Les Petites Filles modèles/20

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Hachette (p. 195-215).



XX

LA PAUVRE FEMME


« Mes chères enfants, dit un jour Mme de Fleurville, allons faire une longue promenade. Le temps est magnifique, il ne fait pas chaud ; nous irons dans la forêt qui mène au moulin. »

Marguerite.

Et cette fois je n’emporterai certainement pas ma jolie poupée.

Madame de Rosbourg.

Je crois que tu feras bien.

Camille, souriant.

À propos du moulin, savez-vous, maman, ce qu’est devenue Jeannette ?

Madame de Fleurville.

Le maître d’école est venu m’en parler il y a peu de jours ; il en est très mécontent ; elle ne travaille pas, ne l’écoute pas ; elle cherche à entraîner les autres petites filles à mal faire. Ce qui est pis encore, c’est qu’elle vole tout ce qu’elle peut attraper ; les mouchoirs de ses petites compagnes, leurs provisions, les plumes, le papier, tout ce qui est à sa portée.

Madeleine.

Mais comment sait-on que c’est Jeannette qui vole ? Les petites filles perdent peut-être elles-mêmes leurs affaires.

Madame de Fleurville.

On l’a surprise déjà trois fois pendant qu’elle volait, ou qu’elle emportait sous ses jupons les objets qu’elle avait volés ! Depuis ce temps, la maîtresse d’école la fouille tous les soirs avant de la laisser partir.

Marguerite.

Et sa mère, qui l’a tant fouettée l’année dernière pour la poupée, ne la punit donc pas ?

Madame de Fleurville.

Sa mère l’a fouettée sévèrement pour la poupée parce que ce vol lui avait fait perdre les présents que je devais lui donner ; mais il paraît qu’elle l’élève très mal, et qu’elle lui donne de mauvais exemples.

Sophie.

Est-ce que sa mère vole aussi ?

Le maître d’école est très mécontent de Jeannette.
Madame de Fleurville.

Elle vole dans un autre genre que sa fille ; ainsi quand on lui apporte du grain à moudre, elle en cache une partie. Elle va la nuit avec son mari voler du bois dans la forêt qui m’appartient ; elle vole du poisson de mes étangs et elle va le vendre au marché. Jeannette voit tout cela, et elle fait comme ses parents. C’est un grand malheur : le bon Dieu les punira un jour, et personne ne les plaindra. »

La promenade fut très agréable. On suivit un chemin qui entrait dans le bois ; les enfants virent de loin Jeannette qui se sauva dans le moulin aussitôt qu’elle les aperçut.

Marguerite.

Regarde, Sophie ; vois-tu la tête de Jeannette qui passe par la lucarne du grenier ?

Sophie.

Ah ! elle la rentre ! la voici qui reparaît à l’autre bout du grenier.

Camille.

Prenez garde, Jeannette nous lance des pierres !

En effet, cette méchante fille cherchait à attraper les enfants avec des pierres tranchantes qu’elle lançait de toute sa force. Mme de Fleurville en fut très mécontente, et promit qu’en rentrant elle ferait venir le père de Jeannette pour se plaindre de sa méchante fille.

On continua la promenade, et l’on finit par s’asseoir à l’ombre des vieux chênes chargés de glands. Pendant que les enfants s’amusaient à en ramasser et à remplir leurs poches, elles crurent entendre un léger bruit ; elles s’arrêtèrent et écoutèrent : des gémissements et des sanglots arrivèrent distinctement à leurs oreilles.

« Allons voir qui est-ce qui pleure », dit Camille.

Et toutes quatre s’élancèrent dans le bois, du côté où elles entendaient gémir. À peine eurent-elles fait quelques pas, qu’elles virent une petite fille de douze à treize ans, couverte de haillons, assise par terre ; sa tête était cachée dans ses mains ; les sanglots soulevaient sa poitrine, et elle était si absorbée dans son chagrin, qu’elle n’entendit pas venir les enfants.

« Pauvre petite, dit Madeleine, comme elle pleure ! »

La petite fille releva la tête et parut effrayée à la vue des quatre enfants qui l’entouraient ; elle se leva et fit un mouvement pour s’enfuir.

Camille.

Ne te sauve pas, ma petite fille ; n’aie pas peur, nous ne te ferons pas de mal.

Madeleine.

Pourquoi pleures-tu, ma pauvre petite ?

Le son de voix si plein de douceur et de pitié avec lequel avaient parlé Camille et Madeleine attendrit la petite fille, qui recommença à sangloter plus fort qu’auparavant. Marguerite et Sophie, touchées jusqu’aux larmes, s’approchèrent de la pauvre enfant, la caressèrent, l’encouragèrent et réussirent enfin, aidées de Camille et de Madeleine, à sécher ses pleurs et à obtenir d’elle quelques paroles.

« La pauvre petite, dit Madeleine, comme elle pleure ! »
La petite fille.

Mes bonnes petites demoiselles, nous sommes dans le pays depuis un mois : ma pauvre maman est tombée malade en arrivant ; elle ne peut plus travailler. J’ai vendu tout ce que nous avions pour avoir du pain, je n’ai plus rien ; j’avais pourtant bien espéré qu’on m’achèterait au moulin ma pauvre robe qui cache mes haillons, mais on n’en a pas voulu ; j’ai été chassée, et même une petite fille m’a lancé des pierres.

Marguerite.

Je suis sûre que c’est la méchante Jeannette.

La petite fille.

Oui, tout juste ; sa mère l’a appelée de ce nom et lui a dit de finir, mais elle m’a encore attrapée au bras, si fort que j’en ai saigné. Ce ne serait rien si j’avais pu avoir quelque argent pour rapporter du pain à ma pauvre maman ; elle est si faible, et elle n’a rien mangé depuis hier !

Sophie.

Rien mangé !… Mais alors… toi aussi, ma pauvre petite, tu n’as rien mangé !

La petite fille.

Oh moi ! mademoiselle, je ne suis pas malade : je puis bien supporter la faim ; d’ailleurs, en allant au moulin, j’ai ramassé et mangé quelques glands.

Camille.

Des glands ! Pauvre, pauvre enfant ! attends-nous un instant, ma petite ; nous avons dans un panier du pain et des prunes, nous allons t’en apporter.

— Oui, oui, s’écrièrent tout d’une voix Madeleine, Marguerite et Sophie, donnons-lui notre goûter, et demandons de l’argent à nos mamans pour elle.

Elles coururent rejoindre leurs mamans ; elles arrivèrent toutes haletantes, et, pendant que Camille et Madeleine racontaient ce que leur avait dit la petite fille, Sophie et Marguerite couraient lui porter le panier qui renfermait les provisions ; elles virent bientôt arriver Mme de Fleurville et Mme de Rosbourg. La petite fille n’avait pas encore touché au pain ni aux fruits.

Madame de Fleurville.

Mange, ma petite fille ; tu nous diras ensuite où tu demeures et qui tu es.

La petite fille, faisant une révérence.

Je vous remercie bien, madame, vous êtes bien bonne ; j’aime mieux garder le pain et les fruits pour les donner à maman ; je vais tout de suite les lui porter.

Madame de Rosbourg.

Et toi, ma petite, tu n’en mangeras donc pas ?

La petite fille.

Oh ! madame, merci bien, je n’en ai pas besoin ; je ne suis pas malade, je suis forte. »

En disant ces mots, la petite fille, pâle, maigre et à peine assez forte pour se soutenir, essaya de porter le panier et fléchit sous son poids ; elle se retint au buisson, rougit et répéta d’une voix faible et éteinte : « Je suis forte, mesdemoiselles, ne vous inquiétez pas de moi. »

Madame de Rosbourg, se mettant en marche.

Donne-moi ce panier, ma pauvre enfant, je le porterai jusque chez toi ; où demeures-tu ?

La petite fille.

Ici, tout près, madame, sur la lisière du bois.

Madame de Fleurville.

Comment s’appelle ta maman ?

La petite fille.

On l’appelle la mère la Frégate, mais son vrai nom est Françoise Lecomte.

Madame de Fleurville.

Et pourquoi donc, mon enfant, l’appelle-t-on la mère la Frégate ?

La petite fille.

Parce qu’elle est la femme d’un marin.

Madame de Rosbourg, avec intérêt.

Où est ton père ? N’est-il pas avec vous ?

La petite fille.

Hélas ! non, madame, et c’est pour cela que nous sommes si malheureuses. Mon père est parti il y a quelques années ; on dit que son vaisseau a péri ; nous n’en avons plus entendu parler ; maman en a eu tant de chagrin qu’elle a fini par tomber malade. Nous avons vendu tout ce que nous avions pour acheter du pain, et maintenant nous n’avons plus rien à vendre. Que va devenir ma pauvre mère ? Que pourrais-je faire pour la sauver ?

Et la petite fille recommença à sangloter.

Mme de Rosbourg avait été fort émue et fort agitée par ce récit.

« Sur quel vaisseau était monté ton père, demanda-t-elle d’une voix tremblante, et comment s’appelait le commandant ? »

La petite fille.

C’était la frégate la Sibylle, commandant de Rosbourg. »

Mme de Rosbourg poussa un cri et saisit dans ses bras la petite fille effrayée.

« Mon mari !… son vaisseau !… répétait-elle. Pauvre enfant, toi aussi, tu es restée orpheline comme ma pauvre Marguerite ! Ta pauvre mère pleure comme moi un mari perdu, mais vivant peut-être. Ah ! ne t’inquiète plus de ta mère ni de ton avenir ; vite, conduis-moi près d’elle, que je la voie, que je la console ! »

Un matelot de la Sibylle.

Et elle pressa le pas, tenant par la main, la petite Lucie (c’était son nom) ; Mme de Fleurville et les enfants suivaient en silence. Lucie n’avait pas bien compris l’exclamation et les promesses de Mme de Rosbourg, mais elle sentait que c’était du bonheur qui lui arrivait et que sa mère serait secourue ; elle marchait aussi vite que le lui permettait sa faiblesse ; en peu d’instants elles arrivèrent à une vieille masure.

C’était une cabane, une hutte de bûcheron, abandonnée et délabrée. Le toit était percé de tous côtés ; il n’y avait pas de fenêtre ; la porte était si peu élevée que Mme de Rosbourg dut se baisser pour y entrer ; l’obscurité ne lui permit pas au premier moment de distinguer, au fond de la cabane, une femme, à peine couverte de mauvais haillons, étendue sur un tas de mousse : c’était le lit de la mère et de la fille. Aucun meuble, aucun ustensile de ménage ne garnissait la cabane ; aucun vêtement n’était accroché aux murs. Mme de Rosbourg eut peine à retenir ses larmes à la vue d’une si profonde misère ; elle s’approcha de la malheureuse femme pâle, amaigrie, qui attendait avec anxiété le retour de Lucie et la nourriture qu’elle devait acheter avec le prix de sa pauvre vieille robe. Mme de Rosbourg comprit que la faim était en ce moment la plus cruelle souffrance de la mère et de la fille ; elle fit approcher Lucie, ouvrit le panier et partagea entre elles le pain et les fruits, qu’elles dévorèrent avec avidité. Elle attendit la fin de ce petit repas pour expliquer à la pauvre femme qu’elle était Mme de Rosbourg, femme du commandant de la Sibylle, et que la petite Lucie lui avait raconté leur misère, leur chagrin depuis la perte du vaisseau que montait son mari.

« Je me charge de votre avenir, ma pauvre Françoise, ajouta-t-elle ; ne vous inquiétez ni de votre petite Lucie ni de vous-même. En rentrant à Fleurville, je vais immédiatement vous envoyer une charrette qui vous amènera au village. Je m’occuperai de vous loger, de vous faire soigner, de vous procurer tout ce qui vous est nécessaire. Dans deux heures vous aurez quitté cette habitation malsaine et misérable. »

Mme de Rosbourg ne donna ni à Françoise ni à Lucie le temps de revenir de leur surprise ; elle sortit précipitamment, emmenant avec elle Mme de Fleurville et les enfants, qui étaient restés à la porte de la cabane. Aucune d’elles ne parla ; Mme de Rosbourg était absorbée dans ses tristes souvenirs, Mme de Fleurville et les enfants respectaient sa douleur. En approchant du village, Mme de Rosbourg proposa à Mme de Fleurville de venir avec elle visiter une maison qui était à louer depuis quelque temps et qui pouvait convenir à la pauvre femme. Mme de Fleurville accepta la proposition avec empressement, et l’on se dirigea vers une maison petite, mais propre, et entièrement mise à neuf. Il y avait trois pièces, une cave et un grenier, un joli jardin et un potager planté d’arbres fruitiers ; les chambres étaient claires, assez grandes pour servir, l’une de cuisine et de salle à manger, l’autre de chambre pour la mère Françoise et sa fille, la troisième de pièce de réserve.
Mme de Rosbourg eut peine à retenir ses larmes.

« Chère amie, dit Mme de Rosbourg à Mme de Fleurville, pendant que j’irai chez le propriétaire de cette maison, ayez la bonté de rentrer au château et d’envoyer une charrette qui ramènera la femme Lecomte, et une seconde voiture qui apportera ici les meubles et les effets indispensables pour ce soir. La pauvre femme pourra dès aujourd’hui passer la nuit dans un bon lit, en attendant que je lui achète de quoi se meubler convenablement. »

Mme de Fleurville et les enfants partirent sans plus attendre. Les enfants, aidés d’Élisa, se chargèrent de rassembler tout ce qu’il fallait pour le coucher et le dîner de Françoise et de Lucie. Mais, quand chacune d’elles eut fait apporter les objets qu’elle croyait absolument nécessaires, il y en avait une telle quantité, qu’une seule charrette n’aurait pu en contenir même la moitié. C’étaient des tables, des chaises, des fauteuils, des tabourets, des flambeaux, des vases, des casseroles, des cafetières, des tasses, des verres, des assiettes, des carafes, des balais, des brosses, des tapis, un pain de sucre, deux pains de six livres chacun, une marmite pleine de viande, une cruche de lait, une motte de beurre, un panier d’œufs, dix bouteilles de vin, toutes sortes de provisions en légumes en fruits, en saucissons, jambons, etc., etc.

Quand Élisa vit cet amas d’objets inutiles, elle se mit à rire si fort que Marguerite et Sophie se fâchèrent, pendant que Camille et Madeleine rougissaient de contrariété.

Élisa, riant encore.

Et vous croyez que votre maman enverra tout cet amas de choses inutiles ?

Sophie, piquée.

Il n’y a rien que de très utile dans ce que nous avons fait apporter.

Élisa.

Utile pour une maison comme la nôtre ; mais pour une pauvre femme qui n’a pas seulement un lit à elle, que voulez-vous qu’elle fasse de tout cela ? Et comment viendrait-elle à bout de ranger et de nettoyer tous ces meubles ? et comment mangerait-elle tout ce pain, qui serait dur comme une pierre avant qu’elle arrivât à la dernière bouchée ? cette viande, qui serait gâtée avant qu’elle en eût mangé la moitié ? ce beurre, ces œufs, ces légumes ? Tout serait perdu, vous le voyez bien.

Camille.

Mais toi-même, Élisa, tu as préparé des matelas, des oreillers, des draps, des couvertures.

Élisa.

Certainement, parce que c’est nécessaire pour le coucher de la mère Lecomte et de sa fille. Mais tout cela ?… Allons, laissez-moi faire ; je vais arranger les choses pour le mieux. Joseph, venez nous aider à ranger nos affaires dans la charrette pour la petite maison blanche du village. Tenez, voilà Nicaise qui passe ; appelez-le, qu’il nous donne un coup de main… Bon… ; prenez les matelas… c’est cela… ; à présent, le paquet de couvertures, de draps et d’oreillers…, très bien… Placez dans un coin ce pain, ce petit pot de beurre, ces six œufs… ; bon… et puis la petite marmite de bouillon…, une bouteille de vin à présent…, un paquet de chandelles et un flambeau. Là…, ajoutez cette petite table, deux chaises de paille, deux verres, deux assiettes…, et c’est tout. Allez, maintenant, et attendez madame pour décharger la voiture. »