tard, son congé étant expiré, le colonel reprit le commandement de son régiment, mais il n’était pas reconnaissable. Il était maigre, pâle, avait les traits tirés comme s’il fût relevé d’une grave maladie. Son humeur était changée ; il était sombre, inquiet, nerveux, tressaillait au moindre bruit insolite, tremblait et semblait près de s’évanouir quand il recevait une visite à laquelle il ne s’attendait pas. Bref, ce n’était plus le même homme. Il était plongé dans une inexplicable apathie, ne s’intéressait à rien, et la plupart du temps n’entendait pas ce qui se disait. Cependant, peu à peu cette irritation nerveuse, que personne ne savait à quoi attribuer, commençait à se calmer. Il devenait plus communicatif et le sourire reparaissait sur ses lèvres, lorsqu’un matin, un peu après le rapport, Sebastian arriva. Il était en sueur, son cheval se soutenait à peine ; tout faisait deviner qu’il avait fait une longue course à franc étrier. Le colonel pâlit en l’apercevant. Il l’entraîna dans sa tente, où ils restèrent seuls ; d’autres officiers et moi, nous étions allés chez un colon, dont la concession n’était qu’à deux lieues du camp ; ce colon était Provençal. Depuis longtemps il nous avait promis de nous faire manger une bouillabaisse, cette soupe si chère à tous les Marseillais ; nous en étions tous très friands, et ce fut un véritable régal pour nous. La soirée s’écoula à jouer et surtout a boire, car la bouillabaisse et l’ayoli sont très épicés et excitent à de copieuses libations. Nous ne nous en fîmes pas faute. Vers une heure du matin, nous regagnions le camp ayant chacun une fort jolie pointe d’ivresse, lorsque, à l’embranchement de deux routes, à une portée de fusil de notre campement, deux cavaliers, galopant à bride avalée, passèrent devant nous comme une trombe et disparurent dans la nuit. Si rapidement qu’ils passèrent, je ne sais pourquoi il me sembla reconnaître le colonel, et surtout son matelot Sebastian. Cependant, comme je pouvais m’être trompé, je gardai pour moi mes soupçons ; dix minutes après, nous arrivâmes au camp. Il était en rumeur : tout le monde était debout ; la consternation était peinte sur tous les visages. J’appris presque aussitôt que le colonel s’était, une demi-heure auparavant, brûlé la cervelle. Cette nouvelle m’atterra ; ce n’était donc pas lui que j’avais croisé sur la route ! Je me retirai sous ma tente. Mon ivresse avait subitement disparu. Je passai toute la nuit sans fermer l’œil une seconde, me répétant sans cesse : Cependant je l’ai bien reconnu ! Un peu après le lever du soleil, plusieurs individus à mine suspecte, arrivèrent au camp. Un de ces hommes fit appeler le lieutenant-colonel, et il lui dit qu’il était porteur d’un mandat d’amener contre le colonel marquis de Garmandia, accusé d’avoir, sept semaines auparavant, assassiné sa femme en l’enterrant vive, après l’avoir obligée à boire un narcotique. Tout le monde fut saisi en entendant articuler une aussi odieuse accusation contre le colonel, si aimé à juste titre au régiment. Le lieutenant-colonel répondit que le colonel, coupable ou non, s’était fait justice en se brûlant la cervelle ; et il conduisit l’agent de police à la tente du colonel, gardée par un cordon de sentinelles. Chacun fut alors libre d’entrer, j’en profitai pour pénétrer un des premiers dans la tente. Le colonel était en uniforme, avec tous ses ordres, et gisait étendu sur son cadre de campement ; il s’était tiré deux coups de pistolet en pleine figure, et cela de telle sorte qu’il était complètement méconnaissable : tout était broyé, il n’avait plus pour ainsi dire de visage ; on ne le reconnaissait qu’à son uniforme et à une chevalière à ses armes qu’il portait constamment à l’annulaire de la main gauche. Seulement, je fis alors une remarque qui échappa à tous les assistants : le colonel de Germandia avait eu la première phalange du doigt auriculaire broyée à la suite de je ne mais quelle circonstance, alors qu’il était enfant : l’opération avait été faite, de sorte que cette phalange manquait ; mais comme le colonel portait presque constamment des gants, personne ne s’était aperçu de ce défaut ; moi seul peut-être le connaissait ; le hasard m’avait un jour fait le remarquer. Au premier coup d’œil je reconnus que la blessure du petit doigt n’existait pas à la main gauche du mort ; cela me prouva que je ne m’étais pas trompé, et que l’homme que j’avais croisé la nuit précédente était bien le colonel. Je n’avais nul intérêt à divulguer ce secret ; je ne fis donc aucune observation et je laissai l’agent de police se désespérer de voir lui échapper ainsi le coupable qu’il croyait si bien tenir. Le lendemain le colonel fut enterré ; et huit jours plus tard toute cette affaire était, sinon oubliée, du moins complètement mise de côté. Trois mois plus tard, je passai lieutenant dans un régiment en garnison à Tours. Je partis pour la France et je ne songeai plus à tout cela.

— Mais lorsque le hasard vous remit en présence de votre ancien chef ?

— Il me fit raconter ce qui s’était passé, et il en rit beaucoup ; il n’avait pas à se gêner avec moi : la position dans laquelle il me voyait le mettait à son aise et lui enlevait tout scrupule. Mais, depuis, il n’est jamais revenu avec moi sur cette affaire ; il ne se souciait pas, sans doute, de m’en parler, et, de mon côté, je ne demandais pas mieux que de me taire. Voilà, monsieur, tous les renseignements que je puis vous donner sur le Mayor.

— Je vous remercie de votre franchise. Ces renseignements sont précieux pour moi ; mais, un mot encore, je vous prie.

— Parlez ! monsieur.

— Savez-vous si, depuis que le Mayor est en Amérique, il s’est marié, et s’il a des enfants ?

— Je ne puis, à mon grand regret, rien vous dire à ce sujet. Le Mayor ne confie ses affaires particulières à âme qui vive, pas même à Sebastian ! Mais il me semble bien impossible que, avec la vie d’aventure qu’il mène, la pensée lui soit venue de se marier.

— Vous devez avoir raison ; dans tous les cas, je vous remercie, et vous pouvez compter sur ma parole.

— Jamais je n’ai eu le plus léger doute à cet égard, monsieur, soyez-en bien convaincu.

— Quant au plan que vous avez ordre de lever, comment vous arrangerez-vous ?

— Oh ! que cela ne vous inquiète pas, monsieur, je ferai un plan de fantaisie, très exact en apparence, mais qui ne pourra, en aucune façon, nuire à la défense de l’hacienda.

— Bien ; mais il est important que je sache positivement quels seront les points d’attaque du Mayor, et quel jour ou plutôt quelle nuit il tentera son coup de main. Après ce qui s’est passé ce matin, il est presque impossible que nous nous rencontrions de nouveau ; ce serait jouer trop gros jeu, et peut-être perdre tout le bénéfice de tout ce que nous avons fait ; et pourtant, il est très important que je sois tenu au courant de toutes les mesures prises par le Mayor.

— C’est vrai ; mais je crois très facile de remédier à ces embarras et de correspondre entre nous sans nous voir. Voici comment : sur le bord du Rio-Grande, à une distance d’une lieue et demie environ de l’hacienda, à l’endroit nommé le Gué des Guanacos, se trouve un ancien tumulus indien.

— Je connais l’endroit ; ce tumulus, que j’ai visité plusieurs fois et au sommet duquel est planté une croix, est entouré de mahoganys géants ; on les aperçoit très distinctement du mirador de l’hacienda.

— C’est cela même. Eh bien ! envoyez chaque jour un batteur d’estrade adroit au tumulus, un peu avant le lever du soleil. Peut-être fera-t-il dix voyages inutiles, mais lorsque le plan du Mayor sera définitivement arrêté, et que la date de l’attaque sera fixée, je vous donnerai tous les renseignements dont vous aurez besoin par une lettre enfermée dans une petite boîte en fer-blanc que j’enfouirai au pied même de la croix, et afin que votre batteur d’estrade ne perde pas son temps à creuser pour rien, quand j’aurai enfoui la boîte, j’attacherai un bouquet de folle avoine fanée au bras droit de la croix ; ce bouquet signifiera cherchez ; de plus, je ferai flotter un mouchoir au sommet de l’un des mahoganys.

— C’est parfait ; de cette façon, nous évitons toute rencontre compromettants, et nous defions les plus fins espions.

En ce moment, la petite porte du parc s’ouvrit, et le mayordomo parut, amenant, par la bride le cheval du matelot.

Le señor Navaja — nous continuerons à lui donner ce nom, puisque nous ignorons son nom véritable — profita du retour du mayordomo pour prendre congé de Julian, après lui avoir répété tout ce qui se rapportait à la croix du tumulus ; puis il sortit du parc et disparut presque aussitôt sous le couvert.

— Eh bien ? demanda Julian à ño Ignacio, lorsqu’il se retrouva seul avec lui.

— Rien, répondit laconiquement le mayordomo ; j’ai tout visité, mais je n’ai rien trouvé.

— Bah ! nous serons peut-être plus heureux quand nous fouillerons ses poches. En attendant, aidez-moi à attacher solidement ce drôle sur son cheval ; puis j’irai installer vos vaqueros dans leur campement définitif. Quand arriveront les autres ?

— Après-demain soir, ils seront tous à l’hacienda. Comme nous en sommes convenus, ils viennent isolement, par un et par deux.

Tout en échangeant ces paroles, les deux hommes avaient enlevé le matelot dans leurs bras et l’avaient attaché en travers sur la croupe du cheval.

— Attendez-moi, dit Julian, avant un quart d’heure je serai de retour.

En effet, dix minutes plus tard il revint.

Le mayordomo conduisit le prisonnier dans la prison de l’hacienda, où il l’écroua après lui avoir enlevé le zarapé dans lequel il avait été roulé, mais on ne lui ôta pas ses liens que l’on se contenta de relâcher un peu.

En entrant dans la maison d’habitation, Julian aperçut Moucharaby pérorant au milieu d’un groupe nombreux de soldats.

Le docteur d’Herigoyen était depuis une heure revenu d’Urès.

Julian se hâta de se rendre auprès de lui.