Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/III/XX

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XX

DANS LEQUEL LE LECTEUR EST RASSURÉ SUR LE SORT DE FIL-EN-QUATRE, ET ASSISTE À UNE CONVERSATION ENTRE COQUINS, TRÈS INTÉRESSANTE.


Le Loupeur n’était pas mort ; il n’avait même pas été blessé.

Le proverbe si consolant pour les ivrognes, s’applique trop souvent aussi aux scélérats, et les fait, en maintes circonstances, échapper sains et saufs à des dangers terribles, ou un honnête homme périrait inévitablement.

Mais les voies de la Providence sont insondables, et probablement elle a des raisons secrètes, mais excellentes, pour qu’il en soit ainsi.

Toujours est-il que cela est ; ce fait est indéniable.

Donc, le Loupeur n’avait été ni tué, ni blessé.

La balle, bien dirigée plutôt par le hasard que par la jeune fille, l’aurait frappé en plein cœur, si, heureusement ou malheureusement, — ceci dépend entièrement du point de vue où se placera le lecteur — si, disons-nous, cette balle ne s’était pas engagée dans le portefeuille bourré de billets de banque, que, l’on s’en souvient sans doute, le bandit avait reçu quelques heures auparavant du Mayor, dans le tapis-franc de la Marlouze, et qu’il portait dans la poche gauche de sa redingote.

Cependant la commotion qu’il avait reçue avait été si forte, la douleur si vive, que le bandit avait été comme foudroyé, et, après avoir tourné sur lui-même, en battant l’air de ses bras, il était tombé roide, la face en avant sur le tapis.

Il demeura ainsi pendant longtemps plongé dans un évanouissement profond.

Lorsqu’enfin il reprit connaissance et ouvrit les yeux, la lampe était éteinte, le jour se levait, le soleil émergeait au-dessus de l’horizon.

Il était près de cinq heures du matin.

D’abord il ne se souvint de rien.

La mémoire est celle de nos facultés qui nous abandonne la première, mais en revanche, c’est aussi celle qui revient le plus promptement.

Le bandit se demanda, de la meilleure foi du monde ; pourquoi il se trouvait là, étendu sur le tapis comme un pourceau dans sa bauge, le guéridon renversé, le verre et la bouteille brisés et gisant près de lui, au lieu d’être couché dans son lit, comme l’exigeait la logique.

— Allons ! murmura-t-il entre ses dents avec dépit, je me suis encore soûlé comme une brute ! le diable soit de moi ! je n’en fais jamais d’autres ! Quand je me sens quelque argent en poche, c’est plus fort que moi, il faut que je boive ! Pouah, j’ai la langue pâteuse et je crève de soif ! Triple idiot que je suis ! Depuis combien de temps suis-je là ? Stupide animal de se changer ainsi en éponge !

Tout en s’adressant à soi-même ces dures vérités, il essaya machinalement de changer de position.

Mais au premier mouvement qu’il fit, il ressentit tout à coup une douleur si cuisante, qu’il se laissa retomber avec un cri d’angoisse.

— Sacre Dieu ! s’écria-t-il, me serai-je donc blessé en tombant ? Il ne me manquerait plus que cela ! je serais un joli garçon ! Mille démons ! que je souffre ! Je suis blessé, c’est sûr ; mais où, et comment cela m’est-il arrivé ?

Tout à coup la lumière se fit dans son esprit, la mémoire lui revint.

— Mille démons ! s’écria-t-il en se frappant le front, je me souviens ! Oh ! je me vengerai ! Où est-elle, cette misérable fille, échappée sans doute pendant que je faisais la carpe ! Sacrebleu ! être ainsi roulé par une enfant ! Mille démons !… Voyons, suis-je donc une femmelette, moi aussi ? Je ne veux pas rester là, cordieu ! Allons ; debout, mort diable ! je veux savoir si je dois vivre ou mourir…

Et il ajouta, comme par réflexion :

— Voilà, mon bonhomme ; c’est bien fait pour toi ; tu t’es soûlé comme un imbécile ; tu sais cependant bien que lorsqu’on veut fêter Vénus, il faut mettre Bacchus au rancart. C’est de ta faute ! fallait pas y aller. Mais, sois calme, je la repincerai, la particulière, et nous aurons une explication, je ne vous dis que cela !

Alors, cet homme à la volonté de fer, tout, en exhalant sa colère furieuse en termes plus ou moins crapuleux et orduriers, malgré la douleur qui, à chaque mouvement qu’il faisait, lui arrachait des gémissements et même des cris, réussit non seulement à se relever, mais encore à redresser le guéridon et à ramasser les débris de verre épars sur le tapis, et à réparer autant que possible le désordre de la pièce.

Après avoir remis à la panoplie le revolver, que précédemment il en avait décroché, il fit, en s’appuyant sur une canne et en se retenant aux meubles, tout en continuant de sacrer et de gémir, une recherche exacte des différentes pièces de l’appartement, sans oublier ni les cabinets noirs, ni les placards.

Il s’était imaginé que miss Lucy Gordon était restée cachée dans l’appartement même.

Naturellement, il ne retrouva pas la jeune fille partie depuis plus de trois heures.

Mais il ramassa les revolvers qu’elle avait jetés en fuyant et la clef de la porte d’entrée tombée sur le palier.

— Sacredieu que je souffre, grommelait-il, en regagnant péniblement sa chambre à coucher ; elle me le paiera, la drôlesse ! Aie ! quelle douleur ; je mettrai le feu à l’hôtel qu’elle habite, plutôt que de ne pas me venger ! Aie ! il faut pourtant que je voie cette gueuse de blessure qui me fait souffrir comme un damné. Voyons un peu.

Il retira alors vivement sa redingote et la jeta sur un meuble, non sans d’affreuses souffrances.

Dans le mouvement qu’il fit, son portefeuille sortit de la poche du vêtement et tomba sur le tapis.

Le bandit le releva en grommelant.

Il s’aperçut avec stupéfaction que son portefeuille était presque entièrement traversé par une balle, et que celle-ci s’était arrêtée sur la couverture opposée à celle par laquelle elle avait pénétré après avoir troué la redingote.

— En voilà une chance ! s’écria-t-il avec une surprise joyeuse. Mort diable ! il était temps ! Mais si je ne suis pas blessé, qu’ai-je donc ?

Il enleva sans plus tarder son gilet et ouvrit sa chemise.

Alors il aperçut à la place même du cœur une contusion affreuse, large comme une pièce de cinq francs en argent et noire comme de l’encre.

— Sacrebleu ! reprit-il, tout en examinant curieusement la contusion, je ne suis plus étonné d’être si oppressé et de tant souffrir ! Bah ! à la grâce du diable, ce n’est rien qu’un méchant bobo, j’en reviendrai !

Le Loupeur, en effet, en avait vu bien d’autres pendant ses longues pérégrinations à travers le monde.

La nécessité lui avait fait acquérir certaines connaissances médicales, fort utiles dans des circonstances exceptionnelles, comme par exemple celle dans laquelle il se trouvait en ce moment, où il est presque impossible de réclamer l’aide d’un médecin, — ces messieurs ayant souvent la mauvaise habitude et l’indiscrétion d’adresser à leurs malades des questions très gênantes, parfois, pour ceux-ci.

Le bandit ouvrit une armoire fort bien dissimulée dans la muraille, dont les tablettes, chargées de pots, de fioles et de boîtes de toutes sortes, lui donnaient l’apparence d’une véritable pharmacie, et, en effet, c’en était une.

Il choisit avec soin certains ingrédients, qu’il mélangea et manipula avec beaucoup d’adresse et de rapidité. Puis, étendant avec une spatule ce mélange sur un morceau de peau très mince, taillé en rond, ce qui lui donnait l’apparence d’une mouche de Gênes, il le fit tiédir à la flamme d’une bougie ; puis il l’appliqua sur la contusion, non sans geindre et sacrer comme un beau diable.

Puis, ce singulier pansement terminé, il s’étendit sur un sopha en se tordant comme une vipère.

Le remède était sans doute des plus héroïques ; car, pendant plus de vingt minutes, ses souffrances furent telles que la sueur perlait à ses tempes, en gouttes grosses comme des pois.

Mais l’effet de cette médication endiablée fut presque immédiat, c’est-à-dire que la douleur se calma presque complètement, à ce point que le blessé s’endormit profondément.

Le Loupeur aurait probablement dormi ainsi jusqu’au soir, mais vers midi, au meilleur de son sommeil, il fut éveillé en sursaut par le tintement furieux de sa sonnette.

— Bon ! murmura-t-il d’un ton de mauvaise humeur, en se dressant sur son séant et se frottant les yeux avec rage, que me veut-on encore ? je dormais si bien !

La sonnette, qui s’était arrêtée un instant, recommença son carillon avec plus de force.

— Ce sont des amis, grommela-t-il ; il faut voir. Ce doit être pressé pour que l’on vienne me relancer jusqu’ici. Il se leva, rajusta ses vêtements en un tour de main.

Puis il se rassit sur le divan et fit jouer un ressort caché dans la muraille, qui lui permettait d’ouvrir sa porte sans se déranger, lorsque quelqu’un de ses affidés sonnait d’une certaine façon convenue.

Un bruit de pas se fit presque aussitôt entendre dans les pièces précédant la chambre à coucher.

Puis la porte de cette dernière pièce s’ouvrit et deux hommes parurent.

Ces deux hommes étaient Fil-en-Quatre et Sebastian.

Sans autrement se déranger, le Loupeur leur fit signe de s’asseoir, ce qu’ils firent aussitôt.

Puis, s’adressant a Fil-en-Quatre.

— Quoi de nouveau ? lui demanda-t-il.

Mais avant de donner la réponse de Fil-en-Quatre, nous rétrograderons de quelques heures, afin d’expliquer au lecteur comment il se faisait que Fil-en-Quatre, si adroitement lacé au beau milieu de la nuit par Tahera, et enfermé étroitement sur l’ordre de Williams Fillmore, pénétrait douze heures plus tard, c’est-à-dire à midi, avec sa désinvolture et son insouciance ordinaire, dans le logis du Loupeur, en compagnie de Sebastian.

Voici ce qui s’était passé :

Lorsque le digne Polyte, dit Fil-en-Quatre, avait été enfermé, bien garrotté, dans la remise, ses idées n’étaient pas encore bien lucides ; il se ressentait de la rude secousse qu’il avait reçue.

Ce n’est pas impunément que l’on frise la mort de si près.

Ses idées tourbillonnaient de telle sorte dans son cerveau bourrelé, qu’il était impossible qu’il se rendit un compte exact de ce qui lui était arrivé.

Il comprenait vaguement qu’il avait couru un grand danger, dans lequel son camarade la Dèche avait, lui, perdu la vie, et à la suite duquel il avait été arrêté.

L’endroit dans lequel on l’avait enfermé était obscur et noir comme un four.

La première pensée logique qui se fit jour dans son esprit fut que les auteurs de son arrestation étaient des sergents de ville, ou des agents de police, qui, par hasard, l’avaient surpris pendant qu’ils faisaient une ronde et l’avaient pincé. Et tout naturellement, il supposa qu’on l’avait conduit au poste et enfermé dans le violon, en attendant la voiture cellulaire qui, en passant, le prendrait et le transporterait à la Préfecture de police.

La perspective était des plus désagréables pour Polyte.

Il avait toutes espèces de raisons, plus graves les unes que les autres, de ne pas renouveler connaissance avec la justice.

D’abord parce qu’il avait été condamné pour vol avec effraction à vingt ans de travaux forcés, et que, ayant réussi à s’échapper du bagne de Rochefort, où il était détenu, depuis six ans qu’il s’était évadé et qu’il jouissait d’une trop longue impunité, il avait commis, seul ou avec certains complices, une foule très longue de méfaits, dont la plupart entraînaient la peine capitale.

Les idées du bandit n’étaient nullement couleur de rose.

La nuit tout entière s’écoula pour lui dans des transes terribles.

— Mon affaire est claire, murmurait-t-il parfois. Quel fichu sort ! Moi, qui avais si bien réussi a ne pas me faire pincer par les plus malins, je m’suis laissé prendre comme un imbécile ! C’est trop fort de café. Brigand de Loupeur, va, si j’suis fauché, tu la dans’ras avec moi ! Oh ! ça, tu peux en être sûr !

Tous les scélérats sont de la même trempe.

Dès qu’ils se sentent pris, leur premier mouvement est de rejeter sur d’autres la faute qu’ils ont commise de se laisser prendre.

Ils ne pensent plus qu’à une chose, se venger de leurs complices, plus heureux ou plus adroits qu’ils ne l’ont été.

D’ailleurs, ils ont une peur atroce de mourir seuls, c’est pour eux une consolation, et presque une joie, de voir un ou plusieurs de leurs complices partager leur sort…

Cependant, vers deux heures du matin, le bandit accablé de fatigues morales et physiques, s’endormit enfin malgré lui d’un sommeil lourd, tourmenté et rempli d’atroces cauchemars.

Vers l’aube, il fut réveillé brusquement et presque en sursaut.

Il voulut crier, mais il sentit qu’il était bâillonné et aveuglé en même temps par une couverture dans laquelle on l’avait roulé, et ficelé comme un saucisson d’Arles.

On le souleva par les pieds et par la tête, et on l’emporta sans qu’un seul mot fût prononcé.

Sa situation se compliquait singulièrement.

— C’est donc pas les roussins qui m’ont pincé, murmura le bandit. Diable ! diable ! c’est encore plus grave que je ne le croyais. Qu’est-ce qu’ils veulent faire de moi ? Ils vont m’suriner, c’est sûr ! En v’là une chance !

En ce moment, il entendit le bruit d’une porte qui se refermait.

Puis, presque aussitôt, on le posa à terre.

Il sentit qu’on le secouait brutalement ; il crut sa dernière minute venue.

Mais soudain les mains se retirèrent, et tout à coup le sol se déroba sous lui : son corps se plia en deux, ce qui fut loin de lui causer une sensation agréable.

Il était pendu par le milieu du corps, il se balançait dans l’espace.

Mais montait-il ou descendait-il ? voilà ce qu’il ignorait.

Dans un cas comme dans l’autre, sa position était très désagréable, et encore plus douloureuse.

La corde passée autour de son corps lui entrait dans les chairs, et de plus le sang, se précipitant avec force à son cerveau, le mettait sous le coup d’une apoplexie foudroyante.

Si ce supplice atroce se fût prolongé pendant deux ou trois minutes encore, il serait certainement mort.

Soudain il reçut une forte secousse et tomba rudement comme une masse inerte sur un sol quelconque.

— Cristi ! il n’est par trop tôt ! murmura-t-il en faisant des efforts inouïs pour rattraper sa respiration, et soufflant comme un phoque après une trop longue immersion.

En un tour de main, il fut débarrassé de ses liens, et on lui rendit en même temps que la liberté de ses membres, l’ouïe, la vue et la parole.

Mais Fil-en-Quatre voulait se donner le temps de la réflexion.

Il resta donc étendu, les yeux fermés, immobile et sans donner signe de vie, bien qu’il fût très grouillent, qu’il jouit complètement-de toutes ses facultés, et fort en état de se lever si cela lui eût convenu.

Mais, comme nous l’avons dit, il voulait réfléchir et surtout gagner du temps.

Malheureusement pour lui, cette diplomatie fut aussitôt déjouée d’une façon très désagréable.

Au moment où il s’y attendait le moins, et pendant qu’il se félicitait en son for intérieur du succès de sa ruse, un si vigoureux coup de canne lui fut asséné sur les reins, qu’il bondit sur ses pieds en poussant un cri de douleur et se trouva debout en moins d’une seconde, les yeux ouverts comme ceux d’une souris qui guette.

Il jeta machinalement un regard circulaire autour de lui, et retint avec peine une exclamation de surprise.

L’endroit où il se trouvait ne ressemblait en rien à l’idée qu’il s’en était faite.

Ce n’était ni une cave, ni une geôle, ni une prison.

C’était une pièce fort bien meublée, ressemblant beaucoup plus à un atelier d’artiste peintre, ou d’homme de lettres, qu’à toute autre chose.

Toutes les prévisions du bandit étaient fausses. Il n’apercevait rien de ce qu’il s’attendait à voir.

Une seule chose, cependant, qui ne manquait pas d’une certaine importance, lui causa une vive préoccupation, jointe a une grande frayeur.

Cette pièce, dans laquelle déjà nous avons plusieurs fois conduit le lecteur, était l’atelier ou le pied-à-terre, comme on voudra, de master Williams Fillmore.

Le digne citoyen des États-Unis était assis dans un fauteuil devant la table chargée de papiers, ayant un revolver à droite et un autre à gauche à portée de sa main.

Derrière lui se tenait debout un homme tenant un revolver à la main, et dont les traits disparaissaient sous les larges ailes rabattues de son chapeau ; deux autres, dans des conditions identiques, se tenaient immobiles devant la porte.

— Approche, drôle, dit master Fillmore d’une voix rude.

Fil-en-Quatre jeta un regard de détresse autour de lui, et fit deux ou trois pas du côté de la table, en esquissant un sourire ressemblant singulièrement à une grimace.

Au fond, il craignait une exécution sommaire.

— Comment te nommes-tu ? reprit l’Américain en lui lançant un regard qui le fit frissonner.

— Polyte, dit Fil-en-Quatre, monsieur, répondit le bandit, d’une voix hésitante.

— Veux-tu être poignardé séance tenante et être jeté à la Seine, comme l’a été ton camarade ?

La question était formidable.

Le bandit pâlit et trembla.

La voix lui manqua pour articuler une parole.

— Réponds, reprit l’interrogateur ; tu es un forçat évadé, un assassin et un voleur. En te tuant, justice sera faite.

— Que voulez-vous que je réponde ? balbutia-t-il.

— Que faisais-tu quand tu as été arrêté cette nuit ?

— Moi, monsieur, je… je passais ; je rentrais chez moi avec un ami.

— Tu mens, tu espionnais ma maison. Ton ami et toi, vous vous étiez embusqués pour attendre une personne entrée chez moi et l’assassiner à sa sortie. Je t’avertis que toute dénégation est inutile. Je te connais depuis longtemps : tu appartiens à la bande du Loupeur. Dans ton intérêt même, je t’engage à ne pas essayer de mentir.

— Hein ! si vous me connaissez, je n’ai rien à vous dire, il me semble.

— Si, tu peux m’avouer pour le compte de qui, toi et ton camarade, vous vouliez assassiner la personne en question. Je te donne cinq minutes pour te confesser à moi. Si, dans cinq minutes, tu ne m’as pas satisfait, tu mourras ; et, se tournant vers les deux hommes debout devant la porte : soyez prêts, ajouta-t-il.

Les deux hommes se rapprochèrent de Fil-en-Quatre.

La situation se faisait de plus en plus critique pour Fil-en-Quatre.

Il ignorait aux mains de qui il se trouvait.

Tout cet appareil menaçant, après la nuit qu’il avait passée, l’impressionnait beaucoup.

De même que tous les hommes accoutumés à la violence comme argument suprême, il ne doutait pas que les menaces qu’on lui faisait ne fussent mises a exécution. Sa résolution fut tout de suite prise.

Se sauver aux dépens de ses complices, en avouant tout ce qu’il avait fait et ce qu’il savait, sans aucune restriction.

Cependant, par suite de cette gloriole qui faisait le côté saillant de son caractère, le bandit ne voulut pas se rendre aux injonctions qui lui étaient faites sans protester une fois encore à sa manière.

En conséquence, il feignit une hésitation et une répugnance qui n’existaient pas en réalité dans sa pensée, à entrer enfin définitivement dans la voie des aveux.

L’Américain ne fut pas dupe de ce manège intéressé.

— C’est bien, dit-il. Puisque ce drôle prétend se moquer de nous, saisissez-le et montrez-lui à qui il a affaire ; serrez-lui les pouces jusqu’à ce que le sang lui sorte sous les ongles : cela l’engagera peut-être à se montrer plus complaisant ; d’ailleurs, les cinq minutes sont écoulées.

Les deux hommes s’emparèrent à l’improviste de Fil-en-Quatre.

Tandis que l’un le maintenait avec une vigueur véritablement athlétique, l’autre, après lui avoir attaché les mains, lui passait vivement une cordelle, fine comme du fouet, mais très solide, autour des pouces, à la naissance des ongles, et d’un coup brusque il la serra avec force.

Le bandit poussa un cri de douleur horrible et se tordit avec angoisse.

La souffrance avait dû être effroyable.

— Sacré Dieu ! s’écria-t-il d’une voix rauque, vous me faites mal, nom d’un nom ! laissez-moi, tonnerre !

— Cela n’est encore qu’un avertissement, reprit l’Américain, toujours impassible ; veux-tu parler, oui ou non ?

— Si je l’veux ! Je l’crois bien, que je l’veux ! j’suis plus d’à moitié mort ! Oh ! là, là ! s’écria-t-il en geignant, s’il y a du bon sens à tourmenter ainsi un bon garçon !

— Eh bien, parle !

— Détachez-moi, d’abord.

— Soit ! mais prends garde, sois sage !

— Y a pas de soin, vous allez voir !

L’Américain fit un signe.

Les deux hommes lâchèrent le bandit, mais, après l’avoir détaché, ils restèrent près de lui.

Fil-en-Quatre leur lança un regard sournois en dessous, en secouant les épaules avec un geste inimitable de gausserie parisienne.

Et, se tortillant comme une vipère, il dit, de sa voix enrouée, traînarde et gouailleuse :

— Qu’c’est bête de disloquer comme ça les gens ! comment qu’j’pourrai travailler d’mon état à c’t’heure, avec les pouces en compote ! malheur !

L’Américain fixa sur lui un regard d’une expression telle, que le bandit frissonna, et que toute son effronterie tomba subitement.

— C’est bon, dit-il en grommelant, on y va ; faites sortir vos larbins, y n’ont pas besoin d’savoir ce qu’j’vais vous dire.

— Allez, dit l’Américain aux trois hommes, mais ne vous éloignez pas hors de la portée de la voix.

Les trois hommes sortirent sans prononcer un mot.

— Parle maintenant, nous sommes seuls, dit l’Américain lorsque la porte se fut refermée.

— Tant pis ! s’écria Fil-en-Quatre ; contre la force y a pas d’résistance ; j’vas tout vous dégoiser, et, foi d’Polyte, qu’est mon nom, j’en sais long ; j’vas vous en apprendre de marioles, en long et en large, soyez calme !

Et sans plus de tergiversations, il commença.

Sa confession fut longue.

Ainsi qu’il s’en était vanté, il en savait long.

Il n’oublia rien, disant avec la même franchise ce qu’il avait fait et ce qu’avaient fait les autres.

L’Américain l’écoutait avec l’attention la plus soutenue, évidemment intéressé par ce récit étrange ; bien que son visage demeurait impassible.

Lorsque Fil-en-Quatre arriva à l’épisode se rapportant à M. Blanchet, au long entretien que le Loupeur et lui avaient eu avec cet homme, et le marché qui s’en était suivi, l’Américain laissa subitement tomber son masque d’indifférence pour montrer une vive surprise et une profonde émotion.

Il insista sur certains incidents de cet entretien, qu’il se fit répéter.

Puis il reprit son indifférence pour écouter la suite du récit.

— Est-ce tout ? demanda l’Américain à Fil-en-Quatre, lorsque enfin celui-ci se tut.

— Oui, monsieur, répondit le bandit ; je vous ai parlé avec la plus entière franchise, sans rien ajouter ni retrancher. Vous connaissez maintenant c’t’affaire tout au moins aussi bien que moi.

— C’est bien.

Il y eut un assez long silence.

L’Américain réfléchissait profondément.

Il avait l’air sombre et préoccupé ; parfois ses sourcils se fronçaient à se joindre sous l’effort de la pensée.

Évidemment il cherchait une solution, qu’il ne réussissait pas à trouver.

Quant à Fil-en-Quatre, debout devant lui, il se balançait d’une jambe sur l’autre, regardait autour de lui et secouait ses pouces, bien que la douleur qu’il avait éprouvée fût presque complètement calmée.

En somme, il avait eu beaucoup plus de peur que de mal. Et, ainsi qu’il se le disait à lui-même, il avait de la chance de s’en être tiré à si bon marché.

Cependant il restait un point noir qui l’inquiétait beaucoup : sa position vis-à-vis de l’Américain n’était pas nette, et ne s’était nullement éclaircie.

L’avenir l’effrayait ; maintenant qu’il avait parlé, que ferait-on de lui ?

Le fait est que la situation était restée presque aussi critique.

L’Américain releva tout à coup la tête, et interpellant brusquement Fil-en-Quatre :

— Aimes-tu l’or ? lui demanda-t-il à brûle-pourpoint.

Le bandit s’attendait si peu à cette question, qu’il resta la bouche ouverte et les yeux écarquillés.

— Quand tu me regarderas comme un idiot pendant une heure ; imbécile ! Voyons, réponds : aimes-tu l’or ? Réponds oui ou non, by god !

— Faites excuse, monsieur, j’sais pas le latin ; mais c’est égal, j’ai une profonde estime pour l’or ; quant à ça, j’vous en f…iche mon billet.

— Bien ; alors nous pourrons nous entendre.

— J’en serai bien content, monsieur ; pour ma part, je ne demande pas mieux, répondit-il en saluant de l’air le plus aimable.

— Écoute-moi.

— C’est-à-dire que je me délecte à boire vos paroles.

— Assez ! fit l’Américain en fronçant le sourcil.

— Suffit, milord ; j’suis, sans comparaison, métamorphosé en carpe.

— Encore !

Fil-en-Quatre baissa la tête.

L’Américain reprit :

— Écoute bien, veux-tu gagner dix mille francs, sortir d’ici libre de t’aller faire pendre où tu voudras, et ne plus avoir rien à redouter de moi ?

— C’est mon plus ardent désir, milord ; dix mille francs ne se trouvent pas souvent sous le pas d’un cheval ; vous pouvez y aller carrément.

— Puis-je me fier à toi ?

— Oui, si je vous donne ma parole, et si vous tenez vos promesses.

— Je ferai plus : je te mettrai à l’abri des vengeances du Loupeur et des autres gredins que tu as trahis.

— Ça, c’est pas à dédaigner ; j’accepte, milord.

— Tu es fin et rusé ?

— Je ne passe pas positivement pour un imbécile, dit-il avec fatuité.

— Eh bien, voici ce que j’attends de toi.

— Allez-y.

L’Américain eut alors une longue conversation à demi-voix avec le bandit.

Celui-ci écoutait attentivement sans se permettre la plus légère observation.

— M’as-tu bien compris ? dit l’Américain en terminant.

— Parfaitement, monsieur, répondit-il ; tout cela est clair comme de l’eau de roche.

— Et tu le feras !

— Je vous en donne ma parole.

— Prends bien garde à l’engagement que tu prends, dix mille francs ou un coup de poignard dans le cœur après d’affreuses tortures ; fusses-tu caché dans les entrailles de la terre ! Si tu joues un double jeu, je le saurai, et tu seras perdu sans rémission.

— Et les dix mille francs ? demanda-t-il avec empressement.

— Tu recevras deux mille francs tout de suite ; quant aux autres huit mille francs, tu ne les recevras qu’après l’affaire ; je veux avoir une garantie contre toi.

— Ça va ! ma peau est en jeu, vous pouvez compter sur moi, tant pis pour les autres, ce sont des rats, ils n’y vont que par billets de cent, et encore ! ils pratiquent l’assassinat au rabais ; ça fait suer, ma parole d’honneur ! avec vous, à la bonne heure ! on sait au moins sur quoi compter.

— Si je suis satisfait de votre conduite, je saurai vous récompenser ; mais si vous ne marchez pas droit, prenez garde ! et souvenez-vous de ce que je vous ai dit… Voici deux billets de mille francs à valoir sur ce que je vous ai promis.

Et il prit, dans un tiroir de la table, deux billets, qu’il présenta à Fil-en-Quatre.

— Merci, j’aimerais mieux de l’or ; je marque mal, ajouta-t-il en montrant son costume d’un geste énergique, quand j’voudrai changer les fafiots, on m’accusera de les avoir grinchi, et on me mettra la main sur le collet, non, merci, n’en faut pas !

L’Américain sourit.

— Vous êtes prudent, c’est bien ; gardez ces deux billets, voici en plus deux cents francs en or et cent francs en pièces de cinq francs. Vous vous servirez de cette monnaie pour vous acheter d’autres habits, et servir à vos besoins particuliers. Je ne veux pas lésiner avec vous ; l’affaire faite, vous toucherez huit mille francs, et peut-être plus.

— Bon ! vous êtes le roi des hommes ; j’vous r’vaudrai ça, y a pas d’soin, foi de Polyte !

— Nous verrons ; maintenant, il reste une dernière formalité à remplir.

— Laquelle ?

— Vous laisser bander les yeux, et n’enlever le bandeau que lorsqu’on vous aura conduit où vous voulez vous rendre, et après avoir compté jusqu’à cent : y consentez-vous ?

— J’crois bien ! qué qu’ça m’fait : j’tiens pas au paysage, seul’ment vous avez bien tort d’vous méfier d’moi, vrai !

— Il le faut.

— Allons, allez-y, j’m’y oppose pas.

— Où voulez-vous aller ?

— Rond-point des Champs-Élysées, j’casserai une croûte chez un ami, et de là j’irai un peu voir le Loupeur.

— C’est bien.

L’Américain frappa dans ses mains.

Les trois hommes entrèrent ; il échangea quelques mots en anglais avec eux.

Puis l’un des trois hommes, celui qui lui avait serré les pouces, enfonça sur la tête de Fil-en-Quatre, qui se laissa faire en riant, un bonnet de soie noire, percé au nez et à la bouche, qu’il lui attacha solidement derrière la nuque.

Puis le bandit fut enlevé doucement et transporté à bras pendant une dizaine de minutes, et assis dans une voiture.

Une autre personne prit place près de lui, et la voiture partit au grand trot.

— Cristi ! quel chic ! disait Fil-en-Quatre en ricanant, un ambassadeur, quoi ! En voilà du plaisir !

Le trajet fut assez long.

Enfin la voiture s’arrêta, le bandit fut descendu et assis sur un banc.

— Vous pouvez vous débarrasser de votre bonnet, lui dit-on à voix basse à l’oreille.

— Merci, répondit-il sur le même ton.

Fil-en-Quatre compta religieusement jusqu’à cent, puis il enleva son bonnet.

Il regarda vivement autour de lui.

Il était au rond-point des Champs-Élysées, presque à la porte du marchand de vins chez lequel quelques jours auparavant il avait écrit la lettre à M. Blanchet.

Il entra dans la boutique.

— Tiens, lui dit le marchand de vins, vous arrivez bien ; la personne à laquelle vous avez donné rendez-vous attend depuis cinq minutes dans le cabinet. Le déjeuner est commandé.

— Tâchez qu’il soit bon, hein ? fit-il en riant, et surtout n’faites pas attendre ; j’ai une polissonne de fringale à tout casser.

— Soyez calme, ce sera bon, votre ami a bien fait les choses. Dans cinq minutes, vous serez servi ; il est à peine neuf heures du matin.

— J’sais bien, mais j’ai affaire.

Et il entra dans le cabinet où M. Blanchet l’attendait, en lisant le Petit Journal.

— Ah ! vous voilà, dit Blanchet ou Sebastian, comme il plaira au lecteur de le nommer ; quoi de nouveau ?

— Beaucoup de choses, répondit Fil-en-Quatre en s’asseyant en face de son amphitryon.

— Alors, dites vite, s’écria Blanchet en se frottant les mains.

— Pas d’çà, Lisette, çà gâte les manchettes, fit-il en riant, nous sommes ici pour déjeuner ; déjeunons ; j’n’aime parler qu’en plein air, ajouta-t-il avec un regard d’intelligence.

— Soit, dit l’autre, vous avez raison, répondez seulement à une seule question ?

— Laquelle ?

— Est-ce bon ?

— Du nanan ! je n’vous dis qu’ça.

— Bien : je n’en demande pas davantage.

— D’autant plus que je n’vous dirais rien, reprit-il en ricanant ; j’aime pas les cloisons en papier mâché ; on n’se fait pas une idée comme c’est malsain.

En ce moment, le cabaretier arriva chargé de plats et d’assiettes.

La table, mise en un tour de main, le déjeuner fut aussitôt servi.

— Hein ? fit le cabaretier. Je vous ai dit dans cinq minutes ; suis-je exact ?

— C’est-à-dire que les feignants de l’Observatoire ne sont que d’la Saint-Jean auprès de vous, répliqua Fil-en-Quatre en riant.

Le déjeuner se passa sans incidents d’aucune sorte.

Après avoir pris le café, le pousse-café et la rincette, les deux hommes se levèrent de table très bien lestés.

Sebastian solda la dépense, et ils sortirent la pipe à la bouche et dans d’excellentes dispositions.

Tout leur souriait ; ils se sentaient tout guillerets.

— Où allez-vous ? demanda Sebastian.

— Faire une visite au Loupeur.

— Bon ! cela se trouve bien ; j’ai à lui parler.

— Et moi aussi, c’est même devant lui que j’vous dirai ce qui s’est passé cette nuit.

— Pourquoi pas plutôt tout de suite ?

— Parce que j’peux pas, foi d’homme, mais vous ne perdrez rien pour attendre.

— Alors, hâtons-nous ?

— J’demande pas mieux.

Un remise passait à vide, Sebastian le héla.

— Où faut-y vous conduire ? dit le cocher.

— Chaussée du Maine, au coin d’la rue du Château ; à la course, dit Fil-en-Quatre en riant.

Les deux hommes montèrent dans la voiture, qui partit aussitôt.

Le cheval était bon, ou à peu près ; la course dura à peine vingt-cinq minutes.

Après avoir réglé le compte du cocher, Fil-en-Quatre, suivi par son compagnon, se dirigea vers la rue du Terrier-aux-Lapins, et, en quelques minutes, ils atteignirent la maison où nous les avons vus arriver.

Le Loupeur avait adressé à Fil-en-Quatre la même question que précédemment Sebastian lui avait faite.

Fil-en-Quatre lui fit la même réponse :

— Bien des choses, répondit le bandit.

— Ah ! ah ! fit le Loupeur en se redressant, voyons un peu ça ; est-ce que tu aurais réussi ? Il est bien fin le bourgeois en question.

— Oui, pas mal, mais j’arrive pas de Pontoise, non plus moi, fit-il d’un air narquois.

— Non, c’est juste, tu viens de Rochefort, fit le Loupeur avec un ricanement ironique.

— C’est la même chose.

— C’est vrai ; raconte-nous ton histoire.

— Elle n’est pas longue, mais elle est émouvante, répondit-il sur le même ton.

— Bon ! est-ce qu’il y a eu du grabuge ?

— Pas trop ; mais assez. Le père la Dèche a dévissé son billard.

— Comment ! il est mort ?

— Oui, nous avons eu la douleur de le perdre ; il gigotte, à c’te heure, dans les filets de Saint-Cloud.

— Bon ! comment cela est-il arrivé ?

— Dame ! comme ça arrive généralement, il a voulu estourbir le bourgeois de la rue Bénard, tu sais ?

— Oui, oui ! va toujours.

— C’est un rude gars tout d’méme ! Il a étranglé net le père la Dèche, voilà ! C’est pas plus malin que ça !

— Tant pis pour lui. Passons à autre chose de plus réjouissant.

— T’as raison, ma vieille, d’autant plus qu’c’est d’sa faute ; j’lui avais cependant bien dit. Pour lors, j’m’avais collé avec mon camaro dans l’renfoncement d’une échoppe de libraire de la cour des Fontaines ; j’avais légèrement déboulonné la devanture, de façon à tout voir sans être aperçu. Vers une heure du matin, arrive le bourgeois de Montrouge avec un autre qui marchait derrière lui ; mais celui-la était un simple passant, il a continué sa route et a pris la rue d’Valois. Le bourgeois, lui, s’était arrêté, après avoir reluqué de tous les côtés. N’voyant personne, — c’était pas l’moment d’crier not’nom sur les toits, — le bourgeois se mit à siffler d’une certaine façon ; une fenêtre s’ouvrit à une maison faisant l’angle à droite de la cour, et un homme cria : « C’est-y vous ? — Oui, a répondu le bourgeois, descendez, j’peux pas monter. — Je viens, a dit l’autre. » Pour lors la f’nétre s’est r’fermée, et au bout de cinq minutes, l’homme de la maison est sorti. « V’nez, a dit l’bourgeois, ne restons pas là. » Ils sont venus alors se planter juste sous l’renfoncement où nous étions cachés. J’aurais pu les toucher en étendant les bras ; c’était d’la chance.

— Oui, une chance extraordinaire, dit le Loupeur en le regardant d’un air singulier. Continue.

Fil-en-Quatre, bien qu’il eut parfaitement remarqué le soupçon qui avait germé dans l’esprit du Loupeur, feignit de ne l’avoir pas vu. Il continua de l’air le plus détaché :

— Pour lors, ils ont pendant quelque temps baragouiné je ne sais quoi dans un langage impossible. Je rageais, c’est rien de l’dire, fallait l’voir, lorsque tout à coup le bourgeois de Montrouge se mit à rire en disant, en français cette fois : « Laissez-les faire ; ils feront buisson creux. Demain, la comtesse sera partie du boulevard de Courcelles et en sûreté dans la petite maison de la rue de Reuilly, 227. — Le Mayor est bien fin, il a des espions partout, a répliqué l’autre. — Il n’y a aucun danger ; personne ne sait que cette maison appartient à Julian. Il l’a fait acheter par un de ses domestiques, qui est ainsi censé propriétaire. Il est impossible qu’on aille la chercher là. — C’est vrai, dit l’autre, c’est bien joué, d’autant que s’il se hasarde à tenter quelque chose contre l’hôtel, dont la maîtresse n’y sera plus, nous leur avons préparé une réception à laquelle ils ne s’attendent pas. »

L’aplomb imperturbable de Fil-en-Quatre, la bonhomie railleuse avec laquelle il racontait cette histoire, avaient complètement donné le change au Loupeur ; ses soupçons s’étaient éteints. D’ailleurs, les détails dans lesquels il entrait, les noms qu’il donnait, et qu’il devait ignorer, lui prouvaient la véracité de son lieutenant.

— Tu dis, rue de Reuilly ? lui demanda-t-il.

— Oui ; numéro 227.

— Très bien ; je ne l’oublierai pas. J’irai faire une promenade par là aujourd’hui même, pour bien étudier le terrain avant de frapper le grand coup. Comment tout ça a-t-il fini ?

— Tout simplement ; ils ont recommencé à baragouiner, puis à reparler français, et, finalement, ils se sont séparés en s’serrant la main, et le bourgeois de Montrouge a dit : « Ils auront beau faire, nous les pincerons. — Oui, a répondu l’autre, si comme vous l’dites, personne ne connaît la maison. — Au revoir et bonn’chance. » Il est rentré, et l’bourgeois a tourné du côté de la rue des Bons-Enfants. Pour lors, l’moment était bon : il était seul, nous avons foncé d’sus, mais le gredin s’méfiait, il a empoigné l’père la Dèche par le cou, et moi, il m’a envoyé dinguer les quatre fers en l’air à dix pas… Quand je m’suis rel’vé, il s’était tiré les pattes ; y ne restait que l’père la Dèche étendu, et f’sant la carpe sur l’pavé ; il était mort. C’était le moment de s’la courir, j’l’ai pas raté, et me v’la.

— Bien, je suis content de toi, Polyte ; le renseignement que tu me donnes est précieux, je verrai à l’utiliser.

— Tant mieux, car j’ai bigrement besoin d’braise.

— Tu as toujours besoin d’argent !

— Pardi, parce que j’en ai jamais.

— Tiens, voilà cinquante francs.

— Hum ! y a pas gras.

— Si tu n’en veux pas, faut l’dire.

— Dame ! j’suis bien forcé de les prendre puisque j’ai pas un radis.

Le Loupeur haussa les épaules, et se tournant vers Sebastian :

— Vous avez quelque chose à me dire ? lui demanda-t-il.

— Oui, monsieur, répondit Sebastian ; je désire savoir où en sont les choses, et quand il vous plaira de m’associer à votre expédition, ainsi que cela a été convenu entre nous.

— Vous avez entendu le rapport de notre ami Fil-en-Quatre, monsieur ; il vous a instruit plus et mieux que je n’aurais pu le faire moi-même. Donc, voilà où nous en sommes : mademoiselle de Valenfleurs a été enlevée hier, vers huit heures et demie, et mise en lieu sûr par le Mayor.

— Hum ! fit Sebastian, en êtes-vous bien certain ?

— Dame ! il me semble…

— Oh ! interrompit-il brusquement, vous ne comprenez pas ma pensée : je m’intéresse beaucoup à cette jeune femme pour mille raisons particulières ; si j’émets une observation, ce n’est pas un doute, mais un espoir.

— Oui, je sais ce que vous allez me dire : on retrouvera ses traces, n’est-ce pas ?

— Oui, telle est ma pensée, je ne vous le cache pas, à moins que le Mayor, en bête féroce qu’il est, ne tue la fille comme il a tué la mère ; et encore, les hommes qui, en ce moment, doivent être déjà sur la piste du Mayor, retrouveront son corps.

— Oh ! oh ! fit le Loupeur en riant, toutes ces histoires de pistes, de « suiveurs », de traces, de batteurs d’estrade, etc., sont fort amusantes et tiennent très bien leur place dans les romans ; mais la réalité est toute différente. Croyez-moi, tous les Bas-de-cuir et les chercheurs de pistes de l’Amérique seraient bien embarrassés pour trouver une piste quelconque dans l’immense, forêt parisienne.

— Ne vous y fiez pas, dit sérieusement Sebastian ; je connais de longue date les deux coureurs des bois auquel le Mayor a affaire : ce sont de rudes hommes, auxquels j’ai vu, en maintes circonstances, accomplir en ce genre, et comme en se jouant, des tours de force réputés impossibles.

— Tant mieux, nous les verrons à l’œuvre.

— Ils y sont déjà, sachez-le bien ; et si vous me permettez de vous donner un conseil, redoublez de prudence, car s’ils se mettent à vos trousses, si fin que vous soyez, ils vous réduiront aux abois.

— C’est ce que nous verrons, s’ils me découvrent ; mais à propos de quoi me dites-vous tout cela ?

— Dans votre intérêt d’abord et dans le mien ensuite.

— Je ne comprends pas.

— Je veux dire que vous n’avez pas un instant à perdre pour frapper le grand coup et en finir, vous et moi, avec le Mayor ; vous, pour toucher les sommes promises par lui, moi, pour obtenir enfin la vengeance que je poursuis depuis longtemps sans l’obtenir.

— Ayez encore un peu de patience. J’ai des renseignements à prendre, des recherches à exécuter, un plan en cours d’exécution à modifier à cause des nouvelles que j’ai reçues. Cela me prendra au moins deux ou trois jours. Ce serait une folie de tenter quelque chose avant cela.

— Peut-être sera-t-il trop tard, dit Sebastian en hochant la tête d’un air de doute. Je vous le répète encore : prenez garde !… Vous ne savez pas ce que sont ces hommes, et moi je les connais depuis vingt ans !

— Très bien ; c’est convenu ! s’écria-t-il en riant. Vous tenez donc toujours à participer à l’expédition décisive ?

— Plus que jamais ; sans cela, serais-je ici ?

— C’est juste. Nos conventions tiennent toujours.

— Parfaitement. Nous n’avons rien à y modifier, il me semble ?

— Rien, c’est vrai. Et l’argent ?

— Il est prêt, d’ailleurs vous en avez déjà touché la moitié.

— J’irai prendre le reste en venant vous chercher pour le bal ?

— C’est convenu ; seulement, ne tardez pas trop, croyez-moi…

— Allons donc ! vous êtes un trembleur ; mais, soyez tranquille, je ne perdrai pas de temps ; j’ai autant que vous hâte d’en finir. Avez-vous autre chose à me dire ?

— Un renseignement que je voudrais vous demander.

— Parlez !

— Qu’est-ce que c’est que cet homme de la cour des Fontaines ?

— Voilà ce que je ne saurais vous dire. C’est un homme sombre, mystérieux, cachant sa vie, et ne fréquentant que quelques personnes. Il est très riche et passe pour Yankee ; du reste, il en a toutes les allures ; mais, malgré la perfection avec laquelle il parle anglais, je le crois Français ; il paraît très étroitement lié avec nos ennemis. À ce titre, il m’est suspect. Je ne vous le décrirai pas ; il change de visage, de tournure et de manières chaque jour avec une rare perfection. Je ne crois pas qu’il fasse cela seulement pour son plaisir particulier. Quel est son but ? Voilà ce que je n’ai pu découvrir depuis trois mois que je le surveille. J’ai comme un pressentiment que cet individu, quelle que soit sa véritable personnalité, est un de nos plus dangereux adversaires, et qu’au dernier moment, il démasquera tout à coup ses batteries et nous jouera quelque mauvais tour. J’ai la conviction qu’il s’entend avec nos ennemis pour nous nuire. Ce qui est certain, c’est qu’il connaît le Mayor : il lui a crié son nom en plein bois de Boulogne, c’est le Mayor qui me l’a signalé.

— Diable !… Et vous ne l’avez pas supprimé ?

— J’ai essayé dix fois sans réussir ; c’est une véritable anguille, on ne sait vraiment par quel bout le prendre.

— C’est fâcheux.

— Très fâcheux ; vous avez raison ; mais qu’y faire ? Heureusement que tout cela finira bientôt.

— C’est mon plus cher désir. Je compte sur votre parole, n’est-ce pas ?

— C’est dit ; soyez tranquille.

— Très bien. Alors je me retire.

— Si t’as pu rien à m’dire, je m’la casse aussi, tu sais ?

— Oui ; seulement, ce n’est pas le moment de se la couler douce, tu entends, j’ai besoin de toi.

— Qué qui faut faire ?

— Te rendre tout droit au faubourg Antoine, et aller m’attendre chez la mère Chaublanc.

— À la r’nommée des escargots sympathiques, au coin d’la rue de Reuilly, je n’connais qu’ça ; merci en v’là un rude ruban de queue.

— C’est comme cela, ma vieille, et pas d’flême, hein ? n’en faut pas.

— Du moment qu’c’est pour affaires, y a pas d’soin ; on y s’ra, mon bonhomme. Surtout n’me fais pas poser, j’déteste ça, quand j’reste tout seul, j’m’em… nuie comme un lampion dans une armoire.

— J’arriverai le plus tôt possible. Maintenant, adieu, messieurs, il faut que je m’habille pour sortir. De mon côté, j’ai beaucoup à faire aujourd’hui.

Sebastian et Fil-en-Quatre prirent congé et se retirèrent, reconduits jusqu’à l’antichambre par le Loupeur, qui referma avec soin la porte derrière eux.