Les Petites Comédies du vice/L’Amant de cœur

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Les Petites Comédies du vice
Les Petites Comédies du viceC. Marpon et Flammarion (p. 101-112).


LES PETITES LÂCHETÉS


L’AMANT DE CŒUR
(LES PETITES LÂCHETÉS)


Bel-à-voir et Riche-en-laid étaient cousins.

Bel-à-voir était si beau, si beau, que les chiens s’arrêtaient à son passage.

Riche-en-laid était porteur d’une de ces figures qui font préférer le singe à l’homme.

Aussi leurs pères avaient-ils deux manières d’envisager l’avenir :

— Si Riche-en-laid tourne aux femmes, je suis ruiné ! disait l’un.

— Gare aux poulettes ! répétait joyeusement l’autre.

Quand les deux jeunes coqs eurent leurs ergots, ils prirent le chemin du poulailler.

Le soir même, Riche-en-laid exprimait sa flamme à une sévère beauté, qui lui répondit :

— Mon bon, quand on a votre figure, on ajoute quelque chose au bout.

À quoi Riche-en-laid répliqua :

— Ajoutons-y douze cents francs par mois.

Immédiatement, on lui trouva une laideur expressive et intelligente ; il avait un faux air de Mirabeau.

La tigresse se fit chatte caressante.

La soubrette mit un tablier plus blanc et, une lampe dans chaque main, reconduisit respectueusement monsieur.

Il était nommé à la charge !!!

Bel-à-voir, dès la veille, avait été enlevé par une jolie pécheresse qui lui disait au fond d’un boudoir :

— Apprends-moi l’amour du cœur.

Aussi, quand il voulut pendre la crémaillère de cette liaison :

— Rien, rien, lui cria-t-on, ton cœur seul, le reste regarde un vieux général.

C’est ainsi que les deux cousins s’engagèrent au Pays de Tendre par des sentiers différents. On disait d’eux :

L’un est un imbécile.

L’autre est un heureux mortel.

Pour ses douze cents francs par mois, c’est-à-dire quarante francs par jour, on fournit à Riche-en-laid bonne figure, sourires, complaisances et linge blanc.

On lui tenait les portes ouvertes à son heure et à son caprice.

On lui fit la réputation d’un homme qui sait vivre.

— Je vous dois ma position, je ne vous tromperais pas pour un empire ! lui disait-elle souvent.

On avait avec lui la politesse des apparences ; il était libre d’y croire.

Quant à Bel-à-voir, c’était autre chose.

Son esclave lui disait :

— J’attends le général. Ne viens pas !

On le faisait entrer par la cuisine, où il guettait pendant deux heures la sortie du guerrier, en causant avec la bonne, dont il payait la discrétion deux cents francs par mois. — Il fermait aussi la bouche du concierge, du cocher, de la cuisinière, qui, pour le remercier, ne cessaient de lui vanter la générosité du général qui était si riche.

À tout instant, le nom de son rival lui tintait aux oreilles.

Mais il se disait en regardant sa figure : « Le pauvre homme, quel sot rôle je lui fais jouer ! »

Comme il était aimé, il devait flatter la vanité de l’ange.

Gantier, tailleur, bottier gonflaient leurs notes.

Car il fallait être sans cesse en tenue d’homme aimé.

Riche-en-laid venait chez sa maîtresse en paletot sac et en bottes crottées qu’il étalait sur un divan.

Au matin, il la quittait par un simple : « À ce soir ».

Il descendait le grand escalier lourdement, en plein midi, à la vue du concierge, qui s’inclinait humblement, et il partait fumer son cigare, la chaussure propre et le linge frais, car il avait, chez la belle, place réservée pour un trousseau de rechange.

Les rares lendemains des nuits volées au général, Bel-à-voir, sur pied à la pointe du jour, demandait :

— À quand ?

On lui répondait :

— Je te le ferai dire.

Il descendait à pas de loup l’escalier de service, saluait le porteur d’eau ou charbonnier qui montait et, se glissant le long des maisons en cachant sous son habit boutonné son linge fripé, il allait chez la fleuriste commander un bouquet de deux louis qu’il envoyait à titre de remerciements.

Car il était aimé pour lui-même.

Riche-en-laid disait à sa belle :

— Tu viendras à minuit me prendre à ma brasserie, où je passerai la soirée avec mes amis.

À l’heure dite, elle était là. On s’en allait à pied vers un but immanquable.

Bel-à-voir recevait un petit mot de sa victime :

« J’ai ma soirée libre, elle est à toi ».

Il courait retenir un joli coupé.

Ils s’enfermaient — à quel prix ! — en un cabinet de Bignon pour dîner.

Puis, on finissait la soirée dans un petit théâtre en une avant-scène de six places qu’on payait en entier pour être seuls.

On y grignotait quelques bonbons en respirant un gros bouquet.

Au cinquième acte, les tiraillements d’estomac la torturaient.

Le coupé, gardé à l’heure, reprenait la route de Bignon.

On y suçait une aile de perdreau et quelques fraises — au mois de janvier !

Puis elle disait tout à coup :

— Tiens, j’ai perdu mon bracelet !

Et Bel-à-voir avait grand-peine à lui faire accepter d’avance le bracelet qu’il promettait d’envoyer le lendemain.

Enfin l’heure du berger allait sonner et, quand son adorée attachait les brides de son chapeau, il calculait ce que lui avait coûté, bracelet compris, cette soirée passée dans un petit théâtre.

Trente louis !!!

Il avait à peine trouvé le total que la soubrette entrait comme une bombe dans le cabinet, en criant : — Je cours après vous depuis deux heures ! Le général est arrivé et il s’est couché en attendant madame.

Et l’homme aimé quittait sa belle pour ne pas lui faire perdre sa position.

Le jour de la fête de Bel-à-voir, son esclave lui dit :

— Allons célébrer ce beau jour à la campagne, bien loin — mais ne prenons pas le chemin de fer, il est mal composé.

Il dépensa cent écus pour sa propre fête.

À la sienne, Riche-en-laid avait reçu un parapluie de sa victime.

Riche-en-laid dînait-il chez sa conquête, petits plats de son choix s’entassaient devant lui.

À tout dîner pris chez sa belle — qu’il avait largement payé par vingt francs glissés à la cuisinière — le joli garçon mangeait les reliefs du général, car une voix amoureuse lui murmurait :

— On ne peut le jeter, il faut que ça soit mangé.

Un jour sonna l’heure de la rupture de cette double liaison.

À Riche-en-laid, on répondit :

— Je suis payée ; vous vous êtes conduit en galant homme.

Mais à Bel-à-voir, sa princesse en furie cria :

— Voleur !

Et elle lui détailla le compte de tout ce qu’il lui avait fait perdre.

Pour lui, elle avait refusé cinq mille francs que lui offrait M. A…

Elle n’avait pas accepté un mobilier de M. B…

Elle avait repoussé les diamants de M. C…

Elle avait dédaigné les chevaux de M. D…

Au total, cent vingt mille francs dont il lui avait fait tort.

— Est-ce que je n’ai pas bien agi avec toi ? T’ai-je jamais demandé un sou ? lui criait-on durant cette scène orageuse qui se termina par un :

— Va, tu n’es qu’un… !

Et elle lui lança une épithète qui commence comme « macadam » et qui rime avec « lapereau ».

Quand les deux cousins rentrèrent au bercail, il fallut avouer les dettes aux pères.

D’un air piteux, Bel-à-voir confessa soixante-quinze mille francs.

Le père eut un soubresaut convulsif.

— Bigre ! c’est salé ! avec ta figure surtout !

Mais comme, au dire du moraliste, le malheur d’autrui nous console, il ajouta :

— Riche-en-laid, avec sa face de singe, doit avoir ruiné son père à plate couture.

Ce dernier, à l’interrogation paternelle, prit la plume et fit cette simple addition :

Dix mois à douze cents francs :

Total, douze mille francs.

Quand les deux cousins se rencontrèrent, le monstre demanda à l’Antinoüs :

— Quelle est donc cette femme qui t’a coûté tant d’argent ?

— Pauline la blonde.

— Tiens, c’était la mienne !

— Comment ! C’était toi le général !

Pour quarante francs par jour, Riche-en-laid avait eu le dessus du panier, et même — à son insu — un grade honorable dans l’armée.

Pour quatre cents francs par jour, l’autre avait acheté ses restes.