Les Pensées d’une reine/La Souffrance

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Calmann Lévy (p. 79-89).

VII

LA SOUFFRANCE


I

La souffrance est notre plus fidèle amie. Elle revient toujours. Souvent, elle change de robe et même de figure ; mais nous la reconnaissons aisément à son étreinte cordiale et intime.


II

La souffrance est une lourde charrue, conduite par une main de fer. Plus le sol est ingrat et rebelle, plus elle le déchire ; plus il est riche et facile, plus elle s’enfonce.


III

Ne vous plaignez pas de souffrir, car vous apprenez à secourir.


IV

Quand on est jeune, la douleur est une tempête qui vous rend malade ; dans l’âge mûr, elle n’est qu’une bise qui ajoute une ride à votre figure et une mèche blanche aux autres.


V

La souffrance est sensitive et clairvoyante. Le bonheur a les nerfs plus solides et l’œil moins juste.


VI

C’est presque toujours notre corps qui nous fait demander un appui pour l’âme.


VII

Une bête qui souffre cherche la solitude. Il n’y a que l’homme qui aime à faire parade même de sa souffrance.


VIII

Quand nous avons un chagrin que nous ne voulons pas dire, nous parlons des autres que nous cachions autrefois.


IX

La douleur est comme une source chaude : plus on la comprime, plus elle bout.


X

Il y a des gens qui se nourrissent de leur douleur, au point qu’ils s’en engraissent.


XI

Il y a des larmes qui brûlent et laissent des cicatrices. Il y en a d’autres qui embellissent et qui parent le visage. Il y en a enfin qui menacent et font trembler.


XII

L’angoisse est moins supportable que la douleur ; l’angoisse aiguise les sensations ; la douleur les émousse.


XIII

La douleur se venge de notre courage ; elle s’augmente.


XIV

Quand on est depuis longtemps sevré de la joie, on ne la demande plus, et lorsqu’elle frappe à votre porte, vous ouvrez en tremblant, de peur qu’elle ne soit la douleur travestie.


XV

Ceux qui prétendent que la douleur chantée est presque guérie, ou ne sont pas poètes ou n’ont pas souffert. C’est comme si l’on disait que celui qui crie dans la torture, ou pendant une opération, ne souffre pas.


XVI

Lorsque vous souffrez beaucoup, vous voyez tout le monde à une grande distance, comme au bout d’une immense arène. Les voix mêmes paraissent venir de loin.


XVII

Dans la grande souffrance, vous vous fermez comme l’huître. Si on vous ouvrait le cœur de force, on vous tuerait.


XVIII

Le découragement est comme une éponge : il grossit par les larmes.


XIX

La compassion de ceux qui n’ont pas souffert vous arrive comme un petit vent glacé qui refroidit le soleil. La sympathie de ceux qui ont souffert est comme le sirocco, chaud, même en hiver ; mais il vous rend mou.


XX

La lutte contre le monde extérieur double les ressorts de l’organisme ; la lutte contre nous-mêmes les brise.


XXI

La mélancolie quand elle n’est pas une langueur physique, est une espèce de convalescence, pendant laquelle on se croit toujours beaucoup plus malade que pendant la maladie.