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Les Petits Hommes de la pinède/Chapitre X

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L’Association médicale (p. 146-158).
CHAPITRE x
La Guerre.

Cela commença par très peu de chose. Au fait, on ne saurait dire ni quand ni comment cela commença. Entre les Mangeurs-de-Viande et les Mangeurs-d’Herbe, les querelles étaient depuis longtemps habituelles et décelaient une rivalité foncière, constitutionnelle, pour ainsi parler. Les quelques faits typiques que j’ai déjà pu raconter et dans lesquels je jouai involontairement le principal rôle hâtèrent la phase décisive de la lutte. Mais il en fut de cette guerre comme de beaucoup de maladies qui s’aggravent insidieusement, sans coup de tonnerre initial, sans qu’on puisse désigner précisément à quel jour la période active a remplacé celle d’incubation.

Au fond, je crois qu’il en est ainsi de tous les troubles populaires. Après des années, l’Histoire choisit pour en fixer le début une date plausible, celle d’un incendie, d’un massacre. Mais à y regarder de plus près, l’attentat n’est qu’un accident mémorable survenant au cours d’une maladie sourdement évoluée. Quand le peuple prend la Bastille, il y a déjà des temps qu’il est en révolution. La fièvre a monté insensiblement, sans qu’on y prenne garde.

Donc, il se passa d’abord des choses assez confuses. Tels Mangeurs-de-Viande particulièrement haïs, si les hasards d’une chasse les écartaient du groupe des veneurs, disparaissaient soudainement. Quelquefois on retrouvait sous un buisson, sous une touffe d’herbe haute, leurs cadavres à demi dévorés par les fourmis. Cela n’était ni nouveau ni surprenant. Des meurtres mystérieux de cette sorte, il y en avait toujours eu. Mais leur fréquence devenait singulière. Et puis, de peur qu’on n’attribuât ces morts au hasard, les assassins signaient leurs méfaits en laissant dans les plaies de la victime les armes meurtrières, parfois en traçant des inscriptions sanglantes.

On allumait peu d’incendies et seulement dans les villages des clairières, les Petits Hommes ayant la peur traditionnelle du feu dont on limite malaisément les effets et qui, évoqué pour les vengeances, peut engendrer d’universelles calamités. Mais des paysans prenaient d’assaut les maisons de leurs maîtres détestés, en égorgeaient les habitants et les détruisaient jusqu’aux fondations.

Les représailles étaient terribles. Les plus voisins Mangeurs-de-Viande unissaient contre les cohues insurrectionnelles leurs troupes supérieurement armées, cernaient avec facilité ces rebelles et accrochaient aux basses branches des pins des grappes de pendus.

Dans la Ville royale elle-même, des colères subites agitaient la population des faubourgs. Elle barrait les ponts de l’Île sacrée, mêlant aux menaces des supplications à l’adresse du Prince qu’elle conjurait de se joindre à la plèbe. Mais la garde royale était composée de Mangeurs-de-Viande, le roi lui-même n’était que l’aîné de cette caste oppressive, et ses conseillers — des Vieillards — le guidaient suivant les commandements immuables de Celui-à-la-Barbe-Blanche. De vigoureuses sorties en armes étouffaient les voix de ce peuple criard. Des batailles de rues l’épuisaient de sang, pour un temps. Et après quelques jours d’un silence mortuaire, tout recommençait.

Je le répète, rien de cela n’était absolument nouveau. Ces luttes de partis constituaient la vie même, la vie tragique des Petits Hommes de la Pinède. Mais les accès devinrent progressivement plus violents et les intermittences plus rares, comme d’une fièvre d’abord quarte qui tendrait à prendre le type quotidien, puis le type continu.

Ainsi des foyers de révolte s’allumaient et s’éteignaient tour à tour sur divers points du territoire. Chaque jour apporta désormais ses alarmes. Subitement, et plusieurs fois entre l’aube et le crépuscule, par-dessus les mille bruits coutumiers de ce petit monde vivant, on entendait monter des rumeurs. Je ne sais quelles crécelles de bois battaient une crépitante générale, sonnaient un bizarre tocsin ; il s’élevait des clameurs de syrinx, des grondements de buccins. Et ici ou là, de la poussière tourbillonnait sur l’emplacement momentanément invisible d’un village, signalant une attaque. Comme les initiatives populaires restaient sans plan général, le parti bien discipliné des Mangeurs-de-Viande, après la surprise inévitable, prenait ordinairement le dessus. Il est toujours plus facile de défendre un régime social, un état de choses existant, que de l’attaquer et d’en fonder un autre. D’abord parce que la société qui se défend possède l’organisation et la hiérarchie, tandis que tout est tâtonnement et désordre du côté des assaillants, qui sont à peu près d’accord sur ce qu’il faut détruire, mais qui n’ont ni méthode pour vaincre, ni expérience pour édifier. Ensuite, parce que toutes les conventions morales, toutes les autorités traditionnelles condamnent le révolutionnaire et que, si la panique ou le raisonnement sont assez forts pour le pousser en avant, la crainte du sacrilège fait hésiter son bras. Tandis que son adversaire est soutenu par le sentiment d’accomplir un devoir bien défini, l’âme du briseur de rythmes reste souvent incertaine et la foi que ses ancêtres lui ont transmise est en perpétuel conflit avec sa nouvelle foi.

C’est à cause de cela qu’une révolution commence à être foule. La foule seule a le courage d’oser, étant irresponsable et fatale. Mais la foule n’a pas de tête. Les chefs n’apparaissent que tardivement, pour donner l’assaut quand la brèche est faite.

Les Mangeurs-d’Herbe étaient sans chef. Chaque bande opérait isolément sous la conduite de guides momentanément acceptés, remplacés dès le lendemain par d’autres et sans réelle autorité. Après l’acte de vengeance, après le pillage, la horde se désagrégeait et sa force, n’étant plus appliquée à aucun but prochain et visible, se perdait. Ce n’était plus que gibier et les troupes régulières en faisaient un sanglant hallali.

Il faut pourtant remarquer que la caste possédante, de beaucoup la moins nombreuse, ne gagnait pas beaucoup à ces victoires et que le peuple, innombrable, n’y perdait guère. Une mort faisait dans le parti blanc un vide appréciable, mille morts n’étaient pour le parti noir qu’un incident sans importance. D’une part, supériorité des armes ; de l’autre, supériorité du nombre ; ces deux choses pouvaient momentanément s’équilibrer ; mais l’équilibre n’était point stable et la logique montrait déjà de quel côté pencherait la balance, si la masse, instruite par ses revers, venait à concevoir la nécessité d’une discipline.

L’oligarchie ne comprit que lentement qu’elle était menacée. L’esprit admet difficilement la possibilité des mutations ; les privilégiés d’un régime croient volontiers que ce qui existe depuis toujours doit toujours durer, qu’on ne saurait sans irréligion y vouloir rien changer et qu’une telle tentative, absurde autant qu’odieuse, est immanquablement vouée à l’échec. Ceux qui attaquent l’ordre établi ne sont point des ennemis qu’on prend en considération, ce sont des brigands dont il suffit de châtier les excès périodiques. Le peuple, comme les animaux domestiqués, a des crises de colère destructive qui inquiètent à peine ses maîtres, habitués de longue date à les réprimer.

Seul, un spectateur placé, comme je l’étais, au sommet de la tour, put saisir les phases d’un phénomène dont l’interprétation exacte eût terrifié les Mangeurs-de-Viande. De plus en plus, les troubles locaux qui, premièrement, étaient apparus disséminés sur l’étendue du domaine, en des points arbitrairement choisis, comme des bulles qui crèvent spontanément un peu partout à la surface d’un étang, affectaient de se montrer avec une particulière fréquence dans une zone définie. Les taches noires ou brillantes des bandes armées, les fumerolles, les petits nuages de poussière flottant au-dessus des villages croulants, les crépitements d’élytres froissées qui traduisaient, dans l’éloignenient, les fanfares des buccins, eurent plus qu’auparavant tendance à se resserrer, sur le pourtour d’un cercle et dessinaient en quelque sorte un dé ces bourrelets inflammatoires que l’on voit sur la peau d’un visage brûlé par l’érysipèle.

Donc les attaques se systématisaient ; il se constituait un approximatif front de bataille circonscrivant une aire relativement calme, où du moins l’on n’apercevait que des cheminements de troupes noires, ainsi que des rayons obscurs projetés par un centre et s’y ralliant ensuite à la chute du jour.

Ce centre m’était caché par les frondaisons, mais je ne pouvais douter qu’il s’agît de la Colline des Supplices où les Mangeurs-d’Herbe avaient établi leur sacraire et leur forteresse.

Ainsi désormais presque toutes les colonnes insurrectionnelles partaient de ce point, traversaient des campagnes mortes ou gagnées à leur cause, pour s’en aller piller et ravager de plus lointaines bourgades et ramenaient leurs captifs et leur butin dans leur inviolable repaire.

N’était-ce pas un fait remarquable et nouveau, et le signe que quelque puissance directrice avait là son quartier général et commençait d’organiser la révolte ? Il n’en fallait pas plus pour faire hésiter la fortune des armes. Du jour où les Mangeurs-d’Herbe eurent un refuge, une base d’opérations, l’impunité leur fut à peu près assurée en attendant que les poussât l’audace des conquérants. Ce lieu d’asile exerçait une naturelle attraction sur tous les mécontents, sur tous les opprimés, sur tous ceux aussi qui savaient n’être pas sans reproche ou qui avaient à venger des injures personnelles. Même les pauvres de la Ville royale et les artisans molestés y émigraient avec leurs familles et il s’y créait, en somme, une capitale populaire opposée à la capitale du Prince.

Une telle scission ne pouvait se faire sans que la famine s’ensuivît. Au camp des révoltés, on avait désappris le labeur qui fait vivre et dans le parti adverse on n’avait jamais su que vivre du travail d’autrui. Assurément tout le monde n’était pas engagé dans la lutte. Même cette année-là, il y eut des bras pour la cueillette, pour la moisson, pour la transformation de la matière nutritive. Au pire moment des guerres civiles, on rencontre des gens qui s’étudient par peur des coups à faire également bonne mine aux deux partis, et ce sont ces timorés qui préparent tant bien que mal la nourriture de tous les autres.

Mais leur rôle neutre n’est pas longtemps soulènable et leur calcul est vite déjoué, car ils deviennent la proie des affamés de droite et de gauche et c’est finalement à leurs dépens et chez eux que se livre la bataille.

Chaque adversaire voulant manger et empêcher l’autre de manger, la lutte se concentre autour des greniers, dont les trésors sont répandus, gâtés avec colère. Après quoi, le propriétaire est ruiné et les combattants s’en retournent sous leurs tentes, à jeun comme devant et plus irrémédiablement, puisqu’ils ont détruit de la nourriture. La guerre, stupide, ne profite qu’à la mort.

Mais la disette frappait inégalement les belligérants et s’appesantissait considérablement plus sur les multitudes populaires que sur les loyalistes. Ceux-ci étaient le gouvernement, l’administration. Chargés de tout temps de la fortune publique, entrepositaires et distributeurs des vivres, ils avaient l’autorité et l’expérience qu’il faut pour rassembler les ressources d’un pays, les conduire en lieu sûr, les partager avec une stricte économie entre les besoins, et de telle façon qu’il y en eût sinon pour tous les appétits, du moins pour les faims les plus impérieuses. En regard de cette sagesse, le camp du peuple ne montrait que pillage et gaspillage, et quand les choses bonnes à manger y auraient été cent fois plus abondantes, il s’en gâtait tellement que la difficulté de vivre fût restée presque aussi grande.

Les hommes mouraient comme mouches d’octobre et, chose effroyable à dire, les cadavres disparaissaient sans laisser de traces, aussitôt dévorés ; leurs ossements même broyés au moulin, fournissaient aux faims inassouvies une détestable farine,

— On n’aura jamais meilleure occasion de répéter que les révolutions mangent leurs enfants, disait le Dr Dofre avec une impassibilité cruelle.

Un tel calme en face de tant d’horreurs m’indignait.

— Mais ce sont des hommes ! m’écriai-je avec violence. Des millions d’hommes à la torture !

— Oui… C’est troublant ! Mais pourquoi tant vous émouvoir d’événements nécessaires ? Y pouvez-vous rien changer ? Moi, je prétends que cette guerre, cette famine, ces morts innombrables ne sont point en réalité des maux, mais des remèdes que la nature oppose à une prolifération humaine exagérée. Le monde vivant est soumis à tout un mécanisme de régulation automatique. La création et la destruction se mêlent en toutes proportions pour les besoins d’un divin équilibre. On accuse des révolutions et des guerres l’ambition et la cupidité des uns, la méchanceté des autres… Enfantillage ! Myopie ! Personne n’est de force à décréter le massacre et personne n’est de force à s’y opposer. Ces choses que notre sensiblerie ridicule appelle des calamités tombent avec la rigueur des lois de la pesanteur. Elles sont dans l’ordre. Jamais les volontés humaines, fussent-elles toutes d’accord, ne changeront rien à cela, parce qu’il ne s’agit pas de phénomènes moraux, mais de phénomènes cosmiques. La vie serait d’ailleurs impossible sans la mort ; et plus la vie s’intensifie, plus la mort doit croître en puissance ; et dans l’existence des peuples, les orgies de sang succèdent et se proportionnent exactement aux excès d’activité vitale, conditionnent et préparent de nouvelles montées d’énergie, de nouvelles jeunesses. Je crois fermement que plus le monde ira, plus croîtront les violences, justement parce que les forces grandissent et deviennent intelligentes, et que les forces se prouvent par la férocité des appétits. Ceux qui n’acceptent pas cette destinée sont des eunuques et des infirmes de qui la vie s’est retirée. Ils décrètent une morale de victimes. Mais Dieu, s’il en est un qui voie du fond des cieux les myriades de vies s’équilibrer par l’interdestruction, au sein de la Nature indifférente parce qu’inépuisablement féconde, affirme éternellement, comme aux jours de la Genèse, que cela est bon.

— Mais la souffrance ? m’écriai-je.

Dofre haussa les épaules avec ironie.

— Allons, répondit-il, vous ne vous déshabituerez jamais d’être un homme.

— Vous en avez vous-même imparfaitement perdu l’habitude, dis-je, puisque vous souhaitez à des créatures une infortune dont vos semblables doivent profiter. Vous prenez parti pour la race qui est de votre taille ; il vous est venu sur le tard un patriotisme singulier !

— C’est vrai qu’il y a là un semblant de contradiction, reprit Dofre pensivement. C’est qu’il y a en moi à la fois un philosophe qui raisonne en l’absolu et un vieillard craintif que le sort menace. Tous deux ont différemment raison, ou, tout au moins, ont des raisons différentes. En tous cas, puisque l’on ne peut pas éluder ce conflit imminent des deux races sinon par l’oppression de l’une d’elles, j’admire que vous plaigniez justement celle qui n’est pas la vôtre.

L’argument me réduisit au silence. Il y avait une chose que je ne pouvais pas dire à Dofre, une angoisse secrète et inavouable. Lui qui considérait ses créatures comme de petits animaux, aurait-il pu comprendre qu’un mouvement de passion m’eût porté, un jour, vers l’une d’elles ? Ce que j’éprouvais désormais pour la petite nymphe de la fontaine n’était, certes, plus de l’amour ; le cœur ne s’obstine pas à la poursuite d’un leurre. Mais je ressentais pour celle dont je m’étais éloigné une tendresse infinie et son image m’était chère. Parce que dans ce petit univers un cœur battait pour moi, tous les habitants de la Pinède prenaient le visage et les traits de Vana. Était-elle morte ou vivait-elle ? souffrait-elle au milieu de cette famine et de cette orgie sanglante ? Mon ombre étendue sur elle la préservait-elle ou la désignait-elle au contraire à l’injure des hommes et du sort ? Dans l’impossibilité d’en rien savoir, ma pitié et mon inquiétude se diluaient sur cette multitude tragique de ses frères divisés et également malheureux. Non, en définitive, c’était peut-être lâcheté, mais je ne pouvais confier ce sentiment-là au vieillard qui en eût fait risée.

Malgré la sollicitude tardive dont Dofre prétendait être animé envers cette partie de l’humanité dont nous étions tous les deux issus, il n’y avait en lui qu’un implacable et sénile égoïsme. Il avait peur de sa création, peur pour lui-même qui serait la première victime de la Pinède libérée. J’eus toute la mesure de cet égoïsme dans un malheur qui nous vint.

Un matin, Barnabé qui était toujours le premier levé ne descendit pas de la soupente qu’il occupait sous les combles du château. L’heure du déjeuner arriva sans que nous ayons aperçu nulle part sa silhouette silencieuse et affairée. Ce manquement au service ne fit qu’exciter la mauvaise humeur de son maître ; mais moi, pris d’un funeste pressentiment, je montai à la chambre du domestique où je n’étais jamais entré. Le pauvre homme était étendu sans mouvement sur un grabat misérable. Il était mort, silencieusement comme il avait vécu, sans doute à la suite d’une de ces défaillances cardiaques qui délivrent subitement les personnes d’un grand âge.

Je pensais que Dofre serait ému de perdre ainsi le fidèle compagnon de tant d’années de solitude. Peu s’en fallut qu’il ne se mît en colère et qu’il ne reprochât au mort d’avoir rompu son contrat avant l’échéance prévue.

— Cet animal, dit-il, nous met dans un grand embarras. Comment nous passerons-nous de domestique ? Décidément la vie, ici, ne sera plus tenable. Mon âge a besoin de soins.

Non sans une secrète indignation, je dus l’assurer que je ne le laisserais manquer de rien et que je prendrais la charge des besognes serviles qui avaient été le lot de Barnabé. Tout autre solution s’avérait impossible. Je ne pouvais songer à abandonner Dofre dans sa solitude, encore moins à le faire fuir avec moi loin de cette inquiétante Pinède où des destins imprécis s’élaboraient. N’étions-nous pas, en quelque sorte, les prisonniers en même temps que les dieux de cette création réduite, que notre défection eût dangereusement libérée ?

Ce fut donc moi qui creusai la fosse de Barnabé en dehors de l’enceinte et qui y ensevelis le cadavre, reportant les formalités de l’état civil à l’époque où l’annuel convoi de vivres nous remettrait en relation avec le monde des Hommes.

L’obligation de préparer les repas, d’entretenir les quelques pièces habitables du château, de cultiver le jardin et de donner à Dofre les secours que sa vieillesse réclamait, souci à quoi je n’étais pas habitué, accapara désormais maussadement la plus grande partie de mon temps. Je n’y réussissais guère. Dofre était un maître difficile à servir, hargneux, exigeant, jamais content, avec une foule de petites manies de vieux que je n’avais pas remarquées, alors que Barnabé les satisfaisait automatiquement par habitude. Mes gaucheries l’irritaient. Il me harcelait d’ordres et pesait sur moi de tout son poids en reprenant peu à peu, à mesure que je me domestiquais par nécessité, toute cette absolue autorité qu’il avait précédemment commencé de remettre entre mes mains, sans reprendre en même temps la force physique et la vigueur d’esprit qui l’eussent justifiée. Véritablement, il abusait de ma jeunesse et tirait de ma vie sa vie, se rassurant sur ma présence, indispensable soutien de sa caducité.

Mais si je l’étayais, en revanche il ne m’étayait guère. On ne saurait exprimer quel sentiment d’abandon et d’insécurité commença de m’envahir dès que Barnabé ne fut plus là. Je n’aurais jamais soupçonné l’importance morale de ce serviteur muet. Il était dans la maison un homme de plus ; un homme, calme, machinal, aux gestes précis et sûrs, toujours les mêmes, comme d’une horloge indifférente et régulièrement active. Oui, c’est cela, il donnait l’enseignement paisible de l’horloge.

Je me souviens des nuits de mon enfance nerveuse, tourmentées de cauchemars. Dès que j’avais fermé les yeux, les songes terrifiants m’enveloppaient de leur épouvante et la nuit s’emplissait de fantômes. J’avais des réveils en sursaut et j’inondais de sueur mon petit lit. Mais mes tremblements s’arrêtaient à entendre le tic-tac familier de la grosse comtoise du vestibule, comme le petit cœur tranquille de la maison enténébrée. Pour mécanique que fût cette tranquilité, elle commandait le calme à mes nerfs ; j’en augurais que tout était dans l’ordre habituel, que les fantômes étaient vains et que les voleurs n’étaient pas venus.

Ainsi agissait sur moi la placidité de Barnabé qui n’avait jamais paru s’intéresser à ce qui se passait derrière le mur, dans la Pinède, et dont l’attitude même en abolissait le voisinage mystérieux. La vue de Barnabé, immuable et ponctuel, me ramenait chaque jour à un monde normal. Ce paysan situait Capdefou dans le raisonnable et dans l’exploré.

Lui mort, un point de repère s’effaçait. La vie devenait tout à fait folle, invraisemblable et lourde de menaces obscures, comme si, dans mes nuits d’enfant le tic-tac de la comtoise avait cessé tout à coup.

Et-je restais seul, avec un vieillard fragile, à peine humain, un être fantasque et fantastique autour duquel se condensait le songe, et qui ne serait pas un secours contre les fantômes, et qui mourrait quelque jour… puisque Barnabé était mort. Je restais seul devant l’énormité…

Et le pis, c’est que, malgré toute la patience à laquelle je m’efforçais, mes rapports avec Dofre s’aigrirent. Je souffrais de ses rebuffades de vieux despote et l’offense qu’elles faisaient à mon orgueil me montrait l’abîme qui me séparait de cet homme génial mais inhumain.

D’ailleurs, aucun sentiment ne nous était commun. Qu’une guerre orgiaque désolât la Pinède, c’était là sans doute une catastrophe qu’il n’était pas en notre pouvoir de faire cesser et un mal nécessaire, une divine chirurgie que nous devions accepter pour le bien supérieur du genre humain. Nous nous accordions sur le principe de ne pas nous en mêler, d’en rester spectateurs de très loin, de ne nous montrer ni l’un ni l’autre dans l’enclos tout le temps que durerait la guerre — et cette abstention était commandée par la plus élémentaire sagesse, car, au point où en étaient les choses, la moindre intervention eût engendré un nouveau mal et nous n’aurions su en mesurer la portée : quand les hommes se battent, le devoir des dieux est de rester muets et invisibles. Mais, tandis que le spectacle et les réflexions qu’il me faisait faire m’émouvaient douloureusement, tandis que l’angoisse et la pitié se partageaient mon cœur, Dofre affichait une joie sadique à imaginer ces massacres et ces ruines et eût volontiers joué de la cithare comme Néron devant Rome incendiée.

— Puissé-je assister à la fin d’un monde dont je connus la genèse, disait-il. Ainsi mon observation serait complète et je ne sais pas, pour un savant, de satisfaction plus grande.

Ses jambes lourdes ne pouvaient que difficilement le porter au sommet de la tour. J’y montais seul dès que le permettaient mes occupations domestiques et je fouillais l’horizon avec des jumelles marines. Hélas ! l’éloignement et la petitesse des choses me les rendaient énigmatiques et extrêmement peu perceptibles. Le drame se déroulait aux confins de ma vision. Ce que je voyais, c’était une mêlée difficile à comprendre, une sorte de brassage fiévreux d’atomes blancs et noirs, des passages de laves humaines qui roulaient sur les villes minuscules et les entouraient ainsi que le font les lames de la marée montante sur les grèves du Mont-Saint-Michel avant de les recouvrir. Encore la verdure des arbres me cachait-elle plus des trois quarts de ce tumulte. Parfois, des jours entiers, les clairières étaient désertes et d’en bas montait l’horreur d’un silence plein de mystère.

Et tout cela n’était rien. Il eût fallu écouter la tempête des âmes… Le côté plastique, cinématique des révolutions et des guerres, ce qu’on peut en voir de ses yeux, ce n’est que rides de surface. Si l’on suppose qu’un géant eût contemplé la terre de France, comme une carte mouvante, depuis la convocation des États Généraux jusque — par exemple — au 18 Brumaire, qu’aurait-il compris ? À peu près ce que comprend un naturaliste penché sur les mouvements d’une colonie d’Infusoires. Il eût trouvé à cela tout au plus les éléments d’une hypothèse ridiculement simpliste : des tropismes, des êtres qui s’agglutinent et qui se diluent, qui luttent et qui s’entredévorent… l’influence de la température, de l’électricité, de la lumière, des toxiques, de la faim, de l’amour… Et si simpliste que fût l’hypothèse du naturaliste, elle eût assez bien cerné la diversité du fait apparent. Il y a la vérité du naturaliste, comme il y a la vérité de l’historien ; il y a plusieurs étages de vérités. À un certain étage, la Révolution est une question de tropismes et n’a plus que des causes cosmiques, physico-chimiques et, un peu plus bas, biologiques.

Mais l’examen fait à cette hauteur ne me suffisait plus. Je savais trop que la Pinède avait une âme multiple et ondoyante. J’avais soif de l’autre vérité, de la vérité de l’historien. Je savais trop que, ce qui remuait là, c’était des hommes ; que des idées se brouillaient et évoluaient ; que cette guerre avait la complexité des phénomènes psychiques et non pas seulement la logique linéaire des événements fatals. Certes, chaque phase en était rigoureusement déterminée et tous ces petits êtres aux mouvements libres et courts accomplissaient sans s’en douter une loi simple et s’en allaient vers une fin imprévisible pour eux, différente et indépendante des buts qu’ils s’étaient proposés. Mais ils y allaient sinueusement, par ces voies détournées, irrégulières qui sont celles de l’intelligence et des passions. Ils y allaient, tragiques et déchirés, ourdissant la fatalité commune avec leurs libertés parcellaires, faisant du divin avec de l’humain, rouages conscients et douloureux, antagonistes, dont les actions et les réactions délibérées créaient hors d’eux et contre eux la grande servitude des Normes à quoi ils prétendaient se soustraire.

C’était cela, l’émouvant, qu’on ne voyait pas du haut de la tour. Dofre qui n’y montait pas, qui restait à terre, au niveau du peuple de la Pinède, était différemment renseigné que moi. Il avait sa police particulière. À l’heure crépusculaire où je cuisinais le dîner, il gagnait solitairement la chapelle et y recevait les messages des Vieillards. Je n’aurais pas commis l’imprudence de l’y rejoindre. Le moindre hasard qui eût révélé ma présence près de lui eùt été désastreux. Dofre était le seul dieu officiel et je me résignais à lui laisser cet avantage. Il me faisait part, quand il voulait et de la façon qu’il voulait, de ce qu’il avait appris.

Messages tronqués et partiaux, d’ailleurs. Les Vieillards en tenaient pour le parti de l’ordre et considéraient la guerre exclusivement de leur point de vue, comme une révolte de brigands dont on aurait raison tôt ou tard. Pour l’essentiel, Màlik VII régnait toujours à Leucée et son autorité traditionnelle n’était contestée par aucun groupe belligérant. Le Prince était l’homme le moins informé de son royaume et ses conseillers, gens de caste, ne lui parlaient que de difficultés passagères.

Cependant les Mangeurs-de-Viande guerroyaient, couraient des hasards contradictoires, gagnaient des batailles, essuyaient des échecs sévères. Cela se traduisait en des communiqués fastidieux et maquillés où la solution finale n’apparaissait point. La politique habile des Vieillards s’efforçait de compenser les pertes en hommes par des intrigues qui entraînaient périodiquement la défection de bandes populaires, ramenées au loyalisme par l’espoir de manger ou par la crainte des châtiments. Les gens paisibles et indécis cherchaient la protection des armées blanches contre les effroyables exactions de la horde révoltée ; on les enrôlait de force dans les milices féodales, bien disciplinées, bien conduites. Et cela pouvait aller longtemps ainsi jusqu’à l’épuisement des forces de l’un et de l’autre camp.

— Ils s’usent entre eux, répétait Dofre. Nous ne saurions demander mieux.

Et il donnait aux Vieillards des conseils d’intransigeance et de férocité.

Mais un certain jour, le spectacle que je vis de mon observatoire me stupéfia. Je compris qu’une heure décisive était venue.

Ce que je vis… comment le dirai-je ? Une inondation sous les pins, comme d’un encrier renversé. Un îlot sombre roulant dans un murmure extraordinaire. Cela se répandait sur une petite plaine chauve en direction de la Ville ; cela s’y étalait en demi-lune. Était-ce le bruit du vent, ce murmure ? Du côté de Leucée, un ruisseau de lait allait à la rencontre du fleuve d’encre et, au contact, tous deux parurent bouillir.

Des hommes, tout cela ! deux foules… Jamais je n’aurais pensé que ce peuple fût si dense.

La chose noire et la chose blanche se joignirent sur une ligne ondulante et sinueuse. Et puis la chose blanche sembla manger la chose noire à son centre. L’encre refluait dans les sous-bois.

Mais, à l’altitude où j’étais, il ne venait de cela nulle impression de violence. Les changements de figure qu’opérait la lutte de ces deux teintes étaient aussi lents que l’étalement de liquides sur un papier. Seuls, les modulations du murmure et les frissons qui moiraient la surface des deux foules révélaient la bataille.

Les heures passèrent, l’une après l’une. J’avais tout oublié : l’écoulement du jour, l’attente affamée de Dofre qui devait se croire abandonné.

Il vint un moment où la tache de lait occupa seule la petite plaine chauve et je crus que c’était fini, qu’une fois de plus les Mangeurs de Viande avaient vaincu. Mais, insensiblement, du noir reparut aux marges de la clairière, sur les flancs de l’armée blanche. Le flot d’encre tournait le flot de lait. L’encrier, sous l’ombre des arbres, versait un inépuisable torrent qui rétrécissait la traînée blanche du côté de Leucée et la coupait de la Ville. Alors, au crépuscule, la blancheur, lentement, se rétracta vers le centre du champ de bataille, sertie d’un anneau sombre qui s’épaississait, pareille à une perle dans une monture d’émail brun. Et elle fondait, fondait, fondait…

Tout frissonnant, je descendis de la tour. Dofre était au bas des marches.

— Vous me laisseriez mourir sans secours, dit-il en colère. Je vous ai attendu tout le jour. Seriez-vous fou ?

— Le peuple est victorieux ! lui criai-je sans répondre. La guerre est finie, l’armée blanche massacrée !

La colère de Dofre tomba tout à coup. Il me regardait avec effarement.

— Décidément, c’est de la folie, balbutia-t-il.

Je le conduisis dans son cabinet. Il chancelait et se laissa tomber sur son fauteuil. En quelques phrases je le mis au fait et lui décrivis la bataille. Il ne m’interrompit point.

— Direz-vous que je suis fou ? Vous ne doutez plus, je suppose…

Le vieillard inclina la tête et se mura dans le silence. Nous restâmes plus d’une heure sans parler.

— Vous vouliez du sang, hasardai-je enfin avec ironie. Vous devez être satisfait. Qui vous chagrine ainsi ?…

Il haussa les épaules.

— Est-ce parce que vous êtes le dieu des vainqueurs que vous triomphez ? dit-il.

— Ma parole, je ne triomphe pas. Je n’ai ni cette cruauté ni cette petitesse. Je constate la logique de ce qui arrive et…

— Et qui ruine tous nos calculs. Cette bataille est un désastre. Voilà la Pinède libre, maintenant !

— Libre de ses oppresseurs, mais docile à sa Loi. Qu’importe la déchéance d’une féodalité ? Les dieux sont au-dessus de ces orages. On vous rend grâces, en ce moment, d’une victoire que vous avez permise et qui passe pour être la suite de vos desseins ; et les vaincus adorent la main qui les frappe. Les dieux ont toujours raison. On conciliait peut-être mal votre attitude et la mienne, mais ceux qui reconnaissaient notre dualité s’inclinaient respectueusement devant son mystère et la Foi qu’on vous conservait n’était pas diminuée par l’Espérance qu’on tirait de moi. Aujourd’hui, le vainqueur populaire constate avec soulagement notre accord, puisque la victoire fut possible. IL n’y a plus qu’une religion et je crois entendre Yona s’écrier : « Béni soit Celui-à-la-Barbe-Blanche qui a suscité pour le salut de son peuple Celui-qui-lance-la-Flamme ! »

Dofre hocha la tête.

— L’heure d’Arrou sonnera bientôt, murmura-t-il.

Et il s’enferma dans ses pensées. Mais le lendemain soir, en revenant de la chapelle, il paru un peu rasséréné.

— Tout n’est peut-être pas perdu, me dit-il. Les Mangeurs d’Herbe ont prêté serment entre les mains de Màlik qui a accepté de gouverner avec son peuple et aboli les privilèges. Les Vieillards bien avisés embrassent en masse la cause populaire. On nous unit tous deux dans la même vénération. L’enthousiasme est général. Les Mangeurs de Viande se sont soumis, en apparence du moins, et je ne vois qu’avantage à ce qu’ils conspirent en sourdine. La guerre peut être espérée à nouveau.

— La guerre !

— Oui, la saignée ! dit férocement le docteur. Pour la sécurité du monde, la terre n’a pas assez bu.