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Les Petits Hommes de la pinède/Chapitre XI

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L’Association médicale (p. 180-192).
CHAPITRE xi
L’heure d’Arrou.

La victoire est une légitimation. Elle crée un assentiment momentané. Des principes pour et contre lesquels on se battait et qui semblaient irréductibles se concilient, soudain, au moins en apparence. On souffrait d’une rupture d’équilibre ; on entrevoit avec soulagement qu’après cette rupture, un équilibre nouveau est possible. Aussi se produit-il quelque chose dans le genre de ce que l’on nomme à la Chambre des rectifications de votes : une masse de ceux qui résistaient au nom de l’ordre traditionnel enjambent opportunément la barrière et, se désavouant, montrent un penchant inattendu vers le régime naissant qu’ils avaient combattu et qui apporte la promesse d’un ordre différent. Un silence pacifique règne.

Ainsi, dans un édifice qu’une mine a fait crouler, les pierres une fois arrêtées dans leur chute annoncent par leur immobilité retrouvée une sorte d’acceptation du changement ; l’arrêt de la destruction est presqu’une construction neuve déjà ; la ruine est encore une figure d’équilibre. Le fait est que soudain le jeu des matériaux a cessé, qu’ils font tas et ne bougent plus.

La victoire a un moment de générosité : celui où elle se croit complète, où l’offensive et la défensive sont deux fonctions abolies ; c’est l’heure où l’on se donne, au Champ de Mars, le leurre d’une communion.

La Pinède confondait maintenant dans un même culte orthodoxe Celui qui-lance-la Flamme et Celui-à-la-barbe-blanche. Les Vieillards fraternisaient avec le peuple avec l’arrière-pensée informulée d’en diriger les destinées, car les religions ont de ces souplesses. Mâlik conservait cette sorte de grandeur impersonnelle qui reste attachée à une relique, à un drapeau. Un calme descendit sur l’enclos pacifié.

Nous ne nous en apercevions pas seulement aux rapports que Dofre recevait. Quelque chose d’indéfinissable habitait l’atmosphère et certains effluves moraux agissaient mystérieusement sur nos sens. Les pins, lourds d’été, accrochaient de l’allégresse à leurs ramilles. Des mains invisibles retraçaient les contours effacés des champs. L’activité lilliputienne, si longtemps confuse, s’ordonnait de nouveau et, bien que l’on n’entendit rien de précis, il semblait que toute la grande Pinède fût une chanson.

— Ma curiosité est impatiente, dis-je un matin au vieux maître. Que ne nous montrons-nous ensemble à ces foules heureuses qui nous acclameraient ?

Dofre m’enveloppa d’un regard d’orage.

— Et il vous plairait d’être acclamé, vaniteux que vous êtes ! s’écria-t-il violemment. Je vous interdis, entendez-vous, de franchir le seuil de l’enclos !

— Vous m’interdisez…

— Oui. Je commande encore ici. Quand je n’y serai plus, vous aurez la liberté de faire des sottises.

— En vérité, monsieur, vous me parlez sur un ton…

Je m’étais levé. Dofre s’apaisa.

— Vous n’entendez rien à la politique, jeune homme, dit-il. C’est un jeu délicat et tout de nuances. Rien n’est plus instable que la situation présente et vous gâteriez tout, en vous en mêlant.

— Me feriez-vous l’honneur d’être jaloux de moi ?

— Nullement. Mais j’ai peur de vos interventions impulsives et je vous demande, pour l’instant, de rester coi. Un dieu qui se montre à tout bout de champ se laisse trop mesurer ; on n’est jamais si puissant qu’invisible et muet. Dans nos rapports avec ceux qui nous vénèrent, agissons par suggestions, point par coups de théâtre. Et même, au point de vue de l’expérience scientifique, il est contraire à notre rôle d’attenter au naturel du phénomène et d’y introduire cette chose énorme au regard de lui : notre influence. Laissons les Petits Hommes ourdir leurs destins et nous les attribuer.

— Cette politique de non-intervention n’est point immuablement la vôtre ?

Dofre détourna les yeux.

— Peut-être, dit-il. Et je ne dis pas que si j’avais le moyen d’en finir brusquement avec une expérience dangereuse… Si j’avais à mon commandement quelque déluge…

— Vous détruiriez vos créatures ?

— Impitoyablement, plutôt que de les voir franchir ces murailles. Mais nous n’en sommes pas là et, sans s’en douter, les Nains eux-mêmes travaillent à retarder l’échéance.

— Vraiment ?

— Oui. La guerre a déjà tué des millions d’hommes et ce n’est pas fini.

— Comment ? Cette réconciliation, pourtant…

— Un répit de quelques jours, une rémission dans la fièvre. Vous ne voyez que les apparences des choses. Ceux qui se battaient conspirent. Dispersés, les Mangeurs-de-Viande échappés au massacre travaillent la société comme des ferments sournois. Leur cause va profiter de toutes les bévues, de toutes les indécisions, de tous les excès des vainqueurs. À leur tour opprimés, ils deviennent intéressants à leur tour. Demain, ils auront une armée. Demain le peuple lui même s’apercevra que sa liberté n’est point conforme à l’image qu’il s’en était faite et qu’au lieu de l’ancienne machine assez bien huilée, il s’est attelé à une organisation provisoire dont tous les rouages crient. On est allé au combat à égalité, on saura que la victoire distribue des profits inégaux et nous allons voir cent factions s’entredéchirer, les plus violentes tyrannisant les autres et irritant les modérés par de perpétuelles surenchères. Des partis se feront et se déferont ; la corruption, la trahison, l’espionnage auront beau jeu. On ne peut pas faire que le passé n’ait été et il garde une force d’attraction ; chacun a préservé de la ruine un lot de traditions qu’il entend conserver en face des extrémistes qui en voudraient faire table rase. Le roi est une de ces traditions et Mâlik se joindra naturellement, au besoin contre ses serments, aux partisans qui le tirent en arrière ; ses concessions ne sont que de circonstance et révocables ; il est un prisonnier qui ne songe qu’à la fuite et à la revanche. Les Vieillards jouent double jeu. Bref dès demain c’est la dissolution, le chaotique bouillon de culture, le brassage des appétits, des déceptions, et des regrets, des audaces et des haines, une sacrée chimie du diable !

Dofre ricana.

— Comprenez-vous, continua-t-il, que la Pinède doit rester divisée ? Comprenez-vous que la violence des réactions est un atout dans notre main ? Que les Mangeurs-de-Viande et ceux que le mécontentement va grouper autour d’eux sont maintenant, plus que jamais, notre sauvegarde ? Jusqu’où irait-il, ce peuple uni et victorieux ? Ne lui donnez donc pas l’encouragement de votre présence et laissez la vendange bouillir dans la cuve.

La paix, en effet, dura peu. Une semaine passa et puis encore une autre semaine. D’après les renseignements que Dofre recevait des Vieillards et ce que nous pûmes voir de nos yeux, les espoirs du savant semblèrent tout à coup se préciser. Le fait est qu’on recommençait partout à se battre et qu’un important déplacement de population se fit vers la muraille de l’Est qui avoisinait le château.

Nous avions directement sous nos regards cette troupe grossissante ; c’était les partisans de l’ancien ordre de choses qui se réfugiaient ainsi tout près du séjour de la divinité, avec tous ceux qui étaient molestés par les nouveaux maîtres. Ils se retranchaient avec soin et s’organisaient rapidement. Nous les vîmes bientôt se livrer à un singulier travail : ils commencèrent à construire une digue sur la rivière, en un lieu où elle était encore fort étroite, soit qu’ils voulussent en détourner le cours, soit qu’ils prétendissent accumuler l’eau derrière le barrage pour la précipiter ensuite, comme un torrent dévastateur, contre Leucée où leurs ennemis s’étaient fortement établis ; il ne me fut pas donné de pénétrer leur dessein, parce que les événements en empêchèrent l’exécution.

Il est certain qu’ils différaient toute offensive, attendant le résultat d’une trame qui devait délivrer Mâlik et sa famille et les conduire au camp. Dofre se montrait tout heureux d’aussi grands préparatifs témoignant d’un plan nettement conçu par un commandement avisé. Nous n’ignorions pas, d’autre part, qu’en la plus grande partie de l’enclos où les vainqueurs populaires exerçaient leur pouvoir, le désordre et les querelles se reproduisissent. Il s’était formé une multitude d’opinions et une poussière de partis qui mutuellement se soupçonnaient et s’anathématisaient. Des paniques soudaines se traduisaient par des massacres. La vie, disait-on, n’était plus tenable. La caste des Vieillards, d’ailleurs justement suspecte de duplicité, subissait la persécution ou était contrainte de donner des gages de civisme et d’abdiquer tous les restes de son autorité traditionnelle.

Ces bruits étaient rapportés par des fugitifs qui venaient s’agréger à l’armée de résistance et Dofre qui les recueillait, à la chapelle, de ses informateurs ordinaires, les acceptait pour vrais sans plus les examiner, tant ils étaient conformes à son désir. Il était dans une période d’optimisme.

— Laissons ces foules, disait-il, s’entredétruire. Et cependant l’opposition prend de la force. Et nous reverrons l’ancienne sujétion régner sur la Pinède épuisée, vidée de la plus grande partie de ses habitants. Cette génération n’est point encore celle qui franchira la muraille !

Mais un événement vint en coup de foudre ruiner cette trop fragile espérance. Un soir, Dofre sortit de la chapelle tout défait, tout bégayant.

— Mâlik assassiné, balbutia-t-il. Toute sa famille disparue… On se bat à Leucée…

Je n’en pus tirer autre chose et, d’abord, je ne compris point clairement quels malheurs cette phase de la révolution présageait à ses yeux. Le triomphe de la cause populaire avait déjà tellement ruiné l’importance du fantôme monarchique que l’on aurait pu croire indifférente la suppression d’un homme dont toute la puissance effective était d’avance annulée. Mâlik n’était plus qu’un nom, une superstition, le prince-soliveau qu’on n’avait dû épargner jusque-là que pour ménager une transition entre le passé et l’avenir. Il tombait tout uniment, parce qu’il n’avait plus sa place dans la Pinède renouvelée. Cette mort n’était, après tout, qu’un incident… Surtout après tant de morts.

Dofre, pourtant, abattu, désespéré, faisait peine à voir. Il ne dîna point et s’enferma sans mot dire. Ce mutisme m’inquiétait malgré moi. J’essayai, le lendemain matin, de l’en faire sortir.

— Eh ! bien, lui dis-je, je vous trouve tout à coup bien de l’humeur ! Vous vous félicitiez de tant de sang répandu, vous en réclamiez d’autre. Prétendiez-vous que celui de ce pauvre roi fût sacré ? Aviez-vous lié partie avec la dynastie du Sanglier ? Le massacre des rois est la norme des révolutions ; qui accepte tout le reste doit se résigner aussi à cela.

Dofre haussa les épaules.

— Montez à la tour, répondit-il d’une voix altérée, et portez vos regards sur l’armée de l’opposition.

J’obéis. Et ce que je vis sur l’esplanade me frappa de stupeur. Ce camp qui, la veille encore, était si vivant, paraissait déjà extrêmement réduit en étendue. L’armée fondait ; les travaux sur la rivière étaient abandonnés. Des files humaines s’éloignaient de toutes parts. Un souffle de découragement et de désertion avait passé. Il ne resterait bientôt plus que les irréductibles, une poignée d’hommes, les héros d’une cause perdue, les opiniâtres guérilleros promis à la défaite.

Mâlik… une superstition ? Oui, peut-être. Mais une superstition est une force. Ceux qui s’étaient rassemblés là, des Vieillards, des Mangeurs-de-Viande, des gens du peuple surtout et d’opinions diverses, la plupart alliés par le mécontentement, déçus par les rigueurs d’une révolution qu’ils avaient d’abord acclamée, n’avaient qu’un lien commun : la foi monarchique. L’espérance dans le principe traditionnel, et incontesté jusque-là par le peuple victorieux lui-même, les avait contenus dans leur résistance. Ils attendaient que Mâlik se mit à leur tête pour apaiser les troubles. Ils étaient le parti de la légitimité.

Oh ! bien certainement, les composants de cette multitude ne s’entendaient que sur ce point : le culte du roi. Pour tout le reste, ils différaient, car, pour les uns, le roi représentait l’ancien régime ; pour les autres la sage révolution qu’il avait acceptée, celle de l’embrassade générale. Mais le roi était mort. Les révolutions vont toujours plus loin qu’on ne pensait. Et le roi mort, plus rien ne retenait ensemble ceux qui étaient venus là, les anciens féodaux obstinés à la tâche impossible de relever les ruines et les hommes nouveaux qui tenaient à leurs conquêtes. On n’avait plus de raisons communes de lutter ; on s’écartait, on était vaincu d’avance, sans combat. Et le formidable événement précipitait les fuites : on prenait peur d’une révolution qui venait de tuer un roi. Elle serait impitoyable pour ses ennemis déclarés.

Ceux qui gouvernaient la Pinède avaient, en supprimant Mâlik et sa famille, accompli un acte de haute politique : ils avaient détruit un principe qui eût perpétuellement menacé leur puissance ; car ils n’étaient point sûrs de toujours garder leur royal captif et, même surveillée par eux, son existence conservait à la cause contre-révolutionnaire un semblant de droit. De ce jour, les temps nouveaux commençaient vraiment : il n’y avait plus de loi que populaire et les opposants devenaient des insurgés.

— Il faut que les idées aient fait du chemin en si peu de jours ! dis-je au Docteur.

— Un jour, dans la Pinède, contient plusieurs de nos mois, répondit-il lugubrement. Le mouvement y est si rapide que nous voyons incohérence et brusquerie dans ce qui s’écoule trop logiquement. Octroyez une liberté aux hommes, aussitôt ils les veulent toutes. On ne canalise pas le torrent, on ne compte pas avec les volcans. Tout est perdu, je le crains. Mâlik était un obstacle, ils l’ont brisé. Et l’abolition d’un principe remet en cause tous les autres. Un régicide impuni ébranle le trône des dieux.

Il se tut un instant et reprit :

— L’heure d’Arrou… Que ne l’avez-vous étranglé ?… Je le sens, derrière tout cela… Je sens lever sa semence de doute et d’incrédulité… Ah ! que n’ai-je la foudre… !

Cependant, dans les jours qui suivirent, un grand silence plana sur l’enclos. Un silence inusité, tombal. À croire que ce peuple était mort ou se cachait sous terre. Il ne nous venait plus de nouvelles. Par la porte de la chapelle que Dofre en attente entr’ouvrait tous les soirs, on ne voyait plus ramper dévotieusemènt sur les genoux l’un ou l’autre de ces petits êtres venus de loin, en sueur, pour porter à la divinité les bruits et les angoisses de cette terre. Peut-être la caste des Vieillards avait-elle aussi été anéantie… La Pinède cuvait dans la terreur le sang de son roi. Ceux qui l’avaient versé défaillaient sans doute devant l’atroce grandeur de leur geste ; ils avaient peur et ils faisaient peur. Peut-être égorgeait-on en silence, l’homme étant partout une menace pour l’homme. Et le sacrilège pesait sur les pins comme une nuée d’orage.

De la tour on voyait les clairières désertes, parfois seulement parcourues de galops furlifs ; comme si l’humanité eût voulu éviter les regards d’en-haut et cacher son péché sous les feuillages les plus denses. Assurément, on attendait quelque chose de Celui-à-la-barbe-blanche, une vengeance apocalyptique, les Dix Plaies croulant du ciel irrité.

— La frayeur les paralyse, murmurait Dofre. On les écraserait comme des mouches et ce serait la fin… Ah ! être impuissant ! N’être pas Dieu !… Mon silence même, qui momentanément les épouvante, est un aveu. Ils sont sans défense aujourd’hui ; demain ils railleront !

— Gagnons du temps. Allumons le phare. Faisons mugir la sirène.

— À quoi bon gronder, si le châtiment ne suit pas la menace ?

— N’importe ! L’avertissement pourrait les assagir durablement. Tentons l’aventure. Nous n’avons pas le choix.

Je gravis les degrés dans le soir et la sirène hurla. Ce fut l’affreux cri de la Trompette de l’Ange. Toute la nuit la gueule d’airain cracha sa malédiction aux quatre vents et l’œil fulgurant troua les halliers. L’Éternel se manifestait à ses coupables créatures.

Ils doivent être transis, à demi-morts, dis-je en redescendant. Le quos ego de Neptune ne suffit-il pas à coucher les vagues révoltées ? Ce peuple, croyant quand même, prendra le sac et la cendre ; il se consumera en oraisons propitiatoires. On me dirait qu’il immole en ce moment les sacrilèges pour détourner le sort…

Dofre hocha la tête en une demi-approbation mêlée d’incertitude.

— Et après ? il ne verra rien venir…

— Il croira vous avoir apaisé et l’action de grâces suivra la pénitence. N’est-ce pas toujours ainsi ?

La Pinède demeura muette. Il était terriblement émouvant de ne rien voir, de ne rien savoir, de rester, des jours, les sens aux aguets en face de ce petit monde de mystère. Des multitudes étaient là, derrière le mur, inaperçues, devinées, mûrissant des pensées passionnées, des gestes imprévisibles. Dans l’histoire des Petits Hommes, jamais pareille torpeur ne s’était produite depuis le Grand Hiver où Dofre les avait cru tous morts, tandis qu’ils inventaient l’Art et la civilisation. Mouraient-ils ? ou qu’inventaient-ils ? Quelque chose d’heureux allait-il fleurir de cette société décomposée ? Ou plutôt une flamme sournoise couvait-elle, rongeait-elle, gagnait-elle de proche en proche une mine bourrée d’explosifs dont la déflagration soudaine nous atteindrait sans doute, isolés de l’univers, impuissants que nous étions ?

Ce qui est inconnu est toujours immense à faire peur. J’étais très énervé, malade d’attendre, à la fois curieux et tenté de fuir. Dofre, très inquiet, songeant creux, ne m’admettait pas dans le secret de ses pensées. Il affectait de s’enfermer dans son cabinet où il feuilletait des livres d’Histoire, peut-être y cherchant dans le passé quelque instruction propre à éclairer le problème présent.

Ou bien il sortait du côté de la lande, ce qui était contre ses habitudes. Je le voyais errer des heures entières, insoucieux du soleil de cet été étouffant, et s’éloigner parmi les ajoncs et les herbes sèches, faisant lever des brouillards de sauterelles. Il marchait pesamment, appuyé sur un bâton, s’asseyait pour regarder l’horizon vide comme si quelque secours lui en devait venir. C’était comme de quotidiennes tentatives d’évasion, mais je ne craignais pas qu’il m’abandonnât : ses vieilles jambes le trahissaient vite. J’avais plutôt peur qu’il ne tombât terrassé par la chaleur du jour et, d’aventure, c’était peut-être la mort qu’il tentait ainsi. Il rentrait, pourpre, en sueur, si chancelant que sa vieillesse me faisait pitié, et courbé comme un pauvre vieux paysan sur le bord de la tombe.

À certains moments, ses yeux s’égaraient et il y passait comme de la folie.

Le silence de la Pinède donnait d’ailleurs à la lande un intérêt singulier. Je ne l’avais jamais tant regardée. Elle était, entre l’univers et nous, une frontière infinie d’or et de flamme. Si nue ! si décevante ! si implacable dans l’août violent ! Un désert rôti, au foin poudreux et aride qui crépitait comme des cheveux qu’on grille. La chaleur faisait taire les oiseaux, les grenouillères étaient mortes, l’atmosphère vibrait, mettant en danse les arbustes sans feuilles, tout en épines. À l’horizon, rien qu’une poudre bleue de pastel… Il me sonnait aux oreilles un mot : la puzzta ; le nom des plaines hongroises que je n’avais jamais vues me définissait seul la morne aridité de cette étendue qui ne vivait que par les bondissements métalliques d’une pouillerie d’insectes.

Moi aussi, dans mon angoisse, je me laissais gagner par la folie du soleil. Pourtant, tout là-bas, au couchant, derrière les pins, il y avait la mer, la fraîcheur sans limite de l’eau vivante qui m’attirait comme un dictame. Quelle soudaine inspiration ! Il était singulier que la mer fût là et que je ne m’en fusse encore jamais approché. Si forte, l’obsession de la Pinède, que depuis, des mois je n’en avais pas détourné ma vue vers cette grande chose divine, qui fait tous les hommes de la Terre si lointains et si proches. Devant la mer, il n’y a point de dépaysement et l’on n’est jamais seul. Elle redit une chanson que toute l’humanité entendit. Les peuples en voyage l’ont vue au bout de toutes leurs migrations ; elle a porté les carènes. Et quand on vit un songe étouffant, son visage pérennel vous remet dans la vérité de la vie. Puisque la mer était là, j’étais donc encore de ce monde de tous les hommes, pas dans le factice et l’artificiel.

— Un besoin… dis-je à mon compagnon. Un besoin de respirer… Vous ne vous inquiéterez pas. Je veux pêcher, je veux me baigner, je veux jouer comme un gosse. Les pensées sont trop lourdes, ici. Ce soir je reviendrai.

Je lui tournai le dos pour ne pas entendre ses objections. La jeunesse me prenait, me faisait courir, dans la lande, tout le long du grand mur qui n’en finissait plus, du mur qui était une digue, avec une mer humaine inquiétante derrière. Je fuyais vers l’autre océan, l’Océan connu.

Le mur courait jusqu’à l’extrémité de la terre et tournait brusquement, à la rencontre du flot. Il s’opposait alors comme un môle granitique, à perte de vue, aux chocs multiples des marées. Même aux basses eaux, sa base restait immergée, si bien que ses pierres amoncelées séparaient seules les deux verts abîmes, la mer et la forêt. On eût dit une droite falaise, épaisse, impénétrable, mais taraudée par tant de colères équinoxiales que l’œuvre humaine était redevenue rocher ; les goémons haillonneux s’égouttaient au bas ; plus haut, les moules et les patelles la couvraient comme une vermine ; plus haut encore, les tiges grasses des cristes avaient poussé dans ses crevasses. Le cours d’eau qui arrosait la Pinède traversait cette muraille, assez près de son angle, sous une voûte, basse et mêlait ses eaux douces aux eaux amères avec de grands remous qui faisaient assez loin une traînée limoneuse.

Contenu par la muraille, l’Océan, grignotait en dehors d’elle, les soubassements pierreux de la lande et y creusait de petites anses étroites, sablonneuses, montrant les os de la terre, où, quand les eaux se retiraient deux fois le jour, une foule de bestioles s’abattaient dans des marigots.

Tout le jour, je restai là, heureux et nu, tantôt enveloppé des caresses de l’eau, tantôt poursuivant les crabes agiles ou rêvant, aux cris aigus des goélands ; lavé de mes pensées et retourné aux jeux d’enfance sur les plages. Les Petits Hommes et Dofre et Capdefou étaient comme un conte que l’on m’aurait fait.

Mais le déclin du soleil me remit en mes soucis. Je ne sais quel presentiment désagréable saisit mon âme évadée. Et je rentrai lentement, à regret, comme un écolier en son collège.

Au tournant du château, je m’arrêtai devant un spectacle inattendu. Un cheval, attaché à un piquet, broyait entre ses dents l’herbe sèche. Et sur les lointains de la lande, vers le midi, une caravane s’éloignait. C’était une demi-douzaine de roulottes, flanquées de gens à pied. Spectacle bien inusité dans ce désert où, depuis que j’y étais, personne encore n’avait passé. J’en fus si étonné que je demeurai sur place, jusqu’à ce que là troupe eût disparu. C’est alors que je rejoignis Dofre dans son cabinet où il feignait de lire. Il me sourit. Cela aussi était nouveau, de voir Dofre sourire.

— Vous avez vu ? fit-il avec satisfaction. Capdefou a reçu une visite en votre absence. L’aventure n’est pas commune. Une véritable aubaine.

Il se frottait les mains.

— Une aubaine ?

— Mais oui. De pauvres diables de forains, qui s’en vont je ne sais où, en Espagne, je pense, et qui ont pensé raccourcir leur route en coupant à travers la lande. Une troupe naguère opulente et maintenant dans l’embarras, le chef étant mort. L’entretien des hommes et des animaux coûte cher…

— C’est pour cela qu’il ont abandonné un cheval ?

Ils ne l’ont pas abandonné. Je le leur ai acheté très cher. Voilà l’aubaine !

— Aubaine pour eux. Que voulez-vous faire d’un cheval ?

Dofre hésita et, plongeant son regard dans mes yeux :

— Vous n’avez jamais pensé, dit-il gravement, que la fuite pourrait être un jour notre seule ressource ?

— Fuir ! c’est vous qui parlez de fuir ? de vous dérober aux conséquences de votre action ? Fuir en laissant derrière vous cet explosif que vous avez chargé et allumé ?

— Je n’y songe pas présentement. Et peut-être les événements… Mais il vaut mieux prévoir les extrémités… Naturellement j’ai acheté aussi la voiture. Oh ! ce n’est pas un carrosse. On prend ce que le hasard vous offre.

Il me conduisit à la fenêtre sur le jardin. Une voiture était, en effet, remisée là, qui obturait de sa masse la petite porte par où l’on pénétrait dans la Pinède. C’était une forte caisse, hermétique, avec des barreaux.

— On dirait une cage, insinuai-je.

— Vous l’avez dit. Une cage de ménagerie, vide à présent. Ces forains sont des montreurs de bêtes.

Le soir était tout à fait tombé. Un soir brûlant. La terre rendait en une haleine chaude tout le feu qu’elle avait reçu du soleil. Les chariots du tonnerre roulaient sous l’horizon. J’allumai une lampe et nous dînâmes des restes du déjeuner avec quelques fruits. Je remarquai que Dofre mangeait nerveusement et que le moindre bruit lui taisait tendre l’oreille. Par la fenêtre ouverte entrait le grand frisson vespéral des pins.

Tout à coup, une commotion me dressa sur mes pieds. Par dessus le murmure végétal, plus forte que le sombre grondement de l’orage, quelle clameur avais-je donc entendue ? C’était quelque chose d’inconnu, de sauvage, d’inhumain ; un rauquement géant. Et puis un trou de silence, comme si la nature elle-même, inquiète, eût écouté. Dofre eut un petit tic agaçant qui lui tourmenta les paupières.

— Qu’est-cela ? soufflai-je avec terreur.

— Rien, dit-il.

Mais aussitôt la même épouvantable Voix monta de l’enclos. Et comme un écho, d’autres Voix pareilles lui répondirent. La Pinède était habitée de rugissements ; il y avait sur elle comme une Faim énorme de fauves.

— Vous comprenez, maintenant ? grinça le Docteur.

Je le regardai stupidement. Il était méconnaissable, tremblant de la tête aux pieds, à la fois de peur et d’exaltation. Une sorte de tétanie agitait ses traits et un peu d’écume moussait dans sa barbe.

— Ah ! Ah ! continua-t-il, les dents claquantes et bégayant. J’ai acheté, n’est-ce-pas, les bêtes avec la cage… Ces pauvres forains ne pouvaient plus les nourrir. Trois beaux lions affamés depuis quatre jours… Oui… La cage devant la porte… la petite porte ouverte… et la cage aussi…

— Fou ! misérable fou ! Non, c’est trop horrible !

Je l’avais instinctivement saisi à la gorge. Il se laissa choir à terre, sans haleine, si piteux que je le lâchai. Un vieillard, cassé, une loque tout à coup.

— Vous avez fait cela, vous ?

Il ne répondit pas. Il dirigeait sur moi ses yeux alones. Je crus qu’il allait mourir. Je le portai sur son lit, perdant moi-même la tête. On entendait les lions chassant dans la nuit.

Pendant plusieurs jours je ne quittai pas son chevet. Il délirait. Oui, un fou monstrueux et grandiose qui avait lâché la Bête sur l’Homme. Il avait créé, il anéantissait ; démiurge sublime, criminel exécrable. Mais moi, je l’avais presque assassiné et je n’avais pas sa grandeur. Je pouvais le haïr, j’avais honte de moi-même. Nous étions, n’est-ce pas, tout deux compagnons et solidaires. Sa création croulait sur moi comme sur lui.

Enfermé dans cette chambre, je ne pensais qu’à cette vie vacillante, qu’à ma responsabilité si elle s’éteignait, qu’à ma solitude. Il y avait pourtant cette chose tout proche : la faim des lions, l’orgie de sang, un peuple de martyrs. De jour, de nuit, les échos amplifiaient les rugissements. Il s’y mêlait une plainte quasi-musicale, comme celle que le vent fait, pincé sous les portes : sans doute des multitudes pourchassées de Petits Hommes s’écrasaient contre la muraille, implorant une divinité cruelle. Et quand Dofre entendait cela, il se dressait sur son lit, hagard.

— Ne bougez pas ! ne bougez pas !… Je suis puissant, je suis Dieu… Les crânes éclatent sous les mâchoires, comme des noix, comme des noix !… Combien croyez-vous qu’un lion puisse tuer d’hommes en un jour ? en un mois ? en un an ?… Ah ! comme le hasard est venu à mon secours ! Le hasard est au service des forts. Il m’a apporté la fin du monde… La Pinède n’enfantera plus… Le mur ne sera pas franchi…

Pas franchi ? Une terreur me mordit. Les Petits Hommes, au contraire, n’allaient-ils pas chercher le salut dans la fuite et l’inspiration atroce du Docteur ne précipiterait-elle pas ce qu’il avait voulu empêcher ? Je courus au sommet du phare. Non… Personne ne menaçait le mur. Les hommes, sans pensée, fuyaient en rond, comme des troupeaux. Il y en avait des grappes dans les arbres ; une noire fourmilière attendait stupidement la mort le plus près possible du château. On ne songeait pas à déborder l’enclos ; on craignait plus encore que les fauves l’Inconnu traditionnellement frappé d’interdit. La Légende de la Lande et de la Mer, établie comme un dogme, restait plus forte que tout. L’imaginaire était plus redouté que le réel. Ce peuple abusé se laisserait dévorer, tout le temps qu’il croirait à ses dieux !

Ce peupie ! Yona que j’avais sauvé ! Vana qui m’aimait ! L’image de la toute petite fille, déchirée par les griffes, m’obséda douloureusement. C’était comme de l’amour qui rentrait en mon cœur. Mais je me sentais lâche, honteusement lâche. Comment oser, moi, sans armes (il n’y en avait pas à Capdefou) me faire chasseur de lions, m’offrir à la mort dans le puéril espoir de lui arracher celle que je ne verrais plus, qui peut-être n’était déjà plus qu’une ombre ?

Dofre revint péniblement à la santé et je retrouvai pour lui de la haine à mesure que je le voyais revivre. Nous ne nous parlions plus. J’ignorais ses pensées et lui les miennes. Chaque rauquement de lions, chaque clameur entendue retentissait en moi comme un reproche de ma lâcheté. J’avais l’idée fixe d’intervenir, de faire je ne savais pas quoi pour finir le carnage, comme de lutter corps à corps avec les monstres, de les assaillir au couteau. Le courage me manquait…

Septembre tomba sur les pins desséchés, rôtis, épuisés de soleil. Et peu à peu les rugissements des lions en chasse se raréfièrent extraordinairement, comme si l’un d’eux, ou deux peut-être avaient abandonné la partie. Et puis, brusquement, on ne les entendit plus. Plusieurs nuits, nous gardâmes l’oreille aux écoutes, vainement. Et ce silence qui rendait le Docteur anxieux me pénétra progressivement d’une radieuse espérance.

À la fin, je n’y tins plus et montrant une joie débordante :

— Les chers, les braves Petits Hommes ! criai-je dans le visage de Dofre… Ils les ont tués !

Dofre prit sa tête dans ses mains.

— Je le pensais aussi, balbutia-t-il. Le destin nous accable. Je suis trop vieux. J’ai trop vécu… Maintenant que ces Pygmées ont vaincu leurs dieux, l’autorité est morte, la loi effacée. Ce sont des hommes libres devant qui les murailles tomberont d’elles-mêmes. La fuite… ou la mort…

J’avais bondi. Devant cette caducité toute ma jeunesse se révoltait.

— Je ne veux pas fuir, répondis-je durement. Je ne veux pas mourir. Vous m’écouterez enfin et c’est votre tour d’obéir, de réparer, s’il se peut, les fautes de votre politique oppressive et cruelle. Trop longtemps vous m’avez conduit comme un enfant ; vous me suivrez, maintenant que vous n’êtes plus un homme. Il y a encore une partie à jouer, dure, hasardeuse ; vous la jouerez, je vous l’ordonne. Il n’est pas trop tard pour faire ce que je vous demandais naguère. Il faut que ces hommes nous voient. Il faut que ce peuple meurtri, diminué, malheureux, reprenne confiance en ses maîtres. Allons !

Dofre poussa un soupir et se leva lentement en s’appuyant sur mon bras.

— Soit, dit-il d’un air accablé. Les destins ont une dure logique.

Et, traversant le jardin, nous entrâmes dans la Pinède par la porte de la chapelle.

Le souvenir, de cette après-midi me hantera jusqu’à la fin de ma vie. Nous marchions, l’un soutenant l’autre, dans nos grandes blouses blanches de laboratoire, sous les pins immobiles. Dofre embrassait d’un grave regard ce domaine où il ne pénétrait plus depuis longtemps, où il avait si longtemps régné. Fatigué et caduc, immensément vieux, il gardait pourtant un reste de cette majesté qui faisait songer au Sinaï.

D’abord notre promenade fut solitaire, à peine troublée par la rencontre de quelques petits êtres qui fuyaient peureusement à notre approche. Nous gagnions les bords de la rivière, émus de trouver à chaque pas des ruines, des choses à l’abandon, des ossements, le tableau d’une longue suite de désastres.

Et puis, à mesure que nous avancions, les Petits Hommes parurent. Des troupes dont les éléments s’encourageaient entre eux, qui bourdonnaient comme des abeilles, qui se jetaient la face contre terre. Nous allâmes bientôt sur un chemin encadré de foule, entre deux haies d’oraisons murmurées. Dofre ne disait rien et j’imitais son silence, craignant de parler à l’émouvante multitude. Mais mon cœur battait bien fort. Non ! tout ne pouvait être perdu. La Pinède restait adorante et soumise, malgré les maux soufferts et peut-être à cause d’eux. Ô combien l’âme des dieux ne doit-elle pas être troublée… Notre crime contre cette foule était horrible et pourtant nous en étions vénérés !

Le bruit de notre visite nous précédait. Les abords des villages minuscules étaient jonchés de feuilles et de pétales. En même temps le murmure grandissait, des acclamations lui succédèrent. De ce fourmillement de têtes puériles montaient des cris de joie. Une grande clameur : la Pinède se réjouissait de ses dieux.

— Une marche triomphale, murmurai-je à l’oreille de Dofre. N’êtes-vous pas ému ?

Il ne répondit pas. Il était pâle, prêt à défaillir. Nous suivions alors la berge du petit cours d’eau, comme portés par la Voix immense de notre création. Il y avait des hommes jusque sur les branches des arbres, alourdies à craquer.

J’entendis que l’on criait des choses : « La Paix… le bonheur… La Nouvelle Alliance… »

Mais je voyais aussi que tous les yeux étaient tournés vers Dofre et que l’on chuchotait : « Il chancelle… Comme il est vieux !… et faible !… »

Une heure s’écoula. Et la foule grossissait toujours, mais les acclamations diminuèrent. Il sembla que plus notre escorte devenait dense, plus nous pénétrions au cœur de l’enclos, plus le tumulte qui, d’abord, avait grandi, s’apaisait dans des murmures vagues. Il y avait de l’agitation, des remous. Et puis, longuement, un silence…

Un silence lourd, inquiétant, une sorte d’indécision. Nous ne devions plus être loin de Leucée. Dofre s’appuya plus pesamment sur mon bras. Des gouttes de sueur perlaient à ses tempes.

— Il va tomber, fit une voix dans un arbre.

Un bruit singulier passa dans la multitude. On eût dit des rires étouffés.

— Imposteurs ! cria une autre voix.

Et comme à un signal, des injures fusèrent de toutes parts : « Monstres !… Bourreaux !… Tyrans !… »

Alors montèrent des huées discordantes, des cris de colère, des poings levés, des éclats de rire. Je m’étais arrêté. Je tenais mon compagnon à bras-le-corps. Je devait être pourpre de fureur.

— Vous voyez bien, dit Dofre d’une voix faible. Nous sommes perdus… L’heure d’Arrou…

Les Petits Hommes, sentant qu’ils étaient en force, s’encourageaient à insulter leur vieille idole. Tenus en respect par mon ferme maintien, ils n’osaient avancer vers nous, mais faisaient un vacarme diabolique. Et la haine creva soudain comme un nuage de foudre. Ce fut si subit que je crus rêver. Une pierre de fronde vrombit à mon oreille. Une autre et puis une autre… Dofre s’affaissa, le visage en sang.

— Il est mort ! railla une voix sur la branche d’un pin, tout près de moi. Le Dieu, Celui-à-la-barbe-blanche est mort !

Ce fut la dernière parole qui me parvint. Je sentis à mon front comme un violent coup de fouet et je perdis les sens.