Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/III/XXIII

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XXIII

DANS LEQUEL DEUX FANTÔMES SE RETROUVENT À L’IMPROVISTE EN PRÉSENCE ET CE QUI EN ADVIENT.


Deux jours s’étaient écoulés depuis que les dames habitaient la maison de la rue de Reuilly.

Rien n’était venu encore justifier les craintes de Julian.

Les dames jouissaient d’un repos complet que rien ne troublait. Elles étaient là comme dans une thébaïde, tant les bruits de la ville arrivaient peu à leurs oreilles. On se serait cru à cent lieues de Paris.

Cette ex-petite maison était en réalité un fort grand et fort élégant hôtel frileusement caché sous de hautes futaies séculaires, au milieu desquelles il disparaissait presque entièrement.

Tout ce que le luxe et le confortable peuvent inventer avait été prodigué comme à plaisir dans ce délicieux réduit. Les appartements étaient vastes, commodes, bien distribués, nombreux surtout.

Dix familles auraient facilement pu habiter là côte-à-côte, sans se gêner et même sans se voir. Chacun était chez soi.

Les communs étaient spacieux, bien agencés et fournis de tout le nécessaire.

Le parc était immense. Depuis très longtemps négligés, les arbres avaient poussé en pleine liberté, étaient devenus fort touffus, ce qui donnait au parc une apparence de forêt vierge tout à fait réjouissante.

Il abondait en kiosques, ruines, grottes, labyrinthes de toutes sortes, gracieux et admirablement situés.

En somme, c’était un charmant séjour pour y rêver à son aise et respirer à pleins poumons l’odeur âcre, parfumée et bienfaisante des grands bois.

Les dames étaient véritablement charmées de leur nouvelle demeure ; elles n’avaient qu’une crainte, celle de la quitter trop vite.

Dans de telles conditions, la vie ne pouvait s’écouler que douce et agréable pour les jolies locataires de ce palais des Mille et une Nuits réalisé en plein Paris.

Chaque jour Williams Fillmore venait ponctuellement faire sa visite à Julian et lui dire :

— Rien de nouveau encore ; ils se préparent ; la bombe ne tardera pas à éclater.

Il s’était passé un fait singulier.

À peine Julian avait-il quitté l’hôtel d’Hérigoyen pour se mettre sur la piste du Mayor, qu’il s’était senti pris d’une grande inquiétude et avait tout abandonné pour retourner à l’hôtel et rejoindre Denizà, en donnant pour prétexte à ses deux compagnons que mieux valait laisser Bernard agir seul et attendre son rapport, et savoir à quoi s’en tenir sur ses recherches, afin de manœuvrer à coup sûr.

Mais la vérité était qu’il avait peur pour Denizà, après ce que lui avait rapporté Williams Fillmore à propos des intentions de Felitz Oyandi contre la jeune femme. Il voulait la revoir au plus vite et ne plus la quitter jusqu’à ce qu’il l’eût vue bien en sûreté dans la maison de la rue de Reuilly.

Ce sentiment était à la fois si naturel et si humain, que ses deux compagnons le comprirent et ne firent aucune difficulté pour rebrousser chemin.

D’ailleurs, le comte Armand était, lui aussi, fort inquiet de sa mère, et désirait vivement non seulement la revoir, mais encore s’assurer qu’elle était véritablement en sûreté dans la nouvelle retraite que Julian lui avait choisie.

Ils retournèrent donc à l’hôtel.

Mais il était déjà trop tard. Les dames étaient parties depuis un quart d’heure.

Les trois hommes n’eurent pas besoin de se consulter ; leur résolution fut prise en une seconde : tous trois avaient la même pensée au cœur. Julian fit atteler une voiture, et, dix minutes plus tard, ils partaient eux aussi pour la maison de la rue de Reuilly, où leur arrivée fut saluée par les dames avec de véritables exclamations de joie.

Pendant ce temps-là, le Mayor et ses deux complices essayaient de donner le change à notre ami Bernard Zumeta.

L’observation faite par Bernard à ses amis était juste.

En effet, cette fois, le Mayor avait commis une faute grossière, ce qui était extraordinaire de la part d’un homme d’un esprit aussi fin et aussi délié que le sien.

Sans doute, énervé par une longue lutte, sentant ses ennemis sur ses talons, se voyant presque forcé, il n’avait plus eu qu’une seule pensée, s’éloigner au plus vite, n’importe comment ; en un mot, la fièvre de la peur l’avait pris, il avait perdu la tête, son sang-froid l’avait abandonné, et alors il n’avait plus raisonné avec cette logique implacable qui le caractérisait.

Telle était la pensée de Bernard, et il ne s’était pas trompé.

En effet, en atteignant la Chaussée du Maine, le Mayor avait vu sortir d’une cour une voiture vide dont le cocher conduisait le cheval par le mors. Le fugitif avait jeté un regard rapide autour de lui.

Sur la chaussée il n’y avait que quelques rares passants marchant fort vite, sans regarder ni à droite ni à gauche, et pas une seule voiture en vue sur toute la longueur de la chaussée, depuis le pont du chemin de fer de l’Ouest jusqu’à l’église de Saint-Pierre de Montrouge.

Le temps pressait ; d’un moment à l’autre ses ennemis pouvaient survenir eux aussi.

Le Mayor monta dans la voiture et fit son marché avec le cocher sans remarquer, et peut-être même sans les voir, des gamins jouant sur un tas de sable au roi détrôné, à deux pas de la voiture, sur le bord du trottoir.

Si le Mayor n’avait pas été si effaré par la crainte de tomber entre les mains de ceux qu’il fuyait et s’il avait su prendre patience quelques minutes encore, il aurait certainement rencontré un de ces coupés le plus souvent sans numéros auxquels on donne le nom de maraudeurs et même de rôdeurs, qui jamais ne s’arrêtent aux stations réglementaires et ne chargent qu’en marchant ; il n’aurait en alors à redouter ni les curieux ni les écouteurs.

Cependant, en arrivant à la rue de Rennes, ses nerfs étant un peu calmés et son esprit par conséquent plus lucide, le Mayor se ravisa.

Il arrêta le cocher, lui donna les cinq francs promis et descendit.

À quelques pas plus loin, il monta dans une autre voiture, qu’il prit à la station du chemin de fer.

Il quitta cette seconde voiture sur la place du Palais-Royal ; il en prit alors une troisième par laquelle il se fit conduire, non pas au coin de la rue des Écuries-d’Artois et du faubourg Saint-Honoré, mais à l’angle de la rue de Berri et des Champs-Élysées.

Mais la faute était commise, l’homme par lequel il était chassé était trop fin pour se laisser tromper par ces ruses enfantines.

Mais, heureusement pour le Mayor, Bernard, qui depuis qu’il était monté en voiture, n’avait pas desserré les dents, tressaillit tout à coup et, arrêtant le cocher :

— Retournez, lui dit-il, et allez au pas jusqu’à l’église, en suivant le milieu de la chaussée.

Le cocher obéit.

Bernard, après avoir recommandé d’un signe à ses compagnons de garder le silence, sauta à terre et se mit à marcher les bras derrière le dos et la tête légèrement penchée vers le sol.

Le policier ne comprenait rien à la manœuvre singulière du coureur des bois. Plusieurs fois il fut sur le point de l’interpeller et de lui demander quelle lubie lui passait par la tête.

Mais chaque fois, au moment d’ouvrir la bouche, il s’arrêta net, en voyant les sourcils froncés et l’air préoccupé de Bernard.

À la hauteur de la rue Thibaut, le coureur des bois ordonna au cocher de faire halte. Puis, coupant la chaussée en droite ligne, il s’engagea dans la rue Thibaut, la suivit dans toute sa longueur, et, arrivé à l’avenue d’Orléans, il s’arrêta, sembla examiner le sol pendant quelques instants, enfin il ordonna au cocher d’un geste de venir le rejoindre.

Lorsque la voiture eût débouché sur l’avenue d’Orléans, Bernard remonta, mais au lieu d’entrer dans l’intérieur, il se plaça près du cocher.

— Bon train jusqu’au carrefour de l’Observatoire ! lui dit-il.

La voiture partit au grand trot.

Le policier se donnait au diable pour deviner cette énigme que le coureur des bois lui posait.

Tahera souriait. Il avait compris.

Au carrefour de l’Observatoire, Bernard redescendit de nouveau et recommença à examiner attentivement le sol, allant, venant, regardant à droite, regardant à gauche, se baissant, se relevant, semblant se consulter, puis reprenant son examen.

Tout à coup il se frappa le front, pivota sur lui-même et se dirigea vers la station des voitures du boulevard Montparnasse.

Là il recommença son examen, mais il fut court. Il s’approcha du surveillant de la station, le salua poliment et échangea quelques paroles rapides avec lui.

Puis, après avoir pris congé du surveillant, il revint vers sa voiture.

Son visage était radieux.

Le cocher ne comprenait rien à ce manège ; il n’était pas éloigne de croire que sa pratique était folle.

— Un louis pour vous, lui dit Bernard, si dans une demi-heure vous me conduisez au faubourg Saint-Antoine !

— Ça va, bourgeois, s’écria le cocher joyeux ; à quel endroit ?

— À cinquante pas avant la rue de Reuilly.

— Convenu ; montez-vous près de moi, bourgeois ?

— Non, ce n’est plus la peine, répondit-il en ouvrant la portière et reprenant sa place dans l’intérieur ; allez, et bon train !

— Soyez calme, bourgeois, dit le cocher. Hue, cocotte ! ajouta-t-il en enveloppant son cheval d’un formidable coup de fouet.

Les chevaux des voitures de place sont très intelligents. Celui-ci comprit qu’il n’était plus temps de s’amuser, et il partit d’un train d’enfer.

— Nous les tenons ! dit Bernard en se frottant les mains à s’enlever l’épiderme.

Tahera souriait toujours.

Le policier regardait le coureur des bois d’un air si ébahi, que Bernard lui rit au nez sans cérémonie.

— Vous ne comprenez pas ? lui dit-il en riant.

— Je l’avoue en toute humilité, répondit le policier.

— Je parie que Tahera a compris, lui ?

— Oui, répondit laconiquement le Comanche.

— Hum ! fit le policier avec dépit, il paraît alors que je suis un niais ?

— Pas le moins du monde, cher monsieur Bonhomme.

— Cependant, il me semble…

— Il vous semble mal, voilà tout. Écoutez-moi, et vous allez tout savoir.

— Je vous avoue que je n’en serais pas fâché.

— Très bien. Tout ce que j’ai fait est la suite d’un raisonnement.

— Oh ! oh ! fit le policier.

— C’est ainsi. Vous allez voir. J’ai fait rebrousser chemin au cocher d’abord, n’est-ce pas ?

— Oui ; pourquoi cela ?

— Tout simplement parce que je me suis dit : « À quoi bon perdre mon temps à poursuivre le Mayor ? Il n’est pas à redouter en ce moment ; il a peur et il se sauve ; laissons-le rentrer tranquillement chez lui. Il retrouvera là-bas Julian qui, si besoin est, lui taillera des croupières. »

— Soit, j’admets cela à la rigueur ; mais cela ne m’explique pas les singulières manœuvres auxquelles vous vous êtes ensuite livré.

— Toujours la suite de mon raisonnement, ceci est encore plus simple. Ce matin, pendant que vous dormiez, nous avons reçu la visite de l’un de nos amis, lequel nous a appris que le Loupeur…

— Comment, le Loupeur ?… Cet insaisissable bandit est mêlé à cette affaire ? interrompit vivement le policier.

— Je ne vous l’ai pas dit ?

— Pas un mot.

— Alors, c’est que je l’ai oublié ; le Loupeur est le premier lieutenant du Mayor.

— Ah ! diable !

— C’est un de ses appartements que nous avons découvert et que nous avons visité ; lui, le Mayor et son complice Felitz Oyandi tenaient un conciliabule secret que nous avons troublé très désagréablement. Alors nos trois gaillards se sont sauvés dans trois directions différentes.

— Bigre de bigre !

— Il faut que vous sachiez que Julian a acheté une maison rue de Reuilly, où par parenthèse, nous allons le rencontrer ainsi que la comtesse de Valenfleurs, et ce pour des raisons que je vous expliquerai plus tard ; or, cet ami dont je vous ai parlé nous a appris que le Loupeur avait découvert, on ne sait comment, que Julian possédait cette maison rue de Reuilly et qu’il se proposait aujourd’hui même de roder aux environs pour la reconnaître ; me comprenez-vous ?

— Pas très bien ; dans quel but cette reconnaissance ?

— Afin de s’y introduire à la première occasion, avec une bande de gredins comme lui.

— À quoi bon ?

— C’est ce que je vous expliquerai bientôt.

— Comme il vous plaira ; mais cela ne me dit pas…

— Voyons, c’est cependant limpide : j’ai abandonné la piste du Mayor, qui ne m’intéressait plus.

— J’y suis ! s’écria le policier, pour vous mettre sur la piste du Loupeur !…

— Tout juste.

— Et vous avez retrouvé ses traces ?

— À la rue Thibaut ; de là au carrefour de l’Observatoire, et enfin à la station des voitures ; alors j’ai interrogé le surveillant, qui m’a appris qu’un individu d’assez mauvaise mine, il y a trois quarts d’heure à peu près ; avait pris une voiture en ordonnant au cocher de le conduire à place de la Bastille, au coin de la rue de Lyon.

— Je comprends parfaitement. Mes compliments, monsieur. Sur ma foi, vous êtes un rude homme. Quel malheur que vous ne vous soyez pas mis dans la police ! quels services vous auriez rendus !

— Bah ! dans un pays de routine comme la France, dit Bernard en riant, on aurait trouvé cent mille raisons pour me prouver que mon système est mauvais, et on aurait refusé de l’adopter. Cette innovation aurait gêné et dérangé trop de braves gens qui vivent comme des coqs en pâte munis de douces sinécures.

— Ce n’est que trop vrai ! dit le policier avec un soupir étouffé.

Et comme Bernard avait du temps devant lui, il raconta en détail à M. Pascal Bonhomme la visite de William Fillmore, et comment, après cette visite si intéressante, une émigration générale pour s’installer rue de Reuilly avait été décidée et exécutée immédiatement.

— C’est bien joué ! dit le policier ; mais vous me permettrez de vous faire observer, monsieur, que le moyen est des plus violents et singulièrement sauvage.

— Bah ! qui veut la fin veut les moyens. Ne vous ai-je pas averti que nous agissions à la mode des Peaux-Rouges ? Et puis en somme, est-ce que, au prix de quelques gouttes de sang versées, et quel sang ! nous ne rendons pas, à nos risques et périls, un immense service à la société tout entière, en la délivrant de ce ramassis de gredins sans foi ni loi qui lui ont déclaré une guerre sans merci ?

— À votre point de vue, vous avez raison certainement ; mais nos lois défendent de se faire justice soi-même.

— Allons donc ! si les lois sont mauvaises, qu’on les change !

— Ceci est bientôt dit.

— Et plus vite fait quand on veut. Ces lois défendent les coquins contre les honnêtes gens, c’est absurde.

— Je ne dis pas non.

— D’ailleurs, dans toute cette affaire nous n’attaquons pas, nous prenons nos précautions et nous nous tenons sur nos gardes ; si l’on veut envahir notre maison nous nous défendrons, et rudement je vous le jure ; qui oserait nous en blâmer ?

— Personne assurément ; la question posée ainsi, j’avoue que vous êtes dans votre droit et que ce sera tant pis pour ceux qui s’aviseront de vous attaquer,

En ce moment la voiture s’arrêta.

— Est-ce marcher, ça, hein ! bourgeois ? dit le cocher.

— Très bien ! répondit Bernard. Voici le louis convenu et cent sous pour boire.

— Merci, bourgeois ; à votre service. Ma foi, Cocotte est éreintée, je suis près de mon remisage, je vais rentrer et me donner du bon temps. À vous revoir, bourgeois !

Et le cocher fit tourner sa voiture et s’éloigna au petit pas, ce qui sembla faire un sensible plaisir à Cocotte.

À peine descendu, Bernard retrouva les traces du Loupeur.

Nous ne nous appesantirons pas sur cette seconde piste ; nous nous bornerons à constater que Bernard la suivit dans le faubourg Saint-Antoine, dans la rue de Reuilly et tout autour de la maison.

Seulement elle était double.

Il y avait un autre pas à côté de celui du Loupeur.

Cette seconde trace était celle des pas de Fil-en-Quatre, auquel, on s’en souvient, le Loupeur avait donné rendez-vous dans un cabaret borgne situe non loin de l’ancienne petite-maison.

Vers cinq heures du soir, leurs affaires terminées, Bernard et ses deux compagnons sonnèrent à la porte de la maison, qui s’ouvrait aussitôt.

Grande fut la surprise de Bernard lorsque, dans la première personne qu’il aperçut, il reconnut Julian.

Celui-ci lui avoua en riant qu’il n’avait pas rempli la tâche qu’il avait acceptée, son inquiétude étant trop grande pour lui permettre aucun travail tant que la comtesse et sa chère Denizà ne seraient point en sûreté, que d’ailleurs il avait compté sur lui.

Bernard se mit franchement à rire, et il lui avoua que lui aussi avait compté sur lui.

Il rapporta alors à Julian tout ce qu’il avait fait.

Le résultat était important du reste, l’échec du Loupeur ayant dû effrayer le bandit en lui prouvant que, le jour où ses redoutables adversaires voudraient s’emparer de lui, cela leur serait facile malgré ses ruses et ses finesses.

Mais les deux coureurs des bois, maintenant que tout était en ordre et préparé pour une énergique résistance, décidèrent de ne pas plus longtemps rester inactifs.

Le second jour après celui de leur installation rue de Reuilly, vers dix heures du matin, ils quittèrent la maison avec leurs amis, résolus à se remettre sur la piste du Mayor et à ne pas la quitter avant d’en avoir atteint la fin.

Madame la comtesse de Valenfleurs se plaisait beaucoup, nous l’avons dit, dans cette maison ; car elle avait surtout besoin de solitude, afin de s’entretenir avec sa douleur.

C’était depuis qu’elle l’avait perdue qu’elle sentait toute l’affection qu’elle portait a Vanda et combien celle dont elle avait fait sa fille lui était devenue chère.

Vers deux heures de l’après-dîner, la comtesse s’enfonça sous les hautes frondaisons et ses pas se dirigèrent machinalement vers un kiosque situé dans la partie la plus reculée et la plus touffue du parc.

Cette construction pittoresque, perdue pour ainsi dire sous les hautes futaies, lui rappelait ses courses passées à travers les forêts américaines, les émotions douces ou terribles éprouvées à cette époque déjà si loin d’elle, et que par le souvenir elle faisait repasser devant ses yeux.

La comtesse, plutôt poussée par son cœur que par sa volonté, se trouva subitement en face du kiosque. Elle poussa la porte et entra.

Ce kiosque ne se composait que d’une seule pièce de forme octogone ; elle recevait le jour par quatre hautes fenêtres garnies de vitraux peints enchâssés dans du plomb et représentant des scènes ne chasse.

L’ameublement était simple et de bon goût : un divan circulaire, un piano de Pleyel, une table ronde, un guéridon chargé de musique, de livres et de brochures. Quelques chaises et fauteuils, des tabourets, des corbeilles à ouvrage, quelques tableaux de maîtres accrochés aux murailles, un lustre en cristal tombant du plafond, et c’était tout.

Dans le parc de son hôtel du boulevard de Courcelles, la comtesse de Valenfleurs avait un kiosque tout semblable à celui-ci, où elle venait souvent, en compagnie de Vanda, causer, lire, faire de la musique ou rêver, tandis que la jeune fille dessinait ou brodait près d’elle.

Madame de Valenfleurs promena un regard triste et mouillé de larmes autour d’elle.

Trois jours auparavant, elle avait passé plusieurs heures dans le kiosque de son hôtel, entre Vanda et miss Lucy Gordon, heureuses toutes trois et formant de charmants projets pour la saison des eaux, où elles devaient se rendre vers le milieu de juillet.

Un temps bien court s’était écoulé, et toute cette joie s’était changée en tristesse et en douleur.

Plus de chants joyeux, plus de rires cristallins : des larmes amères et l’appréhension terrible de devenir malheureux.

La comtesse se laissa aller sur un fauteuil, où elle s’affaissa et se plongea dans une douloureuse rêverie, sans même songer à essuyer les larmes brûlantes qui coulaient lentement le long de ses joues pâlies par la souffrance.

Un silence profond, presque solennel, régnait dans cette partie du parc.

Soudain la comtesse entendit un bruit, dont elle ne se rendit pas compte d’abord, mais qui se renouvela presque aussitôt, avec une intensité plus grande.

La porte du kiosque avait été brusquement ouverte.

La comtesse releva sa tête alourdie par la souffrance et poussa un cri de frayeur.

Dans l’entrebâillement de la porte, sur le seuil du kiosque, un homme se tenait debout, les bras croisés sur la poitrine, les traits sombres, les sourcils froncés à se joindre, les traits livides, presque repoussants, et fixant sur elle un regard d’une expression étrange.

— Ah ! ah ! dit-il d’une voix sourde, vous m’avez reconnu ? c’est bien !

La comtesse le regarda sans répondre.

Elle se préparait intérieurement à soutenir la lutte affreuse qu’elle sentait prochaine.

Cet homme était le Mayor ou plutôt le marquis de Garmandia, son premier mari.

Bien que l’âge, les excès de toute sorte et les hasards d’une existence aventureuse eussent profondément modifié les traits du marquis, qu’une balafre reçue à l’attaque de la Florida lui eût partagé le visage et que les années eussent lourdement pesé sur toute sa personne, cependant à l’expression de son regard louche, sans rayonnement, aux paupières à demi baissées, il était impossible de le méconnaître.

Après deux ou trois minutes, le Mayor, ou plutôt le marquis, ouvrit définitivement la porte, et pénétra résolument dans le kiosque.

À quelques pas de la comtesse seulement, il s’arrêta.

— Nous nous sommes donc, vous et moi, échappés tous deux du tombeau, lui dit-il avec une ironie cruelle ; c’est plaisir à se revoir ainsi plus de vingt ans après sa mort, jeunes, forts et heureux.

— Oui, dit la comtesse d’une voix lente et basse, mais ferme ; l’assassin se retrouve face à face avec sa victime, qu’il croyait cependant avoir pour toujours scellée toute vivante dans la tombe.

— On me l’avait dit, reprit le marquis d’une voix rauque ; je ne voulais pas le croire, et pourtant je vous avais vue et reconnue là-bas, en Amérique, aux portes d’Hermosillo ; cette ressemblance me semblait tellement extravagante, que jusqu’à aujourd’hui, malgré le témoignage de mes yeux, je pensais avoir été le jouet de la fièvre qui me brûlait le cerveau et le peuplait de fantômes. Mais vous voilà : ma tête est calme ; je vous ai examinée avec attention, j’ai entendu le son de votre voix ; l’erreur n’est plus possible, c’est bien vous ! vous êtes vivante !

— Oui, répondit-elle avec une indicible amertume, je suis vivante ! malgré vous ! malgré l’horrible assassinat dont j’ai été la victime !

— Oh ! oh ! mort diable ! voilà de bien grands mots, madame, fit-il en ricanant, pour un acte violent peut-être, mais qui, en somme, en vous débarrassant de moi et en vous laissant libre et riche, a tourné à votre bénéfice et vous a faite heureuse.

— Monsieur ! s’écria-t-elle avec dignité.

— Je vous mets au défi de me prouver le contraire, madame, reprit-il avec un rire ressemblant à un grincement de dents.

— Oh ! monsieur ! s’écria-t-elle avec dégoût.

— Précisons, si vous le voulez bien, madame. À peine libre, vous vous remariez ; votre tempérament de feu ne s’arrangeait pas sans doute d’un long veuvage ; vous épousez un charmant gentilhomme qui meurt après deux ou trois ans de mariage, en vous laissant un fils au berceau et vous léguant toute sa fortune, qui était très considérable ; de sorte que vous êtes maintenant huit ou dix fois millionnaire, et libre de nouveau ; moi, au contraire, ruiné par votre mort, car vous aviez honnêtement emporté le magot…

— Monsieur ! ces paroles…

— Sont justes, madame. Vous avez tout emporté. Donc, ruiné, poursuivi pour vous avoir assassiné, je brise ma carrière militaire, si avancée déjà ; je suis contraint de me brûler la cervelle et de disparaître ; je vous rencontre au Mexique, par hasard, et sans vous reconnaître ; deux fois vous me causez des dommages énormes et mettez ma vie en danger : la première fois lors de l’attaque de votre camp, où tous mes compagnons furent massacrés ; la seconde, à la Florida, où le même fait se renouvela ; je ne survécus que par miracle. Je devins amoureux d’une femme…

— Vous ! fit-elle avec un sourire d’écrasant mépris.

— Oh ! ne souriez pas, madame ! Cette femme je l’ai aimée avec passion, avec délire ; elle me donna une fille, Vanda, une admirable enfant, ma consolation dans mes heures sombres, mon bonheur de tous les instants. Cette enfant, vous me la ravissez ! Vous l’élevez près de vous, et vous me volez sa tendresse, à moi, son père, en vous faisant aimer d’elle !… Ma femme, ma chère Luz, je l’ai tuée il y a deux mois, à la sortie de votre hôtel ; moi je tenais le poignard, mais c’est vous qui l’avez enfoncé dans son cœur, car elle vous aimait, elle aussi ! Elle m’a soustrait, pour vous en faire une arme contre moi, un portefeuille contenant des papiers dont le moindre suffit pour faire tomber ma tête ; je suis seul, abandonné, proscrit, haï, persécuté, sans un ami, et n’ayant que des ennemis. Vous, au contraire, madame, vous êtes heureuse, aimée, respectée, choyée, riche, admirée, entourée d’amis dévoués prêts à se sacrifier pour vous ; comparez votre sort à celui que vous m’avez fait, et jugez entre nous !

— C’est Dieu qui vous jugera, monsieur ! répondit-elle sévèrement.

— Dieu ! s’écria-t-il avec un ricanement de sinistre défi ; où est-il ? où est sa justice ? Je la cherche partout, je ne la vois nulle part ! Pourquoi donc suis-je si malheureux, moi, quand vous, madame, vous êtes si heureuse ?

— Cette question, adressez-vous-la à vous-même, monsieur, si vous l’osez ! et s’il vous reste au cœur l’ombre seulement d’un sentiment humain, vous frémirez de la réponse que vous fera votre conscience.

Il y eut un court silence pendant lequel les deux interlocuteurs de cette conversation étrange, s’il est possible de donner ce nom à cette altercation fiévreuse, semblèrent reprendre haleine un instant, comme deux duellistes sur le terrain s’arrêtent avant d’engager la dernière et décisive partie.

— Tenez, madame ! s’écria enfin le marquis avec une violence contenue ; toujours et partout vous avez été mon mauvais génie ; vous seule êtes la cause première de toutes mes erreurs et de tous mes crimes ; constamment et en toutes circonstances je vous ai rencontrée sur mon chemin, me barrant le passage, déjouant mes projets, anéantissent mes joies, brisant mon bonheur, et, systématiquement et comme de parti pris, faisant de moi un paria, un damné en horreur aux hommes et à lui-même !

— Parce que je suis votre remords vivant, monsieur, répondit froidement la comtesse, parce que le Dieu que vous essayez denier, mais dont la main puissante s’est appesantie sur vous, ce Dieu dont la justice est lente, mais inévitable, a voulu que je vive, moi, pauvre femme innocente, que vous avez si indignement traitée et si lâchement assassinée, pour me dresser devant vous, partout et toujours, afin de vous prouver combien sont fragiles vos résolutions et folles vos continuelles révoltes contre toutes les lois divines et humaines que, pauvre insensé, vous vous êtes plu avec une fureur impuissante à fouler rageusement sous vos pieds, en jetant un défi de fauve aux abois à la société tout entière, qui vous a avec horreur rejeté de son sein !

Le Mayor frémit à cette flétrissure qu’il recevait en plein visage.

— Madame !… s’écria-t-il avec rage et se contenant à peine.

— Finissons-en, monsieur, reprit résolument la comtesse, dont, le premier saisissement passé, le courage grandissait avec le danger qu’elle sentait proche et inévitable ; je n’ai pas à discuter mes actes devant vous ; je ne vous connais pas. Le marquis de Garmandia s’est tué après avoir assassiné sa femme. Nous sommes morts l’un pour l’autre ; il n’y a plus de marquis ni de marquise de Garmandia pour nous ni pour le monde. Venez donc au fait, monsieur, et finissons-en ; cette entrevue n’a que trop duré.

— Prenez garde, madame ! s’écria-t-il d’une voix rauque en faisant un pas en avant.

— Trêve de menaces, monsieur ! répondit-elle en se redressant, superbe de dédain et de mépris. Vous ne pouvez rien contre moi. Vous devez depuis longtemps le voir. Dieu est entre nous ; il saura me défendre contre cette nouvelle attaque comme il l’a déjà fait chaque fois que vous avez essayé de m’assassiner ou de me combattre ! Laissez donc là ces vaines fanfaronnades qui ne m’effraient pas, et encore une fois, venez au fait, car vous ne vous êtes pas introduit dans ce kiosque dans le seul but de m’outrager, j’imagine ? Quel marché honteux avez-vous à me proposer ? Parlez, je suis prête à m’imposer les plus grands sacrifices pour sauver ma fille.

— Votre fille, madame ? s’écria-t-il avec un rugissement de fauve.

— Oui, monsieur, ma fille ! reprit-elle avec une énergie pleine de fierté ; ma fille sinon par le sang, mais du moins par le cœur ! Vanda que je chéris comme si je l’avais portée dans mon sein, que j’ai élevée, instruite, rendue aimante et bonne, chaste et pure comme les anges qui lui sourient dans le ciel, que je veux faire heureuse, enviée et estimée, bien que depuis longtemps je sache à quel monstre odieux elle doit le jour ! Cette œuvre de dévouement que j’ai accomplie avec une ferveur joyeuse sera ma seule vengeance de tout le mal que vous m’avez fait et de celui que vous tenterez de me faire encore !

— Vanda ! ma fille ! le seul bien qui me reste, vous la rendre, à vous ? Oh ! oh ! s’écria-t-il avec égarement.

— Ce sera, monsieur, que vous y consentiez ou non ! dit-elle sévèrement ; je saurai vous y contraindre. Cette enfant que vous avez reniée et que maintenant vous prétendez aimer, elle pleure, elle a le cœur brisé. Vous n’entendez pas ses sanglots ; vous n’écoutez pas ses plaintes, ses prières, et vous êtes son père, dites-vous ? Allons donc ! Les tigres et les panthères vous donneraient des leçons d’amour paternel : ils ont, eux, des entrailles pour leurs petits ; vous, vous n’avez plus rien au cœur que l’égoïsme de la cruauté et la luxure de la vengeance ! Je ne suis pas dupe de vos semblants d’amour pour votre fille ; vous ne l’aimez pas, vous ne l’avez jamais aimée ; sans cela, la laisseriez-vous souffrir ? Moi, monsieur, moi sa mère véritable, quoi que vous en disiez, depuis que vous avez assassiné l’autre, — car vous êtes un lâche tueur de femmes ! — moi, je donnerais avec joie ma vie pour lui épargner un chagrin et la voir sourire. Sachez-le bien, monsieur, ce n’est pas le hasard de la naissance qui constitue la paternité ; il faut avoir veillé sans cesse sur un enfant, avoir entouré de tendresse et de soins affectueux sa frêle existence, avoir suivi et dirigé avec une sollicitude de toutes les secondes les développements de son intelligence, de ses instincts et de son caractere, modéré les uns, encouragé les autres, en avoir fait enfin un homme de valeur ou une femme estimable, pour avoir le droit de revendiquer une paternité qui, sans ces conditions essentielles, n’est qu’une dérision ! Ne me parlez donc plus de votre amour pour votre fille. Si cet amour a jamais existé, il est mort ; d’ailleurs, vous êtes malheureusement impuissant à ressentir d’autres sentiments que celui de la haine ; l’enlèvement de Vanda n’est pas autre chose qu’une vengeance. Voulez-vous un million, deux millions même pour me la rendre ? Parlez, monsieur : avant une heure vous les recevrez. Que m’importe l’argent, à moi ? Je veux que ma fille soit heureuse !

Malgré lui, le bandit, en écoutant ces nobles et généreuse paroles, s’était senti ému, pour la première fois peut-être, par un sentiment étrange.

Quelque chose d’inconnu avait vibré dans sa poitrine, l’avait fait tressaillir et lui avait fait monter la rougeur au front.

Alors, sombre, haletant, il avait écouté madame de Valenfleurs comme dompté par une force mystérieuse plus puissante que sa volonté, et sans même essayer de l’interrompre.

Il y eut un court silence.

La comtesse examinait curieusement à la dérobée, sur les traits énergiques de cet homme, les sentiments qui tour à tour venaient s’y refléter.

Enfin, le marquis, d’un geste brusque, passa fiévreusement la main sur son front, et il reprit, mais cette fois d’une voix triste et presque douce :

— Et si je consentais, madame, à m’imposer ce sacrifice, dit-il, et à vous rendre ma fille, consentiriez-vous à votre tour à me la laisser voir quelquefois ?

— Sait-elle qu’elle est votre fille ? demanda nettement la comtesse.

— Depuis son enlèvement elle pleure et appelle sa compagne, dont j’avais jugé à propos de la séparer.

— Pour la livrer à un de vos complices qui a tenté de l’obtenir par un crime et n’a même pas reculé devant l’emploi de la force brutale pour essayer de vaincre sa résistance. Oui, je sais cette histoire, dit la comtesse avec dégoût.

— Que m’importe cela ? s’écria-t-il en reprenant subitement sa nature féroce. Il aimait cette femme, je la lui ai abandonnée. Mais elle lui a échappé et s’est enfuie ; elle a glissé comme une couleuvre entre ses mains, et sans doute cette belle éplorée a réussi à revenir près de vous ?

La comtesse détourna la tête sans répondre.

— J’ai essayé de calmer ma fille, de la consoler, reprit-il ; mais tous mes efforts ont été stériles. Elle se plaint de son enlèvement, m’injurie, et pourquoi ne l’avouerais-je pas, moi que rien n’arrête, que rien n’émeut, je me suis senti faible devant le désespoir de cette enfant, et je n’ai pas osé, non, mille démons d’enfer ! s’écria-t-il en frappant du pied avec colère et en serrant les poings, je n’ai pas osé lui révéler les liens qui nous unissent.

— C’est Dieu qui vous a inspiré à votre insu, monsieur, dit la comtesse avec dignité ; car cette révélation terrible l’aurait plus sûrement tuée qu’un coup de poignard dans le cœur. Elle n’aurait pas résisté à la honte de vous savoir son père !

— Madame, qu’osez-vous dire ? s’écria-t-il les dents serrées, le regard plein de lueurs fauves.

— La vérité, monsieur ; puisque votre âme est si complètement atrophiée qu’elle ne comprend plus rien aux sentiments d’honneur et de délicatesse, il faut bien que je vous les explique.

— Oh ! c’est affreux ! murmura-t-il presque à voix basse.

Et il reprit :

— C’est alors que j’ai conçu le projet de vous enlever, vous aussi, madame, pour vous réunir à elle, et que je me suis introduit dans cette maison, malgré vos nombreux domestiques, et que j’ai réussi à parvenir jusqu’à vous. Mais maintenant j’ai réfléchi : je ne veux pas que ma fille souffre et soit malheureuse près de moi. Je vous renouvelle la question que je vous ai adressée déjà : si je consens à me séparer de Vanda et à vous la rendre, consentirez-vous à me la laisser voir quelquefois ?

— Monsieur… dit la comtesse avec embarras.

— C’est une réponse nette et catégorique que je vous demande, madame ! reprit-il avec impatience

— Eh bien ! puisque vous l’exigez, monsieur, je serai franche avec vous, répondit résolument la comtesse ; quand même j’y consentirais, monsieur, cela me serait impossible, vous le savez mieux que moi. À quel titre la verriez-vous ? pourquoi ? sous quels prétextes ? comment ? Oubliez-vous donc que vous êtes proscrit, mis au ban de la société ? Vous exposerez-vous à être un jour ou l’autre arrêté devant elle et à lui révéler ainsi cette horrible vérité que toujours elle doit ignorer ? Comment supposez-vous que Vanda, après l’odieux attentat dont vous vous êtes rendu coupable envers elle, en l’enlevant violemment et en la ravissant à la famille à laquelle elle croit appartenir, pour la séquestrer dans je ne sais quel odieux repaire, comment supposez-vous que la pauvre enfant puisse consentir à vous revoir ? Pourrait-elle avoir la force nécessaire pour supporter votre présence sans que son cœur se brisât aussitôt d’angoisse et de honte à votre seul aspect ? Non, monsieur, cela n’est pas possible, vous devez le comprendre. Votre vue la tuerait ou la rendrait folle. Si vous l’aimez véritablement, monsieur, il faut vous résigner à un sacrifice complet, à ne plus la voir !

— Jamais je n’accepterai une aussi terrible condition, madame, répondit-il en fronçant les sourcils à se joindre.

— Ce n’est pas moi qui vous l’impose, monsieur, dit vivement la comtesse. Hélas ! c’est vous même ! Votre existence criminelle vous condamne à ne plus voir votre fille qu’en cachette, à la dérobée, par hasard, et sans même que votre présence soit soupçonnée par elle. Vous êtes, malgré vous, contraint à subir les conséquences fatales de la position anormale que vos crimes vous ont faite. Croyez moi, monsieur, acceptez la transaction avantageuse que je vous offre et qui seule est possible. Tout ce que vous désirerez, je vous le remettrai, non seulement sans regrets, mais encore avec joie, tant est grand mon désir de voir cette chère enfant heureuse. Je lui apprendrai à prier pour vous, à vous bénir ! Et tenez, j’irai plus loin encore s’il le faut. Ce portefeuille, cette arme terrible remise entre mes mains, je vous le rendrai intact, tel que je l’ai reçu.

— Vous feriez cela ? s’écria-t-il avec surprise.

Mais se remettant aussitôt et hochant la tête avec découragement :

— Mais non, ajouta-t-il, il est trop tard maintenant pour reculer dans la voie funeste dans laquelle je suis engagé ! Un instant, séduit par la magie de vos paroles, madame, et l’espoir trompeur que vous faisiez miroiter devant mes yeux éblouis, j’ai cru que je pouvais m’arrêter ; je reconnais mon erreur, que mon destin s’accomplisse, madame ! Gardez vos richesses dont je n’ai que faire, ce portefeuille arme terrible en effet, mais dont je saurai me garantir. Depuis vingt ans j’attends ma revanche ; je la tiens aujourd’hui, je ne la laisserai pas échapper ; vos larmes ni vos prières n’y feront rien, vous me connaissez !

— Je ne pleure pas, monsieur, répondit la comtesse avec une noble fierté ; je ne m’abaisserai pas à vous prier ; j’ai cru, moi aussi, pendant un instant, qu’il restait quelque chose d’humain au fond de votre cœur. Je me suis trompée, que votre destin s’accomplisse.

— Le vôtre s’accomplira d’abord ! s’écria-t-il en ricanant ; suivez-moi, madame ; je ne suis demeuré que trop longtemps ici.

— Je ne vous suivrai pas, monsieur, répondit-elle résolument, à moins que vous n’employiez la force.

— Qu’à cela ne tienne, madame ! reprit-il en souriant amèrement.

Et, se penchant un peu en dehors de la porte, il fit entendre un léger sifflement.

Deux hommes parurent aussitôt.

Le premier était Fil-en-Quatre, le second Sebastian.

Le marquis s’était retourné vers la comtesse et n’avait pas vu Sebastian.

— Cet homme ici ! s’écria madame de Valenfleurs en se reculant avec épouvante.

Le marquis se retourna vivement.

— Sebastian ici ! s’écria-t-il d’une voix sourde en cherchant ses revolvers.

Sebastian s’approchait, froid et impassible comme toujours.

— Ah ! vous me reconnaissez ? fit l’ancien matelot avec un rire de démon. Ce n’est plus au Drancy ! Il fait jour, et j’ai des armes, mon maître !

Et, levant subitement le bras, il fit feu de son revolver ; mais le marquis avait été aussi prompt que lui, les deux coups n’en firent qu’un.

Un frisson passa sur les traits du marquis ; la balle de Sebastian lui avait troué l’épaule. Quant à l’ancien matelot, il était étendu sans mouvement sur le sol.

— Eh ! eh ! fit le bandit en ricanant, j’en tiens ! mais je le crois bien malade ; voyons un peu.

Il quitta le kiosque, s’approcha de Sebastian et se pencha sur lui.

— Il n’est pas mort, mais il n’en vaut guère mieux : un ennemi de moins !

Et il lui brûla froidement la cervelle.

Alors, regardant autour de lui, il aperçut Fil-en-Quatre immobile près du kiosque.

— Eh bien ! que fais-tu donc, mon garçon ? lui dit-il tout en rechargeant ses revolvers.

— J’attends vos ordres.

— Bien. Emporte, emporte, lui dit-il en désignant la comtesse ; dépêche-toi, nous sommes pressés.

Fil-en-Quatre entra dans le kiosque et s’avança vers la comtesse.

— Laissez-moi !… je ne veux pas que cet homme me touche ! s’écria madame de Valenfleurs d’une voix anxieuse, laissez-moi ! Au secours !… à l’assassin !… à moi !… reprit-elle en proie à une plus vive épouvante.

— Un mot de plus, madame, s’écria le marquis en levant son poignard, un mot de plus, et je vous jette morte à mes pieds ! et toi, drôle, dépêche !

La comtesse s’était évanouie. Fil-en-Quatre la saisit, la roula dans un châle, l’enleva comme il eût fait d’un enfant et la jeta sur son épaule.

— Maintenant hâtons-nous, dit le marquis ; je crains que tout ce bruit n’ait donné l’éveil.

— C’est de vot’faute, dit le bandit d’un air bourru ; il ne fallait pas rester si longtemps à écouter des histoires ; allons, en route !

Le marquis, après avoir arrêté tant bien que mal le sang qui sortait de sa blessure, suivit Fil-en-Quatre.

Mais les deux coups de revolver et les cris de la comtesse avaient été entendus.

Bientôt les fugitifs entendirent sous bois les pas pressés de plusieurs hommes qui accouraient en toute hâte dans différentes directions.

— Mort diable ! s’écria le marquis, dépêchons-nous ; quelques pas encore, et nous sommes sauvés.

Et il redoubla d’efforts.

Il siffla : un sifflet pareil lui répondit presque aussitôt.

— Voici nos hommes, nous sommes sauvés ! s’écria le marquis. Courage, garçon !

En ce moment, plusieurs coups de feu éclatèrent sous le couvert.

— Mille tonnerres ! s’écria le marquis, nous sommes vus !

Fil-en-Quatre ne répondit pas ; il courait toujours.

Mais sa course s’appesantissait.

Tout à coup il chancela.

— Prenez-la, partez ; j’ai mon compte ! dit-il d’une voix chevrotante. — Y a pas d’soin, ajouta-t-il. Ah ! si j’avais pu me sauver !

Le marquis s’arrêta.

— Tu es blessé ? lui demanda-t-il.

— Je suis tué ! répondit Fil-en-Quatre en s’appuyant contre un arbre.

— Au secours ! s’écria la comtesse d’une voix vibrante.

Et, se débarrassant des bras presque inertes du bandit, elle essaya de fuir.

— Ah ! demon ! s’écria-t-il avec rage, cette fois tu mourras !

Et il la saisit par le bras.

Une seconde décharge éclata ; le marquis chancela.

— Mort diable ! j’en tiens ! s’écria-t-il avec rage.

Il laissa échapper son poignard et s’enfuit.

On entendit le bruit d’une course précipitée.

Un homme parut, bondissant comme une panthère.

Il s’élança sur Fil-en-Quatre qui était tombé à genoux, se rua sur lui et le renversa.

Le bandit poussa un horrible cri d’agonie, se tordit dans une dernière convulsion et resta immobile.

Tahera, après l’avoir scalpé, lui avait enfoncé son poignard dans le cœur.

Une foule de gens apparurent alors.

On s’empressa autour de la comtesse évanouie de nouveau et étendue sur le sol.

Sans compter Fil-en-Quatre, cinq autres bandits avaient été tués raide dans le parc, et Sebastian dont on ignorait la mort ; plusieurs bandits, grièvement blessés, avaient réussi à s’échapper en escaladant les murailles du parc.

Le marquis était du nombre ; lui aussi avait disparu.

— Cette fois, ils ont senti notre poudre, dit Bernard en se frottant les mains ; à bientôt la dernière bataille ; mais je voudrais bien savoir ce qu’est devenu Julian, ajouta-t-il à demi-voix et pour lui seul.

— Que ferons-nous de ces cadavres ? demanda le policier.

— Qu’on les enfouisse dans un trou ; comme cela ils seront au moins bons à quelque chose, dit Bernard ; ils fumeront la terre.

— Au fait, c’est une idée, dit le policier avec philosophie ; nul ne les réclamera !