Les Petits poèmes grecs/Pindare/Néméennes/IX

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IX.

À CHROMIUS, D’ETNA,

Vainqueur à la course des chars.

Muses, quittez Sicyone et les sacrés parvis d’Apollon ; volez en chœur vers la cité nouvelle d’Etna, où la maison fortunée de Chromius peut à peine contenir la foule d’étrangers qui se pressent sous ses portiques ; chantez en son honneur un hymne dont les doux accens plaisent à ce héros : son char triomphal, traîné par deux coursiers vainqueurs dans la carrière, réclame de vous un chant de victoire digne de Latone, digne de ses deux fils, éternels protecteurs des jeux qu’on célèbre à Pytho.

De tout temps les mortels furent persuadés que c’était pour eux un devoir de sauver de l’oubli les actions héroïques ; et les chants, inspirés par un dieu, furent jugés seuls capables de seconder un si juste désir. Eh bien ! que les cordes frémissantes de ma lyre, que le son mélodieux des flûtes proclament la victoire remportée par Chromius à la course des chars, dans ces jeux que jadis Adraste établit en l’honneur d’Apollon sur le rivage de l’Asopus(1). Héros que ma Muse chante en ce jour, permets que j’oublie un instant tes louanges pour rappeler l’origine de ces jeux célèbres !

Adraste régnait dans Sicyone ; là, par la pompe des fêtes, la nouveauté des combats où les jeunes athlètes déployaient la force de leurs bras et leur adresse à conduire des chars éclatans, il étendait au loin la renommée de la ville qu’il habitait. Il avait fui d’Argos pour échapper à la haine d’Amphiaraüs et à la révolte impie que cet audacieux avait excitée contre le trône et la maison de ses pères. Ainsi les enfans de Talaüs, victimes du fléau de la discorde, semblaient pour jamais avoir perdu l’empire. Mais Adraste, en héros sage et puissant, sut mettre un terme aux maux de sa famille : il unit sa sœur Ériphyle au fils d’Oïclée, à qui elle devait être si funeste, et cet hymen devint le gage assuré de la réconciliation. Dès lors les enfans de Talaüs acquièrent un nom illustre entre tous les Grecs à la blonde chevelure. Plus tard, ils conduisent contre Thèbes aux sept portes de formidables légions ; mais ces guerriers, couverts d’airain et montés sur de superbes coursiers, se mettent en marche sous les plus funestes auspices et malgré la foudre que du haut de l’Olympe lance Jupiter en courroux : ils courent donc à leur perte. À peine arrivés sur les bords de l’Ismen, ils perdent avec la vie l’espérance de revoir jamais leur patrie, et leurs corps inanimés engraissent la fumée qui, de sept bûchers ardens, s’élève dans les airs en nuages épais.

Cependant le fils de Saturne, d’un coup de cette foudre à qui rien ne peut résister, entr’ouvrant les entrailles profondes de la terre, y engloutit Amphiaraüs avec ses coursiers avant que, frappé dans sa fuite par la lance de Périclymène, il ait à rougir d’une déshonorante blessure. C’est ainsi que fuient les enfans même des dieux quand un dieu plus puissant verse la terreur dans leur âme épouvantée.

Immortel fils de Saturne, si je pouvais à force de vœux et de prières repousser au loin les lances des orgueilleux Phéniciens, je verrais Etna, cette illustre cité, sans cesse entre la vie et la mort par leurs cruelles tentatives, jouir désormais sous ta protection d’un sort prospère. Daigne donc, je t’en conjure, accorder à ses citoyens la plus désirable des richesses, celle d’être gouvernés par la justice des lois et de cultiver en paix les arts utiles. Elle nourrit dans son sein des hommes courageux, habiles à dompter les coursiers, et dont l’âme est assez élevée pour préférer la gloire aux dons d’une aveugle fortune. Désintéressement qui paraîtra incroyable parce que l’amour du gain se glisse secrètement dans les cœurs et en bannit cette noble pudeur, compagne de la gloire.

Ô vous ! qui prêtez l’oreille à mes chants, si vous eussiez été l’écuyer de Chromius, vous l’eussiez vu dans la chaleur d’une action, combattre avec intrépidité, ici à pied dans les rangs, ailleurs à cheval, ou sur l’élément perfide ; partout le sentiment de l’honneur enflammait son courage et l’excitait à éloigner de sa patrie le terrible fléau de Bellone. Peu d’hommes surent comme lui, allier au milieu du carnage, la bravoure et la présence d’esprit si nécessaires pour semer dans les rangs ennemis le désordre et la terreur. Hector seul posséda cette précieuse qualité ; c’est à elle qu’il dut cette gloire florissante dont furent témoins les bords du Scamandre. C’est à elle aussi que le jeune fils d’Agésidame fut redevable de l’honneur dont il se couvrit sur les rives escarpées du profond Hélore, dans ce lieu surnommé depuis le gué de Mars.

Un jour je célébrerai ses autres exploits, ces nombreux combats où il signala sa vaillance dans les champs poudreux et sur les mers qui baignent le rivage d’Etna. Les travaux de la jeunesse, quand ils sont dirigés par la justice, préparent à la vieillesse des jours calmes et sereins. Que Chromius soit donc assuré que les dieux lui réservent une félicité digne de l’admiration des hommes. Quand, à d’immenses richesses, un mortel réunit l’éclat de la gloire, il ne lui est pas permis de prolonger sa course au delà.

De même que les festins sont amis de la douce paix, ainsi les couronnes de la victoire s’embellissent par les accens de la poésie. Au milieu des coupes, la voix prend un essor plus libre. Versez donc à l’instant l’agréable liqueur qui inspire nos chants ; que le jus pétillant de la vigne remplisse ces coupes d’argent que les coursiers de Chromius lui ont méritées avec des couronnes tressées par Thémis aux jeux sacrés que célèbre Sicyone en l’honneur du fils de Latone.

Puissant Jupiter, fais que les Grâces répandent tant d’éclat sur mes hymnes, qu’ils élèvent au-dessus de mille autres la vertu et le triomphe de Chromius ! Père des dieux et des hommes, puissé-je avoir atteint le but que s’est proposé ma Muse !