Les Peaux-Rouges de Paris (Aimard)/III/XXII

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XXII

POURQUOI WILLIAMS FILLMORE, ALIAS NAVAJA, FIT UNE VISITE À M. JULIAN D’HÉRIGOYEN, ET CE QUI S’EN SUIVIT.


Nous reviendrons maintenant sur nos pas, afin d’expliquer au lecteur certains événements qui s’étaient passés pendant la matinée à l’hôtel d’Hérigoyen, et que nous devons faire connaître aux lecteurs, car ils eurent une grande influence sur le dénouement de cette histoire.

Personne n’avait dormi dans les deux hôtels, celui de Valenfleurs et celui d’Hérigoyen.

Vers cinq heures du matin, après s’être assuré que la comtesse était enfin remise des crises nerveuses qui l’avaient assaillie pendant cette nuit terrible et s’était endormie d’un sommeil calme et réparateur, Julian et Bernard, accablés de fatigue et de soucis, s’étaient retirés et s’étaient jetés sur les divans du fumoir de Julian, pour essayer de prendre quelques instants d’un repos indispensable, non sans donner l’ordre pourtant qu’on les avertit immédiatement s’il survenait quelque chose de nouveau.

Vers sept heures et demie du matin, le valet de chambre de Julian était entré dans le fumoir, et avait éveillé son maître, en lui annonçant la visite de don Cristoval de Cardenas et de don Pancho de Cardenas, son fils.

Instruits, quelques instants auparavant seulement, des affreux événements qui s’étaient passés et du malheur arrivé a la comtesse de Valenfleurs, les deux Mexicains étaient accourus en toute hâte auprès de leurs amis, pour les rassurer d’abord et ensuite pour leur offrir leurs services et se mettre à leur disposition.

Julian les remercia chaleureusement ; il leur raconta en détail ces événements dont ils n’avaient encore acquis qu’une connaissance sommaire.

Les quatre hommes discutaient entre eux sur ce qu’il convenait de faire et les mesures les plus efficaces à prendre, lorsque le valet de chambre entra et remit à son maître, sur un plateau d’argent, une carte de visite.

Julian jeta les yeux sur cette carte et la passa à Bernard en lui disant :

— Qu’en penses-tu ?

Cette carte contenait un nom gravé, et au-dessous un seul mot écrit au crayon, ainsi :

W. Fillmore Esquire.
Pressé.

— Ainsi qu’il nous l’a promis, il a sans doute fait quelque découverte importante, répondit Bernard ; c’est un homme sûr et dévoué, nous devons le recevoir.

— C’est aussi mon avis, dit Julian. Faites entrer, ajouta Julian en s’adressant au valet de chambre.

Les deux Mexicains firent un mouvement pour se lever et prendre congé.

— Non, restez, je vous en prie, dit Julian ; la personne qui m’a fait passer cette carte est une de nos vieilles connaissance de l’Arizona, que peut-être vous ne serez pas fâchés de revoir.

— Qui est-ce donc ? demanda don Cristoval avec curiosité.

— Je veux vous laisser le plaisir de la surprise, répondit Julian avec un fin sourire ; tout ce que je puis dire, c’est que dans une circonstance très critique il nous a rendu un grand service, dont vous l’avez récompensé avec une générosité toute royale.

— Je n’y suis plus du tout, répondit don Cristoval plus intrigué que jamais.

— Le voici, dit Bernard.

En effet, le valet de chambre souleva la portière et annonça :

— Master Williams Fillmore.

Et l’Américain parut.

Il salua avec courtoisie les personnes présentes, mais tout à coup il s’arrêta et s’écria avec une vive surprise :

— Le señor don Cristoval de Cardenas !

— En effet, monsieur, répondit l’haciendero, qui l’examinait avec attention ; attendez donc… Ah ! oui, je me rappelle vous êtes, vous, le señor…

— Williams Fillmore de New-York, pour vous servir, caballero, répondit-il avec un fin sourire ; j’ai peut-être porté un autre nom en Amérique, mais ce nom je l’ai oublié, ainsi que tout ce qui s’y rapporte, excepté le souvenir de reconnaissance de vos généreux procédés envers moi, et l’inaltérable dévouement que je vous ai voué, señor, ainsi qu’à ces deux messieurs, ajouta-t-il en saluant Julian et Bernard.

— Je vois que vous êtes resté homme d’esprit, señor, dit l’haciendero en souriant, je sais depuis longtemps que vous êtes homme de cœur ; je suis heureux de vous revoir, señor.

Et il lui tendit la main.

L’Américain s’inclina et la serra respectueusement.

Cet incident vidé, on prit place.

— Vous avez donc du nouveau ? demanda Julian à son singulier visiteur.

— Oui, et qui vous intéressera, j’en suis sûr, monsieur.

— Je n’en doute pas, dit Julian.

— Vous n’avez pas perdu de temps pour vous mettre en quête ! dit Bernard en riant.

— Ne me faites pas plus de compliments que je n’en mérite, cher monsieur, répondit-il sur le même ton. J’avais ces renseignements sous la main ; je m’en suis servi, voilà tout, et comme dans une affaire aussi grave que celle dont vous vous occupez, il ne faut pas perdre un instant, quand on peut faire autrement, je me suis hâté de vous les transmettre, voilà tout.

— Je vous reconnais bien là, dit Julian gracieusement ; de quoi s’agit-il donc ?

— Cette nuit, l’ami comanche de monsieur Bernard a lassé un drôle…

— Deux, interrompit Bernard en riant ; malheureusement l’un des deux a été étranglé net.

— De celui-là je ne vous dirai rien, sinon que je l’ai fait jeter dans la Seine du haut du pont des Saints-Pères.

— Que le diable ait son âme ! fit Bernard.

— Je ne vous parlerai donc que de l’autre, un mauvais drôle cousu de mauvaises affaires, un peu assassin, voleur et incendiaire, échappé du bagne de Rochefort, et répondant pour le présent au nom de Fil-en-Quatre.

— Un bien joli sujet ! fit Bernard.

— Oui, et précieux surtout, vous allez en juger.

— Voyons, voyons, dirent les assistants avec curiosité.

— J’étais assez embarrassé de ce drôle, je vous l’avoue ; je ne me souciais pas de lui rendre la liberté ; d’un autre côté, il m’était fort difficile de le garder. Il ne me restait donc qu’un seul moyen de prévenir une évasion probable et de n’avoir pas à redouter ses dénonciations, c’était de l’envoyer rejoindre son compagnon au fond de la Seine.

— Caraï ! dit Bernard, le moyen était raide !

— J’en conviens, mais je n’en voyais pas d’autre ; j’allais donc le mettre à exécution lorsque soudain il me vint une idée.

— Cela ne m’étonne pas, dit Bernard gaiement ; je vous sais très ingénieux : voyons l’idée.

— Tais-toi donc, bavard, dit Julian d’un ton de bonne humeur.

— C’est juste, fit-il, je ne souffle pas mot.

L’Américain reprit en souriant :

— Le moyen était tout simple ; je suis même étonné maintenant de ne pas y avoir songé plus tôt. Les drôles de l’espèce de Fil-en-Quatre n’ont qu’une passion : l’or ; qu’un désir : en récolter le plus possible, n’importe comment ; qu’une crainte : la mort cachée reçue dans les ténèbres. Joignez à cela un égoïsme féroce et une absence complète de sens moral, et vous comprendrez que ce que je fis était tout indiqué ; je fis amener ce drôle devant moi avec un appareil effrayant ; je le menaçai de le tuer, et j’allai même jusqu’à le soumettre à un commencement de torture ; un quart d’heure me suffit pour le mettre au point où je voulais l’amener ; alors je lui proposai de nous servir sans lui révéler aucun nom, bien entendu, et je lui offris dix mille francs s’il voulait trahir ses complices à mon profit.

— Et il accepta ? demanda Julian.

— Oui, avec enthousiasme, lorsque je lui eus promis de lui compter deux mille francs d’avance. Il paraît que vos ennemis sont assez ladres ; ils ne lâchent leur argent que très difficilement et par petites, très petites sommes.

— Cela doit être ainsi, dit Bernard en riant ; surtout si c’est Felitz Oyandi qui tient les clefs de la caisse : ce cher ami tondrait volontiers sur un œuf.

— Oui, dit l’Américain, il pratique l’assassinat au rabais. Nos conventions faites, je confessai le drôle dans l’espoir d’obtenir de lui quelques renseignements, si cela était possible.

— À la bonne heure, avez-vous appris quelque chose ?

— Je le crois bien ; mon prisonnier était bien plus important que je ne l’avais supposé ; ce Fil-en-Quatre est tout simplement le lieutenant du Loupeur.

— Qu’est-ce que c’est que le Loupeur ? demanda Julian.

— C’est vrai, ceci demande une explication. Le Loupeur est après le Mayor et Felitz Oyandi, et peut-être avant eux, l’homme le plus important de tous les misérables qui vous ont déclaré la guerre ; je suis contraint d’entrer dans de certains détails biographiques, afin de vous le faire bien connaître.

— Allez, allez, rien ne nous presse, dit Julian.

— Pendant mes longues pérégrinations en Amérique, et surtout à New-York, où je résidai pendant un assez long laps de temps, le hasard me mit en rapport avec une foule d’individus de mœurs et de caractères assez suspects. Vous savez que New-York est à la fois la ville puritaine par excellence et le refuge de tous les aventuriers plus ou moins tarés de l’ancien et du nouveau monde. Ils y affluent de toutes parts pour y pécher en eau trouble, ce à quoi, je dois l’avouer, ils réussissent pour la plupart. Je ne citerai comme exemple qu’un certain capitaine de commerce qui est aujourd’hui député officiel et se distingue de ses collègues par son dévouement sans bornes à la dynastie napoléonienne. Cet homme arriva à New-York commandant un magnifique trois-mâts de Bordeaux dont je tairai le nom. À peine mouillé, il descendit à terre, vendit le navire, la cargaison, le tout en bloc et au rabais, empocha l’argent, mit l’équipage à terre et disparut, sans même avoir payé ces pauvres diables de matelots. Dix ans après cet acte de piraterie, il revint à Bordeaux riche de plusieurs millions, prit à petit bruit des arrangements plus ou moins honorables avec ceux qu’il avait trompés. Il acheta de magnifiques propriétés et se fit nommer député. Or, le second capitaine de ce navire était un gaillard intelligent, sans scrupules, et prêt à tout faire pour de l’argent. Le capitaine, contraint de le mettre dans ses intérêts pour la réussite du coup qu’il méditait, lui donna, l’affaire faite, une fort jolie part du gâteau. Cet homme, nommé Philippe de Chermont, était issu d’une vieille et honorable famille poitevine, qu’il avait déshonorée par ses débauches et ses crimes. Marin distingué, il lui aurait été facile de se créer en peu de temps une fort belle position. Ses vices le perdirent. Il s’était embarqué en qualité de second sur le navire que vous savez deux jours seulement après avoir commis un crime horrible, qui, découvert plus tard, lui valut une condamnation à mort par contumace. J’avais connu ce Chermont à Toulon, dans certains endroits mal famés qu’il fréquentait alors, et où il jouissait de la plus exécrable réputation. Grande fut ma surprise lorsque je le retrouvai à New-York, sous le nom de Lucien de Montréal, jouant gros jeu et menant le train d’un homme très riche. Ce Montréal, puisqu’il se faisait nommer ainsi, était un joueur de profession et un grec fort habile, ce qui ne l’empêchait pas de pratiquer, au besoin, le vol à main armée, et d’être affilié à tous les gredins de New-York, scélérats émérites qui rendraient des points à tous ceux de Londres et de Paris, qui, cependant, ne passent ni pour être maladroits ni pour avoir des scrupules. Certaines raisons m’obligèrent à quitter définitivement New-York. Depuis lors, pendant tout le reste de mon séjour en Amérique, je n’entendis plus parler de ce Chermont ou Montréal. Il y a six mois à peu près, le hasard, qui n’en fait jamais d’autres, me mit subitement face à face avec cet homme dans le foyer de l’Opéra. La reconnaissance fut mutuelle ; il m’aborda de la façon la plus cordiale, causa avec moi, et, tout en essayant de me faire parler, il éluda avec soin toutes mes questions ; de sorte que, lorsque nous nous séparâmes, nous ne savions rien sur le compte l’un de l’autre.

— Sur ma foi de Dieu ! s’écria Bernard, c’est un vrai roman.

— Trop réel, malheureusement, monsieur ; et, si vous me le permettez, je vous prouverai bientôt qu’il vous intéresse beaucoup plus que vous ne le supposez.

— Je m’en doute, reprit Bernard.

— Continuez, je vous prie, monsieur, dit Julian ; il me semble entrevoir certaines lueurs. La malheureuse miss Lucy Gordon, la demoiselle de compagnie de mademoiselle de Valenfleurs, a laissé plusieurs fois échapper cette nuit, dans son délire, ce nom de Montréal.

— Je sais ce qui s’est passé, monsieur ; c’est par ce misérable que cette jeune fille a été enlevée hier soir ; je l’ai appris ce matin par ce drôle de Fil-en-Quatre.

— Ainsi, nous avions donc raison, reprit vivement Julian, lorsque Bernard et moi nous protestions si énergiquement contre l’accusation de complicité que M. Bonhomme prétendait faire peser sur elle !

— La pauvre enfant est innocente même d’une mauvaise pensée, dit avec force l’Américain, elle a été victime d’un guet-apens infâme.

— Je vous remercie, monsieur, vos paroles me comblent de joie !

— Et moi aussi ! s’écria Bernard : voyez un peu cet animal avec sa « toquade » de chercher la femme ! Il l’avait joliment trouvée ! Pauvre chère enfant !

Cette singulière boutade amena un sourire sur toutes les lèvres.

— Continuez, monsieur !

— J’arrive à ce qui vous intéresse, messieurs : veuillez donc m’écouter avec attention.

— Nous ne perdons pas un mot.

— Cette rencontre avec Montréal m’inquiéta sérieusement. Je le savais capable de tout ; je le connaissais trop bien pour qu’il ne me redoutat pas beaucoup et ne cherchât pas à se débarrasser de moi, n’importe par quel moyen. Je me tins donc dans la plus grande réserve, et j’avisai à déjouer ses projets, s’il en avait formé contre moi ; à force de soins, de démarches, d’investigations et surtout d’argent, voici ce que je réussis a découvrir ; j’avoue que j’en fus épouvanté : cet homme, sous le nom de Montréal, menait la vie à grandes guides ; il était cité comme un viveur émérite et jetait avec insouciance l’or à pleines mains par les fenêtres, bien qu’on ne lui connut ni rentes ni propriétés. Il faisait partie de plusieurs grands cercles, pariait aux courses et était très choyé par nos grandes hétaïres du high-life ; mais cette existence fastueuse et au grand jour avait un revers terrible et cachait une seconde existence pleine de crimes et d’ombres. Cet homme doué, il faut le reconnaître, d’une grande intelligence et d’une immense énergie, à force de volonté avait réussi à reconstituer jusqu’à un certain point la redoutable association des cours des miracles du moyen âge, sous le nom générique d’armée roulante, et il était devenu le chef respecté et obéi de cette monstrueuse coalition de bandits toujours en lutte ouverte contre la société. L’armée roulante, ainsi qu’il l’a organisée, n’est pas une bande ; tous les adhérents sont libres ; ils agissent à leur guise sous leur propre responsabilité : seulement le chef, le Loupeur, mot argot qui signifie flâneur, indique la plupart du temps à ses adhérents embarrassés les coups à faire, leur donne des conseils, leur facilite les moyens d’exécution, etc., etc. ; il a des affiliés dans toutes les classes de la société, depuis les plus basses jusqu’aux plus hautes ; il traite à forfait avec les individus qui réclament son assistance, soit pour un assassinat, soit pour un vol, un enlèvement, une vengeance, enfin tous ces crimes dont la liste défraie journellement les cours d’assises, et dans lesquels trop souvent les véritables coupables échappent derrière un incognito sévèrement conservé aux efforts de la justice ; les complices même les plus intimes de cet homme ne connaissent pas tous ses domiciles et n’ont jamais vu son véritable visage, qu’il maquille, c’est le mot technique, avec une remarquable perfection. En somme, il est tout et il n’est rien dans cette étrange association ; sa personnalité est si complètement dissimulée et masquée que, s’il lui plaisait demain de se retirer pour vivre paisiblement du prix de ses rapines, il serait impossible à ses complices de le retrouver et par conséquent de le dénoncer.

— Hum ! Savez-vous que vous nous faites là le portrait d’un redoutable bandit ? Sa puissance doit être énorme !

— Elle est immense. Il tient dans ses mains tous les bandits de Paris, sans que ceux-ci s’en doutent eux-mêmes. Son influence sur eux dépasse toute croyance ; ils lui obéissent sur un mot, sur un signe, tout en croyant conserver leur libre arbitre. Le Loupeur est pour eux un camarade, rien de plus ; ce n’est que lorsqu’il prend, et cela très rarement, le commandement d’une expédition ou la direction d’une affaire, qu’il leur fait sentir son pouvoir ; le coup fait, l’affaire terminée, il rentre en apparence dans la foule.

— C’est incroyable ! s’écria Bernard ; et cette police parisienne si vantée, que fait-elle donc ?

— Rien, et elle n’a rien à faire ; elle sent, elle devine une direction secrète, une influence cachée présidant à toutes les grandes affaires ; mais elle est dans l’impossibilité de découvrir ce mystère d’iniquité, par la raison simple et logique que le Loupeur n’a pas de confident, que seul il possède son secret. Il faudrait s’emparer de ce Protée insaisissable, le prendre sur le fait, en flagrant délit ; et encore on ne découvrirait rien du mécanisme machiavélique de ses opérations ; il serait confondu avec les coupables vulgaires, et ce serait tout.

— Sur ma foi de Dieu, c’est très fort ! dit Bernard en hochant la tête.

— C’est à lui que se sont adressés vos ennemis ; il leur a fourni, sur leur demande, une armée de bandits, cinq cents au moins ; il leur en aurait fourni mille, s’ils en avaient eu besoin. Aucun de ces hommes, sauf Fil-en-Quatre son lieutenant, ne sait pour le compte de qui il travaille ; les sommes payées par le Mayor dépassent un million ; aussi, vous voyez quelle guerre terrible vous est faite. Le Mayor veut en finir avec vous, enlever madame de Valenfleurs et vous tenir à sa discrétion.

— Il n’en est pas encore là, grâce à Dieu ! dit Julian avec un sourire amer.

— Et j’espère que jamais il n’y sera. Afin de vous prouver la puissance d’investigation que possède cet homme, le fait suivant suffira : le Mayor avait eu soin de ne pas paraître et de se dissimuler derrière Felitz Oyandi dans la transaction intervenue entre eux et lui. Felitz Oyandi se cache sous le nom de Romieux. Eh bien ! quelques jours plus tard, à la suite d’une discussion d’intérêts un peu vive dans un tapis-franc, le Mayor ayant voulu élever le ton, le Loupeur lui cracha pour ainsi dire son nom au visage et prouva à ses deux complices qu’il les connaissait et n’ignorait rien de leur vie passée. Où avait-il puisé ces renseignements ? Le Mayor, dont vous connaissez la vigueur musculaire, bondit sur le Loupeur un couteau à la main ; celui-ci le désarma et le réduisit à demander grâce aussi facilement que s’il n’eût eu affaire qu’à un enfant.

— Caraï ! c’est donc un géant ? s’écria Bernard avec surprise.

— Nullement. C’est un homme de taille moyenne, mince, fluet, d’apparence presque efféminée, mais il cache des muscles d’acier et une force athlétique sous ces dehors trompeurs à tous les points de vue. Maintenant j’arrive à la question principale ; voici le plan de vos adversaires.

— Ah ! ah ! voyons cela ! dit Bernard.

— Oh ! il est simple : envahir l’hôtel de Valenfleurs à l’improviste, s’emparer de la comtesse, de madame d’Hérigoyen, tuer miss Lucy Gordon, mettre le feu à l’hôtel et vous faire périr dans les flammes.

— À la bonne heure, voilà un plan dans toutes les règles ! s’écria Bernard ; il doit être du Mayor !

— Et avec combien d’hommes comptent-ils exécuter ce plan ? demanda Julian d’une voix frémissante.

— Trente au moins. Ce plan me semble inexécutable, je commence par vous le dire, mais il aura certainement un commencement d’exécution qui peut causer des malheurs terribles.

— Oui, murmura Julian, mais comment faire ?

— Pourquoi ne pas avoir recours à la police ? dit don Cristoval.

— Non ! s’écria vivement Bernard ; ce ne serait pas une solution !

— D’autant plus qu’ils ont des espions partout et qu’ils seraient avertis ; alors, qui sait ce qu’ils imagineraient ?

— C’est vrai, dit Julian ; mais j’ai beau me creuser la tête, je ne trouve rien.

— Êtes-vous décidés à en finir à tout prix avec ces misérables ? reprit l’Américain.

— Oui, coûte que coûte ! dit nettement Julian ; les trois dames menacées doivent être sauvées !

— Ainsi que notre chère Vanda, ajouta Bernard.

— La pensée seule du danger que pourrait courir Denizà, reprit Julian avec énergie, me change en tigre. Quoi qu’il arrive, ces monstres doivent, une fois pour toutes, rentrer dans l’enfer qui les a vomis.

— Bien, monsieur ; j’avais compris que telle serait votre résolution ; aussi, j’ai pris mes mesures en conséquence.

— Que voulez-vous dire, monsieur ?

— Veuillez m’écouter. Une attaque dans ce quartier est une folie ; à peine commencée, elle serait aussitôt réprimée. N’est-ce pas votre avis ?

— Certes !

— Le Mayor et ses principaux complices s’échapperaient, car ils ne sont pas hommes à se jeter dans la gueule du loup sans se ménager des moyens de retraite ?

— C’est évident.

— Très bien. Laissez-les nous attaquer ; mais changez le champ de bataille, et choisissez-le de telle sorte que les éléments de succès soient tous en votre faveur.

— Certainement, cette idée est bonne ; mieux vaudrait qu’il en fût ainsi. Mais ce champ de bataille, où le prendre ? demanda Julian.

— Il est tout trouvé, monsieur.

— Je ne comprends pas.

— Vous avez acheté, rue de Reuilly, 229, une ancienne petite maison. Le Loupeur le sait, malgré toutes les précautions prises par vous pour que le secret fût gardé.

— Pardieu ! s’écria Julian en se frappant le front, c’est cela ! Je vous remercie, monsieur. La maison peut être habitée d’un moment à l’autre ; il n’y manque rien. Oui, ce sera un admirable champ de bataille.

— Le quartier est isolé, le jardin immense, rempli de retraites mystérieuses : en moins de deux heures, la maison peut être mise à l’abri d’un coup de main.

— Et sans craindre d’être dérangés, nous infligerons à ces drôles le châtiment qu’ils ont si bien mérité ! s’écria Bernard en se frottant les mains.

— Mais il faut vous presser, opérer ce déménagement ce matin même, sinon je ne réponds plus ne rien.

— Pourquoi donc, monsieur ?

— Ce matin, lorsque Fil-en-Quatre m’a révélé que le Loupeur avait connaissance de la maison de la rue de Reuilly, je ne sais par quelle inspiration je lui ai dit : « Surtout n’oubliez pas d’avertir le Loupeur que M. d’Hérigoyen ; craignant que le Mayor essaie d’enlever la comtesse de Valenfleurs, lui a prêté cette maison pour s’y cacher en attendant qu’il ait trouvé les moyens de la mettre à l’abri de tous dangers, et qu’elle doit s’y installer aujourd’hui même. »

— Vous lui avez dit cela, monsieur ? dit Julian en le regardant fixement.

L’Américain supporte la pesanteur de ce regard sans baisser les yeux et sans qu’un seul muscle de son visage tressaillit.

— Ne me soupçonnez pas de trahison, monsieur, dit-il en souriant. Je m’étonne que vous n’ayez pas compris ma pensée, sachant comme vous le savez combien je hais le Mayor ; du reste, ajouta-t-il, dès ce moment je me constitue prisonnier ; gardez-moi comme otage. Vous le pouvez d’ailleurs ; un seul mot de vous suffirait pour me perdre.

— Pardonnez-moi cette mauvaise pensée, monsieur, dit vivement Julian du ton le plus affable ; je n’ai pas bien l’esprit présent depuis cette nuit. Vous êtes un galant homme ; j’ai eu tort de vous faire cette insulte gratuite. Ne m’en veuillez pas, je vous en prie. Vous nous rejoindrez là-bas quand il vous plaira, et vous serez le bienvenu.

Et il lui tendit gracieusement la main, que l’Américain serra avec affection et reconnaissance.

— Avant une heure, ces dames seront installées là-bas, et elles ne manqueront pas d’amis pour les défendre.

— Je me charge avec mon fils et vingt de mes Sonoriens de leur faire bonne garde, dit avec élan don Cristoval.

— Je vous remercie et j’accepte, mon ami, car vous le savez, j’ai fort à faire ici.

— Ne vous inquiétez de rien : je réponds de tout.

— D’ailleurs, avec mes domestiques et ceux de la comtesse, sans parler de nous, il nous est facile, en comptant vos Sonoriens, d’atteindre un effectif d’une cinquantaine d’hommes, ce qui est plus que suffisant.

— Oui : seulement, dissimulez-les ; faites-les entrer isolément, à moins qu’ils ne partent tout de suite, car la maison ne sera pas surveillée avant deux ou trois heures, dit l’Américain.

— Oh ! alors, nous avons plus de temps qu’il ne nous en faut ; d’ailleurs les préparatifs ne seront pas longs ; ces dames n’auront presque rien à emporter.

— Seulement il est inutile d’inquiéter ces dames, tu me comprends, dit Bernard.

— Sois tranquille ; je serai prudent.

— Il ne me reste plus que quelques mots à vous dire, monsieur.

— Parlez, je vous prie, répondit Julian avec un sourire.

— Vous avez deux chances en votre faveur ; je vous avais gardé cette bonne nouvelle pour la fin.

— Caraï, elle sera bien reçue, dit Bernard ; depuis quelque temps elles n’abondent pas ici.

— Les voici, je vous les donne pour ce qu’elles sont. Vous avez sans doute entendu parler de l’affaire de la Maison des Voleurs ?

— Dans la plaine du Bourget-Drancy ? Parfaitement. Seulement, la police n’a pas réussi, je crois à trouver le mot de cette énigme, dit-on.

— Ce mot, le voici : la maison appartenait et était habitée par Sebastian.

— L’ancien matelot du Mayor ? fit Bernard avec surprise.

— Lui-même ; il réussit à s’échapper grâce au courage et à la présence d’esprit d’une femme que, paraît-il, il a épousée ; plusieurs des bandits avaient été tués par Sebastian, qui s’était défendu comme un démon ; les autres furent assassinés froidement par le Mayor, dans la crainte d’être plus tard dénonce par eux.

— C’était prudent, dit Bernard.

— Je reconnais là les procédés habituels du Mayor envers ses complices, ajouta Julian.

— N’est-ce pas ? Or, il arriva de ceci que Sebastian, enragé contre le Mayor, se mit je ne sais comment en relations avec Fil-en-Quatre et le Loupeur afin d’assurer sa vengeance, qu’il leur raconta la vie peu édifiante de son ancien chef, et qu’il apprit ainsi au Loupeur de quelle façon ses bandits, car c’était lui qui les avait fournis, avaient été assassinés et par qui, de sorte que le Mayor s’est fait un ennemi implacable du chef de l’armée roulante, que celui-ci a fait le serment de venger ses affidés, et, aussitôt après l’affaire terminée, de le tuer comme un chien ! Ce sont, d’après Fil-en-Quatre, ses propres expressions : donc, tout compte fait, sans parler de vous, messieurs, le Mayor aura à lutter, en me comptant, contre trois ennemis qui, je vous en réponds, ne lui feront pas grâce si l’occasion de se venger leur est offerte.

— Caraï ! ce n’est pas à dédaigner. Je vous remercie de ces bonnes nouvelles.

— Maintenant, si vous le permettez, je vais me retirer. Serez-vous rue de Reuilly ce soir.

— Parfaitement ; avant une heure, ces dames auront quitté l’hôtel.

— Très bien. J’aurai l’honneur de vous voir pour vous donner des nouvelles, dès que j’aurai entendu le rapport de Fil-en-Quatre ; étant ainsi informés des intentions de l’ennemi, nous parviendrons plus facilement à déjouer ses machinations ; mais je mets une condition sine qua non aux services que, grâce à notre espion, il me sera possible de vous rendre.

— Parlez, monsieur, dit gracieusement Julian ; quelle qu’elle soit, cette condition vous est à l’avance accordée.

— Je désire, le moment venu de frapper le coup décisif, que vous me permettiez de combattre à vos côtés.

— Avec joie, monsieur. C’est un nouveau et important service que vous nous rendrez.

— Allons ! allons ! dit Bernard en se frottant les mains selon son habitude quand il était satisfait ; cela va bien. Je ne sais pourquoi, j’ai le pressentiment que nous serons bientôt débarrassés de ce misérable Mayor et de son âme damnée, mon ex-ami Felitz Oyandi !… Le diable soit des amis comme ceux-là, va ! ajouta-t-il en riant.

Amen ! dit Julian.

Amen ! répétèrent les assistants.

L’Américain prit alors congé et se retira, accompagné par Julian, qui avait résolu d’aller, sans plus tarder, s’entendre avec la comtesse.

Le docteur d’Hérigoyen se promenait dans le jardin avec M. Pascal Bonhomme, qu’il agaçait singulièrement en lui faisant un éloge outré de miss Lucy Gordon, qu’il venait de voir et qu’il avait trouvée à peu près guérie des terribles secousses qu’elle avait éprouvées.

Les quatre hommes se saluèrent.

Julian demanda à son père si madame de Valenfleurs était visible.

— Je la quitte à l’instant, répondit le docteur. Elle est triste, mais résignée, et, ce qui est le principal, en bonne santé. Tu peux te présenter chez elle quand cela te plaira,

— C’est ce que je vais faire à l’instant, répondit Julian.

— Ah ! dit l’Américain, une dernière recommandation. Cher monsieur Pascal Bonhomme, soyez donc assez aimable pour passer une revue sérieuse de la livrée de madame de Valenfleurs. En y regardant bien, vous trouverez probablement dans le nombre quelques-unes de vos pratiques.

— Vous croyez, cher monsieur ? répondit le policier.

— J’en suis sûr. Je tiens de source certaine qu’il doit y en avoir au moins trois.

— Diable ! il faut voir cela, dit vivement le policier.

— Venez, dit Julian ; mieux vaut en finir tout de suite. Au revoir, monsieur, dit-il à l’Américain.

Et il franchit la porte de communication suivi par le policier, tandis que l’Américain se retirait d’un autre côté.

Julian fit appeler Jérôme Desrieux, l’intendant de la comtesse, l’informa de ce qu’il désirait de lui.

Puis, le laissant avec le policier, il se dirigea vers l’appartement de madame de Valenfleurs.

Clairette l’annonça à sa maîtresse ; il fut reçu aussitôt.

Madame la comtesse de Valenfleurs avait entendu certains commentaires sur miss Lucy Gordon qui l’avaient fort attristée.

Elle avait repoussé avec horreur les insinuations malveillantes répandues sur le compte de cette jeune fille, insinuations qui représentaient la demoiselle de compagnie comme complice de l’enlèvement de la malheureuse Vanda.

La comtesse avait presque élevé cette jeune fille.

Elle l’avait vue grandir auprès d’elle ; elle avait suivi avec sollicitude les métamorphoses successives de l’enfant en femme ; elle connaissait à fond son caractère ; pas un des replis les plus cachés de ce cœur de vingt ans n’était ignoré d’elle.

Tous les secrets de miss Lucy Gordon, la comtesse les avait devinés, mieux peut-être que celle-ci ne se les expliquait à elle-même.

Elle la savait foncièrement honnête et chaste.

S’il en eût été autrement, malgré la sincère et profonde amitié que les deux jeunes filles éprouvaient l’une pour l’autre, la comtesse ne l’aurait pas laissée une heure près de sa chère Vanda.

Toutes ces insinuations qu’elle traitait d’odieuses calomnies, et qui en réalité n’étaient pas autre chose, avaient fort attristé la comtesse, car elle comprenait combien la pauvre enfant devait souffrir de son isolement et de l’espèce de suspicion dans laquelle on la tenait depuis son retour — dont certainement elle avait dû s’apercevoir.

Madame la comtesse de Valenfleurs avait formé le généreux projet de consoler cette âme blessée et de lui rendre, en causant intimement avec elle, cette estime d’elle-même qu’on essayait de lui ravir.

Cette démarche, en prouvant à la jeune fille qu’elle lui avait conservé toute son amitié et sa confiance la plus entière, devait, dans la pensée de la comtesse, opérer la guérison morale de l’intéressante malade, en lui rendant le courage nécessaire pour établir d’une manière incontestable son innocence aux yeux de tous.

Le matin du jour où s’étaient passés les événements rapportés dans nos deux précédents chapitres, la jeune fille, avertie par Clairette de la visite de madame de Valenfleurs, sentit son cœur douloureusement se serrer. Elle était encore bien souffrante des émotions terribles de la nuit précédente.

Cependant, malgré sa grande faiblesse, elle voulut, par respect pour sa noble bienfaitrice, se lever pour la recevoir.

Lorsque la comtesse entra dans la chambre à coucher de la jeune Américaine, celle-ci essaya de se soulever du fauteuil dans lequel elle était assise.

Mais, madame de Valenfleurs l’en empêcha par une douce violence, l’embrassa en l’appelant son enfant, s’assit près d’elle en conservant dans les siennes ses mains moites et tremblantes, et toutes deux confondirent leurs larmes en parlant de leur chère Vanda.

La comtesse avait trouvé le chemin du cœur de la pauvre enfant.

Elle se sentit soudain réhabilitée par cette immense bonté de sa bienfaitrice ; son cœur déborda.

Quelle plus impartiale et plus indulgente confidente pouvait-elle prendre de ses douleurs secrètes que cette noble femme à laquelle elle devait tout ?

Elle résolut de ne rien lui cacher. Comme tous les cœurs blessés dans ce qu’ils ont de plus précieux, elle éprouvait le besoin de partager avec une âme qui la comprît et sympathisât avec elle le fardeau trop lourd pour elle de ses douleurs.

Cédant alors à l’élan de son cœur, miss Lucy Gordon se laissa glisser aux genoux de sa bienfaitrice, malgré les efforts de celle-ci pour l’en empêcher, et, cachant son visage pour ne pas laisser voir la rougeur que la honte et la pudeur offensée faisaient monter à son front, elle commença, d’une voix tremblante d’abord, mais qui, sous l’influence des douces paroles de la comtesse, alla de plus en plus se raffermissant, sa confession tout entière.

Elle raconta avec une noble franchise ce qui s’était passé entre elle et M. Lucien de Montréal, depuis le premier jour qu’elle l’avait rencontré et l’avait conduit chez son père, sans rien cacher ni pallier, jusqu’à la scène horrible de la nuit précédente : comment elle avait été enlevée, transportée dans une voiture, et comment après un long évanouissement elle s’était trouvée étendue sur une chaise longue dans une chambre inconnue.

Elle avoua tout avec une franchise pudique, la violence de son ravisseur, sa résistance, ses prières, son désespoir, sa vengeance, sa fuite effarée dans les ténèbres à travers la ville ; comment, épuisée par cette lutte effroyable et succombant à l’épouvante, elle était tombée sans connaissance sur un banc d’un boulevard dont elle ignorait le nom ; puis comment, en ouvrant les yeux, elle s’était vue, avec une surprise extrême, couchée dans sa chambre, entourée de gens qui, la supposant encore évanouie, proféraient contre elle les paroles les plus blessantes et les insinuations les plus perfides sur sa conduite.

Enfin, elle n’oublia rien, et ce fut en fondant en larmes qu’elle avoua à sa bienfaitrice que rien n’avait été plus douloureux pour elle que ces odieux et injustes soupçons que l’on manifestait si hautement.

La comtesse l’embrassa, pleura avec elle, lui prodigua les plus douces caresses, et la consola si bien que la jeune fille se sentit réconfortée et ne put de nouveau retenir ses larmes. Mais larmes de bonheur, celles-là ! Elles la rendaient heureuse.

La comtesse, en agissant comme elle l’avait fait avec la pauvre enfant, lui avait subitement rendu cette confiance en soi-même qui double les forces et la volonté.

Clairette entr’ouvrit légèrement la porte de la chambre à coucher, annonça avec un bon sourire que madame d’Hérigoyen et madame Zumeta désiraient prendre des nouvelles de l’état inquiétant de miss Lucy Gordon.

Ceci était une touchante comédie imaginée par madame de Valenfleurs, pour aider à la cure morale de sa chère malade, cure qu’elle avait si bien commencée et que, sans doute, la visite des deux dames allait compléter.

— Vous le voyez, chère enfant, dit la comtesse en lui mettant un baiser au front, je ne suis pas la seule à n’avoir pas douté de votre innocence ?

— Oh ! ma chère et bien-aimée protectrice, vous êtes si bonne, s’écria la jeune Américaine avec attendrissement, que toutes les personnes qui vous approchent deviennent meilleures !

— Taisez-vous, flatteuse ! Eh bien ! qu’en pensez-vous ? Recevons-nous ces dames ?

— Oh ! je suis honteuse de les faire ainsi attendre, moi à qui elles font un si grand honneur.

— Fais entrer, Clairette ; et vous, mignonne, ne pleurez plus, je le veux.

— Oh ! chère madame, laissez couler ces larmes, elles me font tant de bien !

Les deux dames entrèrent ; le docteur d’Hérigoyen les accompagnait.

— Je viens comme médecin, dit-il gaiement ; à moins que vous ne soyez complètement guérie, chère enfant, comme j’en ai grand’peur, d’abord à cause de la garde-malade que je surprends près de vous, et ensuite en vous voyant si fraîche et si reposée. Vous n’avez pas le droit de me chasser.

— Quand même j’en aurais le droit, mon bon docteur, j’ai trop de reconnaissance pour vos bons soins de cette nuit et trop de remerciements à vous adresser, je ne le ferais pas, répondit la jeune fille avec un sourire charmant.

— Oh ! si le sourire est revenu, dit-il en riant, je réclame mes honoraires : on m’embrasse quand on est guéri.

— Oh ! de grand cœur, mon bon docteur ! s’écria-t-elle.

Et elle pencha vers le docteur son front rougissant qu’il effleura de ses lèvres.

Les dames furent charmantes pour la jeune Américaine ; elles avaient à cœur de lui prouver que jamais elles n’avaient douté d’elle.

Le docteur, après avoir accepté le fauteuil que la comtesse lui offrait et s’y être confortablement installé, reprit la parole :

— Mon fils, dit-il en souriant, et mon brave ami Bernard ont vertement relevé ce Pascal Bonhomme, l’ancien chef de la police de sûreté, lorsqu’il a voulu prétendre que vous étiez, chère enfant, complice de l’enlèvement de notre chère Vanda, qui nous sera bientôt rendue, je l’espère. Comprenez-vous que ce vieux drôle ose soutenir comme article de foi que dans tous les crimes qui se commettent il y a une femme, et que c’est cette femme que d’abord on doit chercher ? Voilà sur quelle base il établissait ses soupçons sur cette chère enfant. Cela est non-seulement ridicule, mais encore odieux. Décidément, ces policiers sont d’étranges animaux ; ils ont surtout une singulière façon d’envisager l’humanité et particulièrement les femmes !

Les dames et la jeune malade elle-même ne purent s’empêcher de rire à cette bizarre boutade du docteur.

Puis la comtesse, avec ce tact exquis qu’elle possédait, et sans trop appuyer sur certains détails scabreux pour la pudeur inquiète de la jeune fille, raconta alors la scène effroyable dans laquelle la pauvre enfant avait joué un rôle si dramatique.

Denizà et Mariette se récrièrent d’horreur, et elles redoublèrent de caresses et de douces paroles pour la malheureuse enfant, qui non seulement était innocente, mais encore avait failli être la victime d’un infâme attentat de la part d’un misérable.

— Bah ! dit le docteur en riant, tout cela est de l’histoire ancienne pour moi : je connais toute l’affaire sur le bout du doigt.

— Vous la connaissiez ? s’écria la comtesse avec surprise.

— Parfaitement, dans tous ses détails, oui, madame la comtesse.

— Alors, comment se fait-il que vous me l’ayez laissé ignorer, méchant homme ? lui dit-elle en souriant et le menaçant du doigt.

— Oh ! pour bien des raisons, madame la comtesse, répondit-il avec un fin sourire : d’abord parce que vous ne m’avez rien demandé…

— C’est vrai ; c’est une raison, mais ensuite ?

— Ensuite, parce que j’aurais été dans l’impossibilité de vous satisfaire.

— Oh ! oh ! pourquoi donc cela, s’il vous plaît ?

— Tout simplement parce que c’était un secret surpris à l’exaltation de la fièvre et au délire, et qu’un médecin est un confesseur obligé bien autrement qu’un prêtre à garder le silence, parce que la plus légère indiscrétion de sa part. — je ne parle pas du cas actuel dont les révélations n’ont rien que d’honorable, — mais, dans d’autres circonstances, la plus légère indiscrétion de la part du médecin, je le répète, peut causer d’irréparables malheurs : le déshonneur et peut-être la perte du malade.

— Vous avez cent fois raison, docteur, reprit doucement la comtesse ; les secrets de la confession ne sont rien, comparés a ceux que vous révèle trop souvent le délire des malades au chevet desquels vous êtes appelé.

— Ô mon Dieu ! s’écria la jeune Américaine confuse et rougissante, j’ai donc parlé pendant ma fièvre, mon bon docteur ?

— Comme une charmante petite caillette, chère enfant, répondit-il en souriant ; mais ces confidences forcées étaient faites avec un accent qui glaçait le sang dans mes veines ; si graves que fussent les aveux qui vous échappaient, ils ne m’ont rien appris que je n’eusse deviné déjà ; rassurez-vous donc, chère miss Lucy ; vos paroles n’ont produit d’autre effet sur moi que celui de me faire apparaître plus grande et plus lumineuse votre innocence que l’homme de la police avait osé suspecter.

— Ô mon Dieu ! qu’allez-vous donc penser de moi ? mon bon docteur, s’écria-t-elle avec confusion, en cachant son charmant visage dans ses mains.

— Je pense, chère demoiselle, puisque vous désirez le savoir ce que tous nous pensons de vous : c’est-à-dire que vous êtes une pure et chaste enfant, dont la conduite pendant cette scène effroyable a été sublime d’énergie et de pudeur révoltée ! Je pense qu’une jeune fille qui, enfermée sans défense ni espoir de secours avec un monstre à face humaine ivre de vin et de luxure, trouve dans la honte d’une brutale et ignoble attaque et la crainte du déshonneur, trouve, dis-je, assez de courage pour se révolter contre le misérable qui, par des actes odieux, tente de flétrir et de profaner toutes ses saintes et nobles croyances, et fait résolument le sacrifice de sa vie en essayant de tuer le scélérat qui la torture, je pense que cette jeune fille, se faisant ainsi un linceul immaculé de sa robe virginale, a droit au respect et à l’admiration de tous ceux qui ont l’honneur et le bonheur de la connaître !

— Bien, mon excellent ami ! s’écria la comtesse enthousiasmée ; il était impossible de mieux exprimer les sentiments que nous éprouvons tous pour cette chère et vaillante enfant !

La conversation se prolongea pendant quelque temps encore.

Mais le docteur ayant fait observer que son intéressante malade était bien faible encore pour supporter de si fortes émotions, les dames se levèrent, embrassèrent affectueusement la jeune fille et la laissèrent seule en l’engageant à prendre un peu de repos, ce dont elle devait avoir grand besoin.

La comtesse, complètement remise de ses émotions de la nuit, accompagna le docteur et les deux dames jusqu’à la porte de communication avec l’hôtel d’Hérigoyen.

Puis on se sépara en se promettant mutuellement de se revoir bientôt.

Lorsque Julian se présenta chez madame de Valenfleurs, depuis quelques minutes à peine elle était remontée du jardin après avoir reconduit le docteur, et elle causait avec ses deux amies des événements de la nuit et de son inquiétude mortelle sur ce qui était arrivé à sa fille adoptive.

Ce fut en ce moment que Julian fut introduit dans l’atelier-boudoir où se tenaient les trois dames.

Julian fut intérieurement satisfait de les rencontrer ensemble.

La négociation qu’il allait entamer en devenait ainsi plus facile.

Après s’être affectueusement informé de l’état dans lequel se trouvait la comtesse, et si elle se ressentait encore des terribles émotions qu’elle avait subies, et que la comtesse l’eut assuré qu’elle n’éprouvait plus qu’une grande fatigue, et que sans la douleur et l’inquiétude poignante causées par son ignorance sur le sort de sa fille elle se considérerait comme complètement guérie, Julian lui demanda avec intérêt des nouvelles de miss Lucy Gordon, dont l’état affreux, quand on l’avait ramenée à l’hôtel, lui avait causé un véritable chagrin.

— Cette chère Lucy est bien maintenant, répondit la comtesse. Chez elle, c’était surtout le moral qui était affecté, certaines paroles qu’elle avait entendues en revenant à elle, et des soupçons maladroitement exprimés sur sa personne quand on la croyait encore évanouie avaient causé tout le mal. Mais, grace à Dieu, maintenant elle sait que jamais la pensée ne m’est venue de l’accuser et qu’au contraire nous savons qu’elle a failli être victime d’un infâme guet-apens. Ces assurances lui ont rendu tout le calme de son esprit ; elle est bien.

— Je suis heureux, madame, de ce que vous m’apprenez ; ni mon père, ni Bernard, ni moi, vous le savez, n’avons jamais voulu admettre que cette jeune fille fût coupable.

— Je le lui ai dit, monsieur, et cette conviction de votre part l’a rendue bien heureuse.

— J’en suis charmé, madame ; mais maintenant ce n’est pas une conviction, mais bien une certitude complète que nous avons tous de son innocence. Une personne qui sort de chez moi m’a révélé ce qui s’est passé, et mes amis et moi nous avons admiré le courage et l’énergie de cette chère enfant dans une situation aussi affreuse. Aussi, je vous en prie, veuillez être notre interprète auprès d’elle et lui exprimer tout ce que nous éprouvons d’admiration et de respect pour sa noble conduite.

— Je lui répéterai vos généreuses paroles, cher frère, dit la comtesse avec un séduisant sourire ; elles complèteront, j’en suis certaine, sa guérison.

— Je vous remercie, chère sœur, répondit-il sur le même ton ; je ne pouvais avoir un plus charmant et plus aimable interprète.

— Bien ! reprit-elle finement, maintenant faites-moi connaître le but véritable de votre visite matinale ?

— Bon ! répondit-il en riant, comment savez-vous si ma visite a un autre but que celui de vous voir ?

— Je le devine, mon cher Julian. Dans les circonstances anormales où nous nous trouvons, quand vous avez la tête bourrelée de tant de choses sérieuses, vous n’êtes pas homme à perdre ainsi votre temps en vaines cérémonies et à bavarder avec des femmes.

— Si aimables qu’elles soient d’ailleurs, dit Denizà avec un sourire légèrement railleur. Exécutez-vous, beau ténébreux, et venez au fait.

— Oui, oui, exécutez-vous, monsieur le diplomate, ajouta Mariette en riant.

— Les femmes sont des démons… c’est-à-dire des anges ! La langue m’a fourché ! s’écria-t-il en riant ; eh bien ! soit, j’en conviens : ma visite avait encore un autre but.

— Dites vite ! s’écria la comtesse.

— Oui, oui ! répétèrent les autres dames.

— Vous le voulez, je m’exécute. Seulement promettez-moi de faire ce que je vais vous demander, et ce, sans exiger des explications qui seraient trop longues en ce moment, mais que je vous promets de ne pas vous refuser ce soir.

— Hein ! C’est bien grave, cela, dit Denizà.

— Il promet de nous tout révéler ce soir, fit observer Mariette.

— C’est une raison, dit la comtesse ; bah ! risquons-nous.

— D’autant plus, ajouta Denizà, qu’il nous faudra toujours céder.

— Les hommes sont si autoritaires ! dit Mariette en faisant une petite mine à croquer.

— Donc vous acceptez ? reprit-il.

— Nous nous résignons, corrigea Denizà avec un adorable sourire.

— C’est la même chose, dit-il en riant. Voici ce dont il s’agit, ajouta-t-il en redevenant sérieux subitement : pour certaines raisons très importantes, il faut que, à une heure de l’après-dînée, vous trois, mesdames, ainsi que miss Lucy Gordon, vous abandonniez vos hôtels, et accompagnées par don Cristoval de Cardenas, vous alliez vous installer pour huit jours dans une délicieuse maison achetée par moi dans un quartier excentrique, en prévision de ce qui arrive aujourd’hui ; c’est principalement à vous que je m’adresse, chère comtesse : les trois autres dames ne vont avec vous que pour vous tenir compagnie.

— C’est donc une fuite ? dit la comtesse devenue pensive.

— Non ; c’est une précaution tout au plus, mais précaution indispensable. Ne prenez avec vous que les objets absolument nécessaires ; la maison est amplement garnie de tout. Vous emmènerez vos femmes ; la livrée vous suivra, sauf quelques domestiques que nous laisserons à la garde des deux hôtels. Ne vous inquiétez en aucune façon de ce départ précipité. Je vous le répète, ce n’est qu’une précaution ; et peut-être même ce délai de huit jours, que je vous ai assigné, ne sera-t-il pas atteint.

— Nous obéirons, mon cher Julian, répondit la comtesse. Pour que vous ayez pris une détermination aussi grave, il faut que vous y ayez été contraint par des raisons d’une importance exceptionnelle.

— Vous me rendez justice, chère comtesse. Bientôt vous reconnaîtrez que, dans votre propre intérêt et surtout dans celui de notre chère Vanda, je devais agir ainsi que je le fais.

— J’en suis certaine. Ainsi, à une heure ou une heure et demie au plus tard, nous partirons ?

— Peut-être ne serai-je pas à l’hôtel alors ; permettez-moi donc de vous dire au revoir : nous nous retrouverons ce soir dans votre nouvelle demeure.

Julian prit alors congé. Sa femme le suivit ainsi que Mariette.

Pendant le court trajet qu’ils avaient à faire, Julian expliqua en quelques mots ce qui se passait et les motifs qui l’engageaient à faire au plus vite quitter son hôtel à la comtesse.

Denizà approuva son mari et lui promit le secret jusqu’au soir.

En traversant le jardin, Julian rencontra le policier.

— Eh bien ! lui demandai-il, votre inspection a-t-elle eu un bon résultat ?

— Excellent, répondit le policier. J’ai reconnu dans la livrée de la comtesse trois mauvais drôles qui ne devaient être là que dans de mauvaises intentions : trois forçats en rupture de ban, rien que cela !

— Diable ! fit Julian ; il paraît que notre ami Fillmore était bien renseigné et qu’il avait raison : une épuration était indispensable.

— Elle est faite.

— Vous avez congédié ces drôles en les envoyant se faire pendre ailleurs ?

— Je m’en suis bien gardé ! ils n’y seraient pas allés ! Je les connais, dit-il en riant ; je les ai fait arrêter en les recommandant au prône ; leur compte est bon ; ceux-là, du moins, ne nous inquiéteront plus.

— Vous avez parfaitement fait.

Julian rendit compte à ses amis de la façon dont il s’était acquitté de sa mission.

Il s’entendait avec son père pour surveiller le départ et veiller à ce que tout se passât sans bruit.

Puis il convint avec don Cristoval de l’heure à laquelle il viendrait chercher les dames pour les conduire rue de Reuilly.

Tout cela convenu, l’haciendero et son fils prirent congé.

No tenga usted cuidado — ne vous inquiétez pas ! — dit don Cristoval à Julian en lui serrant la main.

Et les deux hommes se retirèrent.

Il fut entendu entre le père et le fils que le docteur resterait à l’hôtel pour surveiller tout, mais qu’ils se verraient chaque jour.

Julian écrivit un mot à Michel, son intendant, pour l’avertir, afin qu’il ne fût pas pris à l’improviste par l’arrivée subite de tant de monde, et il fit aussitôt porter cette lettre par son valet de chambre.

Les dames s’occupaient activement de leurs préparatifs de voyage.

Seule, la charmante Mariette n’eut rien à faire qu’à aider ses deux amies, venue de chez elle avec l’intention de passer quelques jours à l’hôtel d’Herigoyen. Tout était prêt.

Après le déjeuner eut lieu le conseil dont nous avons rendu compte dans un précédent chapitre.

Tous nos personnages sortirent pour commencer leurs investigations.

Une heure plus tard, ce fut au tour des dames de quitter l’hôtel, dont elles partirent sous la garde affectueuse de don Cristoval de Cardenas et de son fils.

Deux voitures emmenaient les caméristes ; un fourgon de campagne suivait chargé de bagages.

Les dames ont toujours une foule de choses à emporter avec elles, même dans leurs plus courtes excursions.

Àdeux heures, il ne restait plus que quatre domestiques de confiance et l’intendant Jérôme Desrieux dans l’hôtel de Valenfleurs.

Le digne intendant n’avait pas voulu abandonner son poste, ce dont la comtesse l’avait fort remercié.

Dans l’hôtel d’Hérigoyen la situation était la même.

Le docteur avait donné le commandement général des deux hôtels à son brave Moucharaby, responsabilité qui flattait singulièrement l’ancien spahis.

Nous reprendrons maintenant notre récit au point où nous l’avons laissé.