Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/III/XIII

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XIII

COMMENT APRÈS AVOIR ÉTÉ TRÈS DÉSAGRÉABLEMENT SURPRIS AVANT SON DÎNER, BERNARD APPRIT UNE DOULOUREUSE NOUVELLE AU DESSERT.


Plus d’un mois s’était écoulé depuis les deux épouvantables attentats commis, le premier sur doña Luz Allacuesta, en plein jour, dans une voiture de remise, au centre de l’un des plus riches et des plus peuplés de tous les quartiers de Paris ; le second, à la Maison des Voleurs dans la plaine du Bourget-Drancy, cette maison fatale, qui avait porte malheur à tous ses propriétaires, et dans laquelle on avait ramassé cinq cadavres de rôdeurs de barrières et de bandits de la pire espèce, tués on ne savait par qui ; en même temps que le propriétaire de cette maison avait disparu sans laisser de traces, abandonnant ainsi sa maison sans qu’aucun vol y eût été commis.

Toutes les recherches avaient été vaines.

La police n’avait réussi à découvrir aucun indice qui pût la mettre sur la voie.

Le mystère semblait devenir plus profond chaque jour autour de ces deux étranges affaires, où le crime affectait les allures de vengeances personnelles.

Malgré les racontars continuels de certains journaux, soi-disant bien informés, la justice était aux abois et forcée de reconnaître son impuissance à débrouiller les fils, si habilement enchevêtrés, de ces crimes horribles, qui semblaient avoir entre eux une mystérieuse cohésion, bien que l’on ne sut comment les rattacher l’un à l’autre.

Mais l’on vit si vite à Paris !

On est si rapidement entraîné dans le tourbillon des événements qui surgissent à chaque minute sous les pas, que ces deux crimes, qui avaient soulevé une si grande indignation, étaient déjà presque oubliés et passés à l’état de légende.

Les journaux eux-mêmes ne mettaient plus, que de temps en temps, un court entre-filet, et par acquit de conscience, afin de ne pas paraître ne plus s’en occuper et afin de tenir leurs lecteurs en haleine.

De plus, et cela malheureusement, la situation politique se tendait de plus en plus

Tout craquait à la fois dans la machine gouvernementale.

Les derniers jours du régime impérial n’allaient pas tarder à arriver, sous le poids des crimes et des fautes commises et accumulées depuis dix-huit ans.

L’Empire se débattait sans espoir dans les affres de l’agonie : tout se désorganisait avec une rapidité effrayante, ou, pour mieux dire, c’était un effondrement général.

L’administration de la police, détournée comme toutes les autres, de sa voie veritable, était devenue essentiellement politique, une redoutable arme de combat contre la population indignée et frémissante.

Ses agents ne se préoccupaient plus, par ordre supérieur, qu’à créer des émotions factices parmi le peuple, à rechercher et à enlever sans procès et à faire disparaître secrètement les adversaires les plus redoutés du régime impérial, enfin à refaire à celui-ci par tous les moyens, même les moins avouables, un regain de popularité factice.

On excitait et l’on essayait de faire vibrer la corde guerrière, toujours si sensible en France.

On préparait déjà, à petit bruit, cette impolitique et fatale campagne de 1870, cette guerre dynastique sur laquelle l’Empire honni et conspué, allait, avec un cœur léger, jeter gaiement sa dernière carte, qui devait nous coûter dix milliards, deux provinces, et tant de honte, de sang et de larmes !

Tandis que tout s’en allait ainsi à vau-l’eau, les malfaiteurs de toutes espèces affluaient de tous les départements à Paris, appelés d’urgence pour soutenir les efforts du gouvernement, et s’en donnaient à cœur joie, à peu près certains qu’ils étaient de l’impunité.

Les attentats contre les particuliers et les propriétés se multipliaient avec une rapidité incroyable, sans que la police semblait s’en préoccuper le moins du monde.

En effet, que lui importait ! Ne devait-elle pas, avant tout, sauvegarder le gouvernement, le défendre contre les ennemis qui le pressaient de toutes parts ?

Qu’importaient les voleurs, les assassins, et même les incendiaires, malgré les maux qu’ils causaient, comparés à ceux, bien autrement graves, dont les républicains menaçaient l’Empire.

Aussi, toutes les forces réunies de la police étaient-elles à peine suffisantes pour déjouer les complots imaginaires que le gouvernement de l’Empire accusait journellement les partisans de la République de tramer contre lui.

Nos personnages se trouvaient très embarrassés au milieu de tous ces conflits politiques ; car ils prévoyaient le choc imminent de tous ces intérêts contraires, si longtemps maintenus par la poigne brutale des fonctionnaires impériaux.

MM. d’Hérigoyen, Bernard Zumeta, Armand de Valenfleurs et don Cristoval de Cardenas avaient même discuté, à plusieurs reprises, la question de savoir s’ils quitteraient Paris et la France, pour se mettre a l’abri de l’effroyable catastrophe qu’ils pressentaient.

Mais Julian et Bernard avaient tenu bon, pour ne pas abandonner la patrie pendant la tourmente prochaine ainsi que les devoirs que leur imposait leur dévouement au pays.

Leur avis avait enfin prévalu, et leurs amis s’y étaient rangés définitivement.

Julian avait des intérêts trop graves en jeu pour renoncer ainsi à la lutte engagée entre lui et le Mayor.

Il prévoyait que celui-ci profiterait de l’anarchie qui commençait à jeter le désarroi dans les hautes régions du pouvoir pour tenter un dernier coup qui lui donnait définitivement la victoire.

Julian voulait livrer la bataille, lui aussi, à tout prix, si cher que le succès dût lui coûter.

Madame la comtesse de Valenfleurs ne pouvait avoir de secrets pour ses amis ; d’ailleurs son fils lui avait fait comprendre qu’elle devait tout leur dire.

Aussi leur avait-elle révélé la visite qu’elle avait reçue et les suites affreuses de cete visite.

Enfin elle leur avait montré le portefeuille agenda que la malheureuse doña Luz Allacuesta lui avait remis, quelques minutes à peine avant sa mort horrible.

Ce portefeuille renfermait une foule de papiers précieux, de la plus haute importance pour le Mayor.

On comprenait de quelle rage il avait dû être saisi, en s’apercevant qu’il lui avait été soustrait.

La lecture de ces notes avait amené une révélation foudroyante pour la comtesse, en déchirant le bandeau que depuis si longtemps elle portait sur les yeux, en lui apprenant que son premier mari vivait encore ; que c’était l’enfant de ce monstre et de doña Luz qu’elle avait sauvée dans la Savane, adoptée et élevée comme sa propre fille.

En découvrant cet horrible mystère, la comtesse n’avait plus eu qu’une seule pensée : fuir au plus vite pour se soustraire aux poursuites de ce misérable.

Ses amis avaient eu une difficulté extrême à la ramener à la raison, et à lui faire comprendre que, à Paris, entourée de tous ses amis, veillant sans cesse sur son repos et prêts à la défendre, elle serait plus en sûreté que partout ailleurs, et pourrait résister efficacement aux guet-apens que l’on tenterait contre elle.

D’ailleurs, selon toutes probabilités, le Mayor ne tarderait pas à lever définitivement le masque ; et profitant des embarras politiques, plus grands chaque jour, essaierait, dans l’eau trouble de cette désorganisation genérale, de jouer sa dernière partie et d’abattre ses ennemis.

Julian, dont toutes les mesures étaient depuis longtemps prises en prévision de cette éventualité, en finirait cette fois avec lui.

Il fallait veiller et surtout attendre la première attaque du Mayor, afin de deviner son plan pour le faire échouer.

La comtesse, à bout de forces, bien plus que convaincue, avait fini par céder aux raisonnements de ses amis et à souscrire aux demandes qu’ils lui adressaient.

Mais son bonheur était détruit…

Elle n’envisageait plus l’avenir qu’avec une secrète terreur. Tout l’épouvantait, jusqu’au calme et au silence qui régnaient autour d’elle.

Car elle comprenait que ce calme et ce silence étaient trompeurs, et que ce n’était, en réalité, que l’accalmie qui précède l’orage, et que la tempête ne tarderait pas à se déchaîner, furieuse et peut-être irrésistible !

Telle était la situation dans laquelle se trouvaient nos personnages, lorsqu’un soir des derniers jours du mois de juin, le lendemain précisément du jour où nous avons rencontré Fil-en-Quatre attendant son ami le Loupeur, avec lequel il avait rendez-vous au tapis-franc de la Marlouze, Bernard Zumeta, — qui laissait volontiers ses chevaux à l’écurie pour faire ses courses et ses visites à pied, car en véritable compatriote d’Henri IV qu’il était, il préférait marcher à se faire traîner dans une voiture, — émergea de la rue Boulard, située, comme chacun sait, dans le quatorzième arrondissement, obliqua à droite, franchit d’un pas rapide la place du Marché de Montrouge, traversa la Chaussée du Maine, et s’engagea sans hésiter dans une rue nouvellement percée par les démolisseurs de M. le baron Haussmann, non pavée encore, mais à l’angle de laquelle était clouée une plaque indicatrice, sur laquelle, s’il avait fait jour, on aurait pu lire ces mots : rue du Chemin-des-Plantes, écrits ou plutôt imprimés en lettres blanches sur fond bleu.

Cette rue, récemment percée, ainsi que nous l’avons dit, sur une centaine de mètres au plus, et aboutissant à la rue Bénard, commençait à gauche par une maison en construction faisant l’angle de la chaussée du Maine.

Il en était à peu près de même du côté droit, où se trouvaient une seconde maison, récemment construite, et des terrains vagues clos de murs fort bas et appartenant aux hospices.

Cette rue n’avait encore ni trottoirs ni becs de gaz.

S’il n’eût pas fait un temps magnifique depuis quelques jours, elle aurait été changée en un véritable cloaque, dans lequel il aurait été très imprudent de se risquer.

Bernard, un peu en tâtonnant et se dirigeant tant bien que mal dans l’obscurité d’une soirée encore sans lune, tourna, après une quarantaine de pas, dans la rue de la Sablière, seconde rue en tous points semblable à la première, aussi sombre, aussi fangeuse, aussi dangereuse et aussi inhabitée.

Il franchit la chaussée raboteuse, au risque de se rompre le cou, et il s’arrêta devant une porte peinte en couleur jaune clair, semblant donner sur un enclos, car aucune construction n’apparaissait derrière.

Bernard prêta un instant l’oreille, essaya du regard de sonder les ténèbres, et, rassuré par le silence profond et la solitude complète régnant dans la rue, prit dans la poche de son gilet une clef microscopique et l’introduisit dans le trou d’une serrure presque invisible.

Mais, tout à coup, au lieu d’ouvrir la porte, il fit un saut de côté et s’affaissa brusquement sur les jarrets.

Au même instant, un éclair raya l’obscurité, une détonation retentit, et une balle s’enfonça dans la muraille, à cinquante centimètres au plus au-dessus de sa tête.

Abandonnant aussitôt son manteau, Bernard fit un bond de tigre, et, avant que l’assassin eût le temps de se mettre en défense, il le saisit rudement à la gorge.

Les deux hommes roulèrent sur le sol.

Alors, une lutte acharnée s’engagea entre eux.

Ils se débattaient dans les ténèbres comme deux fauves à la curée.

On entendait le sifflement de leur respiration haletante, à cause des efforts prodigieux qu’ils faisaient pour se réduire l’un l’autre à l’impuissance.

Ils ne jetaient pas un cri, ne prononçaient pas un mot ; parfois, une plainte sourde s’échappait entre leurs dents serrées par la rage.

Mais c’était tout.

Après deux ou trois minutes d’efforts gigantesques, cette lutte furieuse cessa subitement.

Bernard se releva en rajustant ses vêtements, laissant son adversaire étendu immobile sur le sol.

— Est-il mort, ou n’est-il qu’évanoui ? murmura-t-il. Voyons toujours quel est cet ennemi si acharné qui a tiré sur moi, comme à la cible.

Tout en parlant ainsi, il fouillait dans sa poche, dont il tira une boîte d’allumettes-bougies, et il se préparait à en frotter une sur le couvercle de la boîte…

Mais, soudain, le prétendu cadavre sauta lestement sur ses pieds, s’élança en courant, tourna le coin de la rue et s’éloigna avec une rapidité telle, que Bernard, complètement abasourdi par cette fuite imprévue, demeura, l’allumette à la main, sans même essayer une poursuite dont, au reste, il reconnut presque aussitôt l’inutilité.

— Allons ! c’est bien joué, dit-il ; quel gaillard ! comme il détale ! Bah ! je le retrouverai, ce n’est que partie remise : il voudra avoir sa revanche !

Il fit un mouvement, comme pour traverser la rue.

Mais, se ravisant aussitôt, il frotta l’allumette qu’il n’avait pas jetée, et lorsqu’elle fut enflammée, il se pencha vers le sol et examina avec soin le champ de bataille, si lestement déserté par son ennemi.

Ses recherches obtinrent un certain succès.

Il ramassa d’abord un fort beau revolver à six coups, celui dont probablement son agresseur s’était servi, et, qu’en fuyant, il avait laissé tomber.

Puis, un instant après, il trouva un mignon carnet en cuir de Russie et à coins d’argent.

Après s’être bien assuré que c’était tout, Bernard mit ces dépouilles opimes dans sa poche et se décida à traverser la rue.

Il reprit son manteau, ouvrit la porte, entra, la referma derrière lui et l’assura avec un verrou de sûreté.

Il se trouva alors dans une longue ruelle, aboutissant par une pente douce à un vaste jardin, fort bien entretenu et très ombreux, à l’extrémité duquel on apercevait les fenêtres éclairées d’une grande et belle maison, bâtie entre cour et jardin, et presque enfouie dans des flots de verdure.

Bernard ouvrit une porte vitrée, traversa un large corridor, monta quatorze marches, franchit une antichambre, une salle à manger, et pénétra dans un cabinet de dimensions assez vastes, garni de bibliothèques cachant complètement les murailles, et dont une table assez grande, chargée de papiers de toutes sortes, occupait le centre.

— Monsieur est en retard ce soir, dit une gentille servante, qui, en entendant son maître monter l’escalier, s’était hâtée d’accourir au-devant de lui, une lampe allumée à la main.

— Oui, répondit Bernard en souriant ; j’ai été retenu plus longtemps que je ne l’avais supposé ; madame est-elle rentrée ?

— Oh ! oui, déjà depuis plus d’une heure.

— Alors, vous servirez quand vous voudrez, répondit Bernard en prenant la lampe des mains de la servante.

Il entra dans le cabinet et referma la porte derrière lui, et, traversant la pièce sans s’y arrêter, il ouvrit une seconde porte et se trouva dans sa chambre à coucher,

Après avoir posé la lampe sur la cheminée, il enferma soigneusement le revolver et le carnet perdus par l’auteur du guet-apens, dont il avait failli être victime, dans le tiroir secret d’une armoire creusée dans la muraille et si bien dissimulée que, à moins d’être certain de son existence, il était absolument impossible de la découvrir.

Cela fait, Bernard se frotta les mains, en souriant avec une expression singulière.

Puis, il jeta son manteau sur le dossier d’une chaise, ôta sa redingote et la remplaça par une robe de chambre en cachemire.

En ce moment, un coup léger fut frappé contre la porte, et la voix mutine de la servante annonça que le potage était servi.

— Me voici, répondit Bernard en ouvrant la porte.

Il passa aussitôt dans la salle à manger, où sa femme, la charmante Mariette, embellie encore par le bonheur, l’attendait le sourire aux lèvres, en compagnie d’un gentil gamin de cinq ans, au regard éveillé et à la mine espiègle.

Tahera, assis sur une chaise un peu à l’écart, fixait son ami avec une vive expression de plaisir.

Bernard embrassa sa femme avec effusion, serra en souriant la main de son ami et, enlevant l’enfant dans ses bras :

— Bonsoir, monsieur Julian, lui dit-il gaiement.

— Bonsoir, mon père, répondit l’enfant avec un sérieux imperturbable et une voix de basse-taille.

Il embrassa son père à deux reprises, et dès que celui-ci l’eût reposé sur le parquet, il alla se cacher dans les bras de sa mère.

Naturellement, Julian d’Hérigoyen et Denizà avaient été parrain et marraine du fils de Bernard ; de même que Bernard et Mariette avaient été parrain et marraine du fils de Julian.

On se mit à table.

Bernard avait son fils à sa droite et son ami à sa gauche.

Pour un guerrier comanche, Tahera était fort civilisé.

Sauf certaines habitudes invétérées de liberté dont il n’avait pu se défaire, il était, sur ma foi, devenu un véritable gentleman.

Seulement, peut-être n’aurait-il pas fallu trop gratter son épiderme d’homme du monde pour faire reparaître l’Indien bravo.

Cependant, tel qu’il était, il était certes fort convenable, mais il n’aurait pas fallu l’agacer trop.

— Tu es resté bien tard dehors aujourd’hui, mon ami ? dit doucement Mariette.

— C’est vrai, répondit-il prestement, j’aurais voulu, crois-le bien, chère amie, rentrer plus tôt.

— Oh ! je le sais, reprit-elle vivement avec un charmant sourire ; aussi, cher Bernard, ce n’est pas un reproche que je t’adresse.

— Ce serait le premier, dit-il gaiement.

— Mais quand tu n’es pas là, j’éprouve une inquiétude mortelle ; j’ai toujours peur qu’il ne t’arrive quelque chose. Si tu sortais en voiture, encore, ajouta-t-elle avec un soupir étouffé.

— Bah ! je préfère aller à pied ; c’est bien plus intéressant. Et puis, que veux-tu qu’il m’arrive, chère poltronne ?

— Je ne sais pas, mais je tremble.

— Poltronne ! je le répète, dit-il en l’embrassant.

— Moi aussi, papa ! s’écria le gamin, en avançant sa gentille frimousse, toute barbouillée de sauce.

— Eh bien ! oui, toi aussi, monsieur Julian, dit-il gaiement en lui donnant un baiser.

— Dans ce quartier si éloigné du centre et si désert, il ne manque pas de mauvais sujets, et tu as tant d’ennemis

— Que veux-tu, chère enfant, ce n’est pas de ma faute ; je n’ai rien fait pour cela, tu le sais.

— Un de ces ennemis peut s’embusquer, te tendre un guet-apens ; un crime est si vite commis !

— Sois donc tranquille, ma chérie, répondit-il en riant, j’ai l’habitude de la Savane ; je ne marche jamais que la barbe sur l’épaule, comme disent les Espagnols.

— Paris n’est pas la Savane, mon ami.

— Tu te trompes, chère femme, c’est une savane bien autrement dangereuse que toutes celles d’Amérique ; elle pullule de fauves beaucoup plus cruels ; seulement, au lieu d’avoir quatre pattes, ils ont deux pieds, voilà toute la différence.

— Soit, admettons cette singulière comparaison ; ce serait alors une raison de plus, mon ami, pour redoubler de prudence.

— Chère femme, répondit-il en riant, la meilleure prudence consiste à ne rien craindre et à suivre son chemin tout droit, sans se préoccuper des coquins qui encombrent les trottoirs. Ne sais-tu pas, comme moi, contre quel ennemi nous sommes contraints de lutter ?

— Oui, je le sais, mon ami, et voilà précisément la raison qui me fait trembler, chaque fois que tu rentres tard, comme tu l’as fait aujourd’hui.

— Bah ! tu es une peureuse.

— Oui, mais si j’ai peur, c’est pour toi, pour toi seul ; hélas ! que deviendrais-je si je te perdais !

— Mariette, que dis-tu donc là, me chérie ? s’écria-t-il avec émotion.

— La vérité, hélas ! et pourtant je ne me sens pas la force de t’en vouloir, car il s’agit de nos amis, auxquels nous devons notre bonheur.

— Tu vois bien, tu m’approuves…

— Eh ! puis-je faire autrement, à moins d’être ingrate ? Mais j’ai peur ; c’est plus fort que moi ; je ne suis pas une héroïne, je ne suis qu’une femme aimante et dévouée, mais timide et craintive.

— Bon ! ne nous inquiétons pas, mignonne, c’est le plus simple. Dieu nous protégera. Tiens, écoute : don Cristoval se propose d’aller passer quelque temps, un mois ou deux, je crois, dans notre belle propriété de Touraine que tu aimes tant, et qui nous rappelle tant de souvenirs de bonheur ; je lui ai promis que tu lui en ferais les honneurs.

— Tu veux que je m’éloigne de toi ? demanda-t-elle avec tristesse.

— Je n’ai jamais eu une telle pensée, chère femme, et, la preuve, c’est qu’avant quinze jours tu nous verras, Julien, Tahera et moi, arriver là-bas. C’est une surprise que nous te ménageons ; seulement, n’en dis rien, j’ai promis le secret à mes amis.

— Dois-je donc partir tout de suite ?

— Tout de suite, non, mais dans deux jours, si cela ne te contrarie pas trop. Don Cristoval ne compte pas quitter Paris avant quatre jours ; il serait, je crois, convenable qu’il te trouvât là-bas pour le recevoir à son arrivée ; du reste, tu agiras comme tu le jugeras à propos.

— Je t’obéirai, mon ami. Dans deux jours, c’est-à-dire après-demain soir, je quitterai Paris par le train express de onze heures dix minutes.

— Tu es charmante comme toujours, ma chère Mariette !

— Oui, parce que, comme toujours, je fais ce que vous désirez, monsieur, répondit-elle en souriant. Comptes-tu sortir encore ce soir ?

— Ma foi, non, je me sens fatigué, je l’avoue, d’avoir tant marché pendant toute la journée. Si cela ne te déplaît pas trop, je resterai près de toi.

— Alors, je vais coucher Julian, qui dort le nez dans son assiette, et je reviendrai tout de suite te tenir compagnie.

— Va, chère femme, je t’attendrai ici en compagnie de Tahera et en fumant une cigarette.

— Dans quelques minutes, je reviendrai.

Elle se leva, prit dans ses bras l’enfant endormi qu’elle présenta au baiser paternel de chaque soir, et elle quitta la salle à manger.

Tahera, de même que tous les Indiens peaux-rouges, était peu causeur.

Bien qu’il comprît et parlât assez convenablement le français, il ne se mêlait jamais à la conversation, et se contentait de répondre par une phrase brève aux questions qu’on lui adressait.

Julian et Bernard ne causaient jamais avec lui qu’en langue comanche, ce qui faisait un véritable plaisir à Tahera.

Bernard alluma une cigarette et acheva de boire son café à petits coups, tout en réfléchissant à part soi au guet-apens dont il avait failli être victime deux heures auparavant.

Tout à coup la sonnette de la rue, violemment agitée, fit entendre son carillon.

— Qui diable peut venir me déranger aussi tard ? murmura Bernard, en tressaillant malgré lui à cette sonnerie inattendue et de mauvais augure pour ses projets de dolce far niente ; il est près de onze heures, je n’attends et je n’ai donné rendez-vous à personne.

Le Comanche se leva.

— Tahera ira voir, dit-il.

Et, sans attendre la réponse de son ami, l’Indien quitta aussitôt la salle à manger.

— Diantre soit des importuns ! reprit. Bernard en proie à une inquiétude croissante, et qu’il ne pouvait définir ; ne peuvent-ils donc pas me laisser en paix !

La porte de la salle à manger s’ouvrit et Tahera reparut.

— Mon frère a vu la personne qui a sonné ? s’écria Bernard avec impatience ; quelle est-elle ?

— Le chasseur Bois-Brûlé, répondit laconiquement le guerrier indien.

— Comment ! Charbonneau ? s’écria Bernard en proie à une vive surprise. Que me veut-il ?

Le Comanche baissa affirmativement la tête.

— Le chasseur insiste pour parler tout de suite à la Main-de-Fer, ajouta-t-il ; la chose est grave.

Tahera n’avait jamais pu se décider à appeler Julian d’Hérigoyen et Bernado Zumeta autrement que par les surnoms par lesquels ils étaient connus dans les Savanes, c’est-à-dire le Cœur-Sombre et la Main-de-Fer.

Du reste, cela n’avait aucun inconvénient pour les deux hommes, le guerrier Comanche, ainsi que nous l’avons dit, ne causant jamais avec eux que dans sa langue natale ; d’ailleurs, ce souvenir de leur existence passée n’était nullement désagréable aux anciens coureurs des bois.

— Qu’il entre ! qu’il entre ! s’écria Bernard, le cœur serré par un sinistre pressentiment.

Il se leva avec agitation et passa dans son cabinet.

Presque aussitôt, notre ancienne connaissance Charbonneau entra.

Le chasseur était pâle et paraissait en proie à une vive émotion intérieure.

— Mon Dieu ! s’écria Bernard en l’apercevant, qu’avez-vous, Charbonneau ? que se passe-t-il ? qu’est-il arrivé ? Parlez, au nom du ciel !

— Hélas ! monsieur, un grand malheur est arrivé… Ma pauvre maîtresse ! ajouta-t-il en se tordant les mains avec douleur…

— Mon Dieu !… est-ce que madame la comtesse ?… s’écria-t-il.

— Rassurez-vous, monsieur, il n’est rien arrivé à madame la comtesse, reprit-il d’une voix sourde. M. Julian d’Hérigoyen est près d’elle ; tous deux pleurent, se lamentent, se désolent et vous appellent à leur aide.

— À leur aide ?… Au nom du ciel, Charbonneau, mon ami, expliquez-vous en deux mots ? Quel est ce grand malheur que vous venez m’annoncer ? Vous savez combien j’aime et je respecte madame la comtesse, et combien je m’intéresse à tout ce qui la touche ! Parlez, mon ami ! mais parlez donc !

Le chasseur canadien jeta un regard anxieux autour de lui, serra les poings avec rage, et d’une voix presque inintelligible :

— Monsieur, dit-il, mademoiselle Vanda a été enlevée il y a trois heures.

Et le rude chasseur, cédant à l’émotion qui le poignait, se détourna pour essuyer une larme.

— Vanda enlevée ! s’écria Bernard avec explosion en se dressant sur ses pieds comme s’il eût été frappé tout à coup par une commotion électrique, en même temps qu’une pâleur cadavéreuse envahissait son visage et qu’une sueur glacée perlait à ses tempes. Vanda enlevée dans l’hôtel de sa mère, au milieu de sa famille et de ses serviteurs ! C’est impossible ! Vous ne savez ce que vous dites ! Sur ma foi de Dieu, vous êtes fou, Charbonneau !

— Non, monsieur, je ne suis pas fou ! répondit le chasseur en hochant tristement la tête, ce que je vous dis n’est malheureusement que trop vrai. Ce n’est pas dans l’hôtel que mademoiselle Vanda a été enlevée.

— Voyons, mon ami, reprit Bernard qui faisait des efforts prodigieux pour se contenir et maîtriser l’émotion qui lui brûlait le sang ; voyons, nous perdons un temps précieux : j’ai besoin de tout savoir, vous le comprenez, n’est-ce pas ? et surtout de le savoir promptement. Racontez-moi en détail, sans rien omettre, je vous en prie, comment ce déplorable événement a eu lieu.

— On ne sait rien, monsieur, on se perd en conjectures ; le seul fait dont on soit certain, c’est que mademoiselle a disparu depuis trois heures.

— Mais, enfin, mon ami ! s’écria Bernard avec impatience, on doit savoir quelque chose, si peu que ce soit ? Il est impossible qu’un tel événement ait eu lieu sans qu’on sache au moins…

— Voici tout ce que l’on sait, monsieur, interrompit le chasseur : Madame la comtesse, depuis son arrivée à Paris, a pris la bienfaisante habitude de porter elle même, le samedi de chaque semaine, des aumônes et des secours à certaines familles honnêtes et pauvres du quartier de Courcelles, où est situé son hôtel, et du faubourg du Roule.

— Oui, je sais tout cela, mon ami ; madame la comtesse de Valenfleurs est une sainte : sa joie suprême est de découvrir les misères cachées et honnêtement supportées, et de les soulager, autant que cela lui est possible ; elle se fait aider par sa fille dans cette pieuse tâche, de sorte que les pauvres, reconnaissants, appellent ces dames les anges de la consolation, nom touchant qui exprime bien leur inépuisable bonté et leur dévouement pour les malheureux. Venez donc au fait ; hâtez-vous !

— Tout ce que vous dites est vrai, monsieur ; nos deux dames sont véritablement chéries de tous ceux qui ont le bonheur de les connaître.

Mais, s’apercevant enfin de l’impatience à peine contenue de son auditeur, le trop prolixe chasseur interrompit brusquement cet éloge, intempestif en ce moment, et reprit :

— M’y voici, monsieur : madame la comtesse, depuis quelques jours, se trouvait assez gravement indisposée, si gravement même, à ce qu’il paraît, que le docteur Loreau, son médecin, lui avait défendu positivement de quitter sa chambre à coucher…

— Allez donc, allez donc, Charbonneau, interrompit Bernard d’une voix frémissante, je sais tout cela aussi bien que vous ; j’étais cette après-dîner près de madame la comtesse, lorsque sa fille, la voyant triste de ne pouvoir faire sa visite accoutumée à ses pauvres, lui offrit de la remplacer en se faisant accompagner par miss Lucy Gordon, sa demoiselle de compagnie, Mais madame la comtesse ne voulut pas y consentir ; mademoiselle Vanda n’a pas encore seize ans, et sa demoiselle de compagnie, en ayant à peine vingt, n’était point par conséquent un chaperon suffisant pour faire respecter sa fille au milieu des gens de toutes espèces avec lesquels elle se trouverait forcément en contact.

— Madame la comtesse a sans doute refusé d’abord, puisque vous le dites, monsieur Bernard, mais malheureusement, il paraît qu’après votre départ, elle a changé d’avis et a cédé aux instances et aux prières de mademoiselle Vanda ; car, vers quatre heures et demie, une voiture a été attelée, et mademoiselle a quitté l’hôtel, accompagnée de miss Lucy Gordon. Mademoiselle, après avoir remis au valet de pied la liste des maisons qu’elle se proposait de visiter, est montée avec sa demoiselle de compagnie dans la voiture qui est partie aussitôt.

— Eh bien ! après ? s’écria Bernard avec impatience, en voyant que le chasseur s’arrêtait ; que s’est-il passé ? La voiture est rentrée à l’hôtel ? Miss Gordon a parlé ? À son défaut, le valet de pied et le cocher ont dû faire leur rapport.

— Rien de tout cela, monsieur, la voiture n’est revenue que vers neuf heures du soir, ramenée par un sergent de ville.

— Comment ! ramenée par un sergent de ville ? s’écria Bernard au comble de la surprise.

— Oui, monsieur ; il paraît que la voiture a été trouvée abandonnée à l’entrée de l’avenue de l’Impératrice, et conduite chez le commissaire de police ; les armes peintes sur les panneaux de la voiture l’ont fait reconnaître comme appartenant à madame la comtesse de Valenfleurs, et, sur l’ordre du commissaire de police, un sergent de ville est monté sur le siège et l’a ramenée à l’hôtel.

— C’est étrange ! murmura Bernard ; ce sergent de ville n’a rien dit ?

— Il ne savait rien de plus que l’abandon de la voiture ; M. Julian d’Hérigoyen lui a fait remettre cent francs au nom de madame la comtesse ; cet homme est alors parti en faisant force remerciements.

— Est-ce tout ?

— À peu près. Oui, monsieur Bernard, madame la comtesse est au désespoir ; M. Julian ne sait que lui dire pour la consoler. Une heure environ après le retour de la voiture, c’est-à-dire un peu avant dix heures, le cocher et le valet de pied ont été rapportés ivres-morts par des gens qui les avaient trouvés étendus sur le trottoir de la rue de Presbourg. Ces gens ont déposé les deux hommes auprès du guichet de l’hôtel, ont sonné et se sont éloignés sans vouloir entrer même dans la cour, et cela si lestement, que lorsque l’on a couru après eux pour leur demander des renseignements, ils avaient déjà disparu : il a été impossible de les retrouver.

— C’est inouï ! un pareil événement en plein Paris ! s’écria Bernard, en frappant sur la table un tel coup de poing que tout ce qui était dessus en sauta à un pied en l’air ; et, cela, dans le quartier le plus sûr et le mieux surveillé ; je m’y perds !

— Ce qu’il y a de plus extraordinaire dans toute cette incroyable histoire, monsieur, c’est que le cocher est un des plus anciens domestiques de la maison : sa conduite a toujours été irréprochable ; il ne boit jamais, et, pour rien au monde, il ne quitterait ses chevaux pendant une minute ; le valet de pied est un excellent sujet, très sobre aussi ; enfin, ces deux hommes sont sûrs et dévoués : il y a de quoi en devenir fou !

— Oui, murmura Bernard, se parlant bien plus à lui-même que répondant au chasseur ; il y a au fond de cette sombre affaire quelque chose de mystérieux et de terrible qui me glace le cœur ; l’auteur de ce guet-apens odieux doit, quel qu’il soit, disposer d’une immense puissance. Si c’est l’homme que je soupçonne… Il s’interrompit. — Le comte Armand ? reprit-il après un instant.

— Depuis quatre jours, il a quitté Paris pour se rendre à Dauville, où il doit passer quelques jours. Il est bien heureux que M. Armand ne se soit pas trouvé à l’hôtel, le pauvre jeune homme serait devenu fou de désespoir ! Ignoriez-vous donc son absence, monsieur Bernard ?

— Sur ma foi ! je ne sais vraiment où j’ai la tête ! s’écria Bernard avec colère, je connaissais, en effet, le départ du comte Armand. Comme vous le dites, ami Charbonneau, c’est véritablement un bonheur qu’il ne soit pas ici. Est-ce Julian qui vous a envoyé chez moi ?

— Oui, monsieur Bernard ; il paraît que madame la comtesse est en proie à des crises nerveuses affreuses ; M. Julian est comme fou. J’ai prononcé, par hasard, votre nom devant lui ; il s’est frappé le front, et il s’est écrié : « Je ne suis plus bon à rien, ma tête se perd ! Charbonneau, courez en toute hâte chez Bernard, instruisez-le du malheur qui nous frappe tous. Qu’il vienne tout de suite ! Lui seul peut nous sauver ! »

— Je l’essaierai du moins, murmura Bernard en hochant la tête.

— J’ai fait atteler un coupé, continua le chasseur, j’ai mis deux revolvers dans mes poches en cas d’accident ; je me suis fait accompagner par un valet de pied, armé jusqu’aux dents, ainsi que le cocher, et je me suis fait conduire ici le plus rapidement possible.

— Très bien ! je reconnais là vos vieilles habitudes de chasseur, ami Charbonneau ; où la voiture nous attend-elle ?

— À cinquante pas d’ici, sur la chaussée du Maine, au coin de la rue de la Sablière.

— C’est fort bien ; je vais reprendre ma redingote. Dans cinq minutes, je suis à vous, et nous partirons, et malheur à ceux qui essaieront de nous barrer le passage !

— Quant à moi, je ne les manquerai pas, dit le chasseur d’un ton de sourde menace.

Bernard passa dans sa chambre à coucher, remit sa redingote en un tour de main, s’arma de deux revolvers Devisme à six coups, cacha dans la poche intérieure de son gilet un court poignard à lame bleuâtre et fine comme une aiguille et jeta son manteau sur ses épaules.

Puis, par un cabinet de toilette, il entra dans la chambre de sa femme ; celle-ci l’attendait, assise auprès du berceau de son fils endormi.

Mariette se leva en apercevant son mari.

Elle avait tout entendu.

— Je connais l’affreuse nouvelle que tu as reçue, cher Bernard, lui dit-elle avec tristesse, mais avec fermeté : l’honneur et l’amitié exigent que tu partes tout de suite.

— Je connaissais à l’avance la réponse que tu me ferais, chère femme, répondit-il en l’embrassant ; aussi, tu le vois, je m’étais déjà préparé.

— Veux-tu que je t’accompagne ? lui demanda-t-elle doucement.

— Pour rien au monde, ma chérie ! s’écria-t-il vivement ; j’exige, au contraire, que tu restes ici.

— Que ta volonté soit faite, mon ami ; j’obéirai, murmura la jeune femme, les yeux pleins de larmes. Malheureuse comtesse ! pauvre Vanda ! ajouta-t-elle.

— Bon courage, ma chère ; nous la sauverons, je l’espère. Demain, je serai ici de bonne heure. S’il m’était impossible de revenir, je t’enverrais chercher, ainsi que ton fils. Je crois que pendant quelque temps il sera préférable que tu habites l’hôtel d’Hérigoyen ; ce quartier-ci est beaucoup trop éloigné du centre.

— Mais toi, cher Bernard ?

— Je serai près de toi, sois donc tranquille ; maintenant, adieu ! Ne te mets pas martel en tête à propos de moi, et à demain. Prie pour nos amis, si affreusement frappés…

Et affectant un air riant, afin de ne pas inquiéter davantage sa charmante femme dont le visage était inondé de larmes, il l’embrassa tendrement et quitta la chambre à coucher.

Bernard retrouva le chasseur, marchant avec hésitation à travers le cabinet.

— J’ai quelques mots à vous dire encore avant que nous ne partions, ami Charbonnieau, dit Bernard.

Le chasseur s’arrêta en le regardant d’un air interrogateur.

— Attendez, reprit Bernard.

Et, s’approchant de la cheminée, il saisit un cordon de sonnette et le tira deux fois.

C’était sans doute un signal, car presque aussitôt Tahera pénétra dans le cabinet.

Bernard ferma la porte lui-même et, adoptant la langue comanche que le chasseur canadien parlait fort bien, il reprit :

— Écoutez attentivement la révélation que je vais vous faire, mes amis. Asseyez-vous pendant un instant.

Les deux hommes répondirent par un geste muet, mais affirmatif, en prenant des sièges.

— Ce soir, il y a quelques heures seulement, je rentrais après de longues courses faites à pied, car je préfère marcher, et ce n’est que lorsque je ne puis faire autrement que je prends une voiture ; au moment où je me disposais à ouvrir la porte du jardin donnant sur la rue de la Sablière pour rentrer chez moi, un homme a tiré sur moi, d’une embuscade, un coup de revolver, sans m’atteindre heureusement.

— Comment ! s’écria le chasseur avec inquiétude.

— Ehoà ! dit le Comanche d’une voix gutturale.

— Je ne suis pas blessé, je vous l’affirme. Le coup était bien dirigé, je dois en convenir ; mais, grâce à un saut de côté que je fis en m’affaissant sur les jarrets, la balle s’enfonça dans le mur à plus de cinquante centimètres au-dessus de ma tête ; rassurez-vous donc. Je me lançai aussitôt sur le drôle qui se préparait à recommencer, et je le saisis à la gorge, ce qui lui fit tomber le revolver des mains ; malheureusement, après quelques instants d’une lutte acharnée, il me glissa comme un serpent entre les doigts et se sauva, sans qu’il me fût possible de voir son visage. Je ne sais pourquoi, je suis intimement convaincu que cette tentative brutale d’assassinat sur ma personne a des rapports directs avec l’enlèvement de notre pauvre chère Vanda. En effet, ici, à Paris du moins, je ne me connais qu’un seul ennemi assez résolu pour tenter un semblable guet-apens ; cet ennemi est aussi le vôtre, vous le connaissez depuis longtemps, il est donc inutile de vous le nommer.

— Le Mayor ! s’écria le chasseur canadien avec ressentiment ; ah ! comment n’avons-nous pas tué ce démon, lors de l’attaque de la Florida !

— C’est évidemment un grand malheur ; mais il n’est pas irréparable, du reste. Soyez bien certain que ce maudit n’aura rien perdu pour attendre. Sa double tentative de ce soir est une déclaration de guerre ; nous n’avons donc plus de ménagements à garder envers lui ; cette fois, il faut à tous risques en finir avec ce misérable ; Nous sommes de vieux chasseurs de bisons, depuis longtemps rompus à toutes les exigences du rude métier de coureur des bois ; nous connaissons toutes les ruses des Fauves de la savane. Bien que, dit-on, la police soit très bien organisée en ce pays, nous ne devons pas la charger de notre vengeance. Le Mayor lui donnerait trop facilement le change ; nous ne devons donc, à mon avis, ne compter que sur nous-mêmes pour réussir. Nous avons, dès ce moment, déterré la hache contre notre ennemi ; et, puisqu’il nous y contraint, nous lui ferons en plein Paris une guerre indienne, sans pitié et sans merci ; nous sommes donc sur le sentier de la guerre. Nous allons établir une grande piste médecine : dès que nous en tiendrons un des bouts, notre ennemi aura beau ruser et embrouiller ses traces, nous arriverons à l’autre bout, et cela promptement, je vous le prédis. Aussitôt que nous aurons franchi le seuil de cette maison, notre piste commencera.

Rappelez-vous donc votre science du désert et l’infaillibilité de votre regard ; ne laissez rien échapper de ce que vous découvrirez : l’indice le plus faible et le plus indifférent, en apparence, peut nous donner le succès : nous sommes quatre chasseurs expérimentés ; le Mayor, si fin qu’il soit, ne nous échappera pas.

— Vous vous trompez, monsieur Bernard, dit le chasseur en souriant ; nous ne sommes pas quatre coureurs des bois, mais six.

— Plaît-il ? Plaisantez-vous, ami Charbonneau ?

— Pas le moins du monde, monsieur ; vous oubliez le comte Armand ; lui aussi, vous le savez, est un fin chasseur. Dès qu’il apprendra ce qui s’est passé, il accourra à Paris, toutes affaires cessantes, et, dans cette cause dont le succès l’intéresse bien plus encore que nous, car nous n’avons que le dévouement et lui a l’amour, il fera des miracles d’adresse et de dévouement.

— C’est vrai, vous avez raison, j’avais oublié le jeune comte ; mais cela ne fait que cinq et, quoi que vous en disiez, ami Carbonneau, je ne vois pas du tout quel peut être ce sixième auxiliaire auquel vous avez fait allusion.

— Vous ne le voyez pas, monsieur Bernard, parce que vous êtes encore sous le coup des mauvaises nouvelles que je vous ai apportées et que la douleur vous ôte votre clairvoyance habituelle.

— C’est bien possible, mon ami ; je l’avoue, le coup a été rude, et d’autres que moi auraient perdu leur sang-froid en le recevant ; mais, soyez tranquilles, avant dix minutes je serai rentré dans la complète possession de toutes mes facultés intellectuelles ; expliquez-vous donc, je vous prie.

— Je n’en doute pas, monsieur Bernard ; car, grâce à Dieu, je vous connais depuis bien des années, et je vous ai vu plusieurs fois dans des situations aussi terribles que celle-ci. Mais, pour en revenir à ce que vous me demandez, je vous dirai que je veux tout simplement parler de Dardar, le brave chien du comte. Vous savez combien il aime sa jeune maîtresse. Si nous réussissons à lui faire sentir quelque chose ayant appartenu soit à mademoiselle Vanda, soit même au Mayor, il les retrouvera l’un et l’autre, je vous en réponds, fussent-ils cachés dans les entrailles de la terre.

Bernard réfléchit un instant.

— Sur ma foi de Dieu ! s’écria-t-il tout à coup, je vous félicite de votre idée, ami Charbonneau, elle est excellente. Caraï ! nous sommes maintenant certains de réussir ! Merci, Charbonneau ! Dardar sera notre meilleur batteur d’estrade !… Assez causé ! À présent, en route !

Les trois hommes se levèrent alors, quittèrent le cabinet et descendirent l’escalier.

Mais, au lieu de s’engager dans le corridor et de traverser le jardin, chemin que Bernard avait pris pour rentrer chez lui, ils sortirent par la grande porte donnant sur la rue Bénard.

Ils s’engagèrent dans la rue du Chemin-des-Plantes et tournèrent à droite, dans la rue de la Sablière, suivis à dix pas en arrière par Tahera.

Le guerrier Comanche veillait en arrière-garde.