Les Petites Religions de Paris/Texte entier

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Léon Chailley (p. v-215).

On a trop dédaigné jusqu’ici les petites sectes au culte étrange dont Paris fourmille, nouvelle Bysance. D’ordinaire on les exécute avec des documents fantaisistes ou une critique sommaire. Certaines restent profondément ignorées. Mais une foi a beau paraître dérisoire, quand elle est sincère il ne faut la railler qu’avec ménagement. Toutes ces sectes, même irraisonnables, touchent à ces problèmes troublants de notre destinée en l’au-delà et de nos rapports avec l’Invisible. La femme y est célébrée avec un grand respect et une charmante douceur ; le culte, rendu aux ancêtres, aux morts et à ceux que nous ne voyons pas, y est fervent jusqu’à la superstition ; et le miracle affecte une fréquence exagérée, mais consolante. La plupart sont touchantes, quelques-unes ont un ragoût de terreur, toutes sont pittoresques. Etudions-les comme des bibelots de sanctuaire, des monstres inoffensifs, vieillots ou encore trop enfantins, et réjouissons-nous de ce qu’elles apportent dans notre société vraiment trop sceptique un regain de mysticisme ou du moins un motif un peu noble de distraction.

À ces études sur les petites religions de Paris, le Figaro accorda une hospitalité qui me valut un nombre considérable de lettres ; elles m’ont décidé à pousser plus loin mon enquête, dont voici le résultat.

LES DERNIERS PAÏENS

J’ai fait mon pèlerinage place de la Sorbonne, à la maison païenne, décorée par les plus beaux bas-reliefs des temples grecs ; c’est là que rêve et travaille M. Louis Ménard, incontestablement le plus vénérable des adorateurs de Jupiter Olympien.

M. Louis Ménard me tendit une cigarette en me priant de m’asseoir, et comme je la refusais :

— Que vous avez tort ! c’est désormais le seul hommage que nous rendions aux dieux, en leur offrant un peu de fumée ; ce qui est digne de leur impalpable essence. »

Et le mystérieux savant bourre une pipe sacrificatrice qui va bientôt satisfaire les narines de quelque invisible roi de l’Éther.

Je regarde autour de moi. Malgré les livres qui s’étalent, les cahiers et les lettres entassés, l’atelier a je ne sais quelle allure sereine rappelant les clairs sanctuaires des divinités olympiennes.

— Hélas ! nous sommes bien déchus, continue M. Louis Ménard. Cette pipe seule nous fait supérieurs aux antiques. »

Sur les murs, d’anciennes toiles pâlissent ; là, intarissablement, ce solitaire déversa pour lui seul cette âme d’idylle héroïque qu’Hésiode, Théocrite et Virgile nourrirent des plus délicats souvenirs des siècles morts. Mais les dieux eux-mêmes habitent l’atelier. La Beauté virile, personnifiée en Jupiter, fait face à Apollon, la jeunesse éternelle. Vénus, regarde, en se détournant un peu, Diane ; car l’amour a toujours eu peur de la chasteté. Là, M. Louis Ménard est assis sous le buste d’Homère, rangeant des lettres de famille, pleines de discussions sur la vie et les hauts faits d’Héraclès, de Tiphaon et de cette prudente Athéné.

Avec ses longs cheveux, gris parfois, qui encadrent son triangulaire visage, où les yeux luisent comme les torches des mystes aux initiations, le poète hiérophante m’apparaît semblable à ces sages d’Alexandrie qui expliquaient à leurs disciples sous les colonnades les légendes des forces éternelles et les miracles des daimons.

— Je ne suis point un prêtre, m’affirme ce païen moderne ; mon culte aux dieux est tout intérieur.

— On m’a assuré qu’avant de lire Sophocle vous sacrifiiez à Aphrodite des colombes. Voici l’anecdote : Vous voulûtes un jour enseigner le grec au sonore poète José-Maria de Heredia. Au moment d’ouvrir Sophocle, vous avez sorti tout à coup de votre poche deux tourterelles… « Nul ne saura vraiment le grec, disiez-vous, si, avant de s’y appliquer, il n’offre les entrailles de ces oiseaux à la charmante Vénus. Nous mangerons à nous deux le reste. » Mais M. de Heredia fronça les sourcils et répondit avec un impardonnable scepticisme : « Mon ami, je n’aime pas le pigeon. »

— Ce n’est point exact, répliqua en souriant mon subtil interlocuteur. Je ne tordrais pas le cou à un poulet, et seules les exigences de ma santé me défendent d’être végétarien… Au temps des premiers sacrifices, lorsqu’on amenait le bœuf vers l’autel jonché d’herbes sacrées, l’animal happait d’une langue avide cette proie. Alors la pontife indigné lançait une hache à la victime. Le peuple qu’offusquait la vue du sang, mettait en accusation le sacrificateur ; mais il répondait que seule la hache était criminelle et en dernier ressort la hache était acquittée comme irresponsable… Les sacrifices furent un compromis entre la gourmandise des hommes et leur terreur de verser le sang.

— Mais vous avez prié les Immortels ?

— J’ai prié Hermès, le dieu des trouvailles inattendues, et il ne m’a fait rencontrer que des épingles à cheveux et des crayons ; cependant je lui ai rendu le grand service de révéler aux modernes son véritable sens : le crépuscule.

— Le culte païen disparaît donc tout à fait ?

— Je suis peut-être le dernier qui, mystiquement, rende hommage aux dieux d’Homère. Pendant la Renaissance, — M. Despois l’a raconté, — il y eut un renouveau du paganisme. Les longues discussions du Concile de Trente permettaient à certains cardinaux de sourire en pensant dans leur âme qu’on ne pourrait déraciner la foi aux puissances de l’Olympe. Mais l’idée juive de l’unité a triomphé. Pour recréer un paganisme populaire, il faudrait que l’on admît la pluralité des causes et que cette idée, descendant dans les masses, fit naître de nouvelles légendes… Au fond, cependant, le polythéisme existe, c’est le culte des morts…

— Le spiritisme ?

— Non, je pense que les spirites s’abusent ; mais je puis croire que ceux qui vécurent interviennent dans nos affaires pour nous protéger.

— En effet, mais j’ai peine à comprendre qu’on puisse adorer les dieux qui eux sont sans forme, qui n’existent pas.

— Mais les dieux ont un corps. Artémis la chasseresse, c’est le croissant de la lune, semblable à un arc. Apollon, c’est le soleil. Si tous deux président à la mort, c’est que les hommes disparaissent par l’accumulation des jours et des nuits. Le dieu juif lui-même, Jéhova, c’est le simoun. Quiconque a parcouru, dans Hésiode, la lutte de Jupiter et des Titans, s’est vite aperçu que c’est une tempête qu’il a voulu décrire.

— N’avez-vous jamais été tenté de devenir chrétien ?

— On a essayé de me convertir. Voici comment. J’avais accompagné jusqu’au cimetière le cortège funèbre d’un ami. Là je rencontrai une demoiselle jeune et inconnue qui me fit l’éloge de celui qui était mort avec tous les sacrements de l’Église. Je lui répondis : « Heureux ceux qui ont la foi ! » Ce mot la frappa. Elle m’écrivit une lettre où une très lucide intelligence se révélait : « Il m’a semblé, me disait-elle, qu’il y avait quelque tristesse dans cette parole et que, près de la tombe de celui qui était sans doute votre ami, les grandes pensées de la mort et de l’éternité vous avaient troublé. » En même temps cette demoiselle me recommandait des livres pieux. Je les lui retournai en la remerciant et je lui affirmai que je croyais au Christ comme elle, puisque j’admets tous les dieux…

« Tenez, si vous en voulez la preuve, voici une lettre que j’adressais à ma mère, alors qu’elle me félicitait, me croyant revenu à des croyances orthodoxes :

… « J’aime mieux vivre en communion avec le peuple entier des esprits. Tu me diras que c’est du polythéisme. C’est vrai, mais le Christ a dit : « Mon royaume n’est pas de ce monde » et il avait raison, car il est le Dieu du monde intérieur. Le monde extérieur a aussi ses dieux. Le soleil, les astres, les éléments et ceux que les physiciens appellent les forces de la nature sont des puissances redoutables… Mais il doit y avoir des formules magnétiques ou magiques pour diriger ces forces. On a beau dire que les lois de la nature sont immuables : entre le tonnerre et la maison sur laquelle il tombe, on peut placer un paratonnerre. Qui sait si telle formule d’exorcisme, telle prière n’a pas une force analogue ? Je suis convaincu que la prière énergique d’une mère peut se placer entre son enfant et la mort comme un paratonnerre. Je me souviens d’une balle qui a passé dans mes cheveux, à l’heure où l’on priait pour moi, et je crois que sans cette prière la balle aurait été plus bas. Qui sait même si la prière ne peut pas effacer les faits accomplis… ? Souvent quand nous rêvons d’un malheur et que nous remercions les Dieux en nous réveillant, qui sait si plus d’une fois ces malheurs n’étaient pas très réels ? Le rêve et la réalité ne sont pas si différents que les puissances suprêmes ne changent parfois la réalité en rêve. Mais c’est là une idée tout à fait mystique, et si l’on y croyait d’une manière absolue on deviendrait fou… »

M. Louis Ménard s’interrompt en souriant et il fouille d’autres paquets jaunis d’où il extrait une controverse amusante ; le tournoi du frère et de la sœur, de Louis et d’Anne pour et contre les dieux de l’art païen, pour et contre les saints de l’art chrétien.

La lettre de Louis d’abord :


« Ma chère Anna,


» Ce matin, j’ai été admis à pénétrer dans le conseil des grands dieux de la terre, honneur qui m’est accordé de temps en temps ; je les entendis qui se disaient : « Vous ne savez pas la nouvelle, Anna Ménard nous méprise, elle trouve nos histoires drolatiques, c’est son expression ! — A-t-elle réellement tenu ce langage, dit Vénus ? je ne l’avais pas entendue, bercée que j’étais par le mélodieux bruissement d’ailes de mes colombes. Eh bien ! ma foi ! si les hommes nous méprisent tant pis pour eux. Depuis qu’ils ont brisé nos magnifiques statues, les sculpteurs d’aujourd’hui ne font plus que de la « ripopée ». Parlez-moi du fameux Milo ! — Alors Jupiter qui rassemble au loin les nuages, lui répondit : « Tu as raison, fille de l’écume, toi, que les physiciens d’aujourd’hui appellent, je ne sais pourquoi, l’attraction. Les mortels ne savent plus dessiner ; que ce soit là leur punition. Les autres dieux feront ce qu’ils voudront, mais quant à moi, malgré les blasphèmes d’Anna, je veux continuer à répandre ma rosée céleste sur la terre féconde. — Tu as sagement parlé, père des Dieux et des hommes, répondit le divin Soleil, que nous importe l’encens des mortels ? Ne nous suffit-il pas d’entendre à chaque aurore l’hymne universel de la nature renaissante ? Et toi, Vénus au doux sourire, qu’importe que l’homme t’oublie ? Les chants de l’oiseau des bois répondent aux concerts des étoiles quand les perles de ta chevelure en tombant dans la prairie la couvrent d’un tapis de fleurs.

» Mais, dit alors Minerve, pourquoi Anna Ménard ne lit-elle pas les poëmes d’Homère ? Il me semble que cela lui donnerait des idées moins saugrenues sur l’Olympe et ses habitants. — On craint qu’elle ne devienne savante comme toi, ma fille, dit Jupiter ; on trouve que je t’ai fait donner une éducation trop soignée. Les parents d’Anna, en examinant ses chaussettes, ont cru remarquer qu’elles prenaient une teinte bleuâtre fort alarmante et ont déclaré que la femme devait rester plongée dans l’ignorance. Amen. »


Pendant cette lecture, je regardais les frises du Parthénon reproduites sur le mur ; puis mes yeux s’arrêtèrent plus bas sur une madone peinte enguirlandée de fleurs.

— Et la réponse ? demandai-je.

— La voici :



« Mon cher Louis,


» Ces jours derniers j’ai été admise à pénétrer dans le séjour des âmes des peintres morts depuis longtemps et à écouter leur conversation. J’entendis Raphaël qui disait : « Vous ne savez pas la nouvelle ? Louis Ménard nous méprise, il trouve que nous ne savons pas dessiner. C’est Vénus qui lui a mis ces idées-là dans la tête. Il paraît qu’elle a eu l’aplomb de dire en plein Olympe que depuis le fameux Milo on ne fait plus que de la « ripopée » et Louis Ménard s’est empressé de répéter ces blasphèmes. — Louis a-t-il réellement parlé de la sorte ? dit alors Angelico de Fiésole. Je ne l’avais pas entendu, occupé que j’étais à écouter l’hymne harmonieuse de mes anges. Ô mes belles saintes, est-ce donc en vain que depuis tant de siècles, vous priez agenouillées avec une inaltérable ferveur ! Les hommes nous outragent et nous méprisent. Voilà maintenant qu’on vous trouve laides et mal dessinées. — Mais, dit Léonard de Vinci, pourquoi s’étonner des blasphèmes de Louis, nos vierges n’ont pas cessé d’être belles, elles n’ont même pas tressailli en entendant dire qu’elles étaient laides, car leur suave beauté est au-dessus des jugements humains. — Tu as sagement parlé, reprit Raphaël, elles ne se courroucent pas des blasphèmes des hommes, car leurs regards ne se retournent sur la terre que pour y répandre leurs bienfaits et de divines inspirations. — C’est très bien ! dit Michel-Ange, qui jusqu’alors n’avait pas ouvert la bouche, mais moi je pense que si Louis Ménard avait quelquefois étudié nos œuvres, il trouverait que nous faisons autre chose que de la « ripopée », et je lui souhaite de nourrir à notre égard des idées un peu moins saugrenues. — Amen. »


— Avez-vous recruté des disciples ? questionnai-je.

— Jamais, ou plutôt un — Lamé… Ce fut épouvantable, il mourut fou. Une nuit il vint chez moi. « Je viens de prier Brahma toute la journée, me dit-il, et il m’a révélé que vous étiez le Saint-Esprit et X… le Verbe. — Vous me faites beaucoup trop d’honneur, répondis-je, mais je pense qu’il serait mieux de vous aller coucher. » Tranquillement il reprit : « Vous vous trompez, si vous me croyez insensé. Je me conforme à votre symbolisme. N’êtes-vous pas le Saint-Esprit, vous qui m’avez fait découvrir le sens des mythes religieux, et X… n’est-il pas le Verbe, lui qui m’apprend le sanscrit ? » J’insistai pour qu’il se reposât. Le lendemain j’avertis ses amis, mais lorsque je lui rendis visite, il était déjà trop tard. Il s’était jeté par la fenêtre en s’écriant : « Maintenant je suis heureux comme les dieux. Je mets les bras en croix et je m’élance dans l’éternité ! »

« Droz ne voulait pas croire à cette mort extraordinaire : « Je savais bien qu’il était fou, me disait-il, mais je croyais que c’était comme vous. »

Soyons en paix, M. Louis Ménard ne sera jamais fou. Il a résisté à la lecture des néoplatoniciens et il aime trop ses livres pour se jeter de son quatrième étage. D’ailleurs, la prudente Athéné le conseille et le retient. Il n’irait pas aussi loin que ces jeunes hommes dont je ne révélerai pas l’anonymat et que j’ai surpris ayant sur leurs vêtements blancs une peau de panthère pour rendre aux nymphes invisibles habitant le lac du bois de Boulogne le culte qui leur était dû à Eleusis. Parmi les lettrés je sais encore M. François de Nion, qui, je l’en soupçonne, quoique bon chrétien, a réservé un coin de son jardin de Chatou au subtil Dionysos ; le néo-paganisme a sa plus noble prophétesse dans Madame Adam, récemment convertie aux idées de réincarnation que professe l’occultisme ; et, je n’en doute pas, Mademoiselle Holmès, dont le cœur appartient aux divinités olympiennes, doit-être disposée à écrire l’Ode Triomphale du paganisme, qui ne renaît que pour mieux mourir[1]

LES SWEDENBORGIENS

Rue Thouin, 12, un petit temple aux allures de synagogue… Je suis, paraît-il, à la « Nouvelle Jérusalem » annoncée par l’Apocalypse.

En une sorte de baie peinte en bleu, la chaire se dresse à double rampe. Au-dessous, sur une table nue, la Bible. Par ces trois heures d’une après-midi de dimanche, j’observe, au milieu d’un silence de spectre que rythme le prêche du pasteur, ces crânes pointus de mysticisme, des yeux ardents et tristes de jeunes filles anémiées, des toilettes effondrées de veuves et, çà et là, quelques enfants mélancoliques. Tous racontent muettement la foi têtue et la désespérance des cultes où l’on n’est que quelques-uns.

Son discours terminé, le pasteur s’est assis et a indiqué le numéro d’un cantique. Aussitôt, des mains feuillettent, tandis qu’à moi, nouveau, on glisse fantastiquement un livre à la bonne page. Et fusent autour de moi des voix timides chantant des couplets d’un idyllisme évangélique…

Ô Jésus dans la Bergerie
Introduis tes heureux troupeaux,
Garde ton Église chérie
Et nous pais comme tes agneaux.
Que tous ces enfants de lumière,
Remplis de ton esprit d’amour,
S’entraîment par tout sur la terre,
Jusqu’à l’heure de ton retour,

Ce milieu d’âmes grelottantes me pèse et me déçoit. Mon esprit troue ces froides murailles, et, selon la méthode du prophète, je l’évoque lui-même, ce Swedenborg dont les œuvres causèrent du vertige au grand Balzac lui-même.

Il m’apparut dans son habit de ratine à multiples reflets, à boutons d’acier, avec sa cravate blanche, son gilet fermé et cette décorative perruque à rouleaux poudrés sur les côtés, tel qu’on peut le voir dans l’antichambre de la Bibliothèque swedenborgienne. Bouche angélique et enfantine qui a toujours souri, ayant goûté le ciel ; mais ces narines élargies comme pour respirer l’éther planétaire, ce front puissant, ces maigres joues disent le visionnaire dont l’énergie crée autour de lui un monde jailli de sa foi. Et je me rappelai sa candide conversion, alors que, prenant un substantiel repas, une voix mystérieuse, tout à coup, s’éleva dans l’angle de la salle, disant, non sans une familiarité biblique : « Ne mange pas tant ! »

Dès lors, celui qui était auparavant le minéralogiste, le physicien, le mathématicien et l’astronome le plus extraordinaire de la Suède, jeûna et se crut voué à expliquer aux hommes, selon la loi des correspondances, le sens intérieur des Écritures. Et nul n’accomplit plus loyalement cet hypothétique devoir. Nourri à peine d’un peu de semoule bouillie avec du lait, dans sa chambre d’où il ne sortait que pour de longs voyages, il ignorait le jour et la nuit, conservant une bûche flambante dans la cheminée et travaillant tant que les anges lui dictaient.

… Et au lieu de cette bible huguenote sur laquelle la main du pasteur moderne de la Nouvelle Jérusalem s’appuyait, il me sembla apercevoir comme une colonne de lumière, enfumée un peu par l’encens, la pile infinie des ouvrages de l’Apôtre, avec leurs titres transcendants et bizarres, depuis les Délices de l’Amour conjugal et les voluptés de la folie de l’Amour scortatoire jusqu’au Traité du Chenal Blanc de l’Apocalypse.

Cependant en me souvenant que du 23 janvier au 11 novembre 1748, il explora six fois Mercure, vingt-trois fois Jupiter, six fois Mars, trois fois Saturne et une seule fois la Lune, rapportant de ces excursions un rapport détaillé des mœurs, des paysages et des populations de ces planètes, je m’étonnais devant de tels miracles dévolus à celui qui nia tous les miracles, de me trouver en si modeste compagnie dans ce temple ignoré, grand comme une chambre.

Je suis sûr que le savant M. Jules Soury, ce distillateur de cerveaux, découvrirait en ce fou divin la manie des persécutions, puisqu’il attribuait à l’influx démoniaque jusqu’à ses maux de dents. Pourtant, en ses visions de l’enfer et du ciel, Swendenborg qui, énergiquement, se défendait d’être mystique, restait humain naïvement. À l’image de Dante, ne plaçait-il pas ses ennemis dans la géhenne et ses intimes au paradis ?

C’est que, pour ce rêveur, le monde spirituel ressemble au monde matériel, dont il devient la cause et la vie. La terre est la pépinière et le symbole du Ciel et de l’Enfer. De la chrysalide des hommes, sortent les Esprits et les Anges. Les Anges, âmes glorieuses, méritent tous les éloges, et Swedenborg les choisit pour ses plus fréquents entretiens. Quant aux Esprits, erratifs et erronés, ce sont les hommes morts qui n’ont point pénétré dans la sagesse et que dévorent les contradictions. Or, tout homme terrestre a autour de lui — non plus l’Ange du Bien et l’Ange du Mal de l’Église — mais deux anges et deux esprits : un ange céleste et un esprit infernal rôdant autour de son intelligence, puis un esprit infernal et un ange céleste assaillant son cœur.

… Le chant continuait… je n’étais plus en la petite Église, je me promenais dans le Ciel de Swedenborg et je revivais les délices de ce récit incomparable : « Au bout de plusieurs allées, j’aperçus un jardin occupant le milieu d’un bocage. Les portes m’en furent ouvertes par un gardien. Je lui demandai : « Quel est le nom de ce jardin ? » Il me répondit : « Adramandoni ou les délices de l’amour conjugal. » J’entrai. Parmi des oliviers des ceps couraient et pendaient et au-dessous d’eux fleurissaient des arbustes. Au milieu du jardin un cirque de gazon où étaient assis des époux et des épouses et aussi des jeunes hommes et des vierges deux par deux. Au milieu de ce cirque une petite fontaine lançait de l’eau par la seule force de sa source. Deux anges, vêtus de pourpre et d’écarlate, parlèrent aux couples de l’origine de l’amour et de ses délices… À la fin de l’entretien, sur la tête de quelques-uns apparurent des couronnes de fleurs. Ils demandèrent : « Pourquoi cela ? » Et les Anges répondirent : « Ceux qui ont été couronnés ont compris plus profondément. »


Des chaises se heurtant à mes côtés me réveillent de ma songerie… On part. Je me frotte les paupières, croyant être dupe d’une illusion, car il me semblait impossible qu’un aussi prodigieux fondateur de religion fût commémoré par si peu d’adeptes.

Alors, je me souvins du mot terrible de Kant qui, à propos de Swedenborg, s’écria un jour : « Autrefois, on brûlait les prophètes ; aujourd’hui, il suffit de les purger. » Le monde a écouté le conseil de Kant.

Je crois que M. Decembre, le docte pasteur qui donna le signal du départ en nous bénissant, les mains étendues, a été lui-même « purgé » selon le précepte du grand rationaliste. Ce swedenborgien est raisonnable tout comme s’il n’était pas swedenborgien. Au troisième étage de la maison voisine, il me confie, de sa voix calme :

« Swedenborg est un fait exceptionnel, et, pour ma part, je suis loin d’admettre toute sa doctrine de visionnaire.

— Mais, dis-je, étonné, Swedenborg a décrit le ciel avec l’exactitude d’un romancier naturaliste. Chacun a, là-haut, l’appartement qu’il mérite. (Que n’en est-il de même ici-bas !) Ses maisons sont en pierres précieuses et en or, les branches des arbres sont en argent. Tous les anges ont une bouche, des oreilles et une langue comme les hommes, mais l’idiome des peuples de l’enfer sont mauvais et produit l’horreur d’un grincement de dents. Au noir Empire, ce ne sont que cavernes de bêtes sauvages, décombres de villes après l’incendie, déserts stériles. Les démons montrant des faces épouvantables, privées de vie. Les uns ressemblent à de la poix, d’autres paraissent embrasés comme des torches, plusieurs sont hideux de pustules, de varices et d’ulcères. Quelques-uns ne se révèlent qu’en une forme poilue et osseuse. Les plus redoutables n’ont plus de visage, ils sont : une dent ! »

M. Décembre, un peu trop biblique et protestant, sourit : « Le patriarche de notre Église, M. Human, vous expliquerait tout cela d’après le sens symbolique. Je n’y vois, selon mes lumières, que les rêves ou les cauchemars d’un génie, je n’admets guère avec le prophète que « les Africains pensent d’une façon plus spirituelle que les autres peuples » et que les Anges ont un sexe. — Vous devez cependant, interrompis-je, goûter en artiste cette description qu’il nous donne des supplices de débauchés dans l’au-delà : « Ils ont leurs vêtements déchirés, dit-il, et leurs hauts-de-chausse retirés au-dessus du ventre, autour de la poitrine parce qu’ils n’ont point de lombes — les lombes étant réservées à l’amour conjugal, — mais à la région du bas-ventre commencent les talons de leurs pieds. »

Nous causâmes ensuite de l’état actuel de la « Nouvelle Jérusalem » :

— Malgré notre dédain de la propagande, elle fait de véritables progrès. Nous avons ouvert notre bibliothèque pour les enfants du quartier qui, au lieu de polissonner dans la rue, s’instruisent chez nous. Nos grandes fêtes, Noël, Pâques, la Pentecôte, sont aussi pour les enfants. Après le culte, la — cène, avec, comme unique prière, le Décalogue et le Notre Père, dont le dernier verset est : « Car c’est à toi qu’appartiennent le règne, la puissance et la gloire ! » On y lit encore tous les passages que Swedenborg avait consacrés à l’agape fraternelle. Enfin, les grandes personnes satisfaites, on fait chanter aux enfants des cantiques, on distribue aux plus pauvres des habits, aux autres des pâtisseries et des jouets. À tous la bonne parole. Swedenborg les aimait tant, ces petits, dont il disait, qu’après leur mort ils vont habiter les yeux de Dieu !

» En France, les premiers disciples furent — notez cette particularité imprévue, — sous la Restauration, des officiers du 23e de ligne. Un prêtre de Notre-Dame, l’abbé Agger, se joignit à eux. M. Le Boys des Guays, juge d’abord, puis sous-préfet, ouvrit un culte public à Saint-Amand, en 1837, après que l’abbé Ledru, curé près de Chartres, eut prêché, dans une grange érigée en temple, les doctrines de la « Jérusalem nouvelle ». De Chartres et de Saint-Amand, l’Église émigra à Paris.

» Les disciples se réunirent d’abord chez M. Broussais, fils du célèbre professeur à la faculté de médecine, ensuite, après quelques pérégrinations, rue du Sommerard où se trouvait une librairie circulante.

» Enfin, le premier temple édifié à Paris, c’est là même où vous êtes venu entendre le culte, dans cette petite rue que le Panthéon, par sa majesté, fait plus discrète.

» À Paris, nous ne sommes guère plus de deux cents, mais il y a un million au moins de swedenborgiens dans le monde. Au congrès de Chicago, nos représentants ont été plus nombreux que ceux des autres religions. Parmi eux, des femmes, car, dans le domaine théologique, nous leur accordons une large place.

— Ne serait-ce pas à propos d’elles, interrompis-je, que Swedenborg prononça cette parole mémorable : « J’ai vu dans le ciel des anges qui portaient des chapeaux » ? Il me semble que c’est bien là une définition mystique de la femme.

— Peut-être, répliqua en souriant l’aimable M. Decembre, mais nous répugnons aux pratiques du spiritisme, qu’elles aiment un peu trop, et nous n’avons rien de commun avec les swedenborgiens libres »


J’étais allé rue Thouin chez les orthodoxes, je me rendis rue d’Amsterdam chez les hérétiques. Ceux-ci, réunis mensuellement chez M. Allar, un sculpteur et un savant, s’adonnent surtout aux pratiques du magnétisme spirite que préconisa feu Cahagnet, leur vrai pontife.

J’ai vu là un sujet nommé Ravet qui converse avec feu Cahagnet quand le thaumaturge M. Allar l’endort. Ce M. Ravet est un vieillard rompu à ces exercices, mais ce qu’il raconte ne dépasse pas ce qu’il entend. On lui prend la main, et cette bonne face ridée vous explique votre avenir ou votre passé et vous recommande de petits remèdes homéopathiques. On l’écoute respectueusement, car, m’a-t-on expliqué, l’âme de feu Cahagnet, à ces moments sacrés habite en lui. M. Lecomte de Noisy-le-Roi, naturaliste, imprégné des plus subtiles spiritualités, l’interroge sur les plantes et M. Allar sur la métaphysique, — tous deux avec conscience et perspicacité.

Ces étudiants au nombre de quarante à peu près, forment le plus extraordinaire assemblage : chercheurs rigoureux, médiums écrivains, mystiques disgraciés et aux beaux yeux presque féroces, francs-maçons intrigants, femmes enthousiastes tombées dans la neurasthénie, diraient des détracteurs, afin de mieux pronostiquer pendant leur sommeil les destinées de la France ; petites demoiselles étonnées…

J’ai été, je dois le dire, abreuvé d’espoirs prophétiques. Si j’ai bon souvenir (il y a plus de deux mois que j’ai quitté cette docte assemblée), il m’a été annoncé des troubles dans la rue et la montée grandissante et brutale du socialisme pendant cette période législative… Après tout, oracles assez clairvoyants.

Ma foi, je suis sorti de cet étrange atelier où trône la statue d’Isis presque ivre de ce merveilleux que me servirent de complaisants grands-prêtres laïques, se recommandant d’une science un peu trop pénétrée de libre-pensée et causant avec les âmes des morts aussi aisément qu’une dévote à son confesseur et avec non moins de déférence ([2]).

LES BOUDDHISTES

Le Bouddha compte à Paris plus de cent mille amis et au moins dix mille adeptes. D’autant qu’on peut se dire bouddhiste tout en restant chrétien et que notre tendresse pour les bêtes et l’immense compassion des modernes pour tout l’univers nous semblent venir de l’Orient comme un superflu de douceur.

Regardons autour de nous : des artistes, des littérateurs, des boulevardiers sont bouddhistes. M. de Esguquiza, peintre éclatant, rend un culte à Gautama ; M. Clemenceau, libre penseur, collectionne avec amour les merveilles religieuses qui nous arrivent du Japon ; le baron Harden-Hickey, l’ancien Saint-Patrice du Triboulet, clame en maints livres sa propagande impétueuse ; M. Kerkof, représentant du volapück à Paris, refusa, m’a-t-on dit, d’être parrain sous le prétexte péremptoire qu’il était bouddhiste ; l’Allemagne s’est coalisée en faveur du plus apitoyé des hommes, et sa philosophie la plus cruellement pessimiste, celle de Schopenhauer et de Hartmann, se sent toute mouillée de larmes pour la souffrance des créatures ; et la voilà qui s’embellit d’humanité au souvenir du messie oriental.

Mais les bouddhistes sont loin de s’accorder. Je ne veux pas multiplier les sectes, je me contenterai de diviser ce parti philosophique et religieux, dans sa masse compacte, en deux camps, celui des érudits et celui des âmes inquiètes, les savants officiels comme ceux du musée Guimet, d’une part, et M. de Rosny de l’autre.

I

LE BOUDDHISME ORTHODOXE

Il m’a été donné de parcourir plusieurs fois au musée Guimet les salles silencieuses où s’entassèrent les trésors de l’Inde, de la Chine et du Japon afin de commémorer en plein Paris les légendes du plus grand d’entre les hommes, de celui qui, autant que le Christ, illumina Tolstoï, et qui triomphe aujourd’hui dans les âmes intellectuelles et curieuses autant peut-être qu’à Bénarès, il y a plus de deux mille ans.

La raison de cette victoire du Bouddhisme au fond des intelligences blasées de notre époque, M. Guimet l’a découverte, je crois, en nous racontant dans ses Promenades Japonaises ce que lui avoua un vieux prêtre de là-bas : « Le Bouddhisme accepte dans les autres croyances tout ce qui est grand, moral et bon, car le bien est toujours inspiré par le sacré cœur de Bouddha. Nous trouvons souvent chez les autres plus de vérités que nous n’en apportons, mais tout ce qui est bien émane du sacré cœur de Bouddha, » — salutaire tolérance, qu’ignorèrent toujours les sectes despotiques d’Occident.

J’ai visité d’abord M. de Milloué, le conservateur du musée Guimet, rue Mazarine, dans son logis tranquille et laborieux.

— Mon Dieu, m’a-t-il avoué, je ne crois pas beaucoup au sérieux des bouddhistes parisiens. Je crois au bouddhisme qui nous vient des terres autochtones ; en ce moment, nous avons la chance inespérée de posséder chez nous un des plus remarquables pontifes de cette religion, M. Horiou-Toki, bouddhiste ésotérique. Vous l’avez vu officier au musée Guimet. Qu’il fut supérieur en gravité et en science aux deux autres prêtres qui le précédèrent, de cette secte Sin-Siou, qu’un prince de la famille impériale déforma, selon ses goûts, en supprimant l’abstinence de la viande et le célibat ! M. Horiou-Toki, qui nous arrive du Congrès de Chicago, travaille pour le musée Guimet à l’explication des quatre cents gestes, « ésotériques », c’est-à-dire inexpliqués pour les profanes, gestes qu’il accomplit pendant son office sous cette sorte de chasuble qui le voile. Je ne veux vous parler que d’un seul. Grâce à ce geste invisible, le Bouddha descend dans son prêtre. De même que l’hostie, aux paroles du sacrificateur catholique, devient le corps de Jésus-Christ, — à cette prière muette, le prêtre bouddhique devient une sorte de dieu, et il peut, par sa volonté ardente, faire communier tous les assistants à sa divinité… Bien plus, les vrais croyants aperçoivent, à ce moment, sur le front de l’officiant, cinq flammes de couleurs différentes qui sont son âme délivrée…

— Admirable, répliquai-je ; aussi, je ne m’étonne plus de l’affluence, chez vous, des jeunes femmes.

— C’est en grand nombre, et avec de délicieux parfums, qu’elles envahissent le musée ; et, pour ne vous en citer qu’une, j’ai connu madame Bloch qui, ayant voyagé au Thibet, nous apporta d’extraordinaires anecdoctes. Hélas ! le Bouddha l’a bientôt reprise avec lui et elle nous est morte bientôt. Quant aux savants, ils ne se lassent pas. Vous connaissez Eugène et Émile Burnouf, Anquetil Duperron, l’initiateur ; M. Chézy, M. Barthélémy Saint-Hilaire, M. Foucaux, professeur au Collège de France ; M. Sénart, M. Lamairesse, M. Barth, M. Ferr et d’autres encore. Ils ont voué, sinon leur foi, du moins leur intelligence et leurs recherches à cet apôtre de la charité. »

M. de Milloué avec son livre : Le Bouddhisme dans le monde, élucide les doutes, tranche les confusions ; et sous nos yeux enfin avertis se déroule l’aventure de cette religion depuis les profondeurs de ses origines jusqu’à sa renaissance moderne.

J’ai été frappé — justement parce que désormais elles sont nettement distinctes — de l’évolution semblable qu’ont subie la foi de Jésus et celle de Bouddha.

Toutes deux réformes de philosophe et de moraliste, non pas de prêtre, elles s’appuient l’une sur la loi juive, l’autre sur la loi védique. Elles transforment, mais elles continuent. Si Jésus garde l’idée du Dieu un, c’est qu’il l’a reçue des prophètes et de Moïse ; si Gautama se préoccupe peu des innombrables divinités de l’Inde, et surtout de Brahma, c’est que les premières Upanischads, le Sankhya et le Véda sont naturalistes, et dans leurs entrailles ne recèlent pas le germe d’un Dieu créateur. Ni celui-ci ni celui-là n’innovent : ils se conforment tout simplement, l’un au génie unitaire de l’Occident, l’autre au génie extatique de l’Orient.

Pour le Christ, l’homme est dieu par la filiation au Père Céleste, pour le Bouddha les dieux, les vrais n’existent qu’à la condition d’avoir été au préalable des hommes. Ils forment une sorte de Cour invisible qui régit les affaires du monde, du haut de leur détachement universel.

Donc Jésus dira : « Il faut être bon parce que mon père est bon ». Donc le Bouddha dira : « Il faut être bon, parce qu’être mauvais c’est être malheureux, c’est s’éloigner de la divinité qu’il faut devenir. »

Plus d’arbitraire dans la vie pour l’apôtre du Nirvana. Ce n’est pas la volonté d’une Providence qui nous élève ou qui nous frappe, ce sont nos actes dans les existences antérieures qui nécessitent notre malheur ou notre bonheur de maintenant.

Telle est la loi du Karma, que les modernes spirites ont adoptée, eux aussi.

« Une vie courte, une vie longue, un état maladif, une bonne santé, une mauvaise mine, un extérieur gracieux, une petite puissance, une grande puissance, la pauvreté, la richesse, la basse naissance, la haute naissance, l’ignorance, la science, dépendent de nos agissements dans nos précédentes incarnations, » dit le Cula-Karma-Vibhanga-Suttanta.

Et plus loin :

« Les mauvaises actions que tu as commises ne sont le fait ni de ton père, ni de ta mère, ni de tes parents, ni de tes amis, ni de tes conseillers. Toi seul les as toutes commises, toi seul tu dois en récolter les fruits. »

Elle sera donc sans fin cette succession de vies ? Cet enchaînement de détresse ne se terminera donc point ? Si. Mais à la condition de bien se pénétrer des quatre vérités qu’enseigne le Bouddha :

1o Connaître la douleur ;

2o Pénétrer sa cause, le désir ;

3o La fin de la douleur, c’est l’amour de soi vaincu, la convoitise domptée ;

4o Connaître la voie qui mène au refuge, au Nirvana.

Le Karma ne construira plus de nouvelles demeures pour celui qui sait et pratique ces quatre vérités.

Qu’est-ce que le Nirvana ?

« Si quelqu’un enseigne que le Nirvana c’est vivre, dites lui qu’il se trompe ; si quelqu’un enseigne que le Nirvana c’est cesser d’être, dites-lui qu’il ment ; car il ne voit pas la lumière qui brille au-delà de la lampe brisée, il ne connaît pas la vie sans fin, la félicité que ne mesure plus le temps. » (The light of Asia by Edwin Arnold.)

La pitié énorme de Bouddha pour le monde, pitié qui en fait le premier des hommes, ne s’appuie que sur son horreur de la douleur. Pour fuir cette douleur, il veut qu’on s’exile de l’univers, qu’on s’arrache à toutes les sensations, qu’on se précipite dans l’abîme d’un néant qui est l’Extase. Mais cette fuite loin de l’Apparence et du monde, n’a rien d’égoïste, elle se fond en une miséricorde infinie pour tout ce qui vit, c’est-à-dire souffre — tout ce qui souffre est homme — et il enveloppe d’un même amour jusqu’aux animaux et aux plantes, ces sensibilités inférieures où dort l’humanité de demain.

Cet appel à une vie mystique dégagée de tout désir, nous le retrouvons dans l’Évangile primitif. Comme Jésus, le Bouddha fonda aussi des confréries de moines voués à la charité et à la pauvreté. Par millions, ils suivaient le brûlant apôtre, abandonnant leurs biens et coupant leurs cheveux,

Les femmes suivirent cet exemple, mais le maître les admit d’abord avec difficulté ; il avait peur d’elles ; enfin sur la prière d’Ananda, le saint Jean du Gange, les couvents féminins s’élevèrent, mais avec des règles plus persécutrices et plus acharnées. Seulement nul pontife, nulle cléricature, pas de culte.

Hélas ! tant de pureté et de simplicité ne durèrent pas. De même que les premières églises chrétiennes toute de dévouement et sans ambition terrestre virent leur succéder une hiérarchie sacerdotale orgueilleuse et conquérante, les congrégations bouddhistes se formèrent en concile, rédigèrent les préceptes, élevèrent des temples, instituèrent non plus les anciens sacrifices tombés en désuétude, mais une sorte de cérémonial délicat où il y eut des fleurs, des lumières, des gâteaux et des parfums. Les dieux des brahmanes renversés laissèrent sur des autels nouveaux une place resplendissante pour le Bouddha divinisé, semblable à Brahma lui-même et au soleil. Dès lors, énervation du Bouddhisme. Il n’est plus la religion toute humaine, si fière et si douce d’être athée, il se pénètre de superstitions, accepte les divinités locales, se déforme de tous les démons renaissants, et se surcharge d’exorcismes et de reliques. Ah ! sa grande force se perd vite ; les anciens cultes ayant envahi la religion qui devait les détruire, la chassent ; et elle émigré en Chine, au Thibet, au Japon et jusqu’en cette France qui maintenant l’écoute et l’accueille.

N’est-ce pas qu’il y a là de bien étranges rapports entre le Catholicisme et le Bouddhisme ? Tous deux, à leur point de départ, belliqueux contre les sacerdoces, puis s’alourdissant de sacerdoces et s’énervant de pouvoir temporel.

Pour compléter la ressemblance, nous assistons aujourd’hui à la création d’un néo-Bouddhisme parallèle à l’apparition du néo-Christianisme. M. de Milloué n’en augure pas un renouveau de chaleur et de vie pour l’humanité. Cette religion du Néant, qui conseille le sommeil de l’énergie, semble s’accorder trop avec nos débilités d’âme et nos névroses pour être bienfaisante au siècle qui vient. Schopenhauer et Hartman la ressuscitèrent afin de légitimer la faillite de notre courage et de nos enquêtes intellectuelles. M. de Milloué qui la connaît bien, nous la raconte et nous en écarte. En réalité, Paris et le monde nouveau ont mieux à faire que de « s’amollir et de s’engourdir à la soporifique vapeur des narcotiques orientaux ». Loin de ces mysticismes pervers, la foi et la science nous attendent, offrant à notre vaillance leurs mamelles puissantes d’où déborde le lait de la résurrection ([3])…

II

LE BOUDDHISME ÉCLECTIQUE

M. de Milloué me parlait en érudit, mais je possède un faible pour les apôtres ; aussi, je n’ai pas résisté à ma nostalgie de M. de Rosny, ce Vogüé du bouddhisme, qui ne sera jamais, lui, que le député mystique de la Chine ou du Thibet, pays où l’on n’invalide pas.

Je l’ai saisi dans son hôtel antique et silencieux de l’avenue Duquesne. Il ressemble un peu à M. Félix Pyat, avec sa large barbe, ses yeux verts de révolutionnaire calme, son veston d’intérieur d’une simplicité messianique. J’ai subi son étrange prestige dans son cabinet de travail circulaire qu’hallucine un scribe chinois en bois peint. Mais M. de Rosny n’est pas un magicien, c’est surtout un bibliothécaire et un rêveur, le frère intellectuel de Tolstoï.

— Ah ! s’est-il écrié, si vous saviez combien j’ai d’ennemis, moi qui prêche l’amour universel. Pour ma part, je ne déteste que « la Logomachie » par laquelle les hommes se disputent, ayant souvent les mêmes idées, mais ne pouvant s’entendre sur les mots. On m’a dénoncé récemment à M. Constans comme un corrupteur de la jeunesse ; et à mon cours de la Sorbonne (M. de Rosny se met à tousser), cours que je n’avais pu inaugurer, ayant la gorge prise, on me crée des tas de difficultés pour les cartes d’entrée, par exemple ; car je sais qu’il est bien des jaloux parmi les orientalistes. Ils ne peuvent supporter, pour la plupart, que j’aie quelque popularité. Renan disposait d’une véritable action sur le grand public, et on s’étonne qu’aujourd’hui j’intéresse un troupeau d’âmes et qu’autour de moi se groupent en disciples des jeunes gens et des élégantes.

— On voudrait sans doute que vous vous borniez à demeurer un érudit…

— L’érudition, les textes, peu m’importe, je prends mon bien où je le trouve, et peu me chaut que telle de mes idées appartienne moins au Bouddha qu’à Voltaire, à Rousseau ou à Hegel. Je fais autant de cas de l’histoire que d’un cancan de portiers. Maintenant, tel système n’appartient pas plus à Platon qu’à Jésus ou à Lao-Tzeu… Nous avons fait de si notables progrès… Les véritables évangiles, par exemple, résident bien davantage dans notre mémoire et dans notre imagination que dans les textes. Et il peut arriver qu’un cocher de fiacre en sache beaucoup plus sur le bouddhisme que M. Max Muller, lequel n’ignore rien du sanscrit.

— Je n’en doute point ; cependant, je désirerais connaître votre bouddhisme.

— Il se résume en une phrase : Le problème de notre destinée, est-ce une niaiserie ou un sujet d’inquiétude ? Quant à trier des racines linguistiques, je considère ce travail aussi peu important que celui d’éplucher des carottes à la cuisine.

— Vous croyez à la réincarnation des âmes ?

— Absolument. Ce n’est encore qu’une hypothèse comme la loi de Darwin, le transformisme, mais il faut que cela soit. Je ne veux pas vous expliquer si nous devons, ayant été hommes, émigrer dans une chair de bête ou dans un organisme de plantes ; ce qui est certain, c’est que notre être se continue : sans cela, rien ne semble logique dans l’univers.

Opinion intransigeante…

— Je suis un intransigeant, mais, à l’exemple du Bouddha, je n’impose pas mes doctrines ; je crois qu’il est défendu de convertir, je n’apprends pas la vérité, je montre seulement le chemin de la vérité. Chacun doit prouver en lui-même sa propre doctrine. Chacun doit être son prêtre. Nous avons, en nous, deux instruments de connaissance : le frisson d’abord, qui nous prend devant les idées ou les êtres, et la raison qui contrôle ce frisson trop personnel. Quand ces deux instruments sont d’accord, nous avons atteint l’individuelle vérité.

— Avez-vous pensé à instaurer un culte bouddhique à Paris ?

— On me l’a souvent proposé, et j’imagine qu’aujourd’hui j’occuperais une autre position que celle de professeur à l’École des langues orientales et à l’École des hautes études, si j’avais voulu revêtir un costume sacré et prononcer une messe quelconque sur un nouvel autel. Or, il me répugnait de jouer un rôle charlatanesque, et je me suis rallié à la circulaire d’un comité du Japon qui déclara : « Édifier des églises, mais ce serait contrevenir aux préceptes de pauvreté du Bouddha ! N’avons-nous pas les temples chrétiens, qui sont éclairés et chauffés ? Il nous est loisible de méditer sur le salut, tout en nous souvenant qu’une pagode ne vaudra jamais un sentiment pur. »

Sur la table de travail, immense comme une table d’atelier, — ô Tolstoï ! — je regarde des épreuves qui trainent.

— C’est mon prochain livre, monsieur, prononce M. de Rosny ; mon éditeur l’a tiré à un grand nombre d’exemplaires et l’a orné d’une couverture en maroquiun noir, sur les demandes d’une multitude de dévotes désireuses d’aller à la messe avec ce nouveau missel. Caprice que je n’ose blâmer, puisque j’en suis l’objet ainsi que ma doctrine… D’ailleurs je le prétends, le Pape lui-même est bouddhiste… à sa façon… »

Je feuillette le sommaire, et je m’arrête à ces titres suggestifs :

Le Véhicule de l’amour.

Le Culte du remords.

Le Grand Nivellement.

La récompense mercenaire.

« Le véhicule de l’amour », c’est la doctrine du Bouddha, cette loi de l’égoïsme aboli et de l’altruisme exalté ; mais ne sommes-nous point tous des bouddhistes défaillants ? Nos rechutes se renouvellent tous les jours. Comme j’en étais inquiet pour moi-même, le prophète de l’avenue Duquesne m’a rassuré en m’affirmant qu’il me suffisait de persister à lutter contre mes vices, malgré mon peu d’espérance de victoire. Et tel est « le Culte du remords », qui s’adapte à nos imperfections. Le « Grand Nivellement », c’est chacun à sa place, la femme enfin reine à côté de l’homme roi ; et quant à « la Récompense mercenaire », c’est notre vain désir de faire le bien pour conquérir un ciel grossier ou un enfer enfantin, au lieu de demander avant tout au seul Bien accompli le bienfait, immanent en ce Bien lui-même… »

Quand je suis redescendu vers la nuit humide, M. de Rosny me parlait de la Femme :

« La régénération de la femme, son élévation au rang de femme forte, de mère de l’homme et de vestale du feu sacré de l’Intuition est la tâche la plus haute qu’il soit possible de réaliser de nos jours dans le vaste domaine du Grand Nivellement.

» Là où la femme aura repris le rôle qui lui incombe et qui consiste avant tout à provoquer chez l’homme le culte de la Rectification, de l’Amour et de la Recherche, la loi du Devenir sera établie sur ses véritables assises, et la Destinée des êtres se préparera par la voie la plus sûre, la plus prompte et la plus directe. »

Cet apôtre féministe compte écrire pour ses admiratrices la Nouvelle Marguerite (Gœthe, réveille-toi !) comme Rousseau rédigea la Nouvelle Héloïse ; et j’étais encore dans l’escalier quand le philosophe me conta cette orientale anecdote : « Gautama perdait son temps en caresses auprès de la belle Gaupa, lorsque celle-ci lui dit : « Tu vas me quitter, ô mon époux, combien de regrets me laisseras-tu ! » Le sage répondit : « Apaise-toi, mon épouse ; dans une prochaine existence, tu renaîtras homme. »

Qui sait si la future Marguerite ne sera pas le Faust de l’avenir ?

Il pleuvait dans Paris quand je quittai l’admirable et éloquent M. de Rosny. J’étais mélancolique. Cette religion aimable n’avait pas pénétré l’âme de mon automédon, qui fouaillait sa « cocotte ». Je me souvins de la détresse intérieure du maître, regrettant de n’agir guère que sur des esprits distingués.

« À peine, m’avoua-t-il, si, à Valéry-en-Caux où je vais me reposer l’été, j’ai trouvé un charbonnier bouddhiste. »

En revanche, je sais de nobles esprits et des cœurs délicieux qui vibrent aux doctrines de Sidharta, et je m’apaisai en songeant à ce déjeuner pieux que je fis auprès du comte Antoine de la Rochefoucauld, le peintre des Mayas, des Isis et des Anges, qui m’accueillit avec le grand-prêtre Horiou-Toki, et où, dans des parfums d’encens et de chrysanthème, nous ne causâmes que du Nirvana divin et du culte des bouddhas invisibles.

III

UNE CÉRÉMONIE BOUDDHIQUE

C’était un spectable menu et mélancolique, ce mystère qu’un supérieur du temple de Singon, M. Horiou-Toki, a déclamé et joué le 13 novembre 1893 en plein Paris, au premier étage du Musée Guimet. Le matin filtrait dans la salle encombrée de Bouddhas aux étranges attitudes figées dans la contemplation ; et un recueillement étonné pénétrait l’âmes des jeunes femmes distraites, des messieurs âgés mais attentifs et des journalistes souriants ; tous s’assirent sur des banquettes improvisées, à droite et à gauche d’un prêtre grêle enveloppé, noyé j’oserai dire, dans une sorte de chasuble jaune pâle, étoilée de bouquets de fleurs éteintes. L’autel était installé contre l’immense piédouche où s’entassent de disparates et lumineuses idoles, autel grêle lui aussi, avec, au lieu de tabernacle, une miniature de pagode où reluit un minuscule Bouddha. Sur la nappe, huit coupes pleines de chrysanthèmes blancs, un brûle-parfum en forme de lotus, deux soucoupes pleines de riz, un petit plat de gâteaux et une assiette de fruits. Deux hauts cierges rouges où tremblote une lumière fanée et deux grands vases d’où débordent de larges fleurs couronnent ce discret repas offert aux dieux.

Huit fois la main maigre et jaune, comme l’antenne d’un long insecte, a agité la clochette sacrée, pour aviser les dieux et les hommes que le grand drame de l’union du prêtre et de la divinité est sur le point de s’accomplir. Entrée religieuse dans le temple. Le prêtre a les doigts joints et il salue Addi-Bouddha, le père abstrait de tous les Bouddhas, par cette invocation amoureuse : « Oh ! notre Nioraï ne peut se comparer à rien, oh qu’il est merveilleusement grand ! » Puis ce petit corps, qui a la couleur du thé et de ces excitants délicieux de l’Orient conduisant au rêve par l’ivresse, s’effondre, disparaît presque sous le manteau sacré ; il s’isole du monde entier afin de mieux s’élancer dans l’au-delà qui, autour de lui, palpite.

Or, tout le retient encore sur la terre, même ces instruments sacrés trop matériels sans doute, et jusqu’à l’attentive prière des assistants trop inquiétés de convoitises humaines. L’eau consacrée dort heureusement là dans une tasse de laque et la mince baguette qu’y trempe l’hiérophante se redresse au bout de ses doigts, devenue magique ; les gouttes répandues dans l’air, sur le sol et sur l’autel ont purifié la salle entière, prête désormais à accueillir les invisibles esprits. Quant aux offrandes, pures déjà comme les fruits de la terre que la main de l’homme à peine effleura, elles sont exorcisées par le Sangô, foudre à trois dards par lequel sont expulsés les infimes démons repliés sous les pétales des fleurs et dans l’interstice insaisissable qui sépare deux grains de riz.

Maintenant, ils peuvent venir les Bouddhas, âmes des sages qui ont déjà illuminé la terre de leur bienfaisante présence, et les Bodhisattvas, esprits glorieux, sortes d’anges gardiens des peuples qui peut-être s’incarneront un jour en quelque apôtre triomphant. M. Horiou-Toki les éveille et les appelle sur un ton de mélopée infiniment doux et triste, et il ne néglige pas non plus les plus humbles génies, les demi-dieux du foyer, et ces diables, bons au fond malgré leur visage terrible, car leur mission est de ramener les méchants au bien par la terreur.

Ils sont là tous maintenant, au nombre de mille soixante et un, visibles pour la foi de l’assistance — tant les divinités, même celles de l’Inde et du Japon, sont habituées à la passive indifférence des hommes ! Pour les remercier, le prêtre répand les chrysanthèmes blancs des six coupes et il récite : « Puissent ces fleurs remplir les dix mondes et être offertes à tous les Bouddhas et Bodhisattvas ! » Tout cela s’entremêle de volutes d’encens exhalés d’un encensoir de bronze dont la tige est immobile — de triples secousses de sonnette, baisée au moment d’être prise ou d’être quittée, et dont le rythme rappelle le catholique sanctus, enfin — ce qui impressionne plus longuement — les sons de gong arrachés à un bassin métallique pour ponctuer les mantras ou versets sacrés.

Une sorte de papyrus est déplié par le moine, des noms étranges sont proclamés avec le même accent plaintif, que le grave plain-chant des carmélites seul dépasse en beauté ; ce sont cent mots, appellations sacrées des dieux. Mais l’officiant vient de tomber sur ses genoux et, priant pour tous les assistants et tous les êtres de la terre et des étoiles, il s’écrie : « Les Bouddhas font des miracles dans tous les univers et ils s’y montrent sous des transformations multiples suivant les circonstances. Rien qui puisse vaincre cette force éternelle, capable d’accomplir tous les vœux. »

Trois coups de sonnette avertissent Bouddhas et Bodhisattvas qu’ils peuvent se retirer. De nouveau le prêtre disparaît sous le manteau sacré, cuirasse des tentations innombrables, et il s’éloigne de l’autel à reculons.

… Une anxiété me restait. M. Horiou-Toki semblait s’ingénier à voiler ses mains mouvantes sous la chasuble pâle. J’interrogeai M. de Milloué, alors que M. Guimet multipliait çà et là son amabilité et ses commentaires. M. de Milloué me répondit : « L’officiant a soin de cacher au peuple pendant la cérémonie les moudras, c’est-à-dire les signes mystiques de ses doigts qui, équivalant à la récitation d’un mantra ou verset, appellent les énergies célestes et conversent avec elles. »

Alors je me souvins des vieilles écoles de Kabbalistes, accordant, elles aussi, une puissance symbolique et effective à certains mots et à certaines attitudes du visage et de la main par lesquels les esprits sont contraints à leur obéir. En Occident comme en Orient, une même initiation semble avoir présidé aux pratiques de la magie. Il est vrai que cette science du verbe et du signe, si elle a quelque autorité dans l’invisible, n’a pas beaucoup de pouvoir sur le visible, et les Anglais et les Turcs, sabre en main, ont toujours asservi les doctes Kabbalistes de Judée ou les bouddhistes ésotéristes de l’Inde…

Aussi M. Horiou-Toki ne dédaigne pas les petits avantages que l’on obtient sans pantomime hiératique et sans marmottements sacrés, et c’est en bonne langue japonaise qu’il a expliqué à son interprète, le très Parisien M. Kawamoura, son vif désir d’être crayonné par M. Régamey.

La cérémonie terminée, je fis le tour de l’autel et remarquai tout près de lui, une petite table où s’étalait la statue en faïence de Kooboo-Daïshi, fondateur de la secte à laquelle appartient M. Horiou-Toki. On n’avait pas oublié de servir un petit repas à l’effigie de cet excellent religieux qui mourut vers l’an 835, mais je remarquai que les plats étaient moins nombreux et tout petits ; car jamais un homme, fût-il mort dans la plus odorante vénération, n’a l’estomac de mille soixante et un Bouddhas.

Au bas de l’autel étaient tombés l’éventail et le chapelet parmi des pétales en miettes.

Cependant, je ne sais quoi de nain s’imposait à mon âme, malgré les icônes flambantes du piédouche, où ricanent les bénévoles démons aux six mains armées de lances et de glaives et chevauchant des taureaux verts, tandis que derrière, en auréole, tourbillonne une énorme roue de torture. Je songeai aux temples du Japon, aux fines architectures ornées de tableaux et de statues d’une fantaisie délicate et somptueuse, au milieu de vastes et riants jardins, où scintillent, laquées et dorées, des chapelles semblables à des bibelots d’étagères cent fois grandis, qu’habitent des moines extatiques et végétariens. Ah ! l’Europe rétrécit le bouddhisme !… Aussi me suis-je expliqué le ton dégagé avec lequel M. Clémenceau, survenant à la fin de la cérémonie, le chapeau sur l’oreille, murmura, en touchant d’un doigt dégoûté les pieuses offrandes :

« Peuh… des dînettes de poupée ([4]). »

LES THÉOSOPHES

Ma jeunesse mystique fut traversée par la légende de Blawatsky (H. P. B), alors encore vivante, de cette extraordinaire Cosaque qui, en Amérique et en Europe, fut le chef de la Société Théosophique. Nous en avons souvent causé sur le bord de la mer et en Provence, dans les claires montagnes où nous visitaient ces Anges de lumière que sont les beaux rayons de soleil. Elle nous apparaissait à la fois fatale, belle et méchante, portant à son front l’auréole noire de l’Antéchrist, — destructrice des dieux, tourmenteuse des consciences et soufflant la folie dans les trompettes de l’énorme et magique sagesse de l’Orient.

À Paris, je questionnai autour de moi, inquiet de ce néfaste et splendide prodige. Je connus à Montmartre un vieillard qui l’avait approchée autrefois, quand, très jeune, elle passa à Paris. Il me raconta qu’elle fut son « sujet ». En catalepsie, elle apparaissait double : tantôt un archange parlait par ses lèvres ambiguës, et c’était une science prodigieuse et intrépide, tantôt un démon glapissait haineux et violent. « Elle était ainsi d’ailleurs dans la vie, ajouta ce magnétiseur, étrange, multiple, sous une influence redoutable et mesquine ; mais pour tous ceux qui la connurent, malgré ses égarements et ses fautes, elle demeura fascinante. »

Dans les feuilles d’un Vieux Journal, M. H. Olcott s’étend sur la faculté qu’avait Blawatsky de céder sa personnalité à de supérieures effluences, soit aux esprits de ses guides vivants et lointains, soit à des intelligences non revêtues de chair.

« Une après-midi d’été, elle et moi nous étions dans notre cabinet de travail, à New-York. Le crépuscule commençait et le gaz n’était pas encore allumé. Elle était assise près de la fenêtre du sud, et moi je me tenais debout derrière la cheminée et je rêvais. Je l’entendis prononcer les mots suivants : « Regardez et apprenez », et tournant les yeux de ce côté, j’aperçus un brouillard qui s’élevait de sa tête et de ses épaules. Soudain il prit la forme et la ressemblance de l’un des Mahatmas. Absorbé dans la contemplation du phénomène, je restai debout et silencieux. La moitié supérieure du torse seulement se dessina, puis disparut aussitôt ; fut-il réabsorbé dans le corps de H. P. B. ou non, je ne le sais. Elle resta immobile, comme une statue, pendant environ trois minutes, puis elle soupira, revint à elle. Lorsque je la priai de m’expliquer le phénomène, elle refusa, disant que c’était à moi à développer mon intuition de façon à comprendre le phénomène du monde dans lequel je vivais… Tout ce qu’elle pouvait faire, c’était de me montrer des choses, à moi d’en faire ce que je pouvais… »

… « Il me souvient que, dans quatre occasions différentes, elle ramassa dans sa main une touffe de ses cheveux auburn, frisés et ondulés, et l’arracha, ou la coupa avec des ciseaux, puis la tendit à l’un de nous, mais alors les cheveux se trouvèrent être grossiers, noirs comme du jais, raidis et absolument pas bouclés ni ondulés, des cheveux qui semblaient appartenir à une tête asiatique et n’avaient aucun rapport avec ceux de madame Blawatsky… Un adversaire suggéra qu’il ne s’agissait peut-être que d’un tour de simple escamotage ; mais mon livre de notes fait foi que, dans l’un des cas, la personne qui reçut les cheveux avait eu la permission de les couper elle même avec les ciseaux. Je possède deux boucles prises sur sa tête, toutes les deux noires comme du jais et beaucoup plus grossières que les siennes ; mais l’une plus grossière que l’autre. L’une de cheveux égyptiens, l’autre de cheveux indous. Quelle meilleure explication y a-t-il à donner de ce phénomène, que de supposer que les hommes à qui ces boucles noires avaient appartenu occupaient le corps mâyâvic de H. P. B., lorsque ces cheveux furent pris sur sa tête ?…

… J’ai été tenté de supposer qu’aucun de nous, ses collègues, n’avions jamais connu la véritable et normale H. P. B., mais que nous avions eu affaire à un corps artificiellement animé, une sorte de mystère psychique incessant dont le jiva ([5]) avait été tué à la bataille de Mentana, alors qu’elle reçut cinq blessures et fut ramassée pour morte dans un fossé… »

… « Cette femme avait successivement tous les âges en une journée. Le docteur Pike ayant regardé H. P. B. plusieurs fois, tressaillit et dit que personne dans le monde ne lui faisait une telle impression. Une fois il voit en H. P. B. une jeune fille de seize ans, une autrefois une vieille femme de cent ans, puis de nouveau un homme avec une barbe !!… »

« … Bien plus, ajoute le biographe, dans une très longue lettre que je reçus en 1719, alors que j’étais à Rajputana, il est parlé d’elle au genre masculin et elle est étrangement confondue avec Mahàtmà M. qui était connu pour être notre Guru… »

Elle revint à Paris, après maintes excursions en tous les mondes, et visita madame la comtesse d’Adhémar et madame la duchesse de Pomar, toutes deux théosophes. Elle les assaillit de prestiges ; tantôt des cloches résonnaient subites, tantôt des fleurs d’elles-mêmes naissaient entre ses doigts… Un jour, dans une plaine, un enfant à cheval se retourna, la vit à son côté, lui parlant de son père et de sa mère qui l’attendaient : enfin elle ajouta : « Regarde maintenant droit devant toi. » L’enfant obéit… une seconde après, il ne se retint plus de tourner les yeux vers sa mystérieuse camarade. Mais elle avait disparu… Dans toute l’étendue de la plaine, il n’y avait pas de Blawatsky.



Les trois cents Parisiens affiliés à la Société théosophique reconnaissent cette intrépide conquérante, aujourd’hui « désincarnée », comme la messagère des dieux humains du Thibet, la porte-parole de ces lointains et secrets gouverneurs du monde. Leur président, M. Jean Mattheus (pseudonyme qui cache le romancier A. Matthey, c’est-à-dire M. Arthur Arnould), se recueille dans le parc d’Aulnay-sous-Bois, en une villa solitaire, où l’on ne voit guère les hommes, mais que hante la mélancolique présence de la forêt de Bondy.

— Une grande calomniée, que madame Blawatsky ! m’a raconté M. Jean Mattheus, à qui je racontais les attaques du journal le Sun, prétendant qu’elle était non une thaumaturge, mais une escamotrice. Quelles infamies n’a-t-on pas répandues sur elle ! Tenez, voici sa photographie, qui plaide pour elle mieux que mes paroles. »

C’est elle, en effet, les yeux dilatés, la tête enveloppée dans un fichu noir, le corps empaqueté d’une houppelande sans forme, tenant de la blouse et du manteau d’homme, avec, autour de la taille, une sorte de cordelière monacale. Ses cheveux crépus sur le front s’épaississent, presque blancs. Ses yeux sont inexplicables, couleur d’acier, couleur de ces archanges féroces et divins, qui, d’un regard, dévastent l’univers ; que reste-t-il de la femme en ce visage comme écrasé par le sceau d’une volonté terrible ? Le nez s’épate, large comme celui de tous ceux qui aiment fortement la vie, la bouche puissante se soulève un peu, de dédain ou de fureur, — d’un enthousiasme, certes, qui ne pouvait s’assouvir ici-bas. Seule, la main demeure aristocratique infiniment, si fine, si blanche, si effilée, qu’on la dirait de quelque chérubin du ciel.

À côté d’elle, s’étale l’énorme barbe de M. Olcott, l’administrateur de cette Société mystérieuse dont elle fut le grand-maître.

— La théosophie ? reprend M. Jean Mattheus… Vous me demandez, ei somme, ce que c’est ? Que vous dirai-je ? Elle a existé de tout temps, c’est la grande tradition occulte, ésotérique, qui commença sur terre avant même qu’il y eût des hommes… Elle se continue et se propage par les initiés et les adeptes. Mais, à de certaines époques, elle éclate. Nos maîtres alors révèlent de leur enseignement ce qu’ils jugent bon d’en exprimer. Ils choisissent spécialement, comme période, les vingt-cinq dernières années de chaque cycle de cent ans. Ainsi vîmes-nous, au dix-huitième siècle, apparaître Cagliostro, Saint-Germain, Cazotte, pour ne citer que ceux-là. Seulement, je puis vous dire que ce mouvement mystique si grandissant de nos jours, doit s’arrêter le 31 décembre 1899 pour reprendre le 1er janvier 1975.

— La théosophie se confondrait-elle avec le spiritisme et le bouddhisme ?

— Pas le moins du monde. Nous n’avons pas de cuite et nous ne créons pas de religion, étant la religion universelle. Certes, nous profitons des doctrines orientales et l’enseignement du Bouddha se rapproche du nôtre sur bien des points. Mais nous restons persuadés que tout symbole philosophique mis à la portée de la masse devient une « idole », un fétichisme grossier, auxquels les prêtres finissent par croire comme à de véritables entités. Si nous reconnaissons la réalité des phénomènes spirites, si moqués encore, — on n’insulte que ce qui existe, disait Blawatsky — nous croyons que ces manifestations proviennent de l’ordre tout à fait inférieur et qu’elles sont surtout le fait de médiums possédés de ces forces et ignorant leur origine, leur caractère et leur but. »



M. Jean Mattheus causait de ces transcendances avec une aisance toute patriarcale. Il m’apparut tout semblable à son portrait, tel que nous le montre le peintre et statuaire madame Delphine de Cool, très doux, avec sa chemise flottante, ses larges vêtements d’intérieur, sa barbe blanche et ses longs cheveux, gardant au fond de ses prunelles bleues la jeunesse des vérités immuables. Me disait-il tout l’au-delà de sa pensée ? Je ne le crois pas. Mais de sa lèvre s’exhalait la sagesse aussi familièrement qu’en les discours de Socrate ou en les sermons de Bouddha.


— La Société théosophique, basée sur cet ésotérisme, doit avoir, malgré l’antiquité de sa doctrine, quelques projets pratiques s’adaptant à notre monde contemporain ?

— En effet, ses trois buts sont : 1o fonder une fraternité universelle, non plus sentimentale, mais en quelque sorte scientifique, car tous les hommes sont frères comme accidents divers de la même substance ; 2o l’étude des sciences, des religions et des philosophies de l’Extrême-Orient ; 3o créer une section « ésotérique », qui, sous le serment du secret absolu, explique aux adeptes le sens de tous les symboles et leur confère un pouvoir semblable à celui des dieux des vieux cultes. Nous pouvons par nos rêves aux prodiges si aisés nous faire une idée de ce pouvoir. Mais la gloire de la théosophie, c’est de réserver ces secrets aux hommes moraux préparés par l’initiation. Si elle régnait sur le monde, le monde serait ainsi préservé par elle des funestes chimies, des bombes, de cet empoisonnement public que propagent les denrées falsifiées. La science ne serait confiée qu’aux intelligents et aux bons.

— Votre société, il me semble, ne s’est pas établie en Europe depuis longtemps ?

— Il y a dix ans à peine que nous formons un groupe à Paris. Avec Gaboriau et Dramard parut notre première revue, le Lotus, puis la Revue Théosophique de madame la comtesse d’Adhémar, enfin le Lotus bleu que je rédige avec Coulom (Amaravella). Depuis la mort de Blawatsky, madame Annie Besant dirige la Société en Europe, M. Judge en Amérique et M. Keishtley en Asie.

— Quels dogmes avez-vous jusqu’ici professés ?

— D’abord, il n’y a pas eu de création.

Nous appelons manvantara la période incommensurable de durée de l’Univers manifesté et non créé, (pas de création, au sens propre du mot, mais des successions de manifestations,) — n’ayant jamais eu de commencement et ne devant jamais avoir de fin, — de la Vie vue, de la Substance unique, de l’Esprit universel, aspects différents d’une seule et même chose, en dehors de laquelle rien n’existe, et où tout rentre périodiquement, et cette rentrée, ou nuit de Brahma, ou fin du monde dans le langage erroné ordinaire, nous l’appelons Pralaya. Nous sommes athées en ce sens que nous repoussons la conception d’un Dieu anthropomorphique, en dehors de la nature. Aussi nous ne prions pas. Il n’y a pas d’autre Dieu que la substance unique. Cette substance agit doublement : elle se différencie et se manifeste dans l’univers. Tel est le mouvement dit d’involution ou descente de l’esprit dans les derniers règnes de la matière ; puis l’évolution ou retour de tous les êtres dans le sein de cette Substance Unique. L’Inde appelle cette allée et venue des choses : le jour et la nuit de Brahma. Le temps pendant lequel se déroulent cette respiration et cette aspiration de Dieu, nous le nommons : le Manvantara. Les nouvelles découvertes scientifiques contrôlent notre croyance. En effet, on admet à peu près aujourd’hui que la fin du monde aura lieu par un resserrement, une contraction du Tout entraîné par l’aspiration d’une bouche invisible.

» Sept races doivent apparaître sur notre planète comme sept sens doivent se manifester en l’homme. Nous sommes à la cinquième race et au cinquième sens. Le sens, que les mystiques appellent « le troisième œil », l’intuition sera l’apanage de la sixième race, qui verra l’éther, sans doute cet état radiant de la matière découvert par Crookes.

» Il faut que chaque race évolue dans sept terres, non pas dans les planètes perceptibles, mais en d’autres que nos yeux et nos instruments ne saisissent point. Notre globe n’est que le quatrième et toute race ne s’achève qu’après le parcours complet. Alors, elle rentre dans le nirvana, but de toute âme à travers la série des réincarnations, nirvana qui n’est pas le néant, mais un état de bonheur illimité qui se perfectionne toujours et où notre individualité est conservée. Le Nirvana, c’est un ciel qui progresse en spirale, sans cesse.

» La même loi régit les minéraux, les végétaux et les animaux qui doivent peu à peu et en passant par tous les degrés de l’échelle devenir des hommes ; mais le minéral terrestre, par exemple, ne devient végétal qu’en une autre planète.

» La conséquence morale de cet enseignement, c’est que la justice règne dans l’univers. Le remords est vain. Tout acte bon ou mauvais porte en lui ses suites fatales. C’est pourquoi nous devons agir pour le bien et non pas égoïstement. Nous ne pénétrerons dans le nirvana entièrement qu’avec nos frères. Tant que les fautes de l’humanité la lieront aux réincarnations, nous ne serons pas sauvés tout à fait. Il y a une telle solidarité entre les êtres que, un seul de nous tous souffrant encore, l’humanité entière souffrirait.

D’où le Karma, qui signifie 1o la Loi de causalité (nous récoltons ce que nous avons semé) ; 2o la balance du bien et du mal pour chaque individu. Karma détermine les expériences heureuses ou malheureuses de chaque incarnation.

Je me levais, me disposant à regagner Paris, lorsque M. Jean Mattheus me retint encore :

— Notre guide visible en cette fin de siècle a bien été Blawatsky ; croyez-moi, monsieur, n’écoutez pas les calomniateurs. C’était vraiment une femme surprenante. Elle a conquis l’Angleterre, l’Amérique et l’Asie. Depuis dix ans, avant sa mort, elle vivait comme miraculeusement, condamnée par tous les médecins. Ce qu’elle disait, ce qu’elle écrivait n’était souvent pas d’elle, mais lui venait de nos maîtres invisibles qui se servaient d’elle. Sa puissance de suggestion fut formidable. Combien de fois, à Londres, il lui arrivait de dire à quelqu’un : « Regardez sur vos genoux. » Et celui qui regardait apercevait, épouvanté, une araignée énorme. Alors elle souriait : « Cette araignée n’existe pas, c’est moi qui vous la fais voir » Quand elle écrivait Isis dévoilée ou la Secrète doctrine elle s’endormait parfois de fatigue, car elle travaillait vingt heures chaque jour. Au matin, en s’éveillant, vingt à trente pages avaient été écrites à la suite des siennes, d’écriture différente, sans qu’elle sût comment. Dans l’Inde, elle manqua mourir ; elle se traînait sur le chemin, expirante, quand un Mahatma apparut : « Je puis te sauver, lui dit-il, mais tu dois accepter toutes les hontes, toutes les douleurs et tous les mépris. » — J’accepte, répondit-elle. Le Mahatma la toucha au front, — et elle vécut. Un adepte a trouvé au Japon la photographie d’un groupe en bronze représentant Ko-bo-dai-shi, le Fondateur de la secte Shingon, avec deux petits élémentals couchés à ses pieds, attendant son bon plaisir. H. P. B. avait aussi de tels serviteurs qui lui obéissaient. Pour ma part je l’ai vue, vieille, presque impotente, à Fontainebleau, se transformer brusquement et nous apparaître toute droite, les yeux pleins de lumière, les membres souples de jeunesse, — nous disant : « Mes maîtres du Thibet viennent de m’envoyer leur force avec un mystique message. » Ah ! monsieur, la fraude eût été plus prodigieuse encore que le prodige !… »

LE CULTE DE LA LUMIÈRE

… Quand, aux nuits mémorables du Sabbat, la messe noire s’achève sur l’autel infâme parmi les imprécations et les déchirements d’hostie, tandis que s’apaisent sur la lande les danses et les baisers ivres et que, grotesque cortège, de hauts crapauds gonflés de venin, à cagoules et à clochettes, leurs pattes antérieures appuyées sur de grêles crosses épiscopales, regagnent en boitillant leurs nids de vase — tout à coup à la lune rognée par les nuages et les enchantements des sorcières, un pâle rayon de soleil succède dans un « cocorico » triomphant. Alors le cauchemar de l’enfer s’effiloche comme une fumée malsaine ; c’est une débâcle immense dans l’aurore, puis l’absolu effacement ; et les herbes foulées qui se redressent oublient jusqu’aux vestiges des piétinements et des convulsions… Une larme du jour a suffi pour exterminer Satan et son peuple ; — la Lumière tue le Mal.

Maintenant le sabbat des siècles passés se rapetisse à de douteux conciliabules, bourgeois, mais toujours impies, depuis les petites chapelles de Bruges jusqu’aux officines mystérieuses de Paris, çà et là, non loin du Panthéon, par exemple, où, si j’écoute des indiscrétions incomplètes de femmes terrifiées, le Pandœmon, invoqué par Huysmans, s’est établi ; mais le sabbat, qui s’est civilisé et s’empanache de science, a trouvé (si j’en crois une pythonisse d’Auteuil, madame Lucie Grange), son fouet vengeur, sa condamnation et sa déroute dans la Lumière toujours, non plus la lumière des Hommes, comme autrefois, — mais la lumière des Esprits…

J’ai passé des heures troublantes boulevard Montmorency, dans le salon de madame Lucie Grange, dont les vitres s’embuent de la fumée des petites locomotives passant presque à niveau. L’an passé, je la visitai après un article déconcertant qu’elle avait écrit sous ce titre : Guerre à la Magie Noire ! — Que je me trompai en croyant entrer dans un arsenal magique ! Autour de moi rien de belliqueux : un petit poêle, une large table de travail, une gentille perruche qui pirouette autour de son barreau, deux pieux tableaux représentant la Vierge Marie et le Sauveur, faisant bon ménage avec des masques d’Hermès, d’Apollon et d’Isis, enfin, planant sur ce temple familier, — un grand étendard bleu.

— Je sens autour de moi les fluides malfaisants de nos ennemis, m’explique tranquillement madame Grange, mais je ne les crains pas. J’ai déclaré la guerre aux occultistes qui pratiquent l’envoûtement par voie ténébreuse. Tout autre à ce jeu courrait un danger de mort : mais Hermès me protège et m’inspire… Invisible, visible souvent, il est toujours là auprès de moi… d’Autres aussi… »

À ce moment de petits bruits crépitèrent : il me sembla que les murs disaient oui et que le poêle approuvait d’un pétillement.

Devant ma stupéfaction la prophétesse se mit à éclater d’un bon rire :

— Vous voyez, ils répondent eux aussi… tout autre ferait sourde oreille… mais j’ai appris le langage des choses qui est souvent le langage des esprits.

— Les morts, n’est-ce pas ? questionnai-je.

— Non, pas les morts précisément. La plupart sont trop imparfaits, trop semblables à nous. Leurs manifestations sont le plus souvent inférieures. Je suis en rapport avec les âmes des âmes, avec les puissances qui dirigent l’univers, que vous les appeliez les Génies de la Rose-Croix, les Devas de l’Inde antique, les Amschaspands de la Perse, les Sephirots de la Kabbale, les Khéroubs de la Khaldée ou les Archanges de l’Apocalypse. L’un d’entre eux s’est attaché à moi ; il m’a d’abord dit se nommer Salem et être un prêtre égyptien, puis il me révéla qu’il était Hermès lui-même, le grand Hermès, décidé à se servir de la pauvre et ignorante femme que je suis pour rénover l’univers. »

J’ouvris très grands les yeux et m’aperçus non sans quelque surprise que mon interlocutrice était parfaitement sincère en me parlant de la sorte et que je n’avais cependant pas affaire à une folle. Ce visage calme, avec des prunelles dilatées et changeantes, cette bouche marquée du pli d’un sourire qui ne s’atténue pas, cette toilette modeste, cette élocution facile et d’une harmonie un peu monotone, tout m’enveloppait d’une sorte de charme imprécis, point irritant, plutôt doux, lénitif presque…

— Ne vous étonnez plus, monsieur, continua-t-elle, vous êtes ici dans la moderne Memphis. Nous y recevons les visites des plus grands hommes de tous les temps.

— Mais comment ces êtres supra-terrestres entrent-ils en communication avec vous ?

— Après plusieurs jours d’entraînement, je passe une nuit entière à parler ou à écrire. Je suis voyante à l’état conscient sans être endormie par personne. C’est ainsi que j’ai obtenu la résurrection fluidique d’un papyrus égyptien. Salem-Hermès vient à moi : tantôt il fait passer sous mes yeux des tableaux et des images symboliques, tantôt il emmène auprès de nous d’autres intelligences, comme celles de Marcellus, de Miriam, de saint Michel, qui me révèlent d’éblouissantes vérités.

— Mais Lucie Grange et le prophète Daniel sont proches parents, m’écriai-je.

— Lucie Grange ?… je ne sais. Il y a en moi une âme toute changée qui se montre en ces extases et contre qui se révolte parfois ma personnalité habituelle. Je ne suis pas seulement Lucie Grange, je suis le médium Hab…, diminutif de Habimèlah, qui veut dire, selon le commentaire d’Hermès, « Force du Père ».

Cet appartement d’Auteuil se déformait selon mon imagination excitée par ces aveux dont le ton dépasse vraiment trop celui des causeries ordinaires. Et, regardant dans le passé, je songeais au trépied d’Endor, à l’antre de Tryphonius, à ces fumées d’Alecton qui faisaient délirer les hystériques Pythies. — Ah ! penser que cette gare voisine, symbolisme du matérialisme contemporain, n’a pu empêcher les vieux oracles de renaître ! Ah ! nous recommençons tout !…

— Hab, insiste madame Lucie Grange, lit dans « la Lumière ».

Et je chuchotai en moi-même : « Oui, c’est cela, la Lumière, l’ancien culte de la Lumière, l’adoration d’Ormudz par Zoroastre, la survivance des vieilles fois magiques réapparaissant en un coin lointain de Paris, malgré le dénigrement des âges précédents, — culte têtu du grand fleuve invisible qui, selon les Kabbalistes, baigne le monde, imagination de Dieu où roulent en flots les esprits, les âmes des morts, les anges et les démons… »

La prêtresse de la Lumière se doutait-elle de mes réflexions ? Elle reprit :

— Si j’ai déclaré la guerre à la magie noire, c’est poussée par mes guides de l’au-delà, par Hermès. Je pressens de terribles luttes…

Je secouai, en sortant, l’atmosphère du miracle, et c’est seulement plusieurs mois après que je me rappelai cet étrange entretien ; nous avions été mêlés, mes amis et moi, à de brûlantes et mystiques aventures. Il y avait des morts et des fous dans les tragédies du moderne occultisme… Sait-on ce qui est vrai, ce qui est faux ? Quel maître nous donnera de distinguer infailliblement la vérité ?

Ces jours-ci j’ai pénétré encore dans la « Pyramide » d’Auteuil.

Le drapeau bleu flottait avec une sorte d’ostentation magnanime.

Madame Grange s’avança, plus sereine que d’habitude, et avec tranquillité :

— Vous voyez, la Lumière a vaincu, je ne pense plus à la magie noire. Elle est renversée à jamais. Nous sommes ici quelques amis qui nous réunissons avec la paix et la gaieté des premiers chrétiens.

À ce moment, quelqu’un entra.

— M. Christian fils, dit le médium Hab.

Le visiteur s’inclina avec grâce, puis s’assit, et je le vis feuilleter des parchemins aux signes biscornus, ainsi que des planches d’archéologie.

Les anecdotes reprirent. Hab me conta l’invasion récente chez elle des mauvais esprits sous la forme de guêpes. « Elles se précipitèrent vers moi, me dit-elle, je crus qu’elles allaient me dévorer. Mais Hermès était là. Les guêpes furent refoulées et leur troupe, se heurtant à la vitre, tomba morte. On ne ramassa plus que de petites bêtes noires desséchées et brûlées. » L’anarchie ne fut pas omise, comme il sied, et Hab m’édifia en me narrant comment elle avait autrefois par sa seule présence sauvé une de ses parentes des attentats de la bande à Ravachol ; mais ce qui me parut le plus remarquable, c’est un fait de voyance qui mériterait de devenir historique, — l’histoire étant presque toujours fabuleuse. « Un soir, affirma madame Grange, je vis Bismarck faisant de la magie noire ; il tuait et tourmentait des hommes à distance ; je m’en indignai, mais Hermès me dit : « Tu verras, il sera châtié… » Peu de temps après, je le revis dans la campagne d’Allemagne, surpris par les vendangeurs qui, ne l’ayant pas reconnu, s’amusaient, selon leur coutume en cette saison de goguette, à lui écraser des grappes sur la figure, à le coiffer de paniers et à l’habiller de vêtements de dérision. »

Le feuilleteur de grimoire se leva :

— Monsieur, me dit-il, je suis archéologue et j’avoue être très dérouté par les phénomènes qui se passent dans cette maison. Je dois cependant en reconnaître la réalité. Des fleurs, des branches pendant les séances s’écroulent du plafond sur les têtes des expérimentateurs. Des objets fort lourds sont déplacés. Récemment madame Grange crut apercevoir Napoléon ; il lui annonça qu’il se manifesterait bientôt. En effet, le lendemain, à l’heure dite, nous fûmes bousculés par un vent terrible qui traversa l’escalier et nous pensâmes être renversés…

— Non, non, m’écriai-je, c’est à devenir insensé !

M. Christian fils me regarda de son œil bleu très fin sous les cils longs ; debout, il évoquait assez bien cet homme roux qui apparaît aux sorciers quand ils ont immolé la traditionnelle poule noire…

Ayant fait quelques pas vers moi, et après avoir consulté une petite boussole, il me serra les mains avec effusion.

— Je vous félicite, monsieur, vous venez de vous asseoir entre l’Orient et le Nord. Ce sont les points les plus fortunés, et celui qui spontanément prend place à cet angle ne peut être un méchant homme. — Si vous vous étiez fixé au Midi vous seriez un faux ami, à l’Orient un avare, à l’Occident un calomniateur, au Nord un envieux et un hypocrite. Tels sont les mystères de la Sainte Kabbale et la meilleure manière d’être édifié sur ses relations… »

Je pris le train quelques minutes après, très rêveur et persuadé que Marie Alacoque s’était réincarnée et que l’ « Homme rouge des Tuileries » n’était peut-être pas un conte.

VINTRAS, BOULLAN
ET
LE SATANISME

Il m’a été donné d’être mêlé aux aventures tragiques du Vintrasisme agonisant ; sans le moins du monde partager la doctrine de Stratanael (Pierre-Michel Vintras), réincarnation du prophète Élie, les circonstances ont voulu que je défende — même en champ clos — comme aux temps des querelles religieuses, son successeur, l’ami de J.-K. Huysmans, l’abbé Boullan, le plus extraordinaire thaumaturge de notre siècle positif, grand pontif du Carmel, se disant l’âme même de Jean-Baptiste — bref, le docteur Johannès de Là-Bas.

Je ne regrette point ces petits dérangements, car je suis reconnaissant au Vintrasisme des surprises intellectuelles dont me gratifia ce culte peu connu, régal des curiosités les plus blasées.

En 1839, le 6 août, à Tilly-sur-Seules, l’archange saint Michel révéla sa mission au contremaître d’une usine de papier, nommé Vintras, et l’avertit qu’Élie était descendu dans son âme pour préparer la venue du Paraclet. Cette extase transforma ce modeste et pieux ouvrier à qui elle communiqua un lyrisme inconnu depuis Ézéchiel ; ce fut le point de départ d’une trouble et éclatante odyssée, coupée de conversations angéliques, de batailles contre les magiciens noirs, de brefs excommunicatoires, de prodiges ahurissants et d’un peu de prison.

Qui connut et approcha Vintras subit le charme de son verbe et de sa majesté impérative. Comme le cordonnier Jacob Bœhme, il reçut en une seule fois la science de toutes les choses sacrées sans avoir rien lu et ne sachant presque pas écrire. Princes, prêtres, moines, religieuses étaient conquis par le prestige de ce mystérieux esprit.

Il rayonnait sur Paris — où il compte aujourd’hui encore de nombreux adeptes — du Carmel de Montplaisir, faubourg de Lyon, Là son temple avec, sous ses ordres, les deux sacerdotes, M. Soidekerck, ancien fabricant de chasubles, et le duc de Parme.

J.-K. Huysmans connut, il y a deux ans, Soidekerck, vieillard un peu usé par les pratiques des mystères, lequel lui confiait plaintivement : « Ah ! monsieur, mon maître me fait écrire toute la nuit. — Et qui donc, votre maître ? questionnait l’écrivain d’À Rebours. — Dieu, monsieur, Dieu », répondait le pontife.

C’est à Montplaisir que les pèlerins trouvent encore l’autel de Vintras, surmonté d’une « croix hostiaire », dont le froment, étoilé d’étranges géométries sanglantes, commence à être un peu tourmenté par des vers irrespectueux. Au beau temps du prophète, il célébrait là, dans une chambre tendue de rouge, le sacrifice provictimal de Marie, sorte de messe en français en l’honneur de la sainte Vierge : les hosties d’elles-mêmes sortaient du calice, où un sang véritable pleuvait du plafond et, dans ses prières, le thaumaturge, devançant les prodiges du médium Eusapia, reconnus aujourd’hui scientifiques, s’élevait du sol comme ascensionné par les invisibles mains des Anges.

Des scènes plus étranges encore s’y déroulèrent. Le prophète, appuyé sur son autel, combattait les messes noires qu’il prétendait voir à distance au moment où elles étaient dites à Londres et à Rome par des prélats et des hommes politiques ligués contre le Carmel.

Le Carmel, en effet, s’était allié aux Naundorff et prétendait, par des voies mystiques, conduire à leur trône ces candidats évincés, mais assez dangereux, cependant, pour être condamnés par les cours d’Europe et le Souverain Pontife.

Vintras devenait encombrant. On profita de quelques défections retentissantes comme celle de Gozzoli pour accuser le Carmel d’être un réceptacle d’impureté, et on arrêta le thaumaturge, soupçonné d’avoir extorqué des sommes à ses fidèles.

Les dames Cassini et Garnier, qui donnèrent l’une 800 francs, et l’autre 3,000 francs, reconnurent au tribunal que ces présents étaient volontaires. On n’en condamna pas moins, en 1842, le prophète à 1,000 francs d’amende et à cinq ans de réclusion. Vintras courba la tête ; que lui faisait d’ailleurs un vain emprisonnement ? Ayant le don de bilocation, il apparut sans cesse à ses amis et pontifia quand même au Carmel, tandis que son corps seul restait enfermé à Rennes.

Notez que dans la visite domiciliaire, « Dieu se chargea lui-même, au dire d’un disciple, de dérober tout ce qu’il ne voulait pas laisser saisir… Que diraient ces messieurs du parquet s’ils apprenaient que leurs yeux n’ont pas vu, que leurs mains n’ont pas senti des objets précieux très à découvert et sur lesquels leurs regards et leurs mains se sont promenés dix fois ? » (Sic.)

Les événements se chargèrent de venger Vintras. Bardout, qui avait refusé de plaider pour le prophète dans la crainte du ridicule, devint fou peu après. Mgr Paysant, évêque d’Angers, mourut après un dîner où il attaqua Pierre Michel ; Mgr Varin, évêque de Strasbourg, ayant écrit un article contre le Carmel, périt subitement…

Cependant la doctrine de Vintras ne méritait pas tant de foudres. Elle se bornait à ces trois points :

1o Immaculée conception de la Vierge Marie (pas encore reconnue alors par le Saint-Siège).

2o Angélité de nos âmes avant la vie terrestre.

3o L’enfer n’est pas éternel (Vintras avait appelé son église l’ « Œuvre de Miséricorde » ).

L’abbé Boullan, docteur en théologie, longtemps directeur des Annales de la Sainteté, seule revue mystique-catholique de ces dernières années, puis enfermé dans les cachots de l’Inquisition à Rome, pour avoir, disait-il, guéri une possédée avec la robe sans couture du Sauveur, adopta ces dogmes et, devenu Jean-Baptiste, succéda à Vintras-Élie.

Il ne fut pas reconnu par tous les Vintrasistes de Paris et de Lyon. Les premiers se divisèrent en deux chapelles, l’une à Montrouge, l’autre aux environs de la rue Sainte-Anne, sous la direction de la femme d’un ancien banquier. Les seconds se groupèrent autour d’un menuisier.

M. Leymarie, le représentant des spirites kardécistes, m’a conté, si j’ai bonne mémoire, qu’il vit Vintras officier, à Paris, chez un gendarme. Le Dr Martin, descendant du fameux Martin de Galardon, continue encore, près du Luxembourg, le culte du « Prophète. »

L’abbé Boullan était un tout petit homme à mâchoires puissantes, aux yeux d’illuminé, au bon rire, de cœur simple et doux. Je le trouvai, à Paris et à Lyon, très différent de son prédécesseur, qui, géant à tête très longue, étalait une barbe immense en éventail. Tous deux portaient au visage d’étranges signes mystiques dessinés par les rides. Vintras avait une colombe nettement tracée entre les deux sourcils, et Boullan montrait, au coin de l’œil gauche, le pentagramme kabbalistique (l’étoile à cinq pointes), très visible aux derniers jours de sa vie.

M. J.-K. Huysmans et moi avons visité le modeste sanctuaire de la rue La Martinière à Lyon. Les combats astraux s’y livraient, effrayants et un peu chimériques, ayant pour champ de bataille le petit autel où Boullan célébrait, pieds nus, le sacrifice de gloire et de Melchissedeck, par lequel devaient être foudroyés le chanoine Docre de Bruges, les magiciens noirs de Paris et les grands opérateurs de Rome… En fait, M. J.-K. Huysmans me l’a conté et j’ai pu vérifier ces faits, il soulagea des âmes tourmentées de satanisme, guérit des possédés et même des bestiaux, enleva comme avec la main des dilatations d’estomac et, à l’aide de bougies et de sel, empêcha très souvent le fil des tisseurs de se casser.

Les « envoûteurs » s’en vengeaient en ne le laissant jamais tranquille. Il me montra sa jambe traversée jusqu’à l’os par des effluves sataniques, et les balles des pistolets fluidiques avaient creusé davantage encore son ascétique poitrine.

Le peintre Lauzet, de passage à Lyon, constata un soir de lutte la rumeur de coups de poing invisibles sur le front du pontife officiant. Son front se gonfla de bosses et il s’évanouit, car il s’était laissé surprendre, ayant commencé trop tard le combat.

Ainsi que J.-K. Huysmans, j’ai gardé de ces « Waterloo dans le vide » le souvenir le plus étourdissant.

Ce petit homme — averti par le vol des éperviers, secondé par l’excellente voyante, madame Thibault, qui, les yeux levés au-dessus de ses lunettes, apercevait les légions des anges et des démons — l’hostie comme une épée au poing, bondissait, invoquant les Glaivataires et les Invincibles, tout enveloppé d’une longue robe de cachemire vermillon serrée à la taille d’une cordelière blanche et rouge, avec, au-dessus, un manteau découpé sur la poitrine, en forme de croix, la tête en bas.

Ce guerroyant de l’invisible était au demeurant le plus doux des hommes. Lui aussi, il partagea cette sorte de malédiction qui pèse sur le Vintrasisme. Il fut condamné par un tribunal de l’Empire sur ce seul considérant : « Étant donné que l’abbé Boullan n’a pu avoir de conversation avec la Vierge… » « Mais c’est justement ce qu’il faudrait prouver, » me dit M. J.-K. Huysmans, qui refuse non sans justesse à la magistrature le droit de dénier en principe le miracle. Quant à la théorie du docteur Johannès sur les « unions de vie », elle fut, je crois, mal interprétée dans un sens profane, ce terme ne désignant que ces mariages mystiques dont parlent sans cesse sainte Thérèse, Marie d’Agréda et Salomon.

Il mourut dans son rêve, persuadé qu’il verrait l’Archange de l’Apocalypse ouvrant le ciel de sa trompette pour crier : « Il n’y a plus de temps. » Croyant annoncer le règne glorieux de Jésus pour l’ère du Paraclet, il reste pour des intelligences impartiales le dernier des millénaires et des exorcistes, et une manière de martyr obscur, où il y eut trop de l’illuminé.

M. Rou du Fort à Champigny devint ensuite le grand pontife du Carmel, mais pas pour longtemps. Sa femme le trouva un jour, en travers de son lit, habillé et mort… C’est elle qui maintenant célèbre la messe de gloire de Melchissédeck toute seule, sous les espèces du vin rouge, les prêtres mâles seuls officiant avec du vin blanc.

Pauvre Vintrasisme ! Ecrasé sans cesse, il palpite encore, çà et là, mais épars et mélancolique, épuisé par ses miracles, déchiré par ses hérésies ([6]).

LE CULTE DE L’HUMANITÉ

Qui eût pu prévoir, lorsque Auguste Comte, arborant sa devise : « Sans Dieu ni Roi », se ruait en prédications athées, qu’il en viendrait, lui aussi, à se croire un rédempteur et qu’il fonderait une religion ? ([7]).

Interrogé à ce propos par un reporter qui avait lu le Catéchisme positiviste, M. Zola commenta en une phrase ironique cette transformation : « Moi aussi, dit-il, je donnerai peut-être dans ces étrangetés, lorsque je serai vieux et que mon cerveau sera moins lucide. »

En fait, Littré et madame Comte prétendirent que le plus savant des philosophes n’avait pas toute sa raison lorsqu’il écrivit son testament et déifia la femme ; mais les tribunaux, pas plus que les meilleurs disciples, n’adoptèrent une aussi peu respectueuse opinion.

Cependant il me semble que si incontestablement Auguste Comte avait gardé une très sereine intelligence, son cœur subissait ces tempêtes qui frappent inexorablement l’homme mûr. Il était amoureux.

Tout amoureux subit une crise religieuse. Madame Clotilde de Vaux n’accomplit, au fond, qu’un facile miracle avec ses beaux yeux purs flagellés par la vie, ses lettres de femme savante et cette précaution si touchante qu’elle prit de mourir vite afin de n’être jamais oubliée… ([8])



Je savais qu’un Chilien, M. Lagarrigue, continue à Paris le culte d’Auguste Comte. Justement, sur ce point, il eut maille à partir avec cet excellent M. Laffitte qui a trop ou trop peu de scepticisme pour accepter un pontificat et qui se contente, en professant au collège de France, de propager les doctrines scientifiques du maître. M. Lagarrigue est un apôtre. Je l’ai vu en son premier du 155 de la rue Saint-Jacques, petit, souriant, mais avec des yeux si aigus et une éloquence espagnole, dans cette salle de conférences qui n’attend, je pense, que les cotisations pour devenir un sanctuaire. S’il ne m’a pas persuadé, il m’a charmé.

« La Vierge-Mère, m’a-t-il dit, une utopie d’Auguste Comte, un idéal, une limite. Notre initiateur croyait qu’un jour les bassesses de l’amour s’aboliraient ; que, pour devenir mère, la femme se passerait de l’homme ; que sa pensée suffirait pour féconder cet œuf humain qu’elle porte en elle… »

Je lève les yeux, et, au delà des chaises alignées, j’aperçois une photographie de la « Vierge et l’Enfant » de Raphaël… Oui, voilà bien la déesse ; sur le cadre, en grosses lettres, ce mot : Humanité.

Au dessous, les portraits, de Clotilde de Vaux et d’Auguste Comte. Elle ouvre de grands yeux de Vierge flagellée par la vie, l’ovale pur de son visage est caressé par ses longs cheveux qui se courbent sur les joues ; en une sorte de cartable qu’elle déplie, elle lit les lettres de son amant, à qui elle révéla, loin de toute souillure qu’il est quelque chose au-delà de la science et que ce quelque chose c’est l’Amour.

« Qu’elle est belle ! » dis-je à M. Lagarrigue, qui répond en souriant : « Elle avait pourtant coutume de dire : « Je n’ai pas de beauté, je n’ai que de l’expression. »

Le sein chaste de l’amante est voilé par les lettres du prophète dont l’aspect clérical et autoritaire me rappelle l’eau-forte de Baudelaire par Manet. C’est la même lèvre pincée par l’esprit systématique, des yeux presque identiques tant ils s’ouvrent impitoyablement clairs sur la vie ; le front est celui des papes, large et haut, le collet sent le clerc et le professeur, mais l’ensemble respire une tendresse franche, plus retenue que chez le poète des Fleurs du Mal.

Sur une estrade, une table et un fauteuil, dominés par le buste du maître avec, au dessous : Famille, Patrie, Humanité.

Les seuls cadres pendus aux murs latéraux renferment les images de Charlemagne et de Descartes, deux saints positivistes.

« Le culte ? la prière ? continue M. Lagarrigue, l’exaltation de nos facultés les plus belles, grâce au souvenir des morts. Moi, par exemple, qui n’ai pas d’épouse, je prie chaque jour ma mère, et c’est son existence dans mon cœur qui devient mon talisman contre les épreuves. Vie subjective, hélas ! car nous ne croyons à l’immortalité des âmes que par la mémoire que nous en avons gardée. La chasteté conseillée par Auguste Comte va jusqu’au veuvage éternel lorsque l’un des deux époux meurt avant l’autre, charmant et délicat usage qui divinise réellement celui qui est parti ! De la sorte, nos morts, qui n’ont pas, comme pour les catholiques, une survivance dans un au-delà, n’en gouvernent que mieux les vivants par le prestige du néant et de la tombe… »

Auguste Comte a écrit : « Tandis que notre ancien Dieu ne pouvait agréer nos hommages sans s’affaiblir lui-même par une vanité puérile, le Nouveau (le Grand-Être, l’ensemble des trépassés) n’accueillera jamais que nos louanges méritées qui l’amélioreront autant que nous. »

La Providence revêt quatre formes ; elle est matérielle avec le « patriciat » (les riches, les industriels) ; générale avec le « prolétariat » ; morale avec les femmes, prêtresses spontanées de l’humanité, éducatrices de l’homme jusqu’à l’âge de quatorze ans ; intellectuelle avec le sacerdoce viril à qui est réservée, en cas de dissension, la pacification entre le prolétariat et le patriciat.



10, rue Monsieur-le-Prince, là où habita Auguste Comte, là où Clotilde de Vaux souvent descendit, là où les derniers mystiques du positivisme affluent en pèlerinage ([9]), je n’ai trouvé qu’une bibliothèque, petite pièce encombrée des livraisons de « la Revue Occidentale », l’organe du groupe ; au fond, une cuisine ; d’autres salles encore que je ne vis pas.

On me renvoie rue d’Assas : « M. Laffitte est chez lui certainement. »

En voyant M. Laffitte, j’ai été frappé de trouver enfin un homme positif. Sa large figure, où la barbe et les cheveux blancs mettent une vénération, ne pactise pas avec le mysticisme. Je sens qu’il me dédaigne avec la plus aimable bonne grâce. Comme journaliste d’abord, car je m’adresse à un grand public dont la multitude — ce sont ses propres paroles — ne vaut pas un homme qui médite ; ensuite, ces préoccupations religieuses lui semblent tout à fait inutiles. « Mais ce sont des mots mal interprétés… Auguste Comte parlait des sentiments dans une langue scientifique. Clotilde de Vaux fut une affection personnelle, semblable à l’affection de d’Alembert pour mademoiselle de Lespinasse. Rien de mystique dans leurs lettres… Le culte de la femme ?… Certes, la femme a du bon puisqu’elle nous enfante. — En effet, dis-je, et elle nous inspire… — Pas toujours ; est-ce qu’Archimède a eu besoin d’une muse ? D’ailleurs, depuis l’âge de douze ans, mon maître était athée, et je me rappelle qu’il choqua beaucoup monseigneur Dupanloup en parlant des « services provisoires de Dieu ». Le positivisme n’est une religion que dans le sens de relier tous les hommes par la science. Nous voulons remplacer la révélation par la démonstration et créer une chaîne ininterrompue de l’arithmétique à la morale. Parbleu ! nous ne sommes pas les ennemis du catholicisme, nous reconnaissons ses services antérieurs et nous le voudrions parfois même plus puissant pour défendre les traditions que nous aimons. Il s’est laissé battre sur la question du divorce, alors que notre volonté s’alliait à la sienne pour le triomphe de la durable union. Je vais même jusqu’à regarder Ignace comme un des plus grands types de l’humanité, et je termine une étude sur les Jésuites ([10]) où les catholiques ne peuvent que reconnaître mon impartialité. Si je n’étais positiviste, je serais catholique… Nous n’avons plus de principes ; l’anarchie de nos jours est intellectuelle surtout. Tout le mal vient de là…

… « Amour, ordre et progrès », telle était la devise d’Auguste Comte ; mais que diable ! le progrès ne peut exister que par le développement de l’ordre… sans cela méfiez-vous du progrès… »



Le docte M. Laffitte me démolit ensuite Hugo et Napoléon (il appelle celui-ci « le jobard de Sainte-Hélène » ), et comme il m’affirmait que le fétichisme de Comte était semblable à celui des poètes, qui accordent fabuleusement et par métaphore de la vie aux objets et aux choses, je dus moi-même, en feuilletant le « Testament » et le «  Catéchisme » de son maître, étudier cette conception profondément religieuse, qui va jusqu’à l’érection d’un temple à l’Humanité.

Envisageons d’abord le rôle de la femme, — j’allais dire le culte, — selon le prophète athée.

La raison et l’activité appartiennent à l’homme, le sentiment à la femme. À la femme comme au peuple le positivisme ouvre une noble carrière sociale en même temps que de justes satisfactions personnelles. Ce sexe est certainement supérieur au nôtre quant à la tendance à faire prévaloir la sociabilité sur la personnalité. Voilà le type le plus pur de l’humanité, qu’aucun emblème ne représenterait dignement sous forme masculine. Sa supériorité est directe quant au but réel de toute existence ; mais son infériorité se révèle quant aux divers moyens d’atteindre le but. Tous les genres de force — pour le corps et pour l’esprit — reviennent à l’homme. La vie pratique étant dominée par la force, non par l’affection, les femmes doivent modifier par l’affection le règne spontané de la force.

La vie publique appartient aux hommes et l’existence des femmes est essentiellement domestique.

Similitude fondamentale de la condition sociale des femmes avec la condition des philosophes et des savants.

L’empire du monde réel appartient encore moins aux êtres pensants qu’aux êtres aimants, quoique l’orgueil doctoral soit moins résigné que la vanité féminine. La force intellectuelle n’est pas plus morale que la force matérielle. Toutes deux constituent des moyens dont la moralité dépend de leur emploi. L’amour seul est directement moral parce qu’il fait prévaloir la sociabilité sur la personnalité. Toute suprématie pratique appartient à l’activité (le peuple).

D’abord purement affective, la force modératrice (celle de la femme) devient ensuite rationnelle quand l’esprit s’y rallie. Il ne lui reste qu’à devenir active par l’accession spontanée de la masse populaire.

La force émane du nombre et de la richesse.

Les femmes sont les prêtresses spontanées de l’Humanité ([11]).

Trois cultes.

Le culte privé d’abord qui exige trois prières quotidiennes : au lever, à l’approche du sommeil, au milieu de la journée. Dans son « Testament », Auguste nous a laissé les siennes ; mais chacun les invente et les accomplit selon son individualité. La prière du matin durait pour lui de 5 heures et demie à 6 heures et demie, avec « commémoration » et « effusion », tantôt debout, tantôt agenouillé devant l’autel. L’autel, c’était la chaise rouge où s’assit Clotilde de Vaux dans ses visites au philosophe. Son image évoquée lui apparaissait alors l’image même de l’Humanité. D’ordinaire elle se voilait, cette chaise, d’une housse verte, enlevée seulement aux plus importantes cérémonies, et l’amant pontifical ne s’y asseyait que lorsqu’il faisait fonction de sacerdote. Touchantes cérémonies ! Le plus grave et le plus austère des hommes vénérant les fleurs et les reliques de la disparue et s’excitant par elles jusqu’à s’approcher de Dieu ; — et il terminait ainsi : « À ma noble patronne, comme personnifiant l’Humanité : Virgine Madre, figlia del tuo figlio, amen te plus quam me, nec me nisi propter te. (Vierge-Mère, fille de ton fils, que je t’aime plus que moi et que je ne m’aime que pour toi). » Le soir, recommençaient, — tantôt sur le séant, tantôt couché — commémoration et effusion, coupées de vers de Pétrarque et se terminant par ce cri : « Addio, la mia Beatrice ! Addio, Clotilde ! Addio, Lucia ! Addio, quella che emparadisa la mia mente, addio !  » La prière du milieu du jour, vers dix heures et demie, plus brève celle-là, ne durait que dix minutes, et Dante et Virgile en faisaient surtout les frais.



Le culte domestique embrasse neuf sacrements : 1o la présentation, sorte de baptême, où l’enfant est offert à la Déesse ; 2o l’initiation, où l’enfant passe des bras de sa mère à l’école des prêtres ; 3o l’admission, par quoi l’adepte de vingt et un ans s’engage à servir l’Humanité : 4o la destination, qui vers vingt-huit ans consacre la fonction sociale ; 5o le mariage ; 6o la maturité ; l’homme de quarante-deux ans apprend l’inflexible responsabilité qui commence pour lui ; 7o la retraite donnée à soixante-trois ans, qui marque pour le vieillard le libre choix du successeur ; 8o la transformation ; aux approches de la mort, le sacerdoce mêle les regrets de la société aux larmes de la famille ; 9o l’incorporation au Grand-Être qui préside, sept ans après les funérailles, au pompeux transfert des restes sanctifiés des justes dans le Bois sacré qui entoure le temple de l’Humanité.

Ce Temple de l’Humanité, où doit s’accomplir le culte public, c’est un temple à la Mort, plus réelle que la Vie, digne d’être réalisé par des spirites : cimetière, école, vicariat, amphithéâtre, bibliothèque, sanctuaire, — une sorte de cité intellectuelle et de nécropole. Notons, pour abréger, que les chapelles latérales sont consacrées aux treize grands types du calendrier positiviste, sauf la dernière, la plus rapprochée du chœur, affectée à Héloïse, sainte entre les saintes femmes. La statue féminine de l’Humanité, — rappelant sans doute Clotilde de Vaux, — domine l’aire terminale.

Et c’est ainsi que ce positiviste, le plus idéaliste des amants, récompensa une jeune femme d’avoir souri à ses cheveux blancs.

LES LUCIFÉRIENS

La Semaine religieuse de Paris, organe officiel du catholicisme, a reconnu l’existence de l’Antipape Lemmi, à qui les Palladistes, le 20 septembre dernier, confièrent la tiare de Lucifer. Le culte de l’Antéchrist est maintenant un fait et l’Église ne l’ignore plus. Déjà le P. Deschamps, M. Claudio Saunet, Mgr Fava, Dom Benoît, Mgr Meurin, M. l’abbé Mustel de Coutances divulguèrent maintes fois les progrès modernes du Diable nouveau, annoncé par l’Apocalypse et dont le règne commencera au vingtième siècle, selon les prophéties.

Voici les extraordinaires documents que je tiens du docteur Bataille, initié au culte de Lucifer, mais qui ne cessa jamais d’être catholique et pratiquant, même pendant son passage dans la secte :

« Sous la maçonnerie qui agonise, inconsciente, une religion formidable a germé, le Palladisme, qui a son directoire suprême à Charleston, la Jérusalem du Messie de l’enfer, son comité exécutif à Rome et son administration à Berlin.

» Pour devenir palladique, il faut être affilié au rite de Misraïm et de Memphis, porter le titre de chevalier Kadosch et, en tout cas, ne pas être trente-troisième avec l’anneau, comme M. Floquet, car lorsqu’on a reçu l’anneau, c’est qu’on n’est capable d’aucune initiation mystique. Le but du palladisme n’est pas la simple conquête du pouvoir politique, mais la possession du monde entier et sa déchristianisation. Là se recrutent les grands inspecteurs généraux en mission permanente, « garants d’amitié », tels que Cornélius Herz, Hœnkel, Bleichrœder. Parmi eux, deux femmes : mesdemoiselles Sophia Walder et Diana Vaughan.

» On a beaucoup parlé de ces deux prêtresses lucifériennes, et M. François de Nion raconta le flamboiement, sur l’épaule nue de Sophia, des prophéties contre le Saint-Siège. En les grandes séances évocatoires, cette vierge sert de pythonisse ; ses révélations font foi. Mais ce qui donne à celle nommée encore « Sapho » ces terribles pouvoirs (dont celui de « bilocation »), c’est qu’elle fut désignée par Lucifer en personne pour devenir la trisaïeule de l’Antéchrist. « Le nombre des papes d’Adonaï et de Jésus est limité, avoua-t-elle ; je serai mère à trente-trois ans d’une fille qui elle-même, à trente-trois ans, mettra au monde une autre fille, et la dernière de la tige sera la mère de l’Antechrist ; celui-ci, existant maintenant à l’état de démon, s’incline déjà vers moi quand, avec Chambers et Mackey, nous l’appelons ; — et il me nomme Sainte Mère. »

Monsieur l’abbé Mustel, du clergé de Coutances, rédacteur à la Revue catholique de ce diocèse, ayant parlé à plusieurs reprises du culte rendu au diable par cet étrange sectaire que plusieurs appellent la femme au serpent, reçut d’elle cette lettre significative :

(Ici En la Vallée Centrale
le triangle palladique) sous l’œil de D∴ L∴
Palladium (Dieu Lucifer)
Réformé Nouveau et au sein de notre

Sainte Loge Mère de Lotus
Souveraine
Grande Maîtrise
de Orient de Paris
France, Suisse, Belgique. le 2 février 000893.
sous
l’obédience immédiate
du
Suprême Directoire
Dogmatique
de Charleston.


« Monsieur,


» Une de nos sœurs de Cherbourg nous fait savoir qu’un jésuite de robe courte, agissant évidemment d’après vos instructions et mouchardant pour votre compte, se livre à une enquête au sujet d’une question d’ordre tout à fait privé. Notre devoir est de vous faire observer que nous ne nous occupons pas de ce qui se passe dans vos couvents. Par conséquent, veuillez donner contre-ordre à vos mouchards ; sinon il pourrait bien leur en cuire, nous vous en prévenons bien. Mêlez-vous de dire votre messe. Nous disons, nous, la nôtre ainsi qu’il nous convient. Chacun honore la divinité comme il la comprend.

» Donc, cessez de vous occuper de ce qui ne vous regarde pas.

» Sophia. »


« Le palladisme se sert du carbonarisme et de l’anarchie afin de détruire la société présente et d’édifier sur ses ruines le culte de celui qu’il appelle « le Dieu bon ». Il a son pape (le premier fut Albert Pike), sa ville sainte, Charleston, son Vatican et son sérénissime grand conseil de cardinaux à qui Lucifer apparaît rituellement. C’est même une de ses façons de railler notre Adonaï : « Voyez, dit-il, l’impuissant ! Son pape ne peut même pas le faire apparaître ; il est vaincu et déjà mort sur cette terre comme dans les autres étoiles — d’où je l’ai chassé, moi Lucifer ! »

« À Paris, où ils ne disposent pas encore d’une grande puissance, les lucifériens possèdent deux temples : le premier rue Rochechouart, pas très loin du Sacré-Cœur ; le second sur la rive gauche, tout près de l’archevêché. L’un d’eux est le fameux triangle Saint-Jacques. On y dit la « messe blanche » et là ont lieu les tenues maçonniques avec évocation.

» Le vendredi, à trois heures, Lucifer se montre à Charleston et il se manifeste aussi dans les divers centres, sauf à Rome.

» La « messe blanche », c’est la messe retournée. Le « mage élu » ou la « maîtresse templière » qui la prononce porte une chasuble avec la croix en bas. La communion se donne sous les deux espèces ; l’hostie est noire avec présence réelle de Lucifer. Et l’officiant commence ainsi :

» Introïba ad altare Dei optimi maximi.

» Sur le retable de l’autel, Lucifer, jeune homme aux ailes déployées, semble descendre du ciel de flammes. Sa droite érige un flambeau, sa gauche répand une corne d’abondance. Il foule un crocodile, — papauté et royauté, — portant la tiare et la couronne. Au-dessous de l’idole, sur la table de l’autel, trois statuettes : la première, Belzébuth, avec auprès de lui la sphère terrestre enlacée d’un serpent, lève la main pour annoncer l’arrivée de Lucifer ; la seconde, Astarot au doux visage, aux doigts ornés d’une rose, tient contre sa jambe le médaillon du Taureau ; la troisième, plus terrible, Moloch, serre une hache et se défend par une sorte de bouclier où est sculptée une tête de lion…

» L’Évangile de la messe est extrait du livre Apadno, écrit à l’encre verte par Lucifer et signé par lui. Ce manuscrit, donné à Albert Pike, est enfoui au Sanctum Regnum, dans l’autel triangulaire de Charleston, là où s’étale non plus l’idole de Lucifer, mais le Dieu lui-même, le Baphomet qu’aucune force humaine n’a pu arracher de son temple. Il ressemble au Bouc Androgyne des Templiers, mais le caducée a été remplacé par la rose sur la croix, au pied de laquelle se sacrifie le Pélican. »

Commenter ces étranges révélations serait les affaiblir. Il fallait certes les lassitudes de notre siècle pour imaginer ou rétablir cette religion de l’Archange tombé. Dois-je ajouter que les Lucifériens méprisent les satanistes et regardent comme tels les occultistes contemporains ? Leur morale veut être aussi pure que la nôtre, car ce n’est pas le Dieu du mal qu’ils adorent, c’est le « Dieu bon », et ils appellent Adonaï « le Dieu méchant ». Le docteur Bataille m’a affirmé encore qu’ils possèdent déjà l’Inde, la Chine, que l’Amérique va être conquise et qu’en Europe va se livrer le suprême et définitif combat.

Assurément, si ces sociétés de thaumaturges n’étaient pas de redoutables adversaires, — (un schisme immense se préparerait dans l’Église catholique), — il faudrait les louer de nous éblouir par un tel faste de miracles ; les féeries n’amusent pas que les enfants : mais les choses trop scintillantes sont parfois trompeuses, et j’ai grand’peur que ces temples, ces prêtresses, ces anges et ces dieux ne soient le plus souvent que les hallucinations d’un rêve de flamme.

L’ESSÉNIANISME

Je suis allé rue des Belles-Feuilles causer avec madame Marie Gérard, déléguée des groupes esséniens.

Il y a deux ans à peine que j’appris la survivance de cette secte très antique, sur laquelle Renan lui-même ne put être parfaitement renseigné ; si j’en crois les Visions de la Bienheureuse Catherine Emmerich, Jésus, jeune homme, se complut en promenades et en causeries avec eux. M. Edouard Schuré, l’initié chrétien, tombe d’accord scientifiquement avec l’inspirée. Le Christ, tel qu’il le conçut, parcourut les degrés de l’initiation de ces thérapeutes qui, comme lui, possédaient les secrets de guérir et le don de ressusciter.

Selon M. Guy-Valvor, Lyon encore renfermerait un grand nombre de ces mystiques.

J’ai trouvé la grande Essénienne de Paris dans une petite salle, devant sa bibliothèque vêtue sombrement, avec un visage têtu d’apôtre et des yeux austères qui cherchent à persuader.

— Notre culte est le plus beau et le plus pur, m’a raconté madame Gérard, car il n’a jamais persécuté, il a toujours été écrasé et il a sans cesse souffert !

— Existe-t-il encore, du moins ? Je le croyais, depuis la mort du Sauveur, disparu de l’histoire ?

— Mais, monsieur, il s’est perpétué traditionnellement, et c’est grâce à son énergie que la France a pu rester une grande nation. Jeanne d’Arc était essénienne, elle fut le deuxième Messie, le Messie-femme qui devait compléter l’œuvre du mâle Rédempteur. Cette prétendue sorcière n’était qu’essénienne, nous la revendiquons entièrement.

— Vos dogmes se différencient donc des catholiques ?

— Certes ! Nous aimons Jésus, mais nous haïssons saint Paul, qui n’était ni spirite ni féministe. D’ailleurs, voici notre profession de foi :

« 1o Nous adorons l’Éternel Absolu Dieu Juste, comme père et mère de l’humanité.

» 2o Nos deux Messies reflètent cette égalité des deux sexes. Jésus est venu enseigner la loi divine, Jeanne l’a affirmée par ses libérateurs.

» 3o La liberté de conscience reste chez nous entière.

» 4o Nous affirmons la réincarnation en diverses existences indispensables pour l’éducation des humains, qui correspondent entre eux, même après la mort.

» 5o L’expiation est proportionnelle aux fautes, car il n’y a point de réprouvés éternels.

» 6o La cruauté envers les animaux, ces humains en formation, est un crime ; ce sont des frères que l’on frappe en eux.

» 7o La récompense finale est promise à tous les êtres, justes, solidaires et dévoués.


Si je ne me trompe, ce qu’il y a de particulier en votre culte, c’est la divinisation de la femme et les rapports avec les esprits ?

— Oui, monsieur ; la femme a été dès l’origine horriblement calomniée. Il faut rectifier la légende de la pomme : Heva et Adama connaissaient le bonheur sublime lorsque l’esprit du péché s’empara du mari. Il voulut voyager. Après plusieurs mois, ils aperçurent au delà d’un bras de mer une vaste terre magnifique. — Oh ! dit Adama, les beaux fruits ! goûtons-les. — Je t’en supplie, n’en fais rien, répliqua l’épouse, le Seigneur s’en irriterait ». Au lieu de répondre, l’époux chargea Heva sur ses épaules, et ensemble ils se réjouirent dans l’île avec ce perfide dessert. Dieu dit alors à la femme : « Tu n’as péché que par amour ; dans ton sein descendront les messies d’Amour qui vous rachèteront et tu seras toi-même le Messie… »

Je me levai en souriant. Le petit poêle jeta une flamme. Je vis par la fenêtre les toits des maisons baignés du crépusculaire soleil. C’était une fête très pure et très douce de rayons, de nuages blancs, de cheminées grêles, et je songeai que l’Essénianisme nouveau ressemblait à ce soir parisien, qu’il était un peu trop une religion de cinquième étage, pas assez près de la terre, trop dans le ciel !

LES GNOSTIQUES

De ma table de travail, je crus entendre frapper à ma porte. Le bruit avait cessé lorsque derrière moi quelqu’un prononça : « C’est l’Éon Jésus lui-même qui, en 1887, m’imposa les mains et me sacra évêque de Monségur. » Je me retournai : « Vous êtes M. Doinel sans doute, le nouveau Valemin. — Vous l’avez dit, » reprit l’apparition.

Il ne faut donner à ce dialogue la moindre intention d’ironie. M. Jules Doinel, archiviste à Orléans, est le plus savant et le plus modeste des hommes. Nul n’approfondit davantage l’antiquité hellénique et albigeoise par l’intelligence et, ce qui est mieux, par le cœur. Seulement j’ai voulu fixer en un trait net l’impression haute et candide tenant un peu de la légende, que laisse le patriarche gnostique, président du saint-synode des « parfaits » et des « purs ».

— Savez-vous pourquoi nous souffrons et sommes mauvais si souvent ? m’a dit l’Apôtre ; le Démiurge — non pas Dieu lui-même — créa le monde : ce Démiurge, mauvais ouvrier au service de la Sophia, l’âme de l’univers déchue par son noble désir de trop connaître, nous fabriqua à sa propre image trop peu belle ; mais Sophia eut pitié. Par sa volonté, une larme d’elle-même et du ciel habita notre argile. Démiurge s’en vengea en liant l’homme à la chair, dont il ne se délivrera que par la connaissance de sa destinée, par la Gnose. L’histoire de l’âme, serve des impuretés du corps, puis s’élançant jusqu’à l’immortalité divine, réside entière en la légende de cette sublime courtisane, Ennoia-Hélène, compagne du mage Simon, devenue Dieue et faisant devenir Dieu son amant par la foi en le Féminin Éternel.

« La Gnose repousse toute alliance avec la philosophie anti-chrétienne, qu’elle soit bouddhiste, hindouiste ou occulte. Elle se détourne avec horreur de cette magie satanique dont le talent de M. Huysmans vient de faire la peinture et le procès dans son livre intitulé « Là-bas ».

« Elle n’est pas panthéiste. Elle admet la personnalité dans l’unité, l’identité dans la fusion en Dieu ! Tel l’Océan roule dans sa profondeur les gouttes d’eau qui restent elles tout en étant lui.

Science des Théophanies et des apparitions du Divin.


Yeux ouverts du Seigneur sur l’ombre des déserts ;
Esprits qui remplissez l’air, la terre et les mers ;
Anges de tous les noms ; mystérieux fantômes,
Dont le monde invisible est plus plein que d’atomes ;
Saints ministres du Père en tous les lieux vivant,
Qui luisez dans le feu, qui passez dans le vent,
Invisibles témoins de nos terrestres haines.

Lamartine.

« La Gnose, a dit Ephrem le Syrien, tresse une couronne à tous ceux qui l’aiment et elle les fait asseoir sur un trône de roi. »

Trois classes ascendantes chez les Gnostiques : les Hyliques, voués encore à la prépondérance de la chair ; les Psychiques, chez qui l’âme s’éveille ; les Pneumatiques, qui communiquent avec le Paraclet, étant eux-mêmes déjà l’Esprit.

Trois sacrements : le Consolamentum, imposition des mains, baiser-baptême des albigeois ; la Fraction du pain, sacrifice symbolique où descend le corps astral de Jésus ; l’Appariamentum, réunion à la grâce, réservé au seul patriarche.

Le clergé gnostique, formé de beaucoup de prêtres et de prélats catholiques, se compose d’évêques et de Ma Dame, de diacres et de diaconesses, d’un patriarche ou d’une Sophia terrestre. Celui-ci ou celle-ci porte l’anneau d’argent où s’enchâsse une améthyste ; ses gants sont violets, le Tau est suspendu à son cou par un cordon de soie violette. L’habit de ville s’orne d’un petit manteau.

Un cantique, dont l’harmonie a la pureté du lin, inaugure le culte. Je le donne, pour mes lectrices, aussi bien en français qu’en latin :

Bienheureux, vous, les Éons,
Vivaces de la vraie vie,
Vous, émanations
Du plérômes lucide,
Soyez présentes, visions
Candides sous vos étoles blanches !
      Beati vos Eones
      Vera vita vividi,
      Vos émanationes
      Pleromatis lucidi ;
      Adeste visiones,
      Stolis albis candidi.

Voici encore en vers français cette fois le premier couplet du cantique au saint Plerôme

Saint, salut, royaume
D’éternelle clarté.
Salut, salut, Plerôme,
De la divinité !
Abîme ! Ô mer immense
Où se meut la substance.
Mystère de silence,
D’amour et de beauté.

Une table seulement recouverte d’une nappe impolluée, voilà l’Autel. Deux flambeaux y veillent sur l’Évangile de Saint-Jean, patron de la secte. Tout d’abord on énonce le Pater à genoux ; puis l’officiant se lève, tenant la coupe et le pain enveloppés d’un linge sans tache, Il bénit, avec trois doigts, gnostiquement, et s’écrie : Touto esti, touto sôma ; car le grec mêle à ce culte délicat sa grâce savante. Vers les fidèles, il se tourne, les exhorte à confesser publiquement leurs péchés, comme les premiers chrétiens ; et, s’ils se repentent, les leur remet. Enfin, il invite les plus dignes à manger le corps et à boire la coupe du sang de l’Éon Christ.

C’est clair : le nouveau gnosticisme, comme l’ancien, tente d’établir une sorte d’aristocratie dans le catholicisme, à ses yeux trop matériel, trop vulgarisé. Aussi, le premier acte du Saint-Synode fut d’accorder le Consolamentum à l’abbé Roca, que l’Église romaine, lorsqu’il fut mort, repoussa de son giron. Valentin réunit en esprit, à huit heures et demie du soir, la grande Assemblée, composée des évêques de Monségur, de Toulouse, de Béziers, d’Avignon, du coadjuteur de Sa Grâce le patriarche évêque de Milan, du coadjuteur de Toulouse, évêque de Concorezzo, et de Sa Seigneurie la Sophia. Tous, au même instant, imposèrent les mains et proférèrent l’évocation par laquelle dut être bénie et délivrée l’enveloppe astrale du défunt.

En 1891, un rapport spécial fut adressé au Saint-Office contre la résurrection du gnosticisme albigeois et cathare ; on y signala au Pape deux dangers : l’un qui menace la foi, c’est la renaissance de l’hérésie dualiste et émanationniste ; l’autre qui menace la hiérarchie, c’est la reconstitution de l’épiscopat et de l’assemblée gnostiques avec un siège épiscopal défini : Monségur.

Ama et fac quod vis ! Telle est la devise des Élus nouveaux. Comment décrire cette hérésie chevaleresque et si romane, dont Dante et Esclarmonde furent les pontifes les plus glorieux ? Tant de pureté et de mystère exigerait l’inspiration d’un poète du Silence, comme M. Rodenbach, le langage immaculé des neiges, des ondes calmes, des yeux baissés et des miroirs.

LE CULTE D’ISIS

Isis décidément sort de ses ruines égyptiaques. Elle émigre des sarcophages et des musées pour habiter le cerveau des intellectuels et le cœur de discrets fidèles. Le jour mémorable est proche où seront rétablis, sur une colline voisine, son temple et son initiation par les soins de quelque adepte, une femme sans doute, réincarnant la Déesse selon le rêve du mélancolique prophète Villiers de l’Isle-Adam.

Madame la duchesse de Pomar y a songé, me dit-on, comme un instant, on put la croire la Sophia terrestre des Gnostiques. Que dis-je ? M. Dubut de Laforest, jusqu’alors peu soupçonné d’idéalisme outrancier, néophyte touché par la grâce, se convertit. En la préface d’un roman sur les gens d’affaires, il loua les religieux efforts de résurrection isiaque qu’Auguste Comte commença et que Jules Michelet eût bénis ([12]).

Isis a ses peintres de race comme Antoine de La Rochefoucauld, qui la voulut sœur de la Sophia et de l’Ennoia du Plérôme ; elle à ses poètes, ses sculpteurs, son chansonnier aussi, le sentimental Boukay.

Mais il était réservé à la Revue des Deux Mondes d’apporter sur cette doctrine et ces rites de pathétiques révélations. Par une œuvre magistrale, le Masque, M. Gilbert-Augustin Thierry, occultiste des premières heures, écrivain de subtiles pages sur la « Vie Seconde » et l’Expiation, synthétisa l’éveil à Paris de ces mystères ; et des hauteurs de Montmartre rayonnèrent sur la Ville « les Reincarnées d’Isis », ces salutistes d’un plus noble esprit.

— Ce n’est point un rêve de mon imagination, m’expliqua mon docte interlocuteur ; vœu intellectuel plutôt. Élève de Proclus, de Plotin, de Porphyre, de Jamblique, le plus grand des Césars de la Rome expirante, Julien fut notre précurseur. Origène aussi, qui formula non plus « la métempsychose », c’est-à-dire la transfusion de l’âme en des écorces inférieures, mais « la métensomatose », transmission de notre esprit en des corps humains successifs. La vieille Égypte avait déjà fait de ce dogme la base de sa morale sociale. Pour le mal ou le mauvais, pas de torture éternelle ; il faut que tous renaissent selon l’état moral où les a mis leur vie passée, s’amendent, s’épurent jusqu’à atteindre Dieu.

» L’Extase — l’Enose — voilà la vraie méthode pour unir la créature au créateur. Là où la raison s’arrête, le cœur encore s’élance, lui qui sait aller jusqu’au sacrifice et au martyre.

» Isis, c’est la Bonté, le Cœur, toute la doctrine. Quelle préférable religion ? Alexandrie, l’Italie, l’Afrique, la vieille Gaule, jusqu’en ses plus lointaines ruines, en ont gardé le souvenir. Sur le versant de la colline, nommée depuis colline Sainte-Geneviève, de récentes fouilles autour de la basilique de Saint-Germain-des-Près découvrirent une statue de femme tenant un enfant entre ses bras. Le clergé y crut voir une vierge Marie. Elle opéra des miracles ; mais des archéologues plus tard l’ayant reconnue pour une Isis, elle fut expulsée du sanctuaire comme démoniaque. Que vous dirai-je sur le culte plus moderne de la Déesse ? Une estampe de l’an VII représente une cérémonie isiaque projetée par des « citoyens amis et zélateurs de la bonne Déesse ». Mise en scène conforme à la description des cérémonies initiatrices, dont le livre XI des métamorphoses d’Apulée relate minutieusement l’éclat. Maxime Du Camp et Louis Bouilhet adorèrent Isis, devancés par Cagliostro qui, au siècle dernier, institua son initiation chez les dames de la cour ».

Ce qui m’a charmé en M. Gilbert-Augustin Thierry, c’est qu’on ne peut l’accuser de fonder une religion. Non pas un pontife, un écrivain spiritualiste, un philosophe néoplatonicien, un sage. Alors que je l’écoutais, il me semblait ouïr sinon une réincarnation d’Hermès, du moins quelque Apulée versant, en une langue éloquente, les merveilles d’un conte milésien.

Aussi l’ai-je trouvé très dur pour les spirites, trop dur même. Je sais, parmi les croyants en la métensomatose, de fières et tendres âmes qui méritent une élogieuse citation : je veux parler de M. Bouvery et des poètes René Caillié et Camille Chaigneau.

Le culte d’Isis serait-il une des formes les plus attrayantes du spiritualisme renaissant, trempé dans les expériences irréprochables d’un savant tel que Richet, et tout éclatant de la tendresse des futures femmes ? En tout cas, il résume, en le dégoût des naturalismes finissants, l’inquiétude du siècle vers un au-delà austère jusqu’à la Chasteté et humain jusques aux larmes de la Mère ([13]).

ISIS, LE CULTE ÉTERNEL DE LA BONTÉ ([14])

I

L’histoire de l’Égypte nous enseigne l’art de gouverner les hommes en ne se laissant entraîner vers aucun de ces deux pôles douloureux et funestes qui s’appellent : au nord le Despotisme, au sud l’Anarchie ([15]) !

Dire que l’équilibre resta toujours parfait, serait aller beaucoup trop loin et demander l’impossible à une terre habitée après tout par des hommes. Dire que la tendance de l’Égypte ne fut pas un certain attrait vers ce pôle du nord que nous avons nommé le Despotisme, pôle glacial entre tous, ce serait braver l’histoire elle-même, défigurer les temps. Mais que, pendant des milliers d’années, le gouvernement se maintînt dans la rigidité magnifique, nous devons le constater avec joie et applaudir en cette occasion à la science ésotérique qui permit ce miracle ;… car n’est-ce pas un miracle que cette persistance si longue d’un même principe d’autorité pour nous, modernes, qui changeons de ministères comme de vêtements et qui ignorons dans les pouvoirs la plus courte stabilité ?

Les aventuriers, les souverainetés arbitraires, les brutales dynasties assyriennes se liguaient volontiers contre l’Égypte tranquille et forte où l’ancien ordre n’avait pas été troublé.

Heureusement son sacerdoce n’était point une simple école primaire imposant la soumission aux multitudes et laissant les gouvernants sans autre contrôle que leur bon plaisir et leur ignorance ; loin de là. La science, la sagesse, — l’initiation, en un mot, solidement assise et défendue dans les temples énormes de Thèbes, prolongeait son influence bienfaisante jusque sur les peuples par l’intermédiaire des pharaons issus d’eux.

Le peuple était et croyait tout ce qu’il voulait. Hors du premier degré d’instruction et d’éducation professionnelles, hors du culte des ancêtres, rien ne lui était imposé, bien que tout lui fût accessible suivant sa volonté ([16]).

Toujours la même dans tous les temps, la multitude pouvait prendre les signes pour les choses signifiées, les symboles pour les causes, les hiéroglyphes pour les puissances cosmogoniques, les princes pour les principes, les prêtres et le culte lui-même pour la religion et la vérité ([17]).

Mais jusque chez les plus déshérités, l’enseignement de l’âme était excellent bien que les symboles n’en fussent pas scientifiquement expliqués à tous.

Chacun possédait sur la vie visible et invisible des notions précises quoique rudimentaires ; un rouleau sacré, contenant une sublime confession de foi, était pieusement gardé par l’adulte jusqu’à sa mort, et l’accompagnait même jusque dans la vie d’outre-tombe, admirablement connue, révérée et secondée par les vivants de ces temples.

Quant aux pharaons, ils ne revêtaient les insignes du commandement qu’après avoir été longuement et sévèrement instruits dans l’art royal, c’est-à-dire redressés par une formidable orthopédie intellectuelle et morale que nos prytanées militaires, nos universités, et même nos séminaires, nos couvents, ne sauraient rappeler.

Si l’on voit, à certaines époques, les rois se succéder au trône avec une telle rapidité, c’est que la médiocrité et la déviation gouvernementales n’étaient pas longtemps tolérées par les collèges initiatiques, qui aimaient mieux entretenir à leurs frais la vie plus ou moins désordonnée d’un prince oisif que de lui laisser au dehors et sur les autres une souveraineté qu’il n’avait pas au dedans et en lui-même.

Ah ! le métier de pharaon n’était pas un métier de roi fainéant ; l’Égypte était occupée à outrance, elle tenait le monde entier en haleine, non seulement dans la guerre, mais dans la paix, car ses métiers absorbaient les matières premières de trois continents dont les Phéniciens étaient les rouliers maritimes.

Hors des temples, le pharaon se multipliait partout.

Magistrat suprême, chef de l’armée, chef des corps savants, toujours fidèle à l’antique tradition, grand pour son temps, immense pour le nôtre, il portait sur ses épaules des devoirs d’un poids effrayant. Aussi penchait-il sur le gouffre qui attire le pouvoir vers sa propre ruine en l’inclinant à devenir personnel.

Mais dans les temples où le sacerdoce était chez lui, le roi reprenait son vrai rang dans la véritable hiérarchie ; il n’était plus qu’un initié et presque jamais de premier degré.

Les deux genoux en terre, tête nue, dépouillé de toutes armes, il prenait pieusement le calice et le pain sacré que lui offrait le grand prêtre ; alors il entendait d’autres leçons que le chatouillement des flatteries déguisées de Bossuet : « Dieu seul est grand, mes frères ! » À son rang, dans sa stalle, il écoutait la voix des prophètes accomplissant les rites sacrés, évoquant l’âme vivante des ancêtres, dictant leurs enseignements à leur royal auditeur, le reprenant ou du passé ou du présent, s’il y avait lieu, et lui traçant l’avenir si sa réponse à leurs interrogations était insuffisante.


De nos jours, lorsque nous voyons des personnages aussi peu renseignés sur les choses du cœur et de l’esprit, s’arroger le pouvoir et parler de le détenir en maîtres ; quand, d’autre part, nous écoutons sourdre dans les entrailles des classes laborieuses et opprimées le grand cri de tous les appétits et de toutes les faims ; si tout à coup nous nous transportons dans ce passé reculé, nous reconnaissons combien peu la sagesse réside en bas comme en haut ; que ce n’est pas à l’homme, barbare toujours dans ses avidités et égoïste dans ses ambitions, ce n’est pas à l’homme tel que le font nos civilisations surchauffées et incomplètes que reviennent le droit et le devoir de gouverner ses semblables, mais à celui au contraire qui s’est dépouillé de concupiscences viles, d’instincts dominateurs, à celui qui est à la fois un sage, un savant, un dévoué. Et celui-là n’aura l’autorité que par délégation de ses pairs ou de ses supérieurs ; il devra au jour dit dévêtir tout orgueil et tout prestige pour écouter devant le tribunal de ses aînés l’éloge ou le blâme, le conseil.


En Égypte, la direction du Gouvernement appartenait en réalité à l’initiation ; mais l’initiation, était ouverte à tout le monde avec ceci de très juste qu’elle était plus difficile aux grands qu’aux humbles, d’autant plus rude à mesure que l’individu montait les degrés conduisant aux plus graves responsabilités.

N’est-ce pas un écho de cette superbe loi initiatique qui, il me semble, est bien faite pour plaire de nos jours aux esprits dégoûtés des injustices du sort et de la stupide inégalité des fortunes, n’est-ce pas un écho de cette loi que la parole de Jésus-Christ plus tard affirmant combien il est difficile aux riches, aux puissants, d’arriver à ce qu’il appelait le royaume de son Père, c’est-à-dire à la connaissance suprême ?

Jésus-Christ affirmera toujours que la simplicité du cœur et la simplification de l’esprit sont les conditions fondamentales de la science et du bonheur véritable ([18]). Leur symbole c’est l’enfant. « Laissez venir à moi les petits enfants ; en vérité, je vous le dis, si vous ne devenez pas semblables à des petits enfants, vous n’entrerez pas dans le royaume des cieux. »

Donc, voici la théorie idéale du gouvernement par les initiés ; je n’en indique que le schéma sommaire : en bas la foule, en haut l’initiation ; entre l’initiation et la foule, les hommes de gouvernement sortant de l’initiation après avoir passé par la foule ; en somme une société organique comme un être vivant avec un ventre, une tête et des bras.

Si l’Égypte conserva si longtemps sa puissance et son unité, c’est que ce principe gouvernemental était en elle ; si elle périt, c’est qu’elle n’y obéit plus. Il arriva ceci : les initiés, au lieu de se renouveler dans le peuple, cherchèrent à se succéder les uns aux autres, de père en fils ; les pharaons, d’autre part, de plus en plus enivrés par leurs victoires militaires, cherchèrent à se dégager de l’influence des initiés et à recruter en ce peuple des soldats ou des ouvriers esclaves. Le peuple s’abrutit ou se révolta. Il n’y eut plus dans ce puissant organisme de la société égyptienne le mouvement régulier de la circulation du sang ; le ventre s’alourdit, les bras se crispèrent dans un geste d’autorité, la tête s’embruma de science littérale et de ténèbres orgueilleuses.

II

Prétention charlatanesque que vouloir de toutes pièces reconstruire la doctrine ésotérique enseignée par le sacerdoce égyptien !

Les livres hermétiques qui en semblèrent tout d’abord le parfait manuel ne sont pas authentiques et datent, pour la rédaction du moins, des néo-alexandrins. Hermès a-t-il même existé ? Le Dieu Taout, dont il est la traduction grecque, servait à désigner une caste d’hommes préoccupés de légiférer le mystère. Il y avait ceci de beau dans la science et les arts de l’Égypte, qu’ils voulurent demeurer anonymes. Les Pharaons nous ont laissé leurs noms, mais les artistes, mais les savants, mais les philosophes, eux, pratiquèrent une discrétion absolue. Aussi le sacrifice de la personnalité de l’œuvrant a-t-il fait l’œuvre immortelle. On ne sait pas le nom de l’architecte de la grande Pyramide, du sculpteur du Sphinx de Giseh, pas plus qu’on ne peut attribuer à un nom précis le Pimanere, ces quelques pages divines, ou le livre des morts, qui est la plus haute révélation qui nous ait été faite sur l’au-delà ! Par ce côté encore, notre temps mesquin et égoïste reste bien en défaut ; nos artistes, nos écrivains, nos sages, sont préoccupés avant tout d’avoir une bonne presse et de laisser à la postérité une renommée sonore. Mais que restera-t-il de ces efforts isolés et vaniteux ? L’homme seul ne peut rien ; la solitude, c’est l’orgueil, — l’orgueil, c’est le néant et la ruine.

Je vais donc tenter, grâce aux papyrus, aux hiéroglyphes, aux statues, aux monuments, d’extirper de l’Égypte son mystère : elle parlera elle-même son langage austère et logique mais je ne pourrai, hélas ! que vous transmettre bien peu de syllabes et quelques sons effacés.


Que résulte-t-il, en somme, de cette pénible et lente enquête ? C’est que l’Égypte exprima et expliqua la théorie de la Bonté.

Certes, l’Égypte est, par excellence, la terre bénie. Le désert aride et brûlant tout près d’elle en fait par contraste une oasis. L’eau attire les populations assoiffées ; le Nil s’offre à elles, le Nil bienveillant et fécondateur. Le Nil ne trompe pas ; sa régularité, semblable à celle des astres, donna vite à ce peuple primitif le sens de la loi, l’idée d’un Dieu ! Il a l’exactitude pontificale du Soleil. Tous deux sont des pères bienveillants et sûrs ; rien de capricieux, de menteur, de faillible. L’homme les vénère et les adore ; tous deux sont Ammon-Ra ou Osiris. Ils représentent le principe mâle qui, d’un double baiser, celui de la lumière et celui de l’onde, ensemence la terre maternelle, la bonne Isis, si obéissante et si fertile, celle dont la mamelle intarissable verse à ses enfants le lait intarissable des Dieux.

Ce n’est pas la terreur qui invente en Égypte la divinité comme on a pu le croire pour les peuples du Nord persécutés par la nature, victimes des dangers de l’avalanche et de la forêt. C’est au contraire la reconnaissance qui fait trouver à l’homme Dieu ! Or, Dieu est bon, l’homme donc sera bon. Toute l’Égypte, dans sa primitivité héroïque pousse vers le Ciel et la terre un hymne de confiance et de joie grave. « Donne-toi à la divinité, disent les Écritures sacrées, garde-toi constamment pour la Divinité et que demain soit comme aujourd’hui, que ton œil considère les actes de la Divinité. » Plus loin ces phrases d’un magnifique élan de tendresse : « C’est moi qui t’ai donné ta mère, mais c’est elle qui t’a porté et en te portant elle a eu bien des peines à souffrir, et elle ne s’en est pas déchargée sur moi. Tu es né après les mois de la grossesse et elle t’a porté comme un véritable joug, sa mamelle dans ta bouche, pendant trois années. Tu as pris de la force et la répugnance de tes malpropretés ne l’a pas dégoûtée jusqu’à lui faire dire : « Oh ! que fais-je ? » Tu fus mis à l’école ; tandis que l’on t’instruisait dans les écritures elle était chaque jour assidue auprès de ton maître, t’apportant le pain et la boisson de la maison. Tu es arrivé à l’âge adulte, tu t’es marié, tu as pris un ménage. Ne perds jamais de vue l’enfantement douloureux que tu as coûté à ta mère, tous les soins salutaires qu’elle a pris de toi. Ne fais pas qu’elle ait à se plaindre de toi, de crainte qu’elle n’élève ses mains vers la divinité et que celle-ci n’écoute sa plainte. »

Le grand culte de l’Égypte est en définitive le culte d’Isis, le culte de l’Universelle Mère ! Ce pays raisonnable et ému ne fut pas hérésiarque en ce sens, car il reconnut, à elle égal, le principe mâle Osiris ; mais il réserva tout son cœur à la femme sacrée, à la Nature qui enfante, à la Mère, à Isis. Aussi plane-t-il sur cette religion si multiforme, si incohérente, si bestiale au premier abord, une immense bonté. On y vante « la douceur patiente de l’homme » ; ne sont-ils pas tous des morceaux de cet excellent Osiris, qui, pour créer des êtres humains, éparpille ses membres ? « Ammon-Ra fait pousser les herbages pour les bestiaux, les plantes pour les hommes, c’est lui qui fait vivre le poisson dans le fleuve, les oiseaux dans le ciel et sur la branche ; sois béni pour tout cela Unique, Multiple de bras. » Chant naïf mais tout imprégné de foi !


Dès lors une morale exquise.

« Ne sauve pas ta vie aux dépens de celle d’autrui, est-il prescrit ; donne à manger à ceux qui ont faim, à boire à ceux qui ont soif, le vêtement à celui qui est nu, et une barque à celui qui est arrêté dans sa route. » Ou encore cette parole résignée et clémente où l’expérience sourit : « A-t-on jamais vu un lieu où il n’y ait pas des riches et des pauvres ? mais le pain demeure à celui qui agit fraternellement ». Il y a dans l’examen de conscience de l’Égyptien qui, purifié, se présente après sa mort au tribunal d’Osiris, un mot particulièrement sublime : il me semble synthétiser toute la morale de ces âmes délicates et fortes. Après avoir énuméré le bien qu’il a pu faire dans la vie, le défunt ajoute :

« Je n’ai jamais fait pleurer personne. »

Je ne sais pas de fleur vertueuse plus ineffable à respirer.


Cette bonté devait dégénérer en une faiblesse enfantine. La plante et même l’animal deviennent pour l’homme des compagnons, des amis, j’allais dire des égaux. Mais je n’exprimerais encore là qu’une petite part de la vérité : le peuple alla s’incliner devant eux comme devant des supérieurs ; il en fit même des Dieux. L’infaillible instinct des animaux qui annoncent le retour des saisons frappa ce peuple observateur, et de là à leur accorder une prescience divine, il n’y a qu’un pas. Erreur touchante et féconde en réflexions ! Le Christianisme et la philosophie raffinée s’indignèrent. Un Père de l’Église écrit : « Savez-vous ce que c’est que le Dieu de l’Égypte ? Une bête immonde, se vautrant sur un tapis de pourpre. » Plus tard Bossuet condamnera sans appel : « En Égypte, tout était Dieu, excepté Dieu lui-même. » Les prêtres ésotériques supportèrent avec plus de patience l’idolâtrie populaire ; ils y virent un hommage trop matériel il est vrai, mais un hommage cependant à la divinité immatérielle qui se sert de la matière comme d’un manteau qui dessine mal son impeccable présence ! Puis, ne savaient-ils pas, eux, les Initiés, de temps immémorial, que l’homme s’est progressivement formé sur cette planète, que la force de l’Univers est une et que c’est par une lente sélection, par une évolution difficile à travers des formes imparfaites qu’il est enfin apparu, lui, le plus beau symbole terrestre de la Divinité invisible. Tout Égyptologue un peu distingué que ce soit, M. Maspero, M. Pierrot, ou M. Creuzer, ou M. Lenormant — admet aujourd’hui que le sacerdoce égyptien d’où est sorti Moïse le monothéiste croyait au Dieu Un. Ces statues innombrables de divinités à corps d’hommes et à tête de bêtes veulent exprimer les différentes fonctions, les attributs divers du Dieu suprême, comme, en revanche, chaque étape du soleil dans sa course céleste ou infernale correspond à une étape de l’existence de l’homme. Un texte est d’ailleurs définitif : « On ne taille point de Dieux, y est-il proclamé, dans la pierre, dans les statues sur lesquelles on pose la double couronne ; Dieu on ne le voit pas, on ne sait pas le lieu où il est. »


Mais si les Initiés laissaient le vulgaire s’enfoncer dans cette vérité incomplète de l’évolution uniquement matérielle où se bornent nos darwinistes modernes, eux, élargissant la loi, l’appliquaient aussi aux âmes et aux esprits ; ils croyaient à cette pluie d’âmes tombant du lointain soleil à travers les planètes sur la terre misérable, loi d’involution divine, correspondant à la loi d’évolution terrestre ; et cette pluie d’âmes tombée d’Osiris, ils la voyaient se réformer ensuite en une sorte de jet qui, sortant des abîmes de la terre, va s’enfoncer en passant toujours par les planètes jusqu’au cœur du soleil.


La doctrine « exotérique » même la plus épaisse n’est qu’un voile, sous lequel tremble, lumineuse, la vérité « ésotérique » discernable pour l’esprit attentif et de bonne volonté.


Nous sommes partis de la doctrine exotérique des idées populaires aisément saisissables, pour nous hausser jusqu’à la philosophie ésotérique que nous allons formuler très simplement en trois aphorismes.

1o La loi de bonté qui s’impose d’elle-même au cœur de l’homme, lui fait découvrir la fraternité universelle à travers la hiérarchie des êtres.

2o Cette fraternité s’appuie sur une double loi d’évolution et d’involution, loi par laquelle, tandis que Dieu descend et se replie dans l’Univers, l’Univers monte et se déploie vers Dieu.

3o Donc, devant des yeux impartiaux, rien n’est petit, rien n’est grand ou plutôt le grand égale le petit, le dehors est comme le dedans, le végétal comme l’animal, l’animal comme l’homme, l’homme comme Dieu, le visible comme l’invisible, la vie comme la mort.

. . . . . . . . . . . . . . .

Sois bénie, sainte Isis, mère sanglante, toi qui as tant souffert qu’il t’est permis de pardonner. Tu restes la seule divinité qui sauvera le monde. Tu fus l’aurore du Messie d’Amour, tu annonças, avant Jésus, le Paraclet. Étant la femme pure mais toute brûlante des expériences de la vie, lu effaces la faible Vierge, la Marie de la douloureuse Église. Te voilà, ô Pacificatrice des peuples, la Déesse de l’universelle rédemption, la Reine de la Vie et de la Mort — la Meilleure et la plus belle ; ô Créatrice des invincibles certitudes, — Te voilà au-dessus des intelligences égarées, le Cœur.


FIN
  1. Il faut citer vers la fin du dix-huitième siècle Quintus Aucler qui tenta de restaurer un paganisme néo-platonicien, gnostique et occultiste ; il voulait que l’on observât les anciennes fêtes païennes et appelait Jupiter le Sacré Quaternaire par qui tout existe et qui meut la nature — Quintus Aucler a écrit, à la gloire des Dieux, la Threicie. De nos jours M. L. P., sénateur, écrivain des moins inconnus et ancien rédacteur à la « Nouvelle Revue », rend hommage dans ses appartements à son génie protecteur, une idole d’Athènè.
  2. J’ai reçu une lettre de M. le pasteur Décembre qui affirme son église « La Nouvelle Jérusalem », indépendante de tout mysticisme évocatoire et basée sur les textes des deux Testaments, commentés par Swedenborg. Comme je regrette la tournure huguenote et positive de cette petite religion, si inspirée et si étrange en son extraordinaire fondateur !
  3. « La science seule non pas la foi » m’écrit M. de Milloué, mais qui, quoi donnera au savant le courage de travailler pour savoir, sinon une foi ?
  4. Le rite de cette secte est imprégné d’un délicat mysticisme et d’une foi au surnaturel divin dont s’écartent tout, à fait d’autres Bouddhistes. M. de Bonnières qui, dans le Baiser de Maïna, évoqua avec les yeux d’un témoin et l’intuition d’un poète, Bénarès la Ville Sainte, m’expliqua ces différences profondes par la diversité des « véhicules » et la compréhension tout autre de la doctrine du Bouddha par les matérialistes littéraux du Sud et les mystiques du Nord.
  5. Principe de la vitalité, le second d’après la division en sept, établie par les occultistes hindous.
  6. J’apporte une étude complète du Vintrasisme dans mon livre : Le Satanisme et la Magie
  7. La Prière vers le Mystère terminerait-elle donc toute philosophie profonde et toute carrière d’homme juste ? Particularité éclatante que certains disciples cherchèrent à voiler, à atténuer du moins, mais qui se révèle, charme irrésistible pour les âmes qui préfèrent aux raffinements de l’intelligence les naïvetés du cœur.
  8. Il était décidé par les Providences que la plus forte tête de ce siècle restaurerait le plus délicat et le plus immatériel des cultes : celui de la Femme et de la Vierge-Mère, médiatrice entre le Grand-Être et ses pontifes ; de celle, qui, divine en effet, porte, contre sa chaste poitrine, l’Enfant.
  9. Un Anglais chaque année venait faire ses dévotions à la chambre d’Auguste Comte ; son nom : M. James C. Morison, collaborateur à la Fortnightly Review, et auteur de travaux appréciés sur Louis XIV et Guillaume d’Orange ; il arrivait à Paris accompagné de sa femme, plus dévote encore si possible au « culte de l’humanité ».
  10. Il est à remarquer que nous devons à un jésuite le meilleur travail fait sur l’œuvre et la personne d’Auguste Comte.
  11. S’il y a eu quelque lourdeur dans l’exposé de cet admirable système, mes lecteurs voudront bien s’en prendre à Auguste Comte que j’ai cité presque textuellement ; les ailes spirituelles de ce génie n’empêchaient pas une certaine pesanteur de style.
  12. Un fou — car la folie empoisonne les plus nobles tentatives nouvelles — M. Mazaroz, marchand de meubles, proclama, déformateur de la pure religion d’Isis, le culte des parties génitales de la femme. Par l’acuité de perspicaces chroniques, M. Paul Foucher, dans le Gil Blas, creva ce ballon impur.
  13. M. le docteur Baraduc, qui étudie et expérimente le fluide vital, est en ce point le savant de l’Isis Terrestre, âme de l’univers et des hommes.
  14. Extrait du Cours d’occultisme de M. Jules Bois (1893).
  15. J’ai déjà maintes fois expliqué que l’Initiation veut une sorte d’anarchie avec l’obéissance à Dieu et à ses lois impersonnelles, mais qu’elle répugne à cette autre anarchie qui n’est que l’esclavage des grossières passions.
  16. Ceci à l’encontre des castes de l’Inde qui furent trop vite closes, puis ossifiées.
  17. Je condense et complète ici un magnifique chapitre de M. le marquis de Saint-Yves d’Alveydre sur l’Égypte.
  18. Et non pas la Science et le Bonheur en soi, comme l’a affirmé M. de Wyzewa, qui d’ailleurs a confondu simplicité avec bêtise et simplification avec ignorance.