Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/III/XIX

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XIX

OÙ LE LECTEUR ASSISTE AUX PREMIERS TÂTONNEMENTS DE LA PISTE DE GUERRE DANS LA FORÊT PARISIENNE ET AUX ÉBAHISSEMENTS D’UN CÉLÈBRE POLICIER, COMPLÈTEMENT DÉROUTÉ PAR L’EMPLOI DE PROCÉDÉS À LUI INCONNUS.


Le lendemain de l’audacieux enlèvement de mademoiselle de Valenfleurs, vers dix heures du matin, deux hommes paraissant être, l’un un garçon marchand de vins, et l’autre un commissionnaire médaillé, venant des deux extrémités opposées de la rue des Acacias, s’arrêtèrent presque en même temps et se trouvèrent face à face devant l’entrée obscure et suffisamment sale de la maison portant au-dessus de sa porte le numéro 96.

Ces deux hommes, après avoir jeté l’un sur l’autre un regard assez indifférent, s’enfoncèrent l’un après l’autre, et sans même avoir échangé un salut banal de politesse, dans le corridor sombre et boueux en tous temps de la maison.

Le garçon marchand de vins avait pénétré le premier dans le corridor ; il ne fit que traverser les trois cours, sans s’arrêter dans la rue de la Plaine.

Sans doute il avait affaire plus loin, et n’avait pris ce passage que pour raccourcir sa route.

Quant au commissionnaire, sa conduite fut toute différente.

Arrive dans la troisième cour, il s’arrêta d’un air indécis, sembla s’orienter pendant un instant, et avec un Ah ! de satisfaction, il s’approcha d’un pas lourd vers une porte vitrée au-dessus de laquelle était écrit, en lettres noires, hautes de trente-cinq centimètres, ce mot sacramentel : « Concierge. »

Mais avant d’entrer, notre homme regarda un instant du dehors, afin de se rendre bien compte de l’espèce de gens auxquels il allait avoir affaire.

Voici ce qu’il vit d’un rapide coup d’œil jeté à travers les vitres.

Une loge de médiocre grandeur, mais encombrée d’objets de toutes sortes, jurant de se trouver ainsi réunis dans une sorte de promiscuité, mais, particulièrement, des vêtements d’hommes vieux et neufs ; une alcôve dans le fond, pudiquement voilée par un large rideau de damas de laine vert, passé, déchiré, taché et courant sur une tringle ; une cheminée en plâtre, peinte tant bien que mal en marbre, mais éraillée en maints endroits ; sur cette cheminée, une pendule en zinc jadis dorée, représentant Diane et Endymion, et placée sous un globe de verre fêlé et raccommodé avec des bandes de papier collées sur la fêlure, puis deux vases d’albatre remplis de fleurs artificielles aussi sous verre.

Le foyer de la cheminée avait été bouché et remplacé par un poêle de fonte, dont le tuyau se perdait dans le coffre de la cheminée.

Sur le fourneau, une casserole en terre vernie, bouillant à gros bouillons ; près de l’alcôve, un berceau en osier, dans lequel dormait un enfant, d’un an ou dix-huit mois.

Une table à manger en noyer rangée le long du mur ; des casseroles en fer battu, des grils, etc., attachés à la muraille. Une commode en acajou à dessus de marbre, tellement encombrée qu’il était impossible de rien reconnaître.

Un matou noir énorme dormait pelotonné en rond sur le tout.

Au-dessus de la commode, une grande glace en deux morceaux. À droite, un coucou de la Forêt-Noire.

Puis une triple rangée de clous à crochet avec chacun un numéro au-dessus. À quelques-uns de ces clous pendaient des clefs

Enfin, devant une large fenêtre donnant sur la cour, un établi de tailleur, assez grand, sur lequel un homme d’une quarantaine d’années, d’apparence maladive, les jambes croisées, s’escrimait à raccommoder un vieux pantalon de drap gris.

Dans un vieux fauteuil en cuir, à haut dossier et à oreillettes, une grosse femme rousse, âgée d’une trentaine d’années, rouge comme une pivoine, dormait renversée en arrière, et à demi asphyxiée par la chaleur intense du fourneau, dont le fauteuil était beaucoup trop rapproché.

— Aglaure, mon bichon chéri ! cria le mari d’une voix de basse tonitruante, prends garde ; la soupe à l’oignon va s’en sauver.

La grosse femme se réveilla en sursaut et répondit d’une voix mignarde, en se frottant les yeux avec fureur :

— Qu’est-ce que tu dis, monsieur Beauminet ?

— Je dis, mon épouse, répondit magistralement le mari, que si vous n’y prenez garde, toute la soupe à l’oignon va s’évaporer par-dessus les bords de la castrole.

— C’est ma foi vrai ! s’écria la femme en se précipitant d’un bond vers le poêlon, et le retirant du feu.

Le commissionnaire avait tout vu en moins de dix secondes. Il choisit ce moment pour faire jouer le châssis mobile de la porte, et se pencher en avant.

Mais il se recula précipitamment et à demi suffoqué.

Par l’ouverture du châssis, une bouffée de chaleur intense et imprégnée d’odeurs fort peu agréables s’était ruée au dehors, et avait failli étouffer l’imprudent commissionnaire, lequel avait été immédiatement pris à la gorge par une effroyable quinte de toux.

La concierge avait complaisamment attendu que l’accès fût passé, puis elle lui avait dit, avec un engageant sourire et de sa voix la plus mielleuse :

— Que demande monsieur ?

— Madame, répondit le commissionnaire après avoir toussé une dernière fois, j’apporte une lettre à un de vos locataires ; en même temps, il sortit de la poche de sa veste de velours une lettre qu’il montra, et fit aussitôt disparaître après.

— Très bien ! monsieur, reprit la concierge toujours souriante, veuillez me donner cette lettre, je la remettrai à ce locataire ?

— Je ne demanderais pas mieux, madame, répondit le commissionnaire, mais c’est que je suis chargé de rapporter une réponse ; et comme la commission m’a été très généreusement payée par le bourgeois qui m’envoie, je voudrais la bien faire.

— Rien de plus juste, monsieur ; que ne le disiez-vous tout de suite ? répondit la concierge. Quel est le nom de la personne pour qui est cette lettre ?

— M. Austin Verdier, madame, le connaissez-vous ?

— Si je connais la famille Austin Verdier, monsieur ? s’écria-t-elle ; des gens du bon Dieu ! honnêtes comme pas un, et cependant bien malheureux, sans avoir jamais rien fait pour cela. Si je connais la famille Austin Verdier ? c’est-à-dire que je ne connais qu’elle, monsieur.

— C’est cela même, madame ; cette famille est donc véritablement malheureuse ?

— C’est-à-dire, monsieur, reprit la concierge, avec un accent de compassion, que, sans une certaine dame qui vient ici toutes les semaines avec son ange de fille, si mignonne, si gentille, et pas fière du tout avec le pauvre monde, je ne sais pas ce que la famille Austin Verdier deviendrait !

— Je suis précisément envoyé par cette dame, reprit le commissionnaire. Il paraît, d’après ce que l’on m’a dit, qu’elle est depuis quelques jours assez gravement indisposée pour ne pouvoir sortir, ce qui l’a probablement empêchée de venir hier faire sa visite habituelle à ces personnes, auxquelles elle s’intéresse beaucoup.

— Tiens, c’est vrai ! s’écria la concierge d’un air étonné. Effectivement, nous n’avons pas vu ces deux dames hier, ce qui nous a beaucoup surpris.

— Énormément ! ponctua le mari de sa voix de tam-tam, sans abandonner son travail de réparation.

Tout en causant avec la portière, le commissionnaire, sans en avoir l’air, n’avait cessé d’examiner attentivement sa bavarde interlocutrice. À ces dernières paroles, il avait, à la dérobée, lancé un regard inquisiteur sur la grosse femme.

Mais la grosse portière disait bien ce qu’elle pensait, sans réticences, et poussée seulement par l’intérêt qu’elle portait à ses locataires, cela était facile à reconnaître.

— S’il en est ainsi, reprit le commissionnaire, je crois que ces braves gens seront heureux de recevoir cette lettre de leur bienfaitrice ; car, ajouta-t-il avec une bonhomie parfaite, on me l’a fort recommandée.

— Pauvres gens ! reprit-elle ; le fait est qu’ils ne roulent pas sur l’or ! Il ne faut pas les faire attendre. Tenez, mon bonhomme, prenez l’escalier M, au « cintième », au fond du « collidor » D, à gauche, au numéro 119, vous frapperez ! c’est là, cent treize marches à monter ; c’est un peu haut.

— Bah ! je suis bien payé.

— C’est vrai ; et puis, vous vous reposerez en route.

— Comme de juste ; je vous remercie bien de votre complaisance, madame.

— Il n’y a pas de quoi, mon ami ; est-ce que les braves gens ne doivent pas s’entr’aider entre eux autant que possible.

— Eh donc ! pour être pauvre, on n’est pas des chiens !

— Vous avez raison, madame.

Ils se saluèrent.

La portière se hâta de refermer son châssis, et le commissionnaire disparut dans l’escalier M.

Après s’être reposé plusieurs fois dans l’escalier, car, en effet, la montée était dure et le brave homme n’était plus jeune, puis, après avoir scrupuleusement suivi les indications minutieuses de la portière, le commissionnaire s’arrêta enfin, avec un ouf ! de satisfaction, devant la porte du numéro 119.

La clef était sur la porte ; il frappa doucement deux coups, et s’essuya le front.

— Entrez, répondit presque aussitôt une voix de femme.

Le commissionnaire tourna la clef dans la serrure et pénétra dans la chambre.

Il se trouva alors dans une pièce de médiocre étendue, pauvrement meublée de quelques chaises, d’un vieux secrétaire, d’une commode, d’une table et de deux lits : l’un caché au fond d’une alcôve fermée pendant le jour, et l’autre dissimulé derrière un rideau de serge verte.

Une porte donnait sur un cabinet lambrissé, servant à la fois de cabinet de toilette et de débarras, et dans lequel se trouvait un troisième lit.

Sur la cheminée, il y avait une montre en aluminium posée sur un support, des tasses, des verres, un sucrier et quelques menus objets disposés dans le meilleur ordre.

Puis une glace de petite dimension, et à la muraille, accrochés çà et là, quelques gravures assez belles dans des cadres de bois noir. Tel était ce pauvre mobilier.

Mais tout brillait de propreté ; on n’aurait découvert un grain de poussière nulle part, pas même à la loupe.

Une jeune fille de dix-huit à vingt ans, assez jolie, mais l’air souffreteux et très pâle, travaillait près de la fenêtre avec une excellente machine à coudre, cadeau probablement de la comtesse de Valenfleurs.

Un vieillard de soixante-neuf à soixante-dix ans, aux traits distingués, mais à l’expression triste et résignée, copiait de la musique avec une rapidité prodigieuse, bien qu’avec une rare perfection, assis sur une chaise paillée devant une table en bois blanc peinte en noir.

Une fillette de dix à onze ans, maigre et maladive, aidait sa mère dans les apprêts du déjeuner.

Celle-ci était une femme de cinquante à cinquante-trois ans à peu près, aux traits doux, mais empreints d’une grande tristesse, que les larmes avaient rendue presque complètement aveugle.

Elle n’y voyait plus que très peu ; cependant, tout en surveillant attentivement le déjeuner, elle tricotait un bas de laine avec une ardeur fébrile.

C’était la misère cachée qui se respecte et se résigne, mais avec tout son parfum d’honnêteté et cette auréole que donne le malheur vaillamment et noblement supporté.

En pénétrant dans cette pièce, avant même qu’un mot eût été prononcé, le commissionnaire, au premier regard, avait été édifié sur le compte des habitants de cette pauvre demeure.

— Que désirez-vous, monsieur ? lui dit le vieillard en se levant et lui offrant une chaise.

Le commissionnaire refusa poliment, et s’acquitta de son message avec la plus parfaite convenance ; en peu de mots, mais en termes presque choisis.

Les pauvres gens se montrèrent très affectés de l’indisposition de leur bienfaitrice, sur le compte de laquelle leur reconnaissance ne tarissait point.

Ils trouvaient pour l’exprimer des mots venant véritablement du cœur, et leurs yeux étaient pleins de larmes en parlant des deux anges, ainsi qu’ils nommaient les deux dames, dont l’inépuisable bonté faisait luire un pur rayon de soleil dans leur misérable mansarde.

Il fallut que le commissionnaire insistait pour que le vieillard se décidât à ouvrir la lettre, dont il s’échappa un billet de banque de deux cents francs.

— Oh ! s’écria-t-il avec une émotion profonde, en essuyant les larmes qui inondaient son visage ; cette somme est en ce moment une fortune pour nous : elle ne pouvait arriver mieux à point ! et pourtant, je la donnerais volontiers pour être assuré que notre bienfaitrice est bien portante.

Le commissionnaire était plus ému qu’il ne lui convenait de le laisser paraître.

Il rassura de son mieux ces braves et dignes gens et se retira en les assurant que madame de Valenfleurs ne les oublierait pas, et que bientôt ils recevraient sa visite.

Puis, après avoir salué toute la famille, avec un véritable respect, il se retira.

— Chou blanc ! s’écria le commissionnaire dès qu’il se retrouva seul dans l’escalier : sapristi ! il faut avouer que ces gredins-là sont de rudes mâtins tout de même.

Et il hocha la tête à plusieurs reprises d’un air préoccupé, tout en se hâtant de descendre.

De qui parlait-il ainsi ?

Sans s’arrêter à causer avec la portière, qui le guettait derrière son châssis, sans doute pour savoir ce qu’il avait fait et dit avec ses locataires, le commissionnaire la salua profondément en passant devant sa loge, puis il s’engagea d’un pas assez rapide dans le dernier corridor, et il quitta la maison par la porte donnant sur la rue de la Plaine.

Il jeta un regard autour de lui et aperçut aussitôt le garçon marchand de vins, qui, sans doute, lui aussi, avait terminé ses affaires, planté les jambes écartées et les bras derrière le dos, en admiration devant la mirifique affiche d’un grand journal à annonces alléchantes et d’une moralité plus que suspecte, dont nous tairons le nom, qui n’a rien à faire ici, ne serait-ce que par pudeur, et à cause du respect profond que nous professons pour nos aimés lecteurs.

De même que lors de leur première rencontre, les deux hommes ne semblèrent nullement faire attention l’un a l’autre, et tirèrent chacun d’un côté différent.

Seulement, par un de ces hasards singuliers, si fréquents, qui ne sauraient s’expliquer, vingt minutes à peine après cette deuxième rencontre, ils se retrouvaient ensemble devant la porte de l’hôtel d’Hérigoyen, dans lequel ils pénétraient presque en même temps, non sans s’être assurés d’abord par un regard circulaire que l’avenue était déserte, et que nul espion n’était embusqué aux environs.

En ce moment, Julian d’Hérigoyen et son père, retirés dans un salon particulier, devant la porte duquel le Canadien Charbonneau faisait sentinelle pour en défendre l’accès à tout le monde, sauf à certaines personnes qui lui avaient été désignées, causaient avec animation avec le comte Armand.

Le jeune comte était en proie à une vive surexcitation morale, que ses deux amis, malgré tous leurs efforts, ne réussissaient pas à calmer.

Il formait les plans les plus insensés et les plus impraticables pour retrouver sa chère Vanda, et se plaignait avec amertume de la mollesse avec laquelle ses amis prenaient part au coup terrible qui le frappait.

Il s’exprimait en termes qui eussent été très blessants pour ses amis, si ceux-ci n’eussent pas fait la part de la profonde douleur du jeune homme et de l’impétuosité naturelle de son caractère.

À demi étendue sur un sopha, se trouvait la comtesse de Valenfleurs, aux côtés de laquelle, comme deux anges gardiens, se tenaient Denizà et Mariette, pleurant silencieusement, sans paraître entendre rien de ce qui se disait près d’elles.

Sur ces entrefaites, les deux hommes dont nous avons parlé pénétraient dans le salon, dont Charbonneau leur avait ouvert la porte sans difficulté.

Ces deux hommes étaient le garçon marchand de vins, notre ami Bernard Zumeta, et le commissionnaire, M. Pascal Bonhomme, ancien chef de la brigade de sûreté.

— Enfin ! s’écria le comte Armand avec explosion, en les voyant entrer, enfin ! nous allons donc avoir des nouvelles.

Le policier hocha la tête.

— Quant à moi, dit-il en saluant les dames, pour ma part, ce que j’ai appris se borne à très peu de chose. L’enlèvement a certainement été effectué dans la maison de la rue des Acacias, no 96, cela ne fait pas le moindre doute pour moi, les dispositions mêmes de cette maison l’indiquent péremptoirement ; c’était là seulement qu’un rapt aussi audacieux pouvait être exécuté avec des chances presque certaines de succès : cette masure est un véritable coupe-gorge ; on croirait presque qu’elle a été construite tout exprès. Du reste, les choses ont été conduites de telle sorte et avec une si remarquable habileté, que les habitants eux-mêmes de cette maison, qui tous sont de très honnêtes ouvriers, sont dans la plus complète ignorance du crime commis presque sous leurs yeux. D’ailleurs, cela n’a rien de surprenant, cette maison est composée de trois corps de bâtiments séparés par des cours, et reliés entre eux par des corridors sombres avec deux entrées différentes, l’une sur la rue des Acacias, l’autre sur la rue de la Plaine ; cette dernière rue compte à peine quelques maisons très éloignées les unes des autres, et séparées par des terrains vagues ; elle offre toutes les conditions favorables pour l’exécution d’un guet-apens comme celui qui nous occupe. En somme, et pour me résumer, je n’ai rien appris qui puisse nous être utile, si ce n’est la certitude acquise que c’est là où la malheureuse jeune femme a été enlevée.

— Ceci ne saurait être une conclusion, monsieur, dit le jeune comte avec une impatience à peine contenue.

— Non, certes, monsieur le comte, répondit un peu sèchement le policier. Il me reste a donner mon avis, si vous jugez nécessaire de l’entendre, sur la manière dont les bandits ont, selon toute apparence, du procéder.

— Parlez, monsieur, reprit le jeune homme avec un sourire amer.

— Ce ne sont que des appréciations personnelles, monsieur.

— Soit, soit. Veuillez, je vous prie, venir au fait.

— Le fait, le voici, monsieur le comte, reprit nettement le policier, intérieurement blessé de la façon dont on l’interrogeait. Lorsque les deux dames eurent pénétré dans le dernier couloir, à dix pas de la loge du concierge et à peu près à égale distance de l’escalier M, qu’elles devaient prendre pour se rendre chez les personnes qu’elles venaient visiter, des bandits, à l’avance embusqués dans l’ombre, se sont emparés d’elles à l’improviste, ont étouffé leurs cris et les ont emportées dans une voiture qui, sans doute, attendait rue de la Plaine. Rien de plus simple et de plus facile à exécuter, à cette heure avancée de la journée, où la nuit était presque noire ; seulement, une fois en voiture, toutes traces se perdent : comment retrouver, au milieu de tant d’autres, sur le macadam ou les pavés, les empreintes des roues de cette voiture ? cela est matériellement impossible. Donc, nous avons fait buisson creux. Tout ce qu’il me soit possible d’affirmer, c’est que personne n’a vu les dames entrer dans la maison ni en sortir, et que mademoiselle de Valenfleurs et sa compagne, miss Lucy Gordon, ne sont pas montées chez les braves gens qu’elles allaient voir ; ce fait est positivement acquis pour moi.

— Est-ce donc à ce résultat mesquin que toutes vos recherches ont abouti, monsieur ; vous, monsieur, qui cependant passez avec raison pour un policier habile… vous n’avez rien découvert ? dit le jeune comte avec dédain. Je vous avoue que cela m’étonne fort.

— Monsieur le comte, je suis désespéré de ce résultat négatif, répondit le policier avec une feinte humilité pleine d’ironie, croyez-le bien, mais permettez-moi de vous faire observer que des investigations et des recherches semblables à celles auxquelles nous nous livrons sont excessivement difficiles et exigent un temps considérable pour arriver à un résultat satisfaisant. Paris n’a pas été construit en un jour, et comme on dit : à l’impossible nul n’est tenu.

— Vous renoncez donc à trouver la clef de ce mystère ?

— Dieu m’en garde ! monsieur le comte. Seulement, il me faut le temps nécessaire. La précipitation est mauvaise conseillère en toutes choses ; ce n’est qu’à force de patience que l’on réussit, et sans aller plus loin, je suis convaincu que M. Zumeta, avec qui j’ai partagé la besogne, n’a pas été plus heureux que moi dans ses recherches, beaucoup plus difficiles encore, à la vérité, que celles auxquelles je me livrais, puisqu’il s’était chargé d’inspecter le dehors, tandis que moi, je procédais à une enquête où, de déductions en déductions, j’espérais arriver à la vérité, si l’indice même le plus léger m’était venu en aide.

Bernard sourit sans rien répondre.

— Peut-être, monsieur, répondit le comte, pour lequel ce sourire n’était point passé inaperçu ; à l’époque où M. Zumeta et moi nous habitions l’Amérique, nous nous sommes livrés, dans les savanes, à des recherches bien autrement difficiles, n’est-ce pas, messieurs ? et pourtant, vous le savez, ces recherches ont toujours été couronnées de succès.

— Je ne dis pas non, monsieur le comte, répondit le policier avec une certaine roideur ; mais chaque pays a ses coutumes : Paris ne ressemble nullement aux déserts dont vous parlez ; les moyens dont vous vous serviez en Amérique seraient d’une exécution impossible en France ; les finesses de Bas-de-Cuir et des autres batteurs d’estrade dont les romanciers nous racontent les merveilles, seraient bientôt déjouées et réduites à néant par nos bandits parisiens. Du reste, interrogez M. Zumeta ; il a été, dit-on, coureur des bois, et l’un des plus adroits, vous verrez quels renseignements il vous donnera, ajouta-t-il avec une pointe presque imperceptible d’ironie.

— C’est ce que je vais faire avec votre permission, monsieur, dit vivement le jeune comte. Et s’adressant alors à Bernard : Parlez, je vous prie, mon ami, ajouta-t-il, vous avez sans doute quelque chose d’intéressant à nous révéler ?

— Je le crois, mon cher comte, répondit Bernard avec bonhomie. Mais vous me permettrez de faire observer à monsieur Bonhomme, avant toutes choses, que si chaque pays a ses coutumes, ces coutumes, lorsqu’elles sont bonnes, doivent être employées partout par les hommes intelligents, sans faux amour-propre, et surtout en oubliant cette suprématie imaginaire que les Français se figurent à tort posséder sur les autres nations, et leur fait ainsi commettre des fautes graves et parfois irréparables, lorsqu’au contraire nous ne sacrifions que trop habituellement, pour notre malheur, à la routine. Pour le cas présent, M. Bonhomme a procédé d’après les principes adoptés depuis longues années par l’administration de la police. Il devait échouer ; c’est ce qui est arrivé.

— Monsieur, il me semble cependant…

— Permettez, monsieur, interrompit brusquement Bernard ; je ne mets pas en doute votre habileté, que je connais de longue date et que j’apprécie, croyez-le bien, comme elle mérite de l’être ; je ne vous dirai pas que, à quelque nation qu’ils appartiennent, les hommes sont partout les mêmes, et que ce qui est bon pour les uns, à quelque nuance près, ne saurait être mauvais pour les autres. Je me bornerai à vous dire que, dans notre affaire, il est une chose a laquelle vous n’avez pas fait assez attention : c’est que nous sortons complètement des conditions habituelles ; nous avons devant nous un homme qui, pendant un long séjour dans les savanes américaines, s’est approprié toutes les finesses, toutes les ruses, et, passez-moi le mot, toutes les roueries des Peaux-Rouges, qui, tout sauvages qu’ils sont, ou que vous les supposez être, laissent bien loin derrière eux et sont autrement habiles que les plus rusés bandits parisiens. Cet homme ne peut donc être combattu, et ne sera vaincu que par ses propres armes, et en employant les moyens dont il se sert lui-même.

— Bravo, bien dit ! s’écrièrent les trois hommes.

— Cela est spécieux, murmura le policier ; ce sont les résultats qu’il faut voir, ajouta-t-il du bout des lèvres.

— M. Pascal Bonhomme a procédé à ses recherches selon les us et coutumes français ; moi, j’ai cru devoir adopter les procédés usités dans les pampas de Buenos-Ayres, et qu’emploient les Gauchos.

— Serait-il indiscret, monsieur Zumeta, dit le policier avec une légère pointe d’ironie, de vous demander quels sont ces procédés ?

— Nullement, monsieur, répondit l’ancien coureur des bois en souriant ; seulement ils sont difficiles à comprendre pour des personnes prévenues, et surtout pour les Parisiens, gens très spirituels, j’en conviens, trop spirituels même, mais essentiellement sceptiques pour tout ce qui leur paraît être en dehors des errements connus et adoptés, à tort ou à raison, par la majorité. Écoutez cependant, puisque vous le désirez ; vous en croirez d’ailleurs ce que vous voudrez. Il existe à Buenos-Ayres, particulièrement dans les pampas, bien qu’on en rencontre fréquemment dans d’autres contrées de l’Amérique, des hommes qui possèdent une telle puissance microscopique dans l’œil, que rien n’échappe à leur vue ; ils découvrent après des mois entiers, des années même, ces faits ont été mille fois constatés et sont hors de doute, des traces cachées par des centaines et des milliers d’autres, qui se sont croisées dans tous les sens par-dessus ; et ce n’est pas seulement dans les déserts que ces miracles et ces prodiges se produisent : Buenos-Ayres est une ville de six cent mille âmes, surnommée l’Athènes de l’Amérique du Sud, dont les rues sont en tout semblables à celles de Paris : eh bien ! les gauchos y suivent une piste avec autant de sûreté et de rapidité que dans les solitudes perdues des pampas ; on donne à ces hommes le nom de rastreadores, ce qui signifie découvreurs de traces, et leur témoignage, reconnu infaillible, est admis par les tribunaux correctionnels.

— Cela ressemble fort, monsieur, vous me permettrez de vous le dire, à un conte des Mille et une nuits, fit le policier avec un imperceptible mouvement d’épaules.

— N’est-ce pas ? monsieur, répondit Bernard, toujours souriant ; et pourtant, tout ce que j’ai eu l’honneur de vous dire est de la plus rigoureuse exactitude ; or, voici quelque chose qui vous semblera plus extraordinaire encore : Il est prouvé que les Américains ne possèdent pas seuls cette énorme et étrange puissance microscopique dans l’œil, et je vais vous en donner la preuve ; M. Julian d’Hérigoyen et moi, nous avons pendant plusieurs années chassé dans les pampas buenos-ayriennes, et ce fait singulier nous frappa. Le hasard nous fit lier avec un rastreador célèbre. Cet homme reconnut que nous possédions cette puissance dans la prunelle : il la développa en nous par un exercice continu, en nous faisant suivre des pistes de plus en plus compliquées, et de plus en plus difficiles ; de sorte qu’en moins de trois ans, grâce à ce rastreador, dont les leçons nous avaient profité, nous passions dans les pampas pour de très habiles découvreurs de traces. Plus tard, pendant nos longues chasses dans les prairies du Mexique et des États-Unis, nous eûmes l’occasion de nous perfectionner encore, et nous arrivâmes à obtenir des résultats prodigieux, dont les Peaux-Rouges étaient eux-mêmes effrayés ; ils nous prenaient pour des sorciers.

— Je ne doute nullement que ce que vous dites ne soit vrai, monsieur ; mais je vous avoue que cela me confond, brouille toutes mes idées et me plonge dans une véritable stupeur. J’attends le récit des résultats que vous avez sans doute obtenus pour me former une opinion sur cette affaire étrange.

— Ces résultats, monsieur, sont nécessairement très restreints. Souvenez-vous que je n’ai eu qu’une heure à peine pour me livrer à des recherches forcément très difficiles, quand on est au début d’une piste ; mais, tels qu’ils sont, les voici. Dans le troisième corridor, que vous n’avez traversé que bien longtemps après moi, j’ai trouvé d’abord ce mignon bouton de manchette que madame de Valenfleurs reconnaîtra, je suis sûr, pour avoir appartenu à sa fille.

Et il prit dans une poche de son gilet un bouton de manchette fort petit, en or, avec une rose au milieu, et il le présenta à la comtesse et à son fils, qui le reconnurent aussitôt.

— Oh ! merci, monsieur Bernard ! s’écria la comtesse en lui tendant sa main blanche et effilée, que l’ancien coureur des bois baisa courtoisement. Soyez béni pour cette relique de mon enfant que vous me rendez.

— Merci ami, lui dit le jeune comte avec une émotion profonde.

— Mais passons, continua Bernard, ceci ne prouve qu’une chose : c’est que, ainsi que vous l’avez constaté avec raison, cher monsieur Bonhomme, le rapt a eu lieu dans le corridor, et non autre part ; ce bouton trouvé, je suis sorti dans la rue de la Plaine : c’était là où je devais établir mon champ d’investigations. Je reconnus d’abord les pas d’une dizaine d’homme, pressés, mêlés et enchevêtrés les uns dans les autres, mais pas une seule trace de bottines de femmes. Évidemment, les deux dames avaient été portées par leurs ravisseurs ; seulement, au lieu d’une voiture, il y en avait deux. Ces voitures avaient attendu assez longtemps ; il y avait une voiture de maître attelée de deux chevaux noirs très fringants, et un coupé de remise à deux places, attelé d’un seul cheval blanc.

— Hum ! voilà des renseignements bien positifs, monsieur, dit le policier.

— Bon ! ce n’est rien encore, attendez ; vous allez voir. Les voitures avaient été arrêtées presqu’à toucher les palissades en planches qui se trouvent devant la maison en question ; les chevaux avaient creusé la terre avec leurs sabots. En se frottant contre les palissades, les bossettes d’argent de leurs mors ont laissé des traces sur les planches ; le cocher et les valets de pied, il y en avait deux, étaient descendus, sans doute pour aider à l’enlèvement. Leurs traces sont visibles en avant et en arrière, pour monter et descendre ; des couvertures avaient été jetées sur le dos des chevaux. En les relevant, quelques poils noirs tombèrent sur le sol ; j’en ai recueilli quelques-uns, les voici. Et il les montra dans un papier.

— C’est prodigieux ! s’écria le docteur d’Hérigoyen.

Le policier se sentait empoigné malgré lui ; il ne dit rien.

Bernard sourit et continua tranquillement son étrange démonstration.

— Le cheval du coupé de remise était blanc, dit-il, je l’ai reconnu de la même façon ; le cocher lui avait mis une musette : j’ai retrouvé plusieurs grains d’avoine par terre. Les ravisseurs ont séparé les deux jeunes filles en sortant de la maison : Mademoiselle de Valenfleurs a été placée dans la voiture de maître, et sa demoiselle de compagnie, miss Lucy Gordon, dans la remise de place ; le bas de sa robe de mousseline s’est déchiré quand on l’a mise dans la voiture ; voici le morceau que j’ai retrouvé. À chaque portière droite des deux voitures, il y a des traces de chaussons, de lisière probablement, et celles de bottines élégantes et cambrées : j’ai relevé les traces du Mayor, que j’avais plusieurs fois vues dans les savanes, près de la portière de la voiture de maître ; quant à d’autres traces élégantes, aussi relevées par moi, près de l’autre voiture, elles doivent appartenir aussi à un homme du monde, mais je ne les connais pas. Les deux voitures sont parties grand train ; mais comme le Mayor sait, de longue date, à quels ennemis il a affaire et qu’il se méfie considérablement de nous, pendant plus d’une heure, les deux voitures se sont livrées à une espèce de steeple-chase endiablé, d’une extrémité à l’autre de la rue, allant, venant, tournant, retournant, embrouillant et enchevêtrant leurs traces comme à plaisir, afin de mieux nous donner le change ; puis, lorsqu’elles supposèrent avoir réussi, elles se séparèrent brusquement : la voiture de maître s’est dirigée vers le haut de l’avenue de la Grande-Armée, en passant très près de l’Arc-de-Triomphe ; quant au coupé de remise, il a pris l’avenue Joséphine, comme s’il voulait descendre vers la Seine. La séparation définitive des deux voitures s’est opérée sur la place même, tout près de l’Arc-de-Triomphe. À dix pas à peine où la séparation avait eu lieu entre les deux voitures, l’équipage de maître a eu une de ses glaces brisée violemment : tout me fait supposer que c’est par mademoiselle de Valenfleurs. La voiture s’est alors arrêtée brusquement, le Mayor est descendu ; mais à peine son pied droit posé à terre, il est remonté. Alors, des recherches minutieuses ont été faites par les deux valets de pied ; ils s’éclairaient avec une des lanternes de la voiture ; ils l’ont, pendant un instant, posée à terre, j’ai vu les traces ; les valets de pied n’ont rien découvert, et la voiture est repartie au grand trot. Moi, j’ai été plus heureux, j’ai découvert, à six ou huit pas environ de l’endroit où la voiture avait stationné pendant quelques instants, ce bouton d’oreille en diamant, lancé évidemment par mademoiselle de Valenfleurs, à travers la glace qu’elle avait brisée : ce bouton avait roulé presque sous les chaînes des bornes dont l’Arc-de-Triomphe est entouré, voici ce diamant ; il est d’un grand prix.

L’ancien coureur des bois remit alors le bouton d’oreille au jeune comte.

Celui-ci le couvrit de baisers furieux ; et, après l’avoir fait reconnaître à sa mère, il le reprit et le conserva.

La comtesse de Valenfleurs sourit avec tristesse, en jetant un long regard à son fils.

— Le temps me pressait, reprit Bernard ; j’ai marqué soigneusement la fin de ma piste, et je me suis hâté de retourner rue de la Plaine, comme cela était convenu entre nous, cher monsieur Bonhomme, au cas peu probable, mais après tout possible, où vous auriez besoin de moi, ou moi besoin de vous. J’ai fait encore quelques autres découvertes peu importantes, en vous attendant ; puis, ne sachant plus comment tuer le temps, je me suis planté comme un véritable badaud devant l’affiche où vous m’avez trouvé, les yeux écarquillés et les bras derrière le dos. Tout ce que j’ai découvert est de bien peu d’importance peut-être à vos yeux, cher monsieur ; mais, au moins, ces quelques renseignements, en les coordonnant les uns avec les autres, donnent un ensemble de faits très graves. Je tiens enfin le fil que je cherchais, et maintenant, avant vingt-quatre heures, je vous le jure, j’arriverai au bout, à moins qu’il n’en ait pas, ajouta-t-il avec un sourire matois. Que dites-vous maintenant des trouveurs de traces des pampas buenos-ayriens, eh ! cher monsieur Bonhomme ?

Et il éclata d’un rire joyeux, malgré la gravité de la situation.

— Monsieur, répondit le policier avec une franchise exempte cette fois d’arrière-pensée, pardonnez-moi mon outrecuidance : je suis un niais et un présomptueux ; je me croyais habile, et je suis contraint d’avouer que je ne suis qu’un écolier à peine à l’A B C du métier. Je confesse mon ignorance ; vous êtes mon maître.

Et il le salua gravement.

— Eh ! mon cher monsieur, reprit Bernard, toujours souriant : seulement habitué aux finesses et aux roueries d’une certaine catégorie de malfaiteurs dont vous savez sur le bout du doigt toutes les ruses, vous avez été pris à l’improviste, et vous vous êtes trouvé complètement dévoyé quand vous avez rencontré devant vous un adversaire de la trempe de celui que nous combattons, et se servant d’armes qui vous sont inconnues, voilà tout. La lutte n’est possible, et ne peut être égale avec cet homme qu’en employant et retournant contre lui les procédés qu’il emploie lui-même ; cela est vrai et indiscutable ; mais, malheureusement pour lui, il est seul. Les complices qu’il est contraint de s’adjoindre ne sont pas à la hauteur de ses conceptions hardies, bien que triés sur le volet parmi les plus redoutables scélérats qui exercent leur odieux métier dans les bas-fonds parisiens ; ceux-là, mieux que personne, vous les connaissez et les avez percés à jour. C’est contre ces misérables que votre concours nous sera non seulement utile, mais indispensable, car il nous arrive à nous, vis-à-vis d’eux, absolument la même chose qui vous est arrivée à vous en face du Mayor.

— Ma foi, je l’ignore, monsieur, après ce que je viens d’entendre. Dans tous les cas, je tâcherai, autant que possible, de profiter de vos leçons, afin de ne pas rester au-dessous de la mission que ces messieurs et vous m’avez confiée ; et, à ce propos, expliquez-moi donc, je vous prie, comment vous, seul, avez retrouvé ce diamant, si vainement cherché par les ravisseurs.

— Tout simplement, cher monsieur, parce que le Mayor a commis une faute grave.

— Lui ! comment cela ? je ne comprends pas ?

— Parce que vous ne vous donnez pas la peine d’y réfléchir sérieusement. Le Mayor, sans doute furieux de l’acte désespéré de mademoiselle de Valenfleurs, a perdu son sang-froid, d’autant plus que tandis qu’il descendait, par une portière, la jeune fille a probablement essayé de s’échapper par l’autre ; ce qui l’a engagé à remonter précipitamment, afin de l’en empêcher en la retenant. Il a ordonné des recherches, mais dans un rayon trop restreint ; trop troublé en ce moment pour se rendre bien compte de la force de projection de ce bouton d’oreille dont, malgré sa petitesse, le poids est cependant assez grand, et que la jeune fille a évidemment lancé avec toute la vigueur qu’elle puisait dans son désespoir : dans ces conditions, les recherches se seraient prolongées pendant la nuit tout entière, sans aucun résultat. Moi, étant de sang-froid, je me suis aussitôt rendu compte de l’événement. Après avoir relevé la position exacte des débris de la glace sur le sol, j’ai marché droit devant moi avec un écart d’un mètre à droite et à gauche ; le bouton, lancé au hasard ayant pu aussi bien être projeté en avant de la voiture, comme en arrière, et aussi directement. Je suis ainsi arrivé tout droit au diamant, je n’ai eu pour ainsi dire qu’à me baisser et à le ramasser.

— Je comprends, monsieur, c’est prodigieux de raisonnement.

— Vous avez dit le mot, monsieur. Toute notre science, à nous autres coureurs des bois, n’est basée que sur trois choses : une grande puissance de vue, une observation minutieuse et du raisonnement. Il s’agit pour nous, ainsi que le disent si pittoresquement les comédiens, de nous mettre dans la peau du bonhomme, ajouta-t-il en riant, et, à force de raisonnement, d’arriver à faire ce qu’il ferait en pareille circonstance, C’est une affaire d’habitude, tout simplement.

— Peste ! C’est aussi une affaire d’habileté ! Quel excellent chef de la Sûreté vous feriez !

— Peut-être non, monsieur ; il m’arriverait sans doute ce qui vous arrive aujourd’hui à vous, dont cependant l’habileté est incontestable.

Le jeune comte s’approcha alors du coureur des bois, et lui serrant affectueusement la main, il lui dit avec émotion :

— Cher et aimé Bernard, ne soyez pas si modeste ; nous vous connaissons tous, et nous savons ce que vous valez, mon ami. Ma mère et moi, nous n’en sommes plus à compter les dettes que nous avons contractées envers vous et MM. d’Hérigoyen : c’est une dette de plus, voilà tout ; merci du fond du cœur. Maintenant, venons au fait ; notre pauvre Vanda se désespère, elle souffre d’horribles douleurs ; elle nous appelle à son secours. Comment la délivrerons-nous ?

— Bravo ! voilà qui est parler net. Eh bien, cher comte, à mon avis, nous ferons bien, je crois, de tenir un conseil médecine, comme nous faisions au désert ; qu’en penses-tu, Julian, fumons-nous un calumet ?

— C’est mon avis, cher ami, répondit Julian.

— Soit, dit le comte ; tout de suite, alors.

— Certes, répondit Bernard.

Les dames se levèrent.

— Quelles que soient les résolutions que vous preniez, merci, messieurs, dit la comtesse avec un sourire navré.

Et elle sortit au bras du docteur, en compagnie des deux autres dames.

— Ami Charbonneau, dit Bernard, appelez Tahera et entrez tous deux ; nous avons besoin de vous.

— Dans un instant, répondit le Canadien.

En effet, quelques minutes plus tard, Charbonneau arriva, suivi du docteur d’Hérigoyen et du guerrier comanche.

Sur l’ordre de Bernard, des sièges, au nombre de six, furent disposés en cercle au milieu du salon.

Chacun prit place.

Charbonneau avait decroché un très beau calumet à une panoplie ; il le chargea de tabac indien et le présenta tout allumé au docteur d’Hérigoyen, le président d’âge de cette réunion.

— Ceci, dit le docteur, est un grand conseil-médecine : il a été convoqué pour aviser aux moyens de délivrer mademoiselle Vanda de Valenfieurs, enlevée traîtreusement par le bandit nommé le Mayor, que déjà vous avez vaincu plusieurs fois et que, avec l’aide de Dieu, vous vaincrez encore, mais définitivement cette fois. Cet enlèvement a été exécuté pendant la nuit précédente.

Puis en quelques mots le docteur, afin de mettre le guerrier comanche et le chasseur canadien au courant de la situation, résuma les renseignements obtenus par Bernard.

Cela fait, M. d’Hérigoyen se rassit, puis il fuma pendant une minute ou deux ; ensuite, il passa le calumet au jeune comte qui imita son exemple.

Le calumet fit ainsi plusieurs fois le tour du cercle.

Le policier ouvrait de grands yeux ébahis. Il ne comprenait rien à cette cérémonie singulière, dont la signification symbolique lui échappait complètement.

Lorsque tout le tabac du calumet fut brûlé, le comte Armand de Valenfleurs se leva :

— Je suis le plus jeune de l’assemblée, dit-il d’une voix émue : je n’ai pas d’avis à donner à des hommes aussi expérimentés que ceux réunis autour de moi ; je ne puis que former un vœu : retrouver le plus tôt possible ma fiancée ; je n’ai pas la tête assez libre en ce moment pour diriger une expédition, mais je promets sur l’honneur de donner l’exemple de l’obéissance et de me soumettre sans protester à toutes les résolutions prises par la majorité.

Cette franche et sage déclaration, faite par ce jeune homme si ardent, causa une vive satisfaction.

Le policier se leva, sur un geste muet du docteur, du siège qu’il occupait en dehors du cercle du conseil.

— Je crois, dit-il, que nous devons agir avec la plus grande prudence. Je me charge de réunir, dans le plus bref délai, une quarantaine d’hommes résolus, honnêtes et intelligents, qui seront pour nous des auxiliaires indispensables, si nous sommes, ce qui est plus que probable, contraints d’en appeler à la force ; j’ajoute qu’à mon avis, rien ne doit être tenté avant que nous soyons assurés du concours de ces hommes.

— Cela nous ferait perdre un temps précieux, dit Julian ; il nous faut agir promptement.

— Pour ma part, je ne suis pas partisan d’avoir recours à la police ; faisons nos affaires nous-mêmes, et surtout faisons vite, dit Bernard.

— Oui, dit Charbonneau ; il faut surprendre le Mayor sans lui laisser le temps de prendre ses précautions.

— À mon avis, dit le docteur, dans une affaire aussi grave, on doit procéder avec une rapidité foudroyante, chaque heure perdue augmentant les difficultés déjà si grandes de la situation.

Toutes les personnes présentes avaient tour à tour émis leur opinion.

Seul Tahera avait gardé le silence, bien qu’il comprit très bien ce qui avait été dit ; ainsi que nous l’avons rapporté plus haut, depuis son arrivée en France, le guerrier comanche s’était appliqué à apprendre la langue française, et il la parlait très couramment.

— Mon frère le guerrier du Bison-Blanc ne nous donnera-t-il pas son avis ? lui demanda alors le docteur avec déférence.

Tahera sembla hésiter un instant, puis soudain il se leva, cambra sa haute taille, promena un instant son regard sur les assistants, et, étendant le bras droit en avant :

— Un guerrier va parler, dit-il d’une voix haute et ferme. Sommes-nous des hommes, sommes-nous des chefs ? Pourquoi bavarder comme des femmes au lieu d’agir comme des guerriers ? Le chèvrefeuille des bois nous appelle à son secours : écoutez ! J’entends d’ici ses cris de désespoir ; ses sanglots douloureux brisent sa blanche poitrine ; elle est faible comme un roseau pliant, seule et sans défense aux mains du plus féroce fauve des savanes. Nous l’aimons, la vierge pure aux yeux de gazelle, c’est la joie de sa mère, qui se sent mourir loin d’elle ! Ne ferons-nous rien pour la sauver ? Nous sommes des hommes braves, lançons-nous sans hésiter sur le sentier de la guerre ; surprenons notre ennemi par la rapidité de nos manœuvres ; nous sommes assez nombreux pour abattre le fauve et le mettre aux abois. Il y a deux pistes, formons deux troupes : le Cœur-Sombre commandera l’une, la Main-de-Fer l’autre. L’ennemi, attaqué ainsi de deux côtés à la fois, sera pris comme un jaguar dans un piège. Ne demandons pas de secours étrangers ; nous nous connaissons tous, nous savons qu’il ne peut y avoir de traîtres parmi nous. Cela, et notre ardent désir de sauver le chévrefeuille des bois, nous donnera la victoire et décidera notre succès ; pas d’hésitations, pas de demi-mesures : tombons sur notre ennemi avec la rapidité du jaguar bondissant sur sa proie. Telles sont les pensées que le Wacondah met dans mon cœur ! J’ai dit. Ai-je bien parlé, hommes puissants ?

Le guerrier comanche se rassit alors, et reprit son impassibilité indienne.

— Messieurs et amis, dit alors le docteur, vous avez entendu les paroles de notre frère Tahera. Quel est votre avis sur le plan qu’il propose au Conseil-Médecine ? Un de vous a-t-il quelque chose à dire pour ou contre ?

— J’approuve le plan de notre frère, le guerrier comanche, dit le jeune comte en se levant.

— Je l’approuve, dit le docteur.

— Je l’approuve, dit le Canadien.

— Je l’approuve comme étant le seul qui puisse nous faire réussir, dit Bernard.

— Je l’approuve à cause de son étrangeté même, dit le policier.

— Moi aussi, messieurs, dit Julian en se levant à son tour, je l’approuve ; mais avec cette simple modification que seuls, Bernard et moi, après nous être déguisés, nous nous mettrons d’abord chacun sur une piste, trois hommes marchant ensemble pouvant éveiller les soupçons : les deux pistes bien reconnues, alors nous agirons.

— Mais, dit Bernard, si nos amis restent ici, cela nous occasionnera un retard peut-être très long.

— Je propose, dit le Canadien, que nous marchions à une certaine distance des deux chefs, de façon à ne pas les perdre de vue, tout en ne paraissant ni les connaître ni les suivre.

Le plan de Tahera, ainsi modifié, fut accepté à l’unanimité.

Les deux troupes furent ensuite ainsi distribuées : Julian, suivi par le comte Armand et le Chasseur canadien, devait se mettre sur la piste de la voiture de maître ; Bernard, accompagné de Tahera et du policier, suivrait la piste du coupé de remise.

Cela bien convenu, on procéda immédiatement à se procurer les déguisements nécessaires.

La journée n’était pas encore avancée : il était à peine midi et demi. D’un commun accord, il fut arrêté que l’on se mettrait immédiatement à l’œuvre.

En effet, une demi-heure plus tard, c’est-à-dire vers une heure de l’après-midi, les deux petites troupes, bien déguisées et surtout bien armées, sans qu’on en vît rien extérieurement, quittèrent à une demi-heure d’intervalle le boulevard de Courcelles, la première par l’hôtel d’Hérigoyen, la seconde par celui de Valenfleurs.

Le boulevard était à peu près désert ; la sortie s’exécuta donc heureusement, et sans attirer l’attention, grâce aux précautions prises de faire marcher chaque homme isolément et à une distance assez grande les uns des autres, pour ne pas donner prise aux soupçons. Rien de suspect ne fut aperçu.

Ainsi que l’avait dit Tahera, cette fois ils étaient bien véritablement sur le sentier de la guerre.