Les Petites Filles modèles/21

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Hachette (p. 215-224).

XXI

INSTALLATION DE FRANÇOISE ET DE LUCIE

Camille.

Maman, voulez-vous nous permettre d’aller avec Élisa à la petite maison blanche, pour préparer les lits et les provisions de la pauvre Lucie et de sa maman ? Nous la verrons arriver et nous jouirons de sa surprise.

Madame de Fleurville.

Oui, chères enfants, allez achever votre bonne œuvre et arrangez tout pour le mieux. Vous achèterez au village ce qui manquera pour leur petit repas du soir. Moi, je reste ici pour écrire des lettres et préparer vos leçons pour demain ; vous me raconterez la joie de la pauvre femme et de sa fille.

Madeleine.

Maman, pouvons-nous emporter une de nos chemises, un jupon, une robe, des bas, des souliers et un mouchoir pour la pauvre Lucie qui est en haillons ?

Madame de Fleurville.

Certainement, ma petite Madeleine ; tu as là une bonne et charitable pensée. Emportez aussi du linge pour la pauvre mère, et ma vieille robe de chambre, en attendant que Mme de Rosbourg achète ce qui est nécessaire pour les habiller.

Madeleine.

Merci, ma chère maman ; que vous êtes bonne !

Mme de Fleurville embrassa tendrement Madeleine, qui courut annoncer cette heureuse nouvelle à ses amies. Élisa fit un petit paquet des effets qu’elles emportaient, et elles se remirent gaiement en route. En arrivant à la maison blanche, elles y trouvèrent Mme de Rosbourg qui faisait décharger la charrette ; les enfants aidèrent Élisa à faire les lits et à placer les objets qu’on avait apportés.

Élisa.

Il nous faut du bois pour faire cuire la soupe.

Camille.

Et du sel pour mettre dedans !

Madeleine.

Et des cuillers pour la manger !

Sophie.

Et des couteaux pour couper le pain !

Marguerite.

Et des terrines et des plats pour mettre le beurre et les œufs.

Madame de Rosbourg.

Ma chère Élisa, voulez-vous aller au village acheter ce qui est nécessaire ?

Élisa.

Oui, madame, avec grand plaisir. Attendez-moi, enfants, je serai revenue dans cinq minutes.

Les enfants s’occupèrent à mettre le couvert, ce qui ne leur prit pas beaucoup de temps ; elles placèrent la table au milieu de la cuisine, les deux chaises en face l’une de l’autre, les assiettes, les verres et la bouteille de vin sur la table, ainsi que le pain. Élisa revint en courant ; elle apportait ce qui manquait et, de plus, du sucre pour le vin chaud qu’elle voulait faire boire à Françoise.

« Voici encore une cruche pour mettre de l’eau, ajouta-t-elle ; nous n’y avions pas pensé. »

Après une attente de quelques minutes, pendant lesquelles Élisa eut le temps d’allumer le feu et de faire une bonne soupe et une omelette, on vit enfin arriver la charrette, dans laquelle était étendue la pauvre Françoise, la tête appuyée sur les genoux de la petite Lucie. Quand la voiture s’arrêta devant la porte, Mme de Rosbourg, aidée d’Élisa, en fit descendre Françoise plus faible, plus pâle encore que quelques heures auparavant. La pauvre femme n’eut pas la force de remercier Mme de Rosbourg ; mais son regard attendri indiquait assez la reconnaissance dont son cœur débordait. Lucie était si inquiète de cette grande faiblesse, qu’elle ne songea pas à regarder la maison ni la chambre où on la faisait entrer. Mais quand, rassurée sur sa mère, elle la vit couverte de linge blanc, couchée dans un bon lit avec des draps, des couvertures, son visage, si inquiet jusqu’alors, devint radieux ; sa tête penchée vers sa mère se redressa ; ses yeux fixés sur ce pâle visage changèrent de direction ; elle regarda autour d’elle : la douleur et l’inquiétude firent place au bonheur ; ses joues se colorèrent ; des larmes de joie coulèrent sur sa figure ; l’émotion lui coupa la parole ; elle ne put que se jeter à genoux et saisir la main de Mme de Rosbourg, qu’elle tint appuyée sur ses lèvres en éclatant en sanglots.

« Remets-toi, mon enfant, lui dit Mme de Rosbourg avec bonté en la relevant ; ce n’est pas à moi que tu dois adresser de tels remerciements, mais au bon Dieu, qui m’a permis de te rencontrer et de soulager votre misère. Calme-toi pour ne pas agiter ta mère ; avec du repos et une bonne nourriture elle se remettra promptement. Voici Élisa qui lui apporte une soupe et un verre de vin chaud sucré. Et toi, ma pauvre enfant, qui es presque aussi exténuée que ta mère, mets-toi à table et mange le petit repas que t’a préparé Élisa. »

Les enfants entraînèrent Lucie dans la pièce à côté et lui servirent son dîner, pendant qu’Élisa et Mme de Rosbourg faisaient manger Françoise. Camille lui servit de la soupe, Madeleine un morceau de bœuf, Sophie de l’omelette, et Marguerite lui versait à boire. Lucie ne se lassait pas de regarder, d’admirer, de remercier ; elle appelait les enfants : mes chères bienfaitrices, ce qui amusa beaucoup Marguerite.

Quand Lucie eut fini de manger, les quatre petites se précipitèrent pour l’habiller ; elles faillirent la mettre en pièces, tant elles se dépêchaient de la débarrasser de ses haillons et de la revêtir des effets qu’elles avaient apportés. Lucie ne put s’empêcher de pousser quelques petits cris tandis que l’une lui arrachait des cheveux en enlevant son bonnet sale, que l’autre lui enfonçait une épingle dans le dos, que la troisième la pinçait en lui passant ses manches, et que la quatrième l’étranglait en lui nouant son bonnet blanc. Elle finit pourtant par se trouver admirablement habillée, et elle courut se faire voir à sa maman, qui, joignant les mains, regardait Lucie avec admiration. Elle dit enfin d’une voix un peu plus forte :

« Chères demoiselles, chères dames, que le bon Dieu vous bénisse et vous récompense ; qu’il vous rende un jour le bien que vous me faites et le bonheur dont vous remplissez mon cœur ! Ma pauvre Lucie, approche encore, que je te regarde, que je te touche ! Ah ! si ton pauvre père pouvait te voir ainsi ! »

Elle retomba sur son oreiller, cacha sa tête dans ses mains et pleura. Mme de Rosbourg lui prit les mains avec affection et la consola de son mieux.

« Tout ce que nous envoie le bon Dieu est pour notre bien, ma bonne Françoise. Voyez ! si la méchante meunière n’avait pas chassé votre pauvre Lucie, mes petites ne l’auraient pas entendue pleurer, je ne l’aurais pas questionnée, je n’aurais pas connu votre misère. Il en est ainsi de tout ; Dieu nous envoie le bonheur et permet les chagrins ; recevons-les de lui et soyons assurés que le tout est pour notre bien. »

Les paroles de Mme de Rosbourg calmèrent Françoise ; elle essuya ses larmes et se laissa aller au bonheur de se trouver dans une maison bien close, bien propre, dans un bon lit avec du linge blanc, et avec la certitude de ne plus avoir à redouter ni pour elle ni pour Lucie les angoisses de la faim, du froid et de toutes les misères dont Mme de Rosbourg venait de la sortir.

« Demain, ma bonne Françoise, dit Mme de Rosbourg, j’irai à Laigle pour acheter les meubles, les vêtements et les autres objets nécessaires à votre ménage. Mes petites et moi, nous viendrons vous voir souvent ; si vous désirez quelque chose, faites-le-moi savoir. En attendant, voici vingt francs que je vous laisse pour vos provisions de bois, de chandelle, de viande, de pain, d’épicerie. Quand vous serez bien guérie, je vous donnerai de l’ouvrage ; ne vous inquiétez de rien ; mangez, dormez, prenez des forces, et priez le bon Dieu avec moi qu’il nous rende un jour nos maris. »

Mme de Rosbourg appela les enfants, qui dirent adieu à Lucie en lui promettant de venir la voir le lendemain, et les ramena au château, où elles trouvèrent Mme de Fleurville un peu inquiète de leur absence prolongée, et prête à partir pour aller les chercher, l’heure du dîner étant passée depuis longtemps.

Les enfants racontèrent toute la joie de Lucie et de sa mère, leur reconnaissance, la bonté de Mme de Rosbourg ; elles parlèrent avec volubilité toute la soirée ; elles recommencèrent avec Élisa quand elles allèrent se coucher ; elles parlaient encore en se mettant au lit ; la nuit, elles rêvèrent de Lucie, et le lendemain leur première pensée fut d’aller à la petite maison blanche. Quand Mme de Fleurville leur proposa de les y mener, Mme de Rosbourg était partie depuis longtemps pour acheter le mobilier promis la veille. Elles trouvèrent Françoise sensiblement mieux et levée ; Lucie avait demandé à un petit voisin obligeant de lui faire un balai ; elle avait nettoyé non seulement les chambres, mais le devant de la maison ; les lits étaient bien proprement faits, le bois qu’elle avait acheté était rangé en tas dans la cave ; avec un de ses vieux haillons elle avait essuyé la table, les chaises, les cheminées : tout était propre. Françoise et Lucie se promenaient avec délices dans leur nouvelle demeure quand Mme de Fleurville et les enfants arrivèrent ; elles apportaient quelques provisions pour le déjeuner ; Lucie se mit en devoir de préparer le repas. Les enfants lui proposèrent de l’aider.

Lucie.

Merci, mes bonnes chères demoiselles, je m’en tirerai bien toute seule ; il ne faut pas salir vos jolies mains blanches à faire le feu et à fondre le beurre.

Marguerite.

Mais saurais-tu faire une omelette, une soupe ?

Lucie.

Oh ! que oui, mademoiselle ; j’ai fait des choses plus difficiles que cela, quand nous avions de quoi. Pendant que maman travaillait, je faisais tout le ménage. »

Mme de Fleurville et les enfants rentrèrent au château pour les leçons, qui avaient été un peu négligées la veille. Mme de Rosbourg revint à midi ; elle demanda et obtint un dernier congé pour aider à placer et à ranger le mobilier de la maison blanche. Élisa, qui était fort complaisante et fort adroite, fut encore mise en réquisition par Mme de Rosbourg et les enfants, et l’on retourna après déjeuner chez Françoise, les enfants courant et sautant le long du chemin. Elles trouvèrent la mère et la fille folles de joie devant tous leurs trésors. Meubles, vaisselle, linge, vêtements, rien n’avait été oublié. Ce fut une longue occupation de tout mettre en place. On courut chercher le menuisier pour clouer des planches ; des clous à crochet. On accrocha et l’on décrocha dix fois les casseroles, les miroirs ; presque tous les meubles firent le tour des chambres avant de trouver la place où ils devaient rester ; chacune donnait son avis, criait, tirait, riait. Tout l’après-midi suffit à peine pour tout mettre en place. Jamais Lucie n’avait été si heureuse, son cœur débordait de joie ; de temps à autre elle se jetait à genoux et s’écriait : « Mon Dieu, je vous remercie ! Mes chères dames, que je vous suis reconnaissante ! Mes bonnes petites demoiselles, merci, oh ! merci. » Les petites étaient aussi joyeuses que Lucie et Françoise. La vue de tant de bonheur leur était une excellente leçon de charité. Sophie se promettait de toujours être charitable, de donner aux pauvres tout l’argent de ses menus plaisirs. La journée se termina par un repas excellent, que Mme de Fleurville avait fait apporter chez Françoise. Tous dînèrent ensemble sur la table neuve avec la vaisselle et le linge de Françoise. Élisa fut de la partie ; Camille et Madeleine la placèrent entre elles et eurent soin de remplir son assiette tout le temps du dîner. On servit de la soupe, un gigot rôti, une fricassée de poulet, une salade et une tourte aux pêches. Lucie se léchait les doigts ; les enfants jouissaient de son bonheur, que partageait Françoise.

Après le dîner, Mme de Rosbourg et Mme de Fleurville retournèrent au château, laissant Élisa avec les enfants, qui avaient instamment demandé de rester pour aider Lucie à laver, à essuyer la vaisselle et à tout mettre en ordre.

Quand tout fut propre et rangé, quand on eut soigneusement renfermé dans le buffet les restes du repas, Élisa et les enfants se retirèrent ; Lucie aida sa mère à se coucher, et se reposa elle-même des fatigues de cette heureuse journée.