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Les Petites Comédies du vice/La Dame du comptoir

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Les Petites Comédies du vice
Les Petites Comédies du viceC. Marpon et Flammarion (p. 247-256).



LES MANIES



LA DAME DU COMPTOIR
(LES MANIES)


Oui, monsieur, inspectez les feuilles de présence à mon ministère, vous verrez que je n’ai pas à me reprocher, en vingt ans, une seule minute de retard, et cependant je m’écrie : « L’exactitude est un exécrable défaut !!! »

Foin de ces gens qui sont toujours là, une montre au poing, arrivant à l’heure juste et vous disant : « Hein ! suis-je bien à la minute ? » Ils sont nuisibles à eux-mêmes et désagréables aux autres ! Ou désagréables aux autres : parce que vous comptiez avoir fini, avant leur arrivée, telle ou telle chose que leur exactitude vous force d’interrompre. Ou nuisibles à eux-mêmes, parce que, sachant leur exactitude, vous n’avez rien voulu entamer aux dix dernières minutes ; que vous vous impatientez après leur arrivée pendant qu’ils guettent dehors, d’œil à l’aiguille de leur montre, le triomphe d’apparaître à la seconde voulue ; de sorte qu’à leur entrée, ils sont pour vous, qui attendiez, d’un quart d’heure en retard.

Oui, monsieur, moi qui, pendant vingt ans, servis à régler sur mon passage toutes les horloges du quartier, je vous le répète : « L’exactitude est un exécrable défaut ! » Et je m’en suis guéri, car je lui dois un des plus affreux chagrins de ma vie.

Écoutez et jugez :

J’ai, durant sept longues années, déjeuné dans le même café. À onze heures cinq minutes, j’ouvrais la porte ; à midi moins cinq, je la refermais.

Inutile de vous faire l’éloge de la dame du comptoir ! Qu’il vous suffise de savoir que, dès ma première tasse de café, elle régna sur mon cœur. Mon regard lui dit-il que je l’aimais ? devina-t-elle mon amour ? Je l’ignore ; mais nous nous aimâmes à distance, sans mot dire, pendant sept ans… car je mis sept ans à me rapprocher de son comptoir assez près pour lui parler sans la compromettre.

Oui, sept ans ! pour avancer de la table numéro 7, que j’occupais à mon début, jusqu’au numéro 1, qui touchait le comptoir ! Que voulez-vous ? monsieur, j’étais si exact que j’arrivais toujours une demi-heure après six abonnés aussi exacts que moi. Que d’adresse il me fallut pour les déposséder de ces six tables qui me séparaient de mon ange !

Le numéro 6 ne tint pas longtemps ; je me mis à couper du bouchon, et, les nerfs agacés, il quitta la place dont je m’emparai.

Six mois après, un hasard me débarrassa du numéro 5, qui était superstitieux. Le garçon brisa un verre et répandit le café sur cette table, que son propriétaire déserta tout craintif. Elle devint mienne.

En deux séances, j’eus raison du numéro 4, qui faisait un petit somme habituel après son repas. Je dansai si bien sur ma banquette, que ce trémoussement amena un tangage à tel point désagréable pour le dormeur qu’il alla porter ses habitudes dans une autre salle.

Le numéro 3 ne dura qu’un jour. La vue de mes tartines de beurre, noires de caviar, que je trempais dans mon café au lait, lui souleva si fort le cœur, qu’il n’eut que le temps bien juste de fuir cet épouvantable spectacle.

Le numéro 2 ! Oh ! le numéro 2 !! Je tremble encore quand j’y pense ! Je mis quatre ans à le déposséder ! Sans les regards de mon ange, qui encourageaient mes efforts à me rapprocher, j’aurais renoncé au numéro 2.

Mais, me direz-vous, pourquoi ne vous êtes-vous pas évité tant de peine en avançant votre déjeuner de deux heures, ce qui vous aurait rendu maître des tables ? Ou, plutôt, que ne veniez-vous, dans la journée, à un de ces instants où le café désert vous aurait permis d’entretenir votre belle à loisir ? Ah ! voilà ! c’est que, je vous l’ai dit, j’étais exact, j’avais la bêtise d’être exact. Ma vie était si bien réglée que vous ne m’auriez pas même fait dire « tu » à une femme à un autre moment que le deuxième dimanche du mois, de quatre heures dix à quatre heures cinquante.

Je reviens à mon numéro 2.

Le bouchon coupé, le caviar, la danse des banquettes, tout fut inutile avec lui, par cette raison qu’il était sourd, borgne de mon côté, et que ma banquette ne touchait pas la sienne. Je voulus le prendre par l’avarice, et, sur sa table, au coin de son coude borgne, j’empilais verres, assiettes, carafes, qu’il poussait bientôt à terre. Ce n’était, chaque matin, entre nous, qu’une montagne de débris qu’il payait sans même s’étonner de sa maladresse. Le cafetier en fit même une spéculation, en ne lui servant qu’un matériel fêlé que le malheureux soldait comme neuf.

En quatre ans, le numéro 2 a cassé de quoi monter le ménage de toutes ces peuplades sauvages de l’Océanie qui manquent tellement du nécessaire, qu’avec une seule paire de gants dix hommes s’habillent. Pauvre numéro 2 ! Je le plains aujourd’hui ! Car j’ai appris plus tard que s’il était tant opiniâtre au poste, c’est qu’il aimait aussi la dame du comptoir. Enfin, à bout de moyens après quatre années, je songeais à adresser sur lui une lettre anonyme à la préfecture de police, quand il eut la chance d’être écrasé par une de ces voitures de laitier ou de boucher que, j’ignore pourquoi, la police laisse courir à toute volée dans les rues de Paris.

De ma nouvelle place au numéro 2, si je ne touchais pas encore la terre promise, j’en sentais au moins les doux parfums. Je respirais l’odeur des carrés de sucre que mon ange caressait de ses blanches mains après avoir manié d’ignobles sous maculés de vert-de-gris ; je humais à pleins poumons l’arôme de l’eau de fleur d’oranger qu’elle versait dans ces vilaines petites bouteilles rondes qui ressemblent à un oignon blanc.

Un obstacle me séparait encore d’elle.

C’était le numéro 1.

Je résolus de le renverser.

Dès ce jour, je lui déclarai la guerre.

Un terrible homme que ce numéro 1, je vous le jure !! Ancien capitaine de gendarmerie, fort comme un Turc, barbu, moustachu, et par-dessus toute galant et monotone ; car, tournant son gros œil vers mon adorée, il lui répétait d’heure en heure, depuis huit ans, cette invariable phrase : « Je suis comme le lierre, je meurs où je m’attache. »

Ce qui me rassurait peu sur la prochaine possession de sa table, car il était bâti à vivre cent ans.

Je cherchai à amadouer le monstre par des contes lestes et des calembours ; mais, tordant sa moustache grise, il tarissait tout à coup ma verve en hurlant de sa voix de cuivre : « C’est en perdant son temps à faire des calembours que Grouchy est arrivé en retard !! » — Ce renseignement historique me surprit la première fois.

Ah ! je vous promets que si la France avait égaré son code pendant vingt-quatre heures seulement, j’en aurais profité pour poignarder le terrible capitaine… dans le dos. — Enfin, le ciel prit pitié de mon amour, et la fée de la dysenterie cueillit un beau matin cet exécrable rival.

Enfin, je m’installai au numéro un !!!

J’étais près d’elle !!! — Je contemplais son buste gracieux sortant du comptoir, j’admirais ses cheveux noirs, sa bouche mignonne, etc., etc. — Sept ans écoulés avaient bien un peu altéré tous ses charmes, mais je la voyais toujours avec les yeux de… ma première tasse de café !

Je renonce à vous dépeindre l’émotion, en partie double, de ce moment envié depuis si longtemps. La joie nous étouffait ; nous perdions la tête ; je trempais ma mouillette dans la carafe et je vidais mon café dans mon porte-monnaie ; elle empilait les sous sur ses petits plateaux et mettait les morceaux de sucre dans sa caisse.

Les grandes passions ne sont pas bavardes ; un court dialogue suffit pour nous lier l’un à l’autre, sans que le public fût dans la confidence.

En affectant de lire le nom du chapelier dans mon chapeau, je lui soufflai du fond de la coiffe : « Je t’aime. »

En feignant d’essuyer un bol à punch, elle me renvoya : « Je t’aime. »

À quoi je répliquai aussitôt :

— Sois ma femme ! à demain, chez mon notaire, à neuf heures trente-cinq.

(Neuf heures trente-cinq, c’était l’heure de mon pédicure, mais mon amour désordonné me faisait sacrifier pour une fois mon exactitude).

Le lendemain, à l’heure dite, j’étais tout délirant de passion, chez Me Crosse, mon notaire.

Je ne tarissais pas en éloges sur le compte de mon adorée, pendant que cet officier ministériel préparait son papier timbré.

— Vous allez la voir, blonde ! belle ! élancée ! une main de reine ! une gorge de déesse ! une taille d’enfant — Voilà sept ans que je l’aime.

Tout à coup. mon notaire me demanda

— Est-elle grande ou petite ?

Cette fort simple question m’interdit ; je ne pus que répondre :

— Je n’en sais rien.

— Comment ? vous n’en savez rien ! Voilà sept ans que vous l’aimez, et vous ignorez si elle est petite ou grande ?

— C’est la vérité pure ; je ne l’ai jamais vu autrement qu’assise dans son comptoir… c’est-à-dire jusqu’à la ceinture.

— Mais vous avez dû pourtant vous rencontrer ailleurs… à la promenade, au théâtre, au bain ?

— Jamais autre part qu’à son café… et je suis si exact en tout, ma vie est si réglée que je n’ai pu, aucun jour, consacrer mon temps à cet ange que de onze heures cinq à midi moins cinq, moment où je la trouvais et je la quittais assise à son comptoir.

J’achevais à peine que la porte de l’étude s’ouvrit.

Ma fiancée entrait.

Tout à coup je poussai un cri d’horreur et je m’évanouis sur les genoux du notaire.

La bien-aimée de mon cœur, l’ange de mes rêves avait deux jambes de bois !!!

Mai 1863.