Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/II/XVIII

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XVIII

CE QUI SE PASSA DANS LE BRÛLIS DE LA HULOTTE BLEUE À PROPOS DE SEBASTIAN.


Les chasseurs étaient en selle, prêts au départ.

Après avoir recommandé au mayordomo la plus grande vigilance pendant son absence, l’haciendero se mit, en compagnie des trois chasseurs, en tête de la petite troupe, et l’on quitta l’hacienda.

Mais cette fois, au lieu de descendre du côté de la rancheria, ce qui aurait considérablement allongé le trajet, les cavaliers traversèrent plusieurs cours intérieures, franchirent deux corales et ils sortirent définitivement par une porte de dégagement, récemment fortifiée et débouchant sur le revers de la colline.

Les chasseurs descendirent lentement dans la plaine et se dirigèrent vers le brûlis de la Hulotte bleue, où les coureurs des bois étaient campés.

Charbonneau et Bernardo servaient de guides à leurs compagnons.

Sebastian, s’obstinant dans son mutisme farouche, n’avait pas prononcé une parole depuis son arrestation.

Quand on vint le sortir de la prison où on l’avait provisoirement déposé, il dormait.

Mais la lueur des torches tenues par les peones l’avaient éveillé.

Il n’opposa aucune résistance à ceux qui le firent lever, et ils l’emportèrent dans leur bras pour le conduire au dehors.

Pendant le trajet jusqu’à la cour d’honneur et même quand on l’attacha sur son cheval, il affecta la plus complète indifférence.

Malgré la solidité des liens qui lui interdisaient tout mouvement et la surveillance incessante du peon, monté sur son cheval, Julian, connaissant l’énergie de ce misérable, le fit placer entre deux chasseurs bien montés, le revolver à la main, avec la consigne de ne pas le perdre une seconde de vue, et de lui brûler la cervelle si, par un moyen quelconque, le prisonnier réussissait à rompre les lassos ou reatas avec lesquels on l’avait garrotté au lieu de cordes.

La nuit était magnifique, bien que très froide.

On voyait clair presque comme en plein jour.

Mais c’était une lumière blanche avec des reflets bleus qui avait quelque chose de fantastique.

Il n’y avait pas ces dégradations de teintes qu’aux rayons du soleil on admire pendant le jour dans les accidents du paysage.

Les teintes étaient crues, pour ainsi dire brutalement tranchées, ou une clarté éblouissante, ou des masses d’ombres profondes, qui confondaient tous les accidents et empêchaient de les distinguer.

Les arbres échevelés allongeaient démesurément leur ombre sur le sol.

Les cours d’eau que l’on rencontrait reflétaient les étoiles et la lune dans un glacis d’argent.

Si complets que soient le silence et le calme, certaines rumeurs mystérieuses persistent quand même au désert : tels que le frissonnement de la brise à travers les hautes frondaisons des forêts vierges ; les pas furtifs et rapides des fauves courbant les hautes herbes en se rendant à quelque abreuvoir lointain ; les glapissements stridents et railleurs des coyotes et des loups rouges chassant un élan qu’ils ont lancé de son fort, et enfin ce susurrement incessant qui s’élève du sol, et qui n’est autre chose que le travail continu des insectes invisibles qui accomplissent, sans jamais s’arrêter, leur œuvre mystérieuse.

S’il eût été possible qu’une horloge quelconque se trouvât aux environs, cette horloge aurait sonné la demie après dix heures au moment où les chasseurs avaient quitté l’hacienda.

Dès que la petite troupe avait pris pied dans la savane, trois chasseurs avaient été lancés en avant en batteurs d’estrade, afin d’éclairer le terrain.

Derrière aux, le reste de la troupe s’avançait au galop de chasse, se dirigeant, autant que faire se pouvait, en droite ligne, afin d’atteindre le plus promptement possible le but de leur course nocturne.

Les chasseurs, aguerris à tous les bruits de la savane, causaient entre eux à voix basse sans se préoccuper le moins du monde des miaulements saccadés des jaguars, des aboiements des loups rouges, des bramements des élans, non plus que des beuglements des bisons couchés dans les hautes herbes, et à dix pas desquels ils passaient souvent.

Mais, tout en causant, ils avaient constamment l’œil et l’oreille au guet ; et, pour surcroît de précautions, ils tenaient le fusil sur la cuisse.

Après une course d’environ trois quarts d’heure, le mot de : halte ! circule à voix basse dans les rangs, et chaque cavalier devint immobile.

Depuis vingt minutes environ, les chasseurs s’étaient engagés sous bois, et à la lueur d’une lumière crépusculaire ils suivirent les méandres enchevêtrés les uns dans les autres d’une sente de bêtes fauves, où l’instinct infaillible des deux guides réussissait seul a les diriger sûrement.

Après avoir pendant un instant soigneusement examiné l’endroit où il se trouvait, et s’être consulté a voix basse avec Bernardo, Charbonneau imita, à deux reprises différentes, le cri de l’orfraie.

Presque aussitôt le même cri fut répété à une courte distance.

Une masse sombre surgit du milieu d’un buisson, à dix pas à peine en avant des chasseurs.

Depuis que la petite troupe avait abandonné la savane pour se lancer sous bois, les batteurs d’estrade s’étaient repliés, et s’étaient réunis à leurs compagnons.

— Qui vive ! cria une voix rude en français, en même temps que l’on entendait le craquement sec de la batterie d’un fusil que l’on arme.

— Main-de-Fer et l’Épervier, répondit aussitôt Charbonneau.

— Vous êtes bien nombreux, reprit la voix.

— Cœur-Sombre et quelques chasseurs nous accompagnent, reprit le Canadien.

— Ah ! c’est vous, Castor, dit alors Julian, je suis heureux de vous retrouver, mon vieux camarade. Belhumeur est-il au camp ?

— Il est arrivé ce soir, au coucher du soleil. Soyez le bienvenu parmi nous. Cœur-Sombre, répondit l’homme auquel Julian avait donné le nom de Castor. Avancez, personne ne vous barrera le passage ; je vais aller moi-même vous annoncer.

— Allez, compagnon, nous marcherons doucement, reprit Julian.

Le Castor disparut au milieu des fourrés, et la petite troupe se remit en marche.

Bientôt les chasseurs aperçurent à travers les arbres les lueurs de plusieurs feux allumés de distance en distance, sur un assez grand espace, et autour desquels plusieurs hommes étaient accroupis ou couchés, roulés dans leurs couvertures.

Cinq minutes plus tard, ils atteignirent la limite du couvert et débouchèrent dans une immense clairière de cinquante ou soixante acres au moins d’étendue.

C’était le brûlis de la Hulotte bleue.

À l’entrée de la clairière, une dizaine de chasseurs attendaient, la crosse en terre et les mains croisées sur l’extrémité du canon de leurs longs rifles américains.

Nous avons trop souvent eu l’occasion de décrire à nos lecteurs le costume pittoresque des coureurs des bois pour faire ici une redite inutile.

Le Canadien Belhumeur, vieux coureur des bois, mais très vigoureux et très vert encore, avait quitté depuis deux mois à peine les Terres-Chaudes de l’Atlantique, ou il avait servi pendant quelque temps dans la contre-guerilla du colonel Dupin, qui rendit de si grands services à l’armée française, pour retourner dans les savanes et reprendre la vie libre et independante du coureur des bois et du chasseur de bisons.

Avec Belhumeur se retrouvaient là plusieurs de nos anciennes connaissances du désert.

Sans compter le Castor, il y avait entre autres le Jeune Aigle, Berger, le Cœur-Loyal, la Main-Ferme et d’autres encore.

Les coureurs des bois, en ce moment campés dans le brûlis, étaient soixante-dix. Tous hommes intrépides et jouissant d’une grande réputation dans la prairie.

Quinze ou vingt manquaient encore, mais ils devaient arriver le lendemain.

Les chasseurs furent accueillis de la façon la plus cordiale par Belhumeur et ses compagnons, qui, d’ailleurs, ne s’étaient réunis en cet endroit que par amitié pour Julian et Bernardo, et dans le but de leur rendre service.

Sebastian fut descendu de cheval et attaché au pied d’un arbre, sous la garde de deux chasseurs.

Cela fait, les trois chasseurs et don Cristoval suivirent Belhumeur, et allèrent avec lui s’asseoir auprès d’un feu où les coureurs des bois les plus célèbres et les plus estimés prirent place avec eux.

Après avoir bu un coup de bonne eau-de-vie de France et avoir allumé les calumets, on causa.

La curiosité des chasseurs était excitée au plus haut point par l’arrivée de ce prisonnier, que quelques-uns d’entre eux avaient reconnu au premier coup d’œil pour un des plus farouches bandits des savanes.

— À quel événement imprévu devons-nous le plaisir de votre visite ? demanda Belhumeur. Nous ne comptions pas vous voir avant un jour ou deux.

— C’est ce misérable de Sebastian qui est cause de mon arrivée cette nuit. Ce matin, avant le lever du soleil, il a essayé de s’introduire dans l’hacienda de don Cristoval de Cardenas, en escaladant les murs du parc. Je l’arrêtai à l’improviste. Dans le premier moment, je ne l’avais pas reconnu, mais, en le regardant bien, je vis à qui j’avais affaire, c’est-à-dire à l’âme damnée du Mayor, l’instigateur et le complice de tous les crimes odieux que cet horrible bandit a commis depuis quinze ans dans les savanes. Je vous avoue que dans le premier moment, je fus assez embarrassé de ma capture.

— Je comprends cela, répondit Belhumeur.

— Il y avait de quoi, fit le Castor.

— Quel parti avez-vous pris définitivement ? demanda le Cœur-Loyal.

— Deux raisons m’ont engagé à prendre la détermination à laquelle je me suis arrêté. Je dois vous dire tout d’abord que le Mayor, qui sans doute a de bonnes raisons pour craindre les révélations de ce misérable, a eu l’audace de m’envoyer un de ses bandits en parlementaire pour m’ordonner, en me faisant les menaces les plus atroces, si je n’obéissais pas à ses injonctions impérieuses, de rendre la liberté à mon prisonnier.

— Ce bandit ne doute de rien, dit le Cœur-Loyal ; est-ce que nous n’en débarrasserons pas enfin la savane ?

— Nous tâcherons, dit Belhumeur.

— Ce sera dur, fit le Castor en hochant la tête.

— Bah ! ajouta Berger. Quien sabe ? Qui sait ? comme disent les Mexicains.

— Alors ? demanda Belhumeur.

— Ce parlementaire voulut parler haut, faire l’insolent ; je le traitai comme il le méritait, et il devint subitement doux comme un agneau.

— Je le crois bien, tu as failli l’assommer d’un coup de poing, dit Bernardo en riant.

— C’est ainsi qu’il faut traiter ces brutes immondes, dit Belhumeur ; c’est le seul moyen d’en venir à bout.

— Bref, après cette leçon donnée, reprit Julian, je renvoyai le parlementaire à demi mort. Sebastian est un scélérat couvert de crimes et indigne de pitié ; dans l’hacienda je ne pouvais rien faire sans exposer don Cristoval à des embarras et à des tracas à n’en plus finir avec les autorités américaines. Livrer ce bandit au gouvernement des États-Unis, c’était impossible ; le livrer aux Français, qu’en résulterait-il ? Un long procès qui peut-être n’aboutirait à rien et pendant lequel le misérable trouverait peut-être une occasion de s’échapper.

— Oui, la situation était hérissée de difficultés, dit Belhumeur en hochant la tête ; mais il y avait un moyen cependant.

— Lequel ? demanda Julian avec un fin sourire.

— Pardieu ! la loi du désert, le juge Lynch !

— Nous sommes les maîtres dans les Prairies, et notre justice est expéditive et loyale, dit Berger.

— Vous auriez dû y songer, Cœur-Sombre ? dit la Main-Ferme.

— Je ne vois pas d’autre moyen d’en finir avec ce misérable, ponctue le Cœur-Loyal.

— Ainsi, c’est votre avis, compagnons ?

— Certes, répondirent-ils d’une seule voix.

— Eh bien, je suis heureux de vous entendre parler ainsi, parce que cet avis est aussi le mien ; et voilà pourquoi j’ai amené mon prisonnier dans votre camp, où nous pourrons le juger en toute sûreté de conscience et sans craindre qu’il nous échappe.

— D’ailleurs, reprit la Main-Ferme, cet homme est notre justiciable ; la plupart de ses crimes les plus odieux ont été commis dans le désert sur des chasseurs, ou sur la frontière : donc, son jugement nous revient de droit.

— Si coupable qu’il soit, je crois que les tortures sont inutiles et que la mort sera pour lui un châtiment assez sévère ; à moins qu’il ne s’obstine dans son mutisme et refuse de nous révéler certains secrets qu’il possède, et qui touchent une famille estimable à laquelle je porte un vif intérêt.

— Rapportez-vous-en à nous, Cœur-Sombre, nous avons malheureusement été trop souvent contraints de tenir les sinistres assises du juge Lynch pour ne pas savoir toute la responsabilité que cet acte terrible fait retomber sur nous, dit Belhumeur avec une nuance de tristesse, et toutes les formalités que nous devons remplir.

— Je le sais, mon compagnon, répondit Julian, aussi je vous laisse pleine liberté d’action, agissez donc selon votre conscience.

— Nous serons impartiaux, mais justes, fermes et inexorables si notre conscience l’exige, repartit Belhumeur ; attendrons-nous le lever du soleil, ou bien ferons-nous comparaître immédiatement l’accusé devant nous ?

— Dans les circonstances où nous nous trouvons actuellement, il m’est fort difficile de quitter l’hacienda, menacée à chaque instant d’une surprise par le Mayor, répondit Julian ; ensuite il me semble qu’il y aurait presque de l’inhumanité à laisser pendant plusieurs heures encore ce misérable en proie aux appréhensions terribles qui doivent lui tordre le cœur, et que mieux vaut en finir avec lui, soit qu’il soit reconnu coupable, ou déclaré innocent.

— Vous avez raison, compagnon, mieux vaut en finir… Il sera donc fait comme vous le désirez ; et s’adressant aux autres chasseurs :

— Amis, reprit-il, veuillez éveiller nos compagnons et les convoquer tous au grand acte qui va avoir lieu.

Plusieurs chasseurs se levèrent aussitôt sans répondre, et allèrent en toute hâte s’acquitter de la mission que Belhumeur leur confiait.

En effet, se partageant la besogne, on les vit bientôt allant à tous les feux, éveillant les dormeurs et les adjurant de se rendre au feu de Belhumeur pour assister aux assises du juge Lynch.

Les chasseurs ainsi convoqués, se levaient, prenaient leur fusil, et, sans faire la moindre observation, ils se dirigeaient vers le point désigné pour le rendez-vous général.

Vingt minutes plus tard, quatre-vingts chasseurs, y compris ceux venus de l’hacienda, hommes taillés en athlètes pour la plupart, aux traits sombres et énergiques, appuyés sur leurs fusils, étaient rangés en cercle autour du feu.

Aux reflets des flammes du foyer agitées par la brise nocturne, ces sombres visages prenaient des apparences fantastiques qui auraient comblé de joie et d’admiration le vieux Salvator Rosa ou Bruggel d’Enfer, ces peintres des scènes terribles et émouvantes.

Un silence profond régnait dans cette formidable assemblée.

On sentait que les rudes mais loyales natures se recueillaient pour accomplir honnêtement la tâche terrible, mais essentiellement honorable, qui leur était imposée dans cette contrée sauvage, où toute justice est inconnue et qui ne reconnaît que la loi sanglante du talion : Œil pour œil, dent pour dent.

— Compagnons ! dit Belhumeur en élevant la voix, vous êtes réunis en assemblée plénière pour appliquer la loi de Lynch à l’un des principaux complices de ce monstre à face humaine qui s’est donné le nom de Mayor et dont les crimes depuis quinze ans épouvantent les prairies, cependant si peuplées de fauves de toutes races et de toutes couleurs. Et s’adressant à quatre chasseurs plus rapprochés de lui que les autres : Allez prendre le prisonnier et amenez-le ici.

Les chasseurs obéirent.

Julian, Bernardo, don Cristoval de Cardenas et Charbonneau formaient un groupe à part.

Ils étaient les plaignants.

— Quelques-uns de vous ont-ils des plaintes à articuler ? demanda Belhumeur.

— Nous ne connaissons pas encore le prisonnier, répondit la Main-Ferme ; attendons qu’il soit arrivé.

— C’est juste, fit Belhumeur assez naïvement ; je n’avais pas songé à cela.

Bientôt on vit revenir les chasseurs.

Ils amenaient au milieu d’eux le prisonnier qu’ils étaient obligés de soutenir par dessous les bras.

Garrotte depuis plus de quinze heures, le pauvre diable était comme paralysé.

Ses membres n’obéissaient plus à sa volonté.

Chaque pas qu’il faisait lui causait des souffrances horribles, car le sang, pendant si longtemps comprimé, reprenait son cours et se précipitait violemment aux extrémités.

Le prisonnier était livide.

Son regard avait quelque chose d’égaré, une écume blanchâtre suintait aux commissures de ses lèvres, un tremblement nerveux secouait tout son corps.

Mais il demeurait froid, impassible, et souffrait sans articuler la plainte la plus légère.

Sur l’ordre de Belhumeur, qui, à cause de son âge et de sa longue expérience avait été nommé président de ces sanglantes assises, on fit asseoir le prisonnier sur un crâne de bison, et on lui accorda un quart d’heure pour se remettre.

Avant d’amener le prisonnier devant ses juges improvisés, les chasseurs lui avaient enlevé tous ses liens.

De là les douleurs cuisantes qu’il éprouvait.

Sebastian avait été assis de façon à être facilement vu de tous les assistants.

Aussi, après quelques instants, cinq ou six chasseurs quittèrent leurs rangs et vinrent se joindre au groupe des plaignants.

Ils l’avaient reconnu.

Parmi ces chasseurs se trouvaient Berger et la Main-Ferme, deux des coureurs des bois les plus estimés dans les prairies de l’Ouest lointain.

Pendant un quart d’heure, tous ces hommes réunis demeurèrent immobiles et silencieux comme des statues de bronze, les regards fixés sur le prisonnier.

Celui-ci sentait son sang reprendre son cours normal ; l’engourdissement diminuait rapidement ; ses douleurs n’étaient plus aussi fortes ; elles s’apaisaient de plus en plus.

Bientôt elles cessèrent complètement, et le prisonnier rentra enfin en pleine possession de ses membres, ce qui lui fit pousser un soupir de soulagement.

Lorsque le quart d’heure de grâce accordé au prisonnier fut écoulé, mais seulement alors, Belhumeur lui demanda avec intérêt :

— Vous sentez-vous mieux ?

— Oui, répondit sourdement l’ancien matelot.

— Croyez-vous avoir assez de force pour vous tenir debout et répondre aux questions qui vous seront adressées ?

— Je le crois.

— Levez-vous.

Sebastian se leva sans difficulté.

— Savez-vous où vous êtes ?

— Il me semble être dans une clairière, au milieu d’une forêt, dans un campement de coureurs des bois.

— Cela est vrai ; savez-vous pourquoi l’on vous a amené ici ?

— Je l’ignore.

— Pour vous juger… Vous êtes en présence du juge Lynch.

— Ah ! fit-il avec indifférence, en regardant autour de lui.

— Acceptez-vous la compétence du tribunal appelé à vous juger ?

— Je n’ai ni à accepter ni à refuser la compétence du juge Lynch ; je ne puis que le subir, comme je subirais tout autre tribunal, car je me reconnais justiciable de tous, moi qui, pendant ma vie entière, ai vécu en dehors de toutes les lois divines et humaines, en véritable outlaw.

— C’est bien. Votre nom, votre âge ?

— Je me nomme Sebastian Iltegury. Je suis né en 1808 : j’ai donc cinquante-huit ans.

— Où êtes-vous né ?

— En France, à Saint-Étienne-de-Baigorry, dans le département des Basses-Pyrénées.

— Quelle est votre profession ?

— J’ai d’abord été matelot, puis j’ai été colon en Algérie ; maintenant, je suis un bandit.

— Connaissez-vous le Mayor ?

— Oui, malheureusement pour moi, je fais partie de sa bande.

— Depuis combien de temps ?

— Depuis toujours.

— Expliquez-vous.

— Je le veux bien : mais, si cela était possible, je voudrais que tout cet interrogatoire fût écrit pour servir plus tard, s’il y a lieu. Je sais que je suis coupable et que j’ai cent fois mérité le châtiment que je vais enfin recevoir ; je suis fatigué de cette existence de crimes que je mène depuis si longtemps, je suis bourrelé de remords, ma vie est un supplice ; mais si j’ai vécu en brigand, je veux mourir non en honnête homme, cela est impossible, mais au moins me disculper de quelques-uns des crimes que j’ai commis, non pas ici, en Amérique, j’étais presque dans le cas de légitime défense, j’étais un bandit, on me pourchassait comme une bête fauve, je me défendais comme je pouvais, rendant le mal pour le mal ; mais là-bas, de l’autre côté de l’eau, en France, quand j’étais encore honnête relativement, et qu’un mauvais génie, qui avait tout pouvoir sur moi, me contraignait malgré ma volonté, à commettre les actions les plus atroces.

— Ce que vous demandez est juste, et prouve que tous les bons sentiments ne sont pas éteints dans votre âme, répondit Belhumeur. Vous allez être satisfait. Cœur-Loyal, vous chargez-vous de la rédaction de ce procès-verbal ?

— Oui, j’ai tout ce qu’il me faut pour cela dans ma valise, répondit le Cœur-Loyal, mais il est indispensable que toutes les demandes et les réponses faites jusqu’à présent soient écrites.

— Faites donc, nous attendrons, pour reprendre l’interrogatoire, que vous vous soyez mis au courant.

— Cela ne sera pas long, répondit le Cœur-Loyal.

Il ouvrit sa valise, en tira papier, plumes et encre, et il se mit aussitôt à écrire, avec une rapidité qui témoignait d’une longue habitude.

— Connaissez-vous assez bien la langue française pour rédiger ce procès-verbal en français ? Cela serait préférable, puisque nous sommes tous pour la plupart Français d’Europe ou du Canada et que l’accusé est Français, lui aussi.

— Ne vous inquiétez pas de cela, répondit en souriant le Cœur-Loyal ; le procès-verbal sera rédigé en français.

— À la bonne heure ! dit Belhumeur avec une visible satisfaction.

Sebastian s’était de nouveau assis sur le crâne de bison qui lui servait de siège ; et, les coudes sur les genoux, la tête dans les mains, il réfléchissait profondément.

Julian et ses amis étaient en proie à une vive surprise.

Tout en s’en félicitant, ils ne comprenaient rien au changement subit et si complet de l’ancien matelot.

Ce changement semblait tenir du prodige.

Les chasseurs commentaient entre eux cet événement bizarre.

Ce fut, comme toujours, Bernardo qui peut-être s’approcha le plus de la vérité.

— Ne perdez pas votre temps, dit-il, à chercher bien loin les motifs qui ont poussé ce misérable à agir comme il le fait : il est pourri jusqu’aux moelles, aussi incapable d’un bon sentiment ou de remords qu’un jaguar ou un ours gris. Il n’est poussé que par un seul sentiment, et c’est le plus exécrable de tous : la vengeance !

» Il a pendant toute sa vie tremblé devant le Mayor, qui, le considérant comme une chose lui appartenant, l’a constamment traité comme un chien, et lui a fait souffrir toutes espèces d’avanies. Fasciné par cet homme auquel il était pour ainsi dire inféodé, il a tout supporté, tout subi sans se plaindre ; mais en amassant au fond de son cœur toutes ses rages et tous ses désespoirs, en guettant sans cesse le moment d’une éclatante vengeance.

» Ce moment n’est pas venu ; cette occasion lui a sans cesse manqué. Aujourd’hui qu’il est entre nos mains il se sent perdu ; car il sait que sa mort est certaine ; mais il ne veut pas mourir sans obtenir cette vengeance si longtemps caressée et, ne pouvant l’obtenir pendant sa vie, il espère que plus tard elle éclatera comme un coup de foudre sur son ennemi, et précisément lorsque celui-ci se croira à l’abri de toute attaque et de tout soupçon, par une nouvelle et dernière incarnation.

» Donc, croyez-moi, ne cherchez pas davantage les causes de ce changement prodigieux ; il est tout entier dans l’espoir de cette vengeance posthume. D’ailleurs, vous vous en apercevrez bientôt, lorsqu’il commencera l’histoire de sa vie, à laquelle celle du Mayor est intimement liée, et quand il nous fera l’historique de tous ses crimes.

— Je suis assez de cet avis, dit la Main-Ferme en hochant la tête, ce misérable ne me semble pas avoir l’encolure d’un homme capable de remords ou de repentir ; c’est un scélérat de la pire espèce, une brute essentiellement méchante, lâche et cruelle : dans les mains d’un bandit comme le Mayor, ce devait être un admirable instrument ! Il y a en lui du bouledogue et du coyote ; du reste, comme dit Main-de-Fer, nous saurons bientôt à quoi nous en tenir sur son compte.

— C’est juste, dit Julian, ne préjugeons rien : mais je ne serais nullement étonné que mon ami nous eût donné le mot de l’énigme.

— Le Cœur-Loyal a terminé le commencement du procès-verbal, reprit Bernardo ; l’interrogatoire va recommencer.

En effet, le Cœur-Loyal avait achevé sa besogne.

Il lut ce qu’il avait écrit.

Sebastian l’approuva sans réserves.

Alors l’ancien matelot se leva, sur l’ordre de Belhumeur, et celui-ci, après avoir réclamé le silence, reprit l’interrogatoire en demandant à Sebastian où, comment et à quelle époque il s’était pour la première fois rencontré avec le Mayor.

— Pardon, répondit l’ex-matelot, ceci nous entraînerait trop loin, et nous ferait perdre beaucoup de temps. Peut-être vaudrait-il mieux que je vous racontasse d’une haleine ma vie tout entière, sans être interrompu.

Belhumeur consulta ses amis du regard.

— Soit, dit-il après un instant, parlez ; nous vous écoutons ; mais soyez bref.

— Ne craignez rien, dit-il avec un sourire sinistre : je suis aussi pressé que vous d’en finir.

Et il commença son récit d’une voix posée et un peu lente, afin de permettre au Cœur-Loyal de tout écrire, ce que du reste celui-ci accomplissait avec une remarquable habileté.

On aurait dit qu’il n’avait fait autre chose de sa vie.

Cette histoire, nous ne la raconterons pas.

C’était un tissu de crimes plus horribles les uns que les autres, dont naturellement la responsabilité appartenait, au dire de l’ancien matelot, tout entière au Mayor, et voici pourquoi :

Depuis des siècles la famille de Sebastian avait constamment servi, avec un dévouement à toute épreuve, la famille du Mayor.

Élevé tout enfant près de celui-ci, Sebastian, habitué à lui témoigner un profond respect et suivant les traditions de dévouement de sa famille, s’était accoutumé à obéir sans résister à toutes les volontés et aux caprices de son jeune maître.

Avec l’âge, ce dévouement s’était accentué et avait pris des proportions telles que, quoi que lui disait le Mayor, il le faisait, persuadé que c’était son devoir.

Quelles que dussent être les conséquences de cette obéissance à toute outrance, devenu homme, Sebastian eut certaines velléités de résistance, mais le pli était pris, le Mayor le brisa d’un seul coup et le mit pour toujours dans son entière dépendance.

Tout cela était vrai jusqu’à un certain point ; mais on aurait pu faire bien des observations sérieuses à cette obéissance féodale dont, s’il l’avait véritablement voulu, Sebastian se serait facilement libéré.

Mais dans son récit, plus que passionné, il importait qu’il appuyât le plus fort possible, afin de se disculper, sur l’ascendant que son maître avait pris sur lui ; et il ne s’en fit pas faute.

Il continua donc son récit dans cette voie, essayant de prouver qu’il n’avait jamais été que le complice passif et inconscient de son maître dans tous les crimes qu’ils avaient commis ensemble.

Il raconta dans ses plus minutieux détails le meurtre de la maison hantée et en révéla les motifs.

Puis il passa à la scène du suicide, à la fuite du Mayor que lui, Sebastian, avait préparée par son ordre.

Il dit comment ils étaient arrivés à la Nouvelle-Orléans avec une soixantaine de mille francs que le Mayor avait perdus, en deux soirées, au jeu avec des planteurs ; leur fuite de la Nouvelle-Orléans, après avoir assassiné un banquier français, dont ils avaient volé la bourse pleine d’onces d’or, et comment ils s’étaient réfugiés dans les prairies, où ils s’était résolument faits bandits.

Ce récit écœurant de meurtres et de débauches donnait des nausées à Julian.

Il allait prier Belhumeur d’interrompre le bandit et d’en finir avec lui, lorsque tout à coup il se trouva intéressé, malgré lui, par un fait que l’ex-matelot s’avisa de raconter.

Ce fait était celui-ci :

— Le Mayor, dit Sebastian, avait été fait prisonnier dans les Montagnes-Rocheuses, chez un Canadien bois-brûlé nommé la Frambroise. À la suite de cette arrestation, faite nul ne savait par qui, la troupe du Mayor s’était dispersée, lui-même avait disparu, et la croyance générale était qu’il était mort. En effet, depuis assez longtemps personne n’entendait plus parler de lui : or, quelques années auparavant, moi qui toujours avais fui obstinément tout commerce avec les femmes, je devins, à Hermosillo, amoureux fou d’une toute jeune fille, nommée dona Luz Allaquesta y Morales. Son père était banquier, et passait pour posséder une très grande fortune. Cet amour me faisait perdre la tête. J’avais eu quelques rendez-vous sans conséquence à l’église avec cette jeune fille, elle semblait assez bien disposée pour moi ; mais c’était en vain que je m’ingéniais à avoir entrée dans sa maison, la porte demeurait obstinément fermée pour moi, le père de doña Luz. je ne sais pourquoi, m’avait pris en grippe : ma vue seule le mettait dans des fureurs épouvantables ; j’étais désespéré, et je me demandais si je ne ferais pas bien de me débarrasser de ce père intraitable avec un bon coup de couteau, et d’enlever ensuite la jeune fille, lorsque la pensée me vint de confier mon chagrin au Mayor.

Il interrompit un instant ce récit, qu’il faisait avec une désinvolture et un cynisme effrayants, et se tournant vers le chasseur :

— Cœur-Sombre, lui dit-il, c’est surtout pour vous que je raconte cette histoire ; vous comprendrez bientôt pourquoi.

— Je le comprends déjà, répondit Julian ; mais continuez, le temps passe.

— C’est vrai, et vous avez hâte d’être débarrassé de moi, fit-il en ricanant. Écoutez donc, j’aurai bientôt fini. Je reprends : le Mayor rit beaucoup de ma confidence ; il me dit que j’étais un imbécile et un maladroit, mais qu’il verrait ce qu’il pourrait faire pour me servir.

» Ce qu’il fit, le voici :

» Quelques jours plus tard, le Mayor me dit : Mon garçon, ne pense plus à cette jeune fille, jamais tu n’arriveras à rien avec elle ; elle ne t’aime pas et sa famille ne veut pas entendre parler de toi, ton atroce figure a produit son effet ; il faut en faire ton deuil ; mais, comme cette jeune fille est fort jolie, que je lui plais et que je l’aime, je t’annonce que je l’épouse demain. Je l’ai demandée à son père, qui me l’a accordée avec une fort jolie dot.

» Je restai atterré ; il me rit au nez et me tourna le dos. Le lendemain, comme il me l’avait annoncé, il épousa la jeune fille, et un mois plus tard il l’emmena à Santa Fé, où il loua pour elle et pour lui une magnifique maison sur le plaza Mayor. Ne pouvant me venger, je rongeai mon frein sans oser me plaindre : je fis plus, je me moquai de moi-même, de ma sotte passion ; bref, je fis si bien que je réussis à tromper le Mayor lui-même et à le convaincre que j’avais tout oublié.

» Je souffris ainsi pendant dix longues années, sans laisser deviner, ni par un mot, ni par un geste, ni par un regard, la blessure toujours saignante que j’avais au cœur.

» Or, après l’arrestation du Mayor dans la hutte de la Framboise, lorsque je vis qu’il ne reparaissait pas, je commençai à reprendre espoir. Je réunis une troupe de bandits, ce qui n’est pas difficile dans la savane ; je leur promis monts et merveilles, et je m’introduisis, de nuit, dans Santa Fé.

» La maison fut prise d’assaut, incendiée et livrée au pillage ; ce que je voulais, c’était m’emparer de doña Luz et me venger sur elle de ce qu’elle m’avait fait souffrir ; mais elle réussit, je ne sais comment, à m’échapper, en enlevant sa fille avec elle.

» Voyant que je ne pouvais l’atteindre ni la retrouver, je me joignis aux pillards, ce que jusque-là j’avais dédaigné de faire, je m’emparai de sommes considérables. Cette maison était pleine d’or et de diamants ; c’était là que le Mayor cachait toutes ses richesses mal acquises : je déposai ma part de butin dans une cache profonde, et, après m’être séparé des bandits, qui ne me connaissaient pas, je retournai machinalement au rendez-vous habituel du Mayor qui, deux heures après moi, arriva dans un état déplorable. Bref, la petite fille que vous savez est l’enfant du Mayor ; quant à la mère…

— Elle est morte dans la savane, interrompit Julian.

— Non pas, fit vivement Sebastian avec un éclair de haine dans le regard ; on l’a crue morte, mais elle n’était qu’en catalepsie. Elle fut trouvée par ce misérable Calaveras au moment où elle revenait à elle ; il la sauva, et la reconduisit au Mayor.

— Elle est donc avec lui, maintenant ?

— Non ; il est trop jaloux d’elle pour la garder près de lui ; il l’aime toujours avec fureur, il lui a loué une maison presque aussi belle que la première, où il va la voir aussi souvent que cela lui est possible.

— Où a-t-il loué cette maison ?

— Vous tenez à le savoir ?

— Oui.

— Pourquoi ?

— Pour lui rendre son enfant qu’elle pleure sans doute.

— C’est vrai, pauvre femme, sa fille était sa seule joie.

— Vous ne la haïssez donc plus ?

— Que m’importe tout cela maintenant que je vais mourir !

— En effet ; alors dites-moi où je puis la voir ?

— Je ne demande pas mieux. Elle habite à…

Soudain une explosion se fit entendre, et Sebastian roula sur le sol en poussant un horrible cri d’agonie.

Les chasseurs sautèrent sur leurs armes et s’élancèrent dans la forêt, en se dirigeant sur la fumée qui, à un certain endroit, s’élevait en spirale vers le ciel.

Les recherches durèrent longtemps ; mais elles furent inutiles.

Ils ne trouvèrent rien.

L’assassin avait disparu, sans laisser de traces.

Les coureurs des bois se croyant, à cause de leur nombre, à l’abri d’une attaque, le campement n’était pas gardé.

Les sentinelles avaient été rappelées pour assister au jugement du prisonnier.

De guerre lasse, les chasseurs regagnèrent le brûlis.

— C’est le Mayor qui a fait le coup pour arrêter la faconde compromettante de son complice, dit Bernardo.

— C’est probable, mais il a trop tardé, répondit Julian ; nous avons le procès-verbal où son nom est écrit vingt fois tout au long.

— C’est vrai, dit Bernardo en riant. Pauvre Sebastian ! ce que c’est que de nous : il croyait être pendu, et pas du tout, il a été fusillé.

Lorsque les chasseurs furent de retour dans la clairière, leur surprise fut grande en s’apercevant que le corps du bandit avait disparu.

Pendant leur absence, on l’avait enlevé.

— Tout cela n’est pas clair, murmura Julian d’un air pensif ; il faudra bien qu’un jour ou l’autre je trouve la clef de tous ces honteux mystères ; mais, patience, nous avons des preuves maintenant, grâce à cette confession.

Le procès-verbal, dont une copie avait été faite par le Cœur-Loyal, fut clos, et signé en double par tous les assistants.

Ceux des chasseurs qui ne savaient pas écrire, et ils étaient nombreux, firent leur croix.

Julian plia le papier, après l’avoir lu attentivement, puis le serra avec soin dans son portefeuille.

Il prit alors congé des chasseurs, et il retourna avec ses amis à l’hacienda.

Le trajet se fit rapidement et sans qu’un mot fût échangé.

Tous étaient en proie à une vive préoccupation.

Seulement, arrivé à l’hacienda, Julian dit à ses amis au moment de se séparer d’eux :

— Surtout, pas un mot à qui que ce soit de ce qui s’est passé cette nuit au brûlis de la Hulotte bleue ; que la comtesse surtout ne sache rien ! Charbonneau, recommandez le silence aux autres chasseurs.

— Ils étaient trop éloignés pour avoir compris quelque chose à ce long récit, répondit le Canadien ; mais, c’est égal, soyez tranquille, je vous réponds de leur discrétion.

— Merci ! et bon sommeil, répondit Julian en lui serrant la main.

Sur ces derniers mots, on se sépara.

Il était trois heures du matin.