Les Philippiques/Deuxième philippique

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Traduction par Joseph Planche.
Les Philippiques, Texte établi par Athanase AugerVerdière1 (p. 421-452).


SOMMAIRE
DE LA SECONDE PHILIPPIQUE.


On ne sait pas quel fut le saccès de la première Philippique. Il y a toute apparence que les Athéniens, qui n’étaient point attaqués personnellement, s’endormirent, par la nonchalance qui leur était naturelle, sur les progrès de Philippe. Celui-ci cependant, en habile politique, profitait des dissensions des principaux peuples de la Grèce. Il secourait les Thessaliens, et travaillait à les délivrer de leurs tyrans. Il recevait les Thébains dans son amitié, et attaquait en toute occasion les Athéniens, qui, de concert avec les Lacédémoniens, ne songeaient qu’à humilier Thèbes, leur rivale. Pour la sûreté de ses frontières, il n’avait rien de plus à cœur que de s’étendre vers la Thrace, et il ne le pouvait guères qu’aux dépens d’Athènes, qui, depuis la défaite de Xerxès, avait en ce pays plusieurs colonies, outre divers états alliés ou tributaires. Olynthe, ville de Thrace dans la péninsule de Pallène, était une de ces colonies. Elle avait eu de fréquens démêlés, tantôt avec Athènes elle-même, tantôt avec Lacédémone, et enfin avec Amyntas, père de Philippe ; elle avait même traversé ce dernier à son avènement à la couronne. Mais comme ce prince était encore mal affermi sur son trône, il usa d’abord de dissimulation, et rechercha l’alliance des Olynthiens, à qui, quelque temps après, il céda Polidée, qu’il avait conquise avec eux et pour eux sur les Athéniens.

Nous avons vu, dans le discours précédent, qu’il leur avait déjà cherché querelle en faisant des incursions sur leurs terres. Quand il se vit en état de faire éclore le dessein qu’il avait conçu d’assiéger Olynthe, il prit ses mesures pour en former le siège. Les Olynthiens, dès qu’ils eurent démêlé le projet de Philippe et prévu l’orage qui les menaçait, recoururent aux Athéniens, et sollicitèrent l’envoi d’un prompt secours.

Démosthène monte à la tribune, où l’importance de la délibération avait déjà appelé plusieurs orateurs qui avaient parlé avant lui. Dans cette première Olynthienne, regardée ordinairement comme la seconde, l’orateur, après avoir félicité les Athéniens sur l’occasion favorable que les dieux leur offrent, les exhorte à en profiter sans craindre Philippe. Il représente ce prince comme facile à vaincre. C’est un perfide qui ne trouvera plus de confiance dans les peuples qu’il a déjà trompés ; c’est un ambitieux entêté de l’amour de la gloire, qui fatigue ses sujets par des expéditions continuelles, qui, par une avidité jalouse, veut tout attirer à soi, qui persécute et indispose ses meilleurs officiers ; c’est un homme corrompu, livré aux vices les plus infâmes, qui détruiront enfin sa puissance. Il est heureux, à la vérité ; mais les dieux, sur la bienveillance desquels les Athéniens ont plus de raison de compter, l’abandonneront bientôt, pourvu qu’ils les voient sortir de leur inaction. Ici l’orateur oppose l’activité de Philippe à leur indolence, dont il entreprend de les tirer par la vue de leurs propres intérêts qui les sollicitent. Il demande en finissant, comme l’unique et sûr moyen de réussir, qu’on réforme les abus nouveaux, qu’on rappelle l’ancien ordre, qu’on pacifie les dissensions domestiques, et qu’on étouffe les cabales toujours renaissantes : en sorte que tout se réunisse au seul point de l’intérêt public, et que chacun, suivant ses talens et ses facultés, concoure à la destruction de l’ennemi commun.

Cette Philippique ou Olynthienne, ainsi que les deux suivantes, fut prononcée la quatrième année de la CVIIe Olympiade, sous l’archonte Callimaque. a

SECONDE PHILIPPIQUE[1].


Athéniens, si jamais les Dieux nous ont donné des preuves sensibles de leur bienveillance, c’est aujourd’hui surtout qu’elle se manifeste par les signes les plus éclatans. En effet, en voyant Philippe aux prises avec des ennemis voisins de ses états, des ennemis assez puissans pour se faire craindre, et, pour comble de bonheur, des ennemis assez éclairés sur leurs intérêts dans cette guerre, pour regarder toute paix avec lui comme peu sûre, ou plutôt comme la ruine de leur patrie ; qui ne reconnaîtrait dans cet événement la protection du ciel et une faveur vraiment divine ? Il faut donc, Athéniens, que notre conduite réponde à un pareil bienfait. Quelle honte pour nous, ou plutôt quel comble d’ignominie, si on nous voyait, après avoir abandonné les villes et les pays dont nous étions les maîtres, rejeter encore les alliances et les occasions que nous présente la fortune !

N’attendez pas que je m’étende ici sur les conquêtes de Philippe, et que par-là je cherche à réveiller votre ardeur : pourquoi ? c’est qu’autant un semblable récit serait glorieux pour lui, autant il serait humiliant pour vous. En effet, plus il a surpassé par ses exploits l’opinion qu’on avait de son courage et de ses forces, plus il a excité l’admiration générale ; et vous, au contraire, plus vous êtes restés au-dessous de ce qu’on attendait de vous, plus vous vous êtes déshonorés aux yeux de toute la Grèce. Je passerai donc sous silence tous les succès de Philippe ; car, si l’on veut rechercher les véritables causes de sa grandeur, on reconnaîtra qu’elle est beaucoup plus l’ouvrage de notre conduite que de la sienne. Ainsi donc, tous les avantages dont il est redevable à ceux de vos ministres qui le servent et que vous négligez de punir, je ne crois pas que ce soit le moment d’en parler ; mais tout ce qui n’a point de rapport à sa fortune, tout ce qu’il vous importe le plus de savoir, et qui me semblera propre à le couvrir d’infamie aux yeux de tout appréciateur éclairé des hommes et des choses, voilà ce que je vais vous exposer avec toute la force dont je suis capable.

Si j’allais d’abord, sans en apporter aucune preuve, le traiter de parjure, d’homme sans foi, on pourrait me regarder, et avec raison, comme un vain déclamateur ; mais pour trouver dans chacune de ses actions, autant de preuves de sa mauvaise foi, il suffit d’une courte énumération de tout ce qu’il a fait, et je crois utile d’entrer dans ce détail pour deux raisons : la première, afin que vous le connaissiez pour ce qu’il est, pour un homme sans foi ; la seconde, afin que les esprits faibles qui tremblent au seul nom de Philippe, comme si c’était quelque héros invincible, apprennent qu’il a aatotalement épuisé les artifices auxquels il doit l’accroissement de sa puissance, et que ses prospérités touchent à leur terme.

Pour moi, Athéniens, je pourrais admirer ou craindre Philippe, si je l’avais vu s’élever par des voies légitimes ; mais quand je me rappelle ce jour où les députés que vous envoyait Olynthe pour conférer avec vous, furent obligés de repartir sans avoir été entendus, je reconnais qu’il a trompé notre bonne foi, en nous flattant de nous rendre maîtres d’Amphipolis, et en paraissant vouloir exécuter ce projet fameux annoncé depuis longtemps avec autant d’appareil que de mystère ; je vois qu’après nous avoir joués, il a surpris l’amitié des Olynthiens, en leur donnant la ville de Potidée qu’il nous enlevait malgré notre ancienne alliance avec la Macédoine ; je vois qu’il a récemment abusé les Thessaliens(1) par la promesse de leur rendre Magnésie, et de prendre sur lui tout le fardeau de la guerre contre les Phocéens : enfin, de tous ceux qui ont eu affaire à ce prince, il n’en est pas un qu’il n’ait attiré dans ses pièges ; il a trompé tous ceux qui, faute de le connaître, ont pu ajouter foi à ses paroles : et voilà l’origine de sa grandeur. Mais, comme il s’est élevé, en persuadant aux autres qu’il ne travaillait que pour eux, par la raison contraire, il doit tomber, aujourd’hui qu’il est convaincu de n’avoir jamais travaillé que pour lui-même. Or, je soutiens que telle est la situation où se trouve le roi de Macédoine. Si quelqu’un me conteste ce que j’avance, je lui cède ma place : qu’il me prouve à moi ou plutôt à vous-mêmes que je suis dans l’erreur ; qu’il vous prouve que des hommes, une fois trompés, voudront toujours l’être, ou qu’enfin les Thessaliens, si indignement asservis, ne soupirent pas après leur liberté(2).

En convenant de ce que je dis, on aurait tort de se figurer que Philippe, maître de tant de places, de tant de ports, en possession de tant d’autres avantages dont il s’est assuré, se soutiendra toujours par la force. Sans doute, quand les alliances sont fondées sur une bienveillance réciproque, quand les confédérés sont animés par le même intérêt, alors aucun travail ne les rebute, aucun revers ne les décourage, rien ne peut les faire changer de parti ; mais, aussitôt qu’un d’entre eux par ambition et par mauvaise foi, s’élève au-dessus des autres, comme Philippe, alors le premier prétexte, le plus léger échec, suffisent pour rompre et dissoudre toute la confédération ; car, il est impossible, Athéniens, absolument impossible de fonder sur l’injustice, sur la mauvaise foi, sur le parjure, une puissance durable. Une telle puissance peut bien s’établir une fois, se soutenir quelques années, et même réaliser, avec le secours de Ja fortune, la plus grande partie de ses espérances ; mais le temps découvre bientôt le vice de sa constitution, et elle tombe d’elle-même en ruine. Car, à mon avis, comme les maisons, les vaisseaux et les autres ouvrages de cette nature doivent être établis sur des fondemens solides, de même les actions doivent avoir pour principe et pour base la Justice et la vérité. Or, voilà précisément ce qui manque aux actions de Philippe.

Pour revenir à mon sujet, je dis d’abord que vous devez secourir Olynthe, et les moyens les plus prompts et les plus sûrs que l’on proposera pour la secourir, je les adopte avec empressement. Je dis en second lieu que vous devez envoyer des députés aux Thessaliens, afin d’instruire les uns de votre résolution, et d’animer le courage des autres. Car ils ont résolu de redemander Pagase(3), et de faire valoir leurs droits sur Magnésie. Mais que vos députés ne se présentent pas avec de simples paroles ; qu’ils montrent des effets ; qu’on sache que vous vous êtes mis en campagne avec un courage digne de vous, et que vous vous occupez fortement des affaires de la république. Songez bien que les paroles, qui ne sont suivies d’aucun effet, sont comptées pour rien, mais surtout les nôtres. Car, plus nous avons la réputation d’habiles discoureurs, plus on se défie de nos discours. Il faut donc prouver que vous êtes entièrement changés, en tenant une conduite absolument opposée à celle que vous avez tenue jusqu’ici, en contribuant de vos biens, en marchant vous-mêmes contre l’ennemi, en vous portant avec ardeur à tout ce qu’exige le bien de l’état : voilà le seul moyen de vous attirer la confiance des Grecs. Si vous voulez donc remplir tous les devoirs que vous imposent également l’honneur et la nécessité, non-seulement vous vous apercevrez que Philippe ne peut aucunement compter sur le zèle et sur la fidélité de ses alliés, mais vous découvrirez encore les maux intérieurs qui minent sa domination et sa puissance.

Je conviens qu’en général, la puissance et les forces de la Macédoine, jointes à d’autres, ne sont pas d’un médiocre secours. Vous l’avez éprouvé vous-mêmes, quand ces forces s’unirent aux vôtres, sous la conduite de Timothée(4), pour marcher contre les Olynthiens. Les Olynthiens l’éprouvèrent à leur tour, quand ces forces s’unirent aux leurs, pour assiéger Potidée ; dernièrement encore, ces mêmes forces, unies à celles des Thessaliens travaillés par des divisions intestines, leur ont été d’un grand secours contre les tyrans(5) qui s’étaient élevés parmi eux. Enfin, partout où l’on ajoute un degré de force, ce poids, quelque léger qu’il soit, suffit pour faire pencher la balance. Mais la Macédoine est faible par elle-même, et porte dans son sein mille principes de destruction. En effet, tout ce qui fait paraître cet homme grand aux yeux des peuples, les guerres, les expéditions, les conquêtes, tout cela n’a servi qu’à rendre sa puissance encore plus fragile qu’elle ne l’était par sa nature : car ne vous figurez pas que ce qui plaît à Philippe, plaise également à ses sujets. Lui ne respire que la gloire ; il la cherche à travers tous les travaux et tous les périls, préférant aux douceurs d’une vie sûre et paisible, la réputation d’avoir fait ce que n’avait pu faire avant lui aucun roi de Macédoine. Mais pour ses sujets, ils ne partagent pas cette ardente passion pour la gloire. Épuisés par des expéditions toujours renaissantes, dans lesquelles on les traîne de contrée en contrée, ils détestent et maudissent une guerre qui ne leur permet ni de cultiver leurs champs, ni de vaquer à leurs affaires domestiques, ni de pouvoir, dans un pays où la guerre a fermé tous les ports, trafiquer du butin qui leur a coûté tant de travaux. De là on peut juger sans peine comment la plus grande partie de la Macédoine est disposée à l’égard de Philippe.

À l’égard des étrangers qu’il tient à son service, et des fantassins qui composent sa garde, ils ont la réputation d’excellens soldats ; mais, si j’en crois le rapport que m’a fait un Macédonien digne de foi, leur sort n’est pas plus heureux que celui des autres, puisque, au rapport de ce Macédonien, si quelqu’un d’entre eux se distingue par son habileté dans l’art militaire, le monarque jaloux l’éloigné de sa personne, voulant être regardé comme le seul auteur de tous les heureux succès. Car, sans parler de ses autres vices, il porte la jalousie jusqu’à l’excès. Si quelqu’un, par un sentiment de pudeur ou de sagesse, désapprouve la licence de sa vie journalière, son intempérance, ses danses lascives, le tyran le néglige et le laisse sans emploi. Sa cour n’est composée que de brigands, de flatteurs, de débauchés qui, dans la chaleur du vin, se livrent à des danses dont je rougirais ici de prononcer le nom(6). Ce qui prouve la vérité de ce récit, c’est que les misérables que nous avons chassés d’Athènes, comme des pestes plus nuisibles que les charlatans, ce Callias, cet esclave public[2], et d’autres hommes de cette espèce, des bouffons, des auteurs de chansons infâmes et de couplets satiriques, aux traits desquels Philippe abandonne ses convives, voilà les hommes qu’il chérit, et dont il compose sa société.

Tous ces désordres de sa vie privée paraîtront peu importans à quelques esprits frivoles ; mais les esprits sensés en tirent des indices pour connaître le génie de cet homme, et prévoir sa malheureuse destinée. Tous ses vices sont maintenant couverts par l’éclat de ses succès, Car les prospérités sont merveilleusement propres à jeter un voile sur ces honteux déréglemens ; mais au moindre revers qu’il éprouvera, vous verrez paraître au grand jour toutes ses infamies ; et ce moment n’est pas éloigné, si telle est la volonté des dieux, et si telle est aussi la vôtre. De même que dans le corps humain les maux des parties affectées ne se font point sentir tant qu’on jouit d’une bonne santé, mais qu’à la première maladie qui survient, tous les vices intérieurs, fractures, luxations, et autres lésions des organes, tout se réveille, tout se déclare avec une nouvelle force ; de même les maux qui couvent dans l’intérieur d’une république ou d’une monarchie, ne paraissent pas, tant que la guerre se fait au-dehors ; mais sitôt qu’elle approche des frontières, alors tous les maux cachés se déclarent.

Si quelqu’un de vous, voyant ainsi prospérer Philippe, le regarde comme un ennemi redoutable, il a raison sans doute ; car la fortune a une grande influence dans les choses humaines, ou plutôt la fortune est tout. Cependant si l’on me donnait à choisir entre votre fortune et la sienne, et que je vous visse déterminés à exécuter seulement une partie de ce que vous devez faire, je ne balancerais pas à choisir votre fortune préférablement à la sienne ; car vous avez plus de raison que lui de compter sur la bienveillance des dieux. Mais nous restons plongés dans l’inaction ; or, l’indolent ne peut pas exiger de ses amis, et encore moins des dieux, qu’ils agissent pour lui. Il n’est donc pas étonnant qu’un prince qui fait la guerre en personne, qui affronte tous les travaux, qui est présent partout, qui ne perd aucune occasion favorable, qui fait servir les saisons à ses desseins, l’emporte sur nous qui temporisons, qui délibérons, qui nous occupons uniquement à demander ce qui se passe. Il faudrait au contraire s’étonner que des hommes qui ne veulent remplir aucun des devoirs militaires, eussent l’avantage sur un homme qui les remplit tous avec une ardeur infatigable. Ce qui m’étonne véritablement, c’est que vous qui avez autrefois entrepris la guerre(7) contre les Lacédémoniens pour maintenir les droits de la Grèce, vous qui avez tant de fois sacrifié vos avantages personnels aux intérêts de la justice, vous qui, pour la défense d’autrui, avez tant de fois prodigué vos finances et abandonné votre vie aux hasards de la guerre ; ce qui m’étonne, dis-je, c’est qu’aujourd’hui vous balanciez à vous mettre en campagne, et à fournir des contributions pour votre propre défense ; c’est qu’après avoir tant de fois sauvé la Grèce en général, et chacun de ses peuples en particulier, vous restiez dans l’inaction, lorsqu’on vous dépouille de vos propres possessions. Ce qui m’étonne encore, c’est qu’aucun de vous ne se demande depuis combien de temps vous êtes en guerre avec Philippe ; comment vous avez employé tout ce temps-là ; car vous savez que vous l’avez employé à différer d’agir, à espérer que d’autres agiraient pour vous, à vous accuser les uns les autres, à vous condamner, et à concevoir de nouvelles espérances aussi frivoles que les premières, en un mot, à faire absolument, ou peu s’en faut, ce que vous faites aujourd’hui ; et après cela vous avez la folie de croire que la même conduite, qui a changé vos prospérités en disgrâces, changera vos disgrâces en prospérités. Mais c’est ce que les lumières de la raison et le cours naturel des choses vous défendent d’espérer ; car la nature a voulu qu’en toute chose il fût plus facile de conserver que d’acquérir. Or, la guerre nous ayant dépouillés de ce que nous possédions, nous n’avons plus rien à conserver ; il faut donc acquérir, et cet ouvrage ne regarde que vous.


Je dis donc que vous devez contribuer de vos fortunes aux besoins de l’Etat, que vous devez aller en personne le servir avec ardeur, et ne mettre qui que ce soit en accusation, que vous n’ayez repris la supériorité sur l’ennemi ; alors, jugeant chacun d’après ses œuvres, récompensez les hommes louables ; punissez les prévaricateurs, et ôtez-leur tout sujet de récrimination en vous corrigeant vous-mêmes de vos fautes ; car vous n’avez pas le droit d’être sévères envers les autres, si vous ne commencez par vous mettre vous-mêmes à l’abri de tout reproche. En effet, pourquoi pensez-vous que tous vos généraux abandonnent la guerre dont vous les chargez, et qu’ils entreprennent, de leur chef, d’autres expéditions particulières ? c’est, puisqu’il faut vous le dire et parler ici de vos généraux, c’est que dans les guerres de la république, le prix de la victoire vous est réservé tout entier. Par exemple, si on prend Amphipolis, c’est pour vous seuls que cette ville est prise ; vos généraux n’ont pour eux que les dangers : c’est là toute leur récompense ; au lieu que dans les expéditions qu’ils entreprennent de leur chef, les périls sont moins grands, et le butin se partage entre les commandans et les soldats ; ils ont pour récompense les villes de Lampsaque, de Sigée(8), et les vaisseaux qu’ils enlèvent dans leurs courses maritimes ; ils courent donc tous avec ardeur où leur intérêt les appelle : pour vous, lorsqu’en jetant les yeux sur vos affaires, vous les trouvez en mauvais état, vous poursuivez vos généraux. Après leur avoir permis de se défendre, et avoir entendu leur apologie fondée sur d’absolues nécessités, vous les renvoyez absous. Il n’en résulte que des divisions et des querelles entre les citoyens ; ceux-ci embrassant un parti, ceux-là un autre ; et tout va mal.


Autrefois c’était par classe que l’on contribuait ; aujourd’hui c’est par classe qu’on délibère(9) : chacun des deux partis a pour chef un orateur soutenu d’un général qui sert sous ses ordres et d’une partie des plus riches citoyens(10). Pour vous, Athéniens, vous vous partagez entre les chefs et combattez les uns pour celui-ci, les autres pour celui-là ; il faut donc mettre fin à de pareils désordres, il faut que dès à présent, résolus à ne dépendre que de vous-mêmes, vous remettiez tout en commun, et la parole, et le conseil, et l’action. Car si vous laissez les uns nous commander en maîtres, si tous imposez à d’autres la nécessité d’équiper des vaisseaux, de fournir des contributions, de marcher à la guerre[3], et que d’autres enfin soient uniquement chargés du soin de porter contre ceux-ci des décrets, rien de ce qu’exigent les circonstances ne sera exécuté à propos. Ceux que vous aurez surchargés resteront en arrière, et vous serez occupés à punir vos citoyens, au lieu de punir vos ennemis.

Je finis donc et je conclus que tous les citoyens doivent contribuer, chacun selon ses facultés ; que tous doivent servir chacun à leur tour ; qu’il faut permettre à tout citoyen de monter à la tribune, et, après avoir entendu les différens avis, adopter celui qui paraîtra le meilleur, et non pas celui que tel ou tel aura donné. Si vous prenez ce parti, Athéniens, non-seulement vous applaudirez dans le moment à l’orateur, mais, par la suite, vous vous applaudirez vous-mêmes de l’heureux changement arrivé dans votre situation.


NOTES
DE LA SECONDE PHILIPPIQUE.



(1) Thessaliens, peuple de la Grèce, entre la Macédoine et les Thermopyles. Les Thessaliens étaient opprimés par des tyrans établis à Phères. Philippe, appelé par eux en Thessalie, les délivra de leurs tyrans. Mais ce service ne fut pas désintéressé. Il prit, dans le cours de cette expédition, Magnésie, ville de Thessalie, au bord de la mer Egée. Les Thessaliens réclamaient Magnésie ; Philippe promettait de la leur rendre, mais la gardait toujours. — De prendre sur lui tout le fardeau de la guerre de Phocide. La plupart des peuples de la Grèce, et surtout les Thébains et les Thessaliens, déclarèrent la guerre aux Phocéens qui avaient profané, en les cultivant, des terres consacrées à Apollon. Cette guerre fut fort longue, et fut appelée la guerre de Phocide, ou la guerre sacrée.

(2) Quand Philippe délivra la Thessalie de ses tyrans, il se mit insensiblement à leur place. Il se contrefit si bien, se montra si doux, si affable, si aimable même aux vaincus, que les Thessaliens d’abord se livrèrent à lui avec une confiance dont il abusa pour les asservir.

(3) Pagase, ville maritime de Thessalie, qui avait appartenu aux Athéniens, sur lesquels Philippe l’avait conquise cinq ans auparavant. Les Thessaliens lui redemandaient cette ville, qui, dans l’origine, était à eux.

(4) Timothée, fils de ce Conon qui fut le restaurateur d’Athènes opprimée par Lacédémone. Il seconda puissamment son père dans cette entreprise, et depuis il reconquit à sa patrie un grand nombre de places, entre autres Potidée. Philippe la prit aux Athéniens, aidé par les Olynthiens, et la donna à ceux-ci pour se les attacher.

Phil2-5 Tisiphonus, Pytholaüs, Lycophon, tyrans de Phères, firent revivre la tyrannie de leur frère Alexandre, qu’ils avaient massacré de concert avec sa femme. Les Thessaliens implorèrent le secours de Philippe, qui les délivra de leurs tyrans.

(6) Ce que dit Démosthène de la jalousie, de l’intempérance et des dissolutions de Philippe, paraît bien fort et un peu chargé : plusieurs historiens cependant le confirment, et nous apprennent que ce prince n’aimait point à partager la gloire du combat avec ses soldats et ses capitaines ; qu’il maltraitait ceux de ses généraux qui se signalaient davantage ; qu’il était intempérant jusqu’à la crapule, et se plaisait à boire jusqu’à perdre la raison ; qu’enfin il avait toujours à sa suite une foule de flatteurs et de gens corrompus, dont la bassesse et les infamies révoltaient. Il n’est pas rare de voir des hommes qui allient les qualités les plus brillantes avec les vices les plus honteux. Les dits et gestes, que d’autres historiens nous rapportent de Philippe, annoncent un monarque qui savait estimer et récompenser le mérite dans ses officiers, se contenter d’une vie sobre et frugale, souffrir et même aimer la franchise : mais cela prouve seulement qu’il savait, dans l’occasion, cacher ou réprimer ses défauts, ou que du moins il alliait de grands vices à de grandes qualités.

(7) C’est la même guerre dont il est parlé au commencement de la première Philippique.

(8) Nous avons vu, dans la première Philippique, que Charès, pour gagner de quoi fournir à la paie de ses troupes, alla, sans ordre, secourir Artabaze, satrape rebelle de l’Asie mineure. Artabaze paya les services de Charès de deux villes de son gouvernement, Lampsaque et Sigée. Le même Charès, au lieu d’employer la flotte qu’il commandait à reprendre Amphipolis, comme il avait ordre de le faire, se joignit à des pirates, et s’associa à leurs brigandages. Charès déféré, et poursuivi juridiquement, n’osa comparaître ; mais telle était la mauvaise administration d’Athènes, qu’il reparut quelque temps après, et que sa faction eut le crédit de le remettre à la tête des armées.

(9) Le peuple d’Athènes était divisé en dix tribus. Pour fournir aux contributions, on tirait de chaque tribu un certain nombre de citoyens, que l’on partageait en vingt classes. On y taxait chacun à proportion de son bien et des besoins de l’état. Chaque classe, composée d’hommes également riches, avait son chef.

(10) Εn grec, τριαϰόσιοι (triakosioi), les trois cents. On appelait ainsi les trois cents plus riches citoyens, choisis pour supporter les charges de l’état, et pour avancer des sommes considérables dans les occasions pressantes. S’ils étaient plus chargés que les autres, ils jouissaient dans la ville d’une plus grande distinction.


  1. Autrement première Olynthienne ; c’est la seconde dans l’édition de Leipzig.
  2. Il y avait des esclaves qui appartenaient à la ville, et qui étaient consacrés à ses plaisirs, à des fonctions publiques, sacrées ou profanes. Tel avait été Callias, qui probablement avait obtenu sa liberté et s’était retiré auprès de Philippe.
    Il est parlé de ces esclaves publics dans Tite-Live [liv. ix.]. « Ces sortes d’esclaves, dit M. Rollin, n’appartenaient à aucun particulier ; c’étaient les esclaves de la république en corps ; tels que les Venerii en Sicile, et les Martiales à Lavinum ».
  3. Cicéron, après avoir dit que l’homme d’état doit, en bon tuteur, s’oublier pour son pupille, n’avoir en vue que le bien public, étendre également ses soins sur tout le corps de la république, et se tenir dans un juste équilibre entre le peuple et les puissans, ajoute : C’est faute d’observer ces règles, que les divisions, autrefois si fréquentes dans Athènes, se perpétuent aujourd’hui dans Berne. (Tourreil.)