Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/II/XIX

La bibliothèque libre.

XIX

COMMENT NAVAJA FIT SON RAPPORT AU MAYOR, ET CE QUI S’ENSUIVIT.


Nous reviendrons maintenant à l’un de nos principaux personnages, sinon le plus sympathique, mais tout au moins un des plus importants de cette histoire, que nous avons trop longtemps négligé, c’est-à-dire au Mayor.

Le Mayor ne perdait pas son temps tandis que l’haciendero et ses amis faisaient leurs préparatifs de défense pour résister à l’attaque furieuse dont ils étaient menacés.

Le Mayor, malgré sa scélératesse et ses instincts sanguinaires, était un homme remarquable sous beaucoup de rapports.

Comme militaire surtout, ses capacités hors ligne étaient généralement reconnues et appréciées des connaisseurs en pareille matière.

Ses magnifiques états de service faisaient foi de ses talents véritablement extraordinaires.

Une splendide carrière s’ouvrait devant lui ; et probablement, il serait arrivé jeune aux plus hautes distinctions militaires, si malheureusement pour lui, ses vices honteux et ses instincts essentiellement mauvais ne s’étaient pas jetés à la traverse, et n’avaient détruit à jamais cet avenir de gloire et d’honneur, pour le plonger au fond de l’abîme, où, aveuglé par ses passions, il s’était, pour les satisfaire à tout prix, précipité les yeux fermés.

Ne pouvant plus être ni un citoyen honorable, ni un officier distingué, il était tout naturellement devenu un grand scélérat et un bandit émérite.

Il y avait en cet homme quelque chose de puissant qui faisait que, quoi qu’il arrivât, il ne devait jamais rester confondu avec le vulgaire, mais, au contraire, être placé de prime saut au premier rang, dans tout ce qu’il voulait entreprendre.

Sa réputation était immense dans toutes les hautes savanes et les mystérieuses prairies de l’Ouest lointain.

Les bandits, et ils sont nombreux dans ces régions presque inconnues encore, ne juraient que par lui et se faisaient une gloire de servir sous ce chef redouté.

Sa générosité, car il laissait couler l’or comme de l’eau entre ses doigts, lui amenait force adhérents, malgré ses façons d’agir plus que brutales et la discipline sévère qu’il maintenait dans sa troupe.

On le redoutait beaucoup, on le haïssait en secret ; mais malgré cela, son bonheur était si grand, ses expéditions si bien conduites et toujours si heureuses, que les hommes ne lui manquaient jamais.

Il exerçait une fascination irrésistible sur tous ceux qui l’entouraient, et il se faisait obéir des plus redoutables coquins d’un geste, ou même d’un simple clignement d’yeux.

Jusqu’au jour où le hasard l’avait mis face à face avec le Cœur-Sombre, tout lui avait constamment réussi. Le succès avait suivi toutes ses entreprises.

Mais, par une fatalité étrange et inexplicable, des qu’il eût entamé la lutte contre les deux célèbres coureurs des bois, Cœur-Sombre et Main-de-Fer, la chance inouïe qui jusqu’alors l’avait favorisé l’abandonna tout à coup.

Tout changea pour lui et, ainsi qu’il en convenait lui-même, une déveine effroyable s’était abattue sur lui.

Le Mayor était joueur, et naturellement comme tous les joueurs il était superstitieux : ces deux hommes lui portaient malheur.

Chaque fois qu’il avait eu maille à partir avec eux, non seulement il avait été vaincu, mais encore il avait essuyé de véritables désastres.

Que signifiait cela ?

D’où provenait cette malechance ?

C’était en vain qu’il en cherchait les causes.

Elles lui échappaient, bien qu’il n’eût aucun doute sur leur existence.

Mais, avec la persistance et l’entêtement des joueurs de profession, que rien ne décourage jamais, il s’obstinait quand même dans cette lutte inégale, espérant toujours un retour de fortune impossible, qui lui donnerait le dernier mot dans cette partie formidable engagée contre ses ennemis redoutables.

Aussi, ne pouvant les vaincre, et sentant intérieurement leur puissance et l’avantage indiscutable qu’ils avaient sur lui, il leur avait voué une haine implacable.

Chaque défaite l’accentuait davantage.

Blessé, meurtri, réduit presque aux abois, au lieu de reconnaître la folie de cette lutte, il n’hésitait pas à la recommencer bravement et à se jeter le premier dans la mêlée.

C’était un duel à mort, sans trêve ni merci.

Il se trouvait ainsi pris fatalement entre les cornes de ce dilemme terrible :

Ou il aurait, par n’importe quels moyens, raison de ses ennemis, les renverserait et les foulerait pantelants sous ses pieds, ou son cadavre mutilé, abandonné dans la savane, deviendrait la proie des fauves ou servirait de pâture aux vautours et aux urubus.

Il n’y avait pas d’autre alternative pour lui : leur mort ou la sienne !

Il ne se faisait donc aucune illusion.

Il se préparait à jouer une partie suprême et décisive.

Mais il s’y préparait froidement, avec cette duplicité féline qui était en lui ; ne négligeant aucun détail, si indifférent qu’il fût en apparence ; mûrissant lentement et patiemment ses projets, et prenant des dispositions véritablement formidables, afin de mettre si bien cette fois la force et la ruse de son côté, que ses ennemis fussent irrémissiblement perdus sans espoir possible de revanche.

Il semblait se multiplier, tant il déployait d’activité ; et, par suite, il obtenait des résultats imprévus et véritablement extraordinaires.

Lorsque sa troupe, considérablement augmentée, lui avait paru assez forte pour commencer ses opérations préliminaires, il avait quitté le souterrain de la cascade dont il avait fait son quartier général ; il était venu s’établir à la fourche du Rio Gila et du Rio Puerco, dans un camp retranché, de dimensions considérables, entouré d’épaulements en terre et d’abatis de bois.

À en juger par les nombreux feux de bivouac allumés de distance en distance, et les sentinelles chargées de garder les retranchements, ce camp devait renfermer une troupe importante de bandits.

Sur une légère éminence, située à peu près au milieu du camp, le Mayor avait fait construire un jacal en branchages.

C’était là qu’il avait fait sa demeure.

Du haut de cette éminence, il dominait la campagne à la ronde, et rien ne lui échappait de ce qui se passait dans la savane.

Le jour où nous le retrouvons, vers sept heures du soir, le Mayor, retiré dans son jacal comme un tigre dans son antre, était en proie à une de ces colères froides qui le rendaient si redoutable, même pour ses plus intimes affiliés, que personne n’osait l’approcher.

Il marchait d’un pas saccadé dans le jacal, se livrant à un monologue furieux, ne s’interrompant par instants que pour frapper du pied avec rage, lancer quelque blasphème, ou braquer sa longue-vue de nuit sur la savane, plongée dans les ténèbres.

Au reste cette colère furieuse était amplement justifiée.

Depuis son établissement à la fourche du Gila, tous ses efforts avaient tendu et tous ses regards s’étaient opiniâtrement fixés sur l’hacienda de la Florida, qui naturellement était son seul objectif.

Il lui importait surtout de savoir ce qui se passait derrière les murs de l’hacienda, de quelles forces disposaient ses ennemis, quels étaient leurs moyens de défense, enfin d’obtenir tous les renseignements précieux et indispensables, pour assurer le succès d’une expédition comme celle qu’il préparait.

Malheureusement les résultats n’avaient pas été tels qu’il l’avait espéré.

Il n’avait rien pu apprendre.

C’était en vain qu’il avait lancé ses meilleurs batteurs d’estrade et ses plus fins espions dans la savane.

Semblable aux mystérieux palais des contes orientaux, l’hacienda demeurait pour lui sombre et muette.

Rien de ce qui se passait derrière ses murailles ne transpirait au dehors.

Depuis dix jours il attendait vainement des nouvelles, bien que ses plus fins limiers eussent été par lui envoyés à la découverte.

Navaja, Masamora, Sebastian, n’avaient pas encore reparu.

Calaveras, qui lui avait promis un secours de cent cinquante sang-mêlés et bandits de la Louisiane, ne donnait pas signe de vie, et pourtant ce secours aurait dû être arrivé depuis au moins quatre jours.

Le Mayor avait réussi à enrôler deux cent soixante-dix-sept hommes.

Ce chiffre était assez respectable ; l’appoint des cent cinquante hommes de Calaveras, en élevant sa cuadrilla à quatre cent vingt-sept hommes, le mettrait à même, pensait-il, de tenir sérieusement la campagne et de tenter un coup de main sur l’hacienda avec toutes les chances de succès.

Mais il était important que cet appoint rejoignit son camp au plus vite ; sans lui il ne pouvait rien tenter de décisif.

Le Mayor en était là de ses réflexions, qui devenaient plus sombres-à chaque minute ; sa colère croissait, prenant des proportions touchant presque à la folie, lorsque tout à coup il s’arrêta haletant et prêta anxieusement l’oreille.

Les sentinelles avaient crié : Qui vive !

On avait répondu du dehors ; plusieurs cavaliers avaient pénétré dans le camp.

Le Mayor se redressa.

Il épongea son front couvert de sueur, rendit presque subitement le calme à ses traits bouleversés par la colère et l’inquiétude, et un sourire d’une expression singulière entr’ouvrit ses lèvres.

— Enfin ! murmura-t-il avec un soupir de soulagement.

Et comme un pas pressé se faisait entendre au dehors, il alla s’asseoir près d’une table encombrée de papiers, et appuyant la tête dans sa main gauche et le coude sur le table, il sembla s’absorber dans la lecture d’un papier qu’il avait pris au hasard.

Le Mayor était un comédien achevé et un poseur émérite.

Il posait sans cesse devant ses gens, même devant ses plus intimes.

Ces habitudes étaient tellement invétérées chez lui que souvent, sans s’en douter, il jouait la comédie et posait devant lui-même, quand il était seul et que personne ne pouvait le voir.

Quelques instants s’écoulèrent ; la couverture servant de portière au jacal fut soulevée du dehors, et un homme entra.

— Ah ! c’est vous, Navaja, dit le Mayor avec une feinte indifférence. Vous avez bien tardé, je n’espérais plus vous revoir.

— Il s’en est fallu de peu que je ne revinsse pas, Mayor.

— Oh ! oh ! mais vous êtes sain et sauf, il me semble ?

— Oui, grâce à Dieu ! mais la campagne a été rude.

— Enfin, avez-vous des nouvelles ?

— Oui, Mayor.

— Bonnes ou mauvaises ?

— Des unes et des autres.

— Ah !… Vous semblez fatigué ?

— J’ai crevé deux chevaux pour arriver plus vite ; j’ai fait trente-cinq lieues dans ma journée, sans même prendre le temps de boire ni de manger.

— Cela presse donc ?

— Vous en jugerez, Mayor !

— C’est juste ; voulez-vous partager mon souper. Nous causerons en mangeant.

— Je vous remercie et j’accepte, Meyor, car je tombe littéralement d’inanition.

Le Mayor prit son sifflet sur la table, et en tira à deux reprises un sifflement strident.

Le jacal était assez grand, et partage par des claies faisant cloisons en plusieurs compartiments ou chambres.

Une portière intérieure s’écarta à demi et une tête ébouriffée passa dans l’entrebâillement.

— Mon souper et deux couverts, dit le Mayor.

La tête disparut ; presque aussitôt la portière fut relevée et deux hommes entrèrent, portant une table toute servie.

Un troisième portait un panier contenant une douzaine de bouteilles, qu’il posa à terre, près de la table.

— Allez, dit le Mayor et ne rentrez pas sans être appelés.

Les trois hommes saluèrent et sortirent par où ils étaient venus.

— À table, ajouta le Mayor en s’adressant à Navaja.

Les deux hommes se placèrent en face l’un de l’autre.

Le souper commença.

Les plats étaient nombreux, copieux et bons ; les vins étaient des meilleurs crus de France.

Les deux convives, munis d’un formidable appétit, y firent largement fête.

Les commencements du repas furent silencieux. Mais lorsque la première faim fut calmée, la conversation s’engagea.

— À votre santé ! dit le Mayor ; goûtez-moi de ce château-margaux.

— À la vôtre, Mayor ; il est exquis. Le château-margaux est, à mon avis, le seul vin que l’on puisse boire toujours avec le même plaisir, et sans être jamais incommodé, surtout quand, comme celui-ci, il est retour de l’Inde.

— Vous êtes connaisseur, dit le Mayor en riant : c’est un souvenir d’une razzia faite à Paso del Norte, et dont les Français ont payé les frais.

— Je me rappelle cette expédition.

— Au fait, c’est vrai, vous y étiez. Encore un verre ?

— Avec plaisir.

— Vous êtes le premier qui m’apportiez des nouvelles.

— Comment cela ?

— Oui, j’attends encore Sebastian, Masamore et Calaveras.

— Les deux premiers, il est inutile de les attendre plus longtemps, ils ne reviendront pas. Quant à Calaveras, c’est autre chose ; il sera ici demain au lever du soleil.

— Oh ! oh ! que m’annoncez-vous là ! Ni Sebastian, ni Masamora ne reviendront ?

— Non, Mayor.

— Ils sont donc morts ?

— Tous les deux.

— Vous en êtes sûr ?

— J’ai assisté à la mort de l’un et j’ai tué l’autre.

— Voilà, sur ma foi, de rudes nouvelles ! s’écria le Mayor dont les traits se rembrunirent. Ceci demande explication, compagnon.

— C’est pour vous donner plus tôt cette explication que j’ai crevé deux chevaux.

— Vous avez tué Sebastian ?

— Oui, et à ma place vous en auriez fait autant, Mayor.

— Oh ! oh ! et Masamora ?

— Celui-là, c’est différent ; il a été presque assommé d’abord par le Cœur-Sombre, et il a été ensuite achevé par son cheval qui l’a lancé dans une fondrière.

— Et vous avez vu Cavaleras ?

— J’ai passé trois jours avec lui ; je l’ai quitté ce matin, et j’ai pris les devants afin de vous faire mon rapport. Ai-je eu tort ?

— Je ne dis pas cela ; seulement j’ai hâte de vous entendre.

— Je suis prêt.

— Attendez.

Le Mayor frappa sur la table avec le manche de son couteau.

— Le café, dit-il en même temps.

Après un instant, un aventurier entra, apportant le café, des liqueurs et des cigares.

— Que tout le monde quitte le jacal, dit le Mayor, j’ai besoin d’être seul avec Navaja, et je ne veux pas d’oreilles aux écoutes.

— C’est bien, répondit l’aventurier.

Il s’approcha de la portière intérieure : trois hommes partirent.

Sur un signe du Mayor, les quatre bandits quittèrent le jacal sans prononcer un mot.

— Nous sommes seuls, dit le Mayor. Nous pouvons causer à notre aise et sans craindre d’être entendus ; allez, je vous écoute. Un mot avant tout : avez-vous réussi à pénétrer dans l’hacienda ?

— J’y ai passé trois jours, Mayor.

— Hum ! alors vous avez dû apprendre bien des choses.

— J’ai appris tout ce qu’il vous était nécessaire de savoir.

— Voyons.

— Interrogez-moi ; cela ira plus vite.

— C’est juste. S’attendent-ils à être attaqués ?

— Parfaitement.

— Sont-ils nombreux ?

— Trois cent vingt-trois en tout.

— Tant que cela ?

— Pas un de moins ; je les ai comptés moi-même. Ce sont des peones indiens, les vaqueros de don Cristoval.

— Tristes soldats, fit le Mayor en allongeant les lèvres avec dédain.

— Oui, assez tristes ; mais ils se battront.

— Vous croyez ?

— J’en suis sûr ; don Cristoval leur a promis une once d’or à chacun après la bataille ; les plus à redouter pour nous sont les chasseurs amenés par la comtesse de Valenfleurs.

— C’est vrai, mais ils sont une poignée d’hommes.

— Dix-huit en tout, Cœur-Sombre et la Main-de-Fer compris.

— Peuh ! nous en viendrons à bout.

— Je le crois, d’autant plus que si je suis bien informé, ils ont très peu de munitions ; c’est à peine si don Cristoval de Cardenas a pu se procurer deux cents livres de poudre, les Français ayant prohibé sur la frontière la vente des armes et des munitions de guerre.

— Quel est leur plan de défense ?

— Très simple : ils redoutent une attaque surtout du côté de la rancheria, à cause des grands amas de poudre d’or et des lingots d’argent qu’elle renferme.

— Que dites-vous donc-là ? interrompit vivement le Mayor, ils ont de la poudre d’or et des lingots d’argent ?

— Vous l’ignoriez ?

— Complètement.

— C’est singulier ; il faut que vous sachiez que je me suis introduit dans l’hacienda sous un costume de vaquero ; personne n’a fait attention à moi, d’autant plus que j’ai eu soin de ne pas me laisser voir, ni par les chasseurs, qui auraient pu me reconnaître, ni par l’haciendero : j’ai donc passé là trois jours sans qu’on ait soupçonné ma présence, ce qui m’a permis de tout voir et de tout entendre sans être inquiété. Depuis l’arrivée des Français sur la frontière, don Cristoval, craignant probablement que ces convois fussent enlevés par les maraudeurs français, a pris la résolution d’emmagasiner les produits de ses mines d’or et d’argent, au lieu de les expédier à Hermosillo et de là à Guyamas ainsi qu’il le faisait avant la guerre ; de sorte qu’il a, bien malgré lui, d’immenses richesses amoncelées à la rancheria. Aussi deux cents de ses plus braves vaqueros doivent-ils défendre la rancheria en cas d’attaque pour mettre ses richesses à l’abri d’un coup de main.

— Hum ! voilà qui est bon à savoir.

— N’est-ce pas ? Du reste, je n’ai pas perdu mon temps là-bas : j’ai réussi à lever un plan exact de l’hacienda et de la rancheria.

— Sacrebleu ! vous avez fait cela ?

— Mais oui, répondit simplement Navaja.

— C’est un coup de maître ! Vous avez ce plan ?

— Pardieu ! le voici.

Et, fouillant dans la poche de son dolman, il y prit un vieux et graisseux portefeuille qu’il ouvrit, et duquel il retira une grande feuille de papier pliée en quatre, qu’il présenta toute dépliée au Mayor.

Celui-ci s’en saisit avec un vif mouvement de joie.

Il posa cette feuille de papier sur la table en repoussant brusquement les plats, les verres, les assiettes et les bouteilles qui auraient pu le gêner, et dont une partie se brisa avec fracas sur le sol, et il se mit à examiner attentivement ce plan, en suivant les indications et les explications que Navaja lui donnait avec l’apparence de la plus entière bonne foi.

— Cordieu ! s’écria le Mayor en frappant avec joie sur le plan étendu devant lui ; maintenant, je suis certain de réussir, et c’est à vous que je le devrai, mon cher Navaja. Vous êtes un habile et précieux ami.

— J’espère, Mayor, que ce n’est pas de ce soir seulement que vous vous en apercevez.

— Non, non, il y a longtemps que je vous connais, mon ami, et que je sais ce que vous valez.

— À la bonne heure ! vous me rendez justice, Mayor, je vous en remercie.

— Est-ce que vous avez communiqué ce plan à Calaveras ? demanda-t-il avec une nuance d’inquiétude.

— Je m’en serais bien gardé ; non, Mayor, je ne lui en ai pas soufflé mot ; d’ailleurs, ceci est une chose qui vous regarde seul.

— Très bien ; ont-ils établi quelques défenses dans l’intérieur de l’hacienda ?

— Aucunes ; ils comptent sur la hauteur et l’épaisseur peu ordinaires de leurs murailles.

— Ils ont tort ; je me charge de le leur prouver. Ce n’est pas avec une centaine d’hommes, si résolus qu’ils soient, qu’ils peuvent espérer de défendre efficacement une si grande étendue de murailles.

— Certes, cela est impossible ! mais ils croient qu’ils ne seront attaqués que par une centaine d’hommes tout au plus.

— Ils se trompent, ami Navaja, dit le Mayor en se frottant gaiement les mains ; bien que je n’aie pu réunir autant de monde que je l’aurais voulu, cependant, lorsque Calaveras se sera joint à moi avec les hommes qu’il m’a promis, ma cuadrilla se composera de quatre cent vingt-sept hommes résolus et aguerris : jamais aucune troupe aussi nombreuse n’aura été réunie dans le désert.

— C’est vrai, Mayor ; c’est admirable ! sur mon honneur ! vous avez fait des miracles.

— Ah ! c’est que, cette fois, je veux en finir avec mes ennemis ! dit-il avec ressentiment.

— Voyez-vous ce point rouge, là, sur le plan, dans le parc ?

— Oui, que signifie-t-il ?

— À cet endroit, le mur a été ébranlé par suite d’infiltrations, lors des dernières pluies, sur une étendue de plus de vingt mètres, la muraille ne tient plus que par artifice ; elle cédera à la première secousse vigoureuse qu’elle recevra, je m’en suis assuré.

— Bon ! cela nous fait une entrée toute trouvée. Pendant que nous ferons deux fausses attaques : l’une contre la rancheria, et l’autre contre les corales de l’hacienda, le gros de notre troupe entrera tranquillement de ce côté dans le parc.

— Oui, et sans coup férir, car nos ennemis seront alors pris à revers ; mis entre deux feux, nous en aurons bon marché.

— C’est cela même ; allons ! ajouta-t-il gaiement, je vois que vous vous rappelez encore notre ancien métier.

— Oh ! cela ne s’oublie pas, Mayor.

— C’est vrai, c’est vrai, mon ami. Ah ça ! vous m’avez dit comment vous étiez entré dans l’hacienda, dites-moi donc maintenant comment vous en êtes sorti.

— Oh ! c’est toute une histoire, Mayor.

— Dites-la moi, compagnon, cela finira sans doute de me mettre de bonne humeur.

— Je ne le crois pas. Voici la chose en deux mots : je me suis, vous ai-je dit, introduit dans l’hacienda déguisé en vaquero.

— En effet, vous me l’avez dit.

— C’était vers quatre heures du matin ; le temps était sombre, il tombait une pluie fine, glacée et pénétrante ; je rodais depuis près de trois heures au pied des murailles du parc, cherchant un endroit facile à escalader ; je m’arrêtai définitivement à l’endroit marqué en rouge sur le plan : c’était une inspiration, ou plutôt un pressentiment, car ce fut en escaladant cette partie de la muraille que je m’aperçus qu’elle était minée par les eaux, et qu’elle ne tenait debout que par artifice.

— C’est admirable ! dit le Mayor en avalant d’un trait un verre de rhum.

— Je crus entendre un léger bruit derrière moi, et supposant qu’une ronde quelconque rodait au dehors, je sautai de la crête ou mur dans le parc, où, sans me faire mal, je tombai sur des feuilles sans produire le moindre bruit. Mon premier soin fut de me jeter sous le couvert et de me blottir au milieu d’un fourré presque impénétrable. Bien m’en prit, car presqu’aussitôt j’entendis un bruit de pas, et bientôt j’aperçus deux hommes qui s’approchaient du mur. Ces deux hommes, que quelques instants plus tard je reconnus, étaient le Cœur-Sombre et le mayordome de l’hacienda.

— Diable ! c’était jouer de malheur !

— Dans le premier moment, je crus qu’ils m’avaient aperçu et que c’était à moi qu’ils en voulaient : je retirai tout doucement mes revolvers de ma ceinture et je me tins prêt à une vigoureuse résistance. Les deux hommes causaient à voix basse, mais ils ne s’occupaient nullement de moi ; ils passèrent à trois pas du buisson où j’étais caché, sans même tourner la tête de mon côté ; je respirai alors.

— Il y avait de quoi, dit le Mayor en riant.

— Les deux rôdeurs continuèrent à se diriger du côté de la muraille ; soudain ils s’arrêtèrent et se jetèrent vivement derrière un arbre. Vous comprenez que je regardais, moi aussi : je vis alors une tête émerger du sommet de la muraille, puis un corps, puis un homme tout entier. Qu’est-ce que cela signifie ? me demandai-je à moi-même. Je ne restai pas longtemps en suspens, l’énigme me fut bientôt expliquée.

— Qu’était-ce donc ? demanda le Mayor qui, depuis quelque temps, écoutait plus attentivement.

— Cet homme, reprit Navaja, s’assura qu’il était seul, puis il sauta dans le parc ; mais au moment où il touchait le sol, une reata, lancée par le mayordome, s’abattit sur ses épaules, et il roula à terre à demi évanoui ; les deux hommes coururent au prisonnier, et après l’avoir solidement garrotté, ils le regardèrent au visage : — Bonne prise ! s’écria le Cœur-Sombre ; ce drôle, que je connais bien, est l’âme damnée du Mayor ; il se nomme Sebastian. Il est venu probablement pour nous espionner. — Son compte est bon, répondit le mayordome. Le prisonnier fut roulé dans un zarapé, puis le mayordomo le chargea sur ses épaules en disant : — Mettons-le en lieu de sûreté ; nous verrons plus tard ce que nous ferons de lui ; et les deux hommes s’éloignèrent. Je restai seul, très intrigué par cette scène, à laquelle je ne comprenais rien. La présence de Sebastian dans les mêmes parages que moi et en même temps, c’était ce qui m’étonnait le plus.

— Pardonnez-moi, ami, j’ai eu tort, dit le Mayor en lui tendant la main avec les marques de la plus apparente franchise. Vous savez combien peu je puis avoir confiance dans les hommes qui m’entourent. Sebastian, dont vous connaissez le caractère atrabilaire et soupçonneux, m’avait dit contre vous certaines choses fort graves, qu’il est inutile de répéter maintenant, et dont il s’était vanté de me fournir les preuves, si je lui laissais carte blanche. J’y consentis ; vous savez le reste.

— Ainsi, Sebastian m’avait accusé de trahison ?

— Positivement, oui, mon ami.

— Je ne puis vous en vouloir, Mayor ; tout autre à votre place aurait agi comme vous l’avez fait, mais peut-être n’aurait pas reconnu son erreur aussi franchement que vous l’avez reconnue tout à l’heure.

— Merci, compagnon ; maintenant c’est entre nous à la vie et à la mort.

— Vous avez dit le mot, Mayor. Bientôt, croyez-le bien, vous ne conserverez plus aucun doute sur mon compte.

— Je n’en conserve plus, mon ami ; donc, brisons là et continuez, je vous prie.

— Soit, Mayor. D’ailleurs, avec le temps tous les nuages se dissipent, et la vérité se découvre, quoi qu’on fasse pour l’empêcher. Je reprends : Sebastian fut mis dans la prison de l’hacienda ; mais bientôt Cœur-Sombre et ses amis reconnurent que le prisonnier qu’ils avaient fait était très gênant pour eux ; il s’agissait de se débarrasser de lui, soit en le tuant, soit en le livrant aux Français. Mais aucun de ces moyens n’était praticable : les Français ne pouvaient se charger, sans ordre d’extradition, d’un prisonnier fait sur le territoire des États-Unis ; d’un autre côté, tuer cet homme dans l’hacienda était impossible ; don Cristoval se serait attiré de la part des autorités américaines un procès criminel.

— Oui, le cas était embarrassant. Comment s’en sont-ils tirés ?

— Par un biais assez adroit ; le Cœur-Sombre apprit par hasard qu’une troupe de coureurs des bois était arrivée pour les grandes chasses d’hiver et campait à quelques lieues de l’hacienda, au brûlis de la Hulotte bleue.

— Oui, j’ai entendu parler de cette troupe. Calaveras m’avait conseillé d’entamer des négociations avec elle ; mais après mûres réflexions, j’y ai renoncé, convaincu que je n’arriverais à rien avec ces brutes canadiennes.

— Je pense que vous avez eu raison. Les hésitations de Cœur-Sombre durèrent assez longtemps ; enfin, le troisième jour, il se décida à faire conduire le prisonnier au brûlis de la Hulotte bleue et de le livrer aux chasseurs pour lui faire infliger la loi de Lynch.

— Vous êtes certain de cela ?

— Vous en aurez bientôt la preuve ; n’ayant plus rien à faire à l’hacienda, je m’évadai une heure après le coucher du soleil, et je me rendis au brûlis, non pas pour m’aboucher avec les chasseurs, mais afin de surveiller ce qui se passerait ; je réussis à m’approcher du brûlis sans être dépisté ; les chasseurs, n’étant pas sur le sentier de la guerre, ne se gardaient point ; j’avais caché mon cheval dans un fourré, et je lui avais attaché les naseaux afin de l’empêcher de hennir. Arrivé presque sur la lisière de la clairière, je grimpai dans un mahogany géant et je me blottis au milieu du feuillage ; tout en étant complètement invisible, je pouvais voir et presque entendre tout ce qui se faisait et se disait dans la clairière.

— Hum ! C’était jouer gros jeu, compagnon.

— Peut-être ! mais j’avais mon idée ; je vous avoue que je n’ai jamais aimé Sebastian, qui, du reste, me le rendait bien, vous le savez ; de plus, j’étais convaincu, je ne sais pourquoi, qu’il n’était pas aussi votre ami qu’il feignait de le paraître, en un mot, que le dévouement à votre personne, dont il faisait parade, n’était qu’une haine déguisée.

— Je commence à croire que vous pouviez avoir raison, dit le Mayor en hochant la tête.

— Attendez la fin.

— Soit ; continuez.

— Je restai ainsi perché comme un perroquet sur une branche pendant plus de trois heures, je croyais déjà que peut-être le Cœur-Sombre avait changé d’idée, et fatigué de cette longue attente et transi de froid, j’allais me retirer, lorsque, un peu avant minuit, une petite troupe, composée de six à huit hommes, et commandée par un chasseur canadien nommé Charbonneau, pénétra dans la clairière.

— Je connais ce Charbonneau, j’ai un compte à régler avec lui.

— Sebastian, bientôt garrotté et attache sur un cheval, se trouvait au milieu des chasseurs ; le Canadien causa pendant assez longtemps à part avec quelques-uns des coureurs des bois, puis tous se réunirent, et il fut convenu que le pauvre diable serait jugeé mais, comme il mourait à peu près de faim, on lui donna à manger et surtout à boire.

— Ah ! il but ? fit le Mayor en fronçant le sourcil.

— Considérablement, oui ; mais aussitôt qu’il fut rassasié, alors tout changea. Sebastian déclara qu’il avait mérité la mort, mais qu’il ne voulait pas la recevoir avant que d’avoir confessé tous ses crimes ; il fit plus : il exigea que sa confession fût écrite et procès-verbal dressé et signé par tous les assistants.

— Oh ! cela n’est pas possible ?

— Je vous affirme que cela est ainsi.

— Oh ! le démon, s’écria le Mayor en frappant sur la table de telle sorte que verres et bouteilles se choquèrent les uns contre les autres.

— Alors, ce qu’il dit, je ne vous le répéterai pas ; d’ailleurs, j’entendais mal ; qu’il vous suffise de savoir que, sous prétexte de confesser ses crimes, il a raconté votre histoire dans tous ses détails, sans oublier de révéler votre nom véritable. Les coureurs des bois frissonnaient en écoutant ce misérable. Bref, les choses furent poussées si loin, il allait laisser échapper de si horribles aveux, car tout en parlant il continuait à boire, et la haine l’enivrait encore plus que ce qu’il buvait à plein verre, que, n’y pouvant tenir davantage et ne sachant comment imposer silence à cet énergumène, au risque de tout ce qui pourrait m’arriver, mais oubliant tout pour ne songer qu’aux calomnies effroyables qu’il débitait contre vous, je le couchai en joue et l’abattis raide mort.

— Ah ! le misérable ! s’écria le Mayor, en proie à une rage indicible, il a été justement châtié. Merci, Navaja, merci, mon ami, ce service me rend éternellement votre débiteur.

— J’ai fait mon devoir, Mayor, voilà tout.

— Peut-être ; mais comment cela a-t-il fini ?

— Par un tumulte effroyable, et une chasse désespérée ; mais, blotti heureusement au plus épais du feuillage, j’échappai à toutes les recherches ; et, lorsque les coureurs des bois, fatigués de leur inutile poursuite, eurent regagné la clairière, je m’évadai au plus vite et sans regarder derrière moi, je vous le jure…

— Vous avez risqué votre vie pour moi, je ne l’oublierai pas ; mais le procès-verbal, que, dites-vous, on a dressé sous la dictée de ce misérable traître, qu’est-il devenu ? Le savez-vous ?

— Je l’ignore, Mayor ; je vous avoue même que je n’y ai pas songé ; peut-être aurais-je pu rester encore dans ma cachette, mais la nuit s’avançait, je craignais que les coureurs des bois ne se ravisassent et ne me surprissent dans mon arbre, où j’aurais fait une très sotte figure, et je ne pensai qu’à fuir au plus vite

— Vous avez eu raison ; mais ces maudits chasseurs me le paieront, je vous le jure ; je tirerai d’eux une vengeance exemplaire.

— Me permettez-vous de vous parler franchement, Mayor ?

— Oui, parlez.

— Eh bien, à mon avis, je crois que vous ferez bien, surtout en ce moment, de ne pas vous attaquer à eux. Vous avez déjà une rude besogne sur les bras, ne vous en mettez pas une autre qui, peut-être, serait plus rude encore. Ces chasseurs sont braves, nombreux, leur nombre s’accroît chaque jour, à cause des grandes chasses d’automne ; ils sont neutres en ce moment ; ne vous en faites pas des ennemis. Qui sait ? si vous les attaquiez, peut-être les Peaux-Rouges se mettraient-ils avec eux. Nous ne sommes pas en odeur de sainteté dans les savanes et les prairies de l’Ouest ; si ces démons se liguaient contre nous, nous aurions fort à faire, et peut-être y laisserions-nous notre peau sans aucun bénéfice pour nous.

— C’est juste. Vous avez parlé en homme sage et en véritable ami, Navaja. Je vous remercie, et je suivrai votre conseil. Plus tard, quand je trouverai ma belle, je me vengerai d’eux ; quant à présent, je dissimulerai. Terminons d’abord notre expédition contre l’hacienda, après nous verrons.

— À propos de cette expédition, ne pensez-vous pas que plus tôt nous la tenterons, plus nous aurons de chance de réussite.

— C’est aussi mon opinion ; les choses qui traînent ne réussissent jamais. Je n’attends pour tenter mon coup de main que l’arrivée des renforts promis par Calaveras.

— Il sera ici au lever du soleil.

— Combien d’hommes amène-t-il ?

— Deux cents hommes au moins.

— Deux cents hommes ! s’écria le Mayor avec joie.

— Oui, plutôt plus que moins ; mais entre nous, ils ne me semblent pas valoir grand’chose, ainsi que lui-même me l’a dit. Calaveras a fait flèche de tous bois ; je crois que vous ferez bien de ne pas trop compter sur eux.

— Bah ! ils feront nombre ; et, bien encadrés dans mes aventuriers, je suis certain qu’ils se battront courageusement.

— Dieu le veuille ! quant à moi, je n’y compte guère. Vous parlez en soldat, Mayor, et vous oubliez que ces hommes sont des voleurs, poltrons et ivrognes pour la plupart ; vous n’en ferez rien.

— Je ne les ai pas vus encore ; je ne puis donc émettre une opinion sur eux ; demain quand ils seront arrivés, nous verrons ce que je dois en penser. À propos, où en sommes-nous de la lune ?

— C’est demain le dernier quartier.

— Ah ! diable, le temps nous presse alors ; quoi qu’il advienne, nous tenterons sans rémission la surprise le dernier jour de la lune.

— Dans huit jours alors ?

— Oui, dans huit jours, c’est dimanche aujourd’hui, n’est-ce pas ?

— Oui, Mayor.

— Eh bien, dimanche prochain ; c’est une date que j’aime, une surprise est plus facile le dimanche que les autres jours, parce que les peones des haciendas se divertissent et sont ivres presque toujours ce jour-là. Asseyez-vous là, près de moi, et mettons-nous à étudier sérieusement ce plan qui me paraît fort bien établi, afin de pouvoir prendre en toute sûreté nos mesures pour le succès de notre campagne ; vous vous y connaissez, Navaja, mon ami. Mettons-nous à l’œuvre.

— À vos ordres, Mayor.

Les deux hommes, assis côte à côte, se penchèrent sur le plan dessiné par Navaja et étendu devant eux sur la table.