Les Philippiques/Troisième philippique

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Traduction par Joseph Planche.
Les Philippiques, Texte établi par Athanase AugerVerdière1 (p. 463-500).


SOMMAIRE
DE LA TROISIÈME PHILIPPIQUE.



Demade, corrompu par l’or de Philippe, avait combattu fortement, mais inutilement, l’avis de Démosthène. Le discours de celui-ci fit son effet. On envoya au secours des Olynthiens trente galères et deux mille hommes sous la conduite de Charès. Mais ce général, au lieu d’aller au secours d’Olynthe, s’était contenté de faire une descente du côté de Pallène ; il y avait mis en fuite un corps de huit cents volontaires attachés au service de Philippe ; et, sans avoir exécuté aucun des articles qui faisaient l’objet de sa commission, il était retourné triomphant à Athènes, où il avait donné un festin magnifique au peuple, qui, jugeant de l’importance de l’exploit par la somptuosité du repas, décerna une couronne d’or à Charès, et crut Philippe perdu.

Les Athéniens ne délibéraient plus que sur la manière de punir leur ennemi, lorsque Démosthène, qui voyait l’inutilité du secours qu’on avait d’abord décrété, la ville d’Olynthe assiégée en forme[1], et sollicitant de nouveaux secours par une seconde ambassade, monta à la tribune et prononça cette seconde Olynthienne, comptée ordinairement pour la troisième. Il commence par combattre la folle confiance des Athéniens, en leur prouvant qu’ils doivent songer a secourir leurs alliés, et non à attaquer Philippe ; il leur conseille de profiter de l’occasion qui se présente, et qui est la plus favorable qu’ils puissent désirer. Il leur indique les fonds sur lesquels ils pourraient prendre de quoi fournir aux dépenses nécessaires : c’est une matière délicate qu’il traite avec beaucoup d’adresse. Il les anime contre Philippe, les excite par le sentiment de la honte, de la crainte, de la gloire, par l’exemple de leurs ancêtres : il finit par exposer les désordres de leur gouvernement, et les moyens d’y remédier.

J’ai dit que l’article des fonds que Démosthène indique, était une matière délicate : en voici la raison.

Quand les Athéniens, à la fin de la guerre d’Egine, eurent fait une paix de trente ans avec les Lacédémoniens, ils résolurent de mettre en réserve, dans leur trésor, mille talens chaque année, avec défense, sous peine de mort, qu’on parlât jamais d’y toucher, à moins qu’il ne s’agît de repousser les ennemis qui tenteraient d’envahir l’Attique. Cette loi s’observa d’abord avec beaucoup d’exactitude. Périclès ensuite, dans le dessein de faire sa cour au peuple, proposa de distribuer aux citoyens un certain nombre d’oboles les jours qu’on célébrerait des jeux et des sacrifices, et de payer à chacun une certaine rétribution pour le droit de présence, dans les assemblées où l’on agiterait les matières d’état, sauf à reprendre en temps de guerre les fonds sur lesquels on ferait ces distributions en temps de paix ; mais le peuple y prit un tel goût, qu’il ne voulut plus qu’on les retranchât en aucun temps. On alla plus loin : on établit qu’on emploierait les mêmes fonds à toutes les dépenses qu’entraîneraient les jeux ; il fut même défendu, sous peine de mort, de proposer en forme de les rendre à leur première destination. Cette folle dissipation eut d’étranges suites. On ne pouvait la réparer que par des impositions dont l’inégalité arbitraire perpétuait les querelles entre les citoyens, et mettait dans les préparatifs une lenteur qui, sans épargner la dépense, en faisait perdre tout le fruit. Comme les artisans et les gens de marine, qui composaient plus des deux tiers du peuple d’Athènes, ne contribuaient pas de leurs biens, et n’avaient qu’à payer de leurs personnes, le poids des taxes tombait uniquement sur les riches. Ceux-ci ne manquaient pas de murmurer et de reprocher aux autres, que les deniers publics se consumaient en fêtes, en comédies et en superfluités qemblables. Le peuple, qui se sentait le maître, se mettait peu en peine de leurs plaintes, et n’était pas d’humeur à prendre sur ses plaisirs de quoi soulager des hommes qui possédaient, à son exclusion, les emplois et les dignités. D’ailleurs, il s’agissait de la vie, si on osait seulement lui en faire la proposition dans les formes. Démosthène hasarda, à deux différentes reprises, d’entamer cette matière ; mais il le fit avec beaucoup d’art et de circonspection. Après avoir démontré l’indispensable nécessité où l’on était de mettre sur pied une armée pour arrêter les entreprises de Philippe, il laisse entrevoir qu’il n’y a point d’autres fonds pour lever et entretenir des troupes, que celui qui était destiné aux distributions du théâtre. Il demande qu’on nomme des magistrats législateurs, non pour établir de nouvelles lois, il n’y en avait que trop, mais pour examiner et abolir celles qui se trouveraient contraires au bien de la république. Il n’encourait pas la peine capitale portée par la loi, parce qu’il ne proposait point en forme de l’abolir, mais qu’il demandait seulement qu’on nommât des magistrats législateurs pour en faire l’examen. Il montrait seulement la nécessité qu’il y avait d’abolir une loi qui faisait gémir les plus zélés citoyens, et les réduisait à l’alternative, ou de se perdre eux-mêmes par un conseil courageux, ou de laisser périr leur patrie par un silence timide.

Avant de passer au discours, il faut lever une contradiction apparente qui se trouve entre un endroit de cette Thilippique, où Démosthène dit que les Athéniens commandèrent quarante-cinq années dans la Grèce, et un autre endroit de la neuvième Philippique, où il prétend qu’ils commandèrent parmi les Grecs soixante-treize années. Toute la Grèce ne formait qu’une nation, composée de plusieurs républiques indépendantes les unes des autres. Un intérêt commun réunissait tous les Grecs : leur liberté, qu’ils avaient à défendre contre les rois de Perse, qui voulaient les asservir ; un intérêt, particulier les divisait : la prééminence, empire ou primauté, que les principales villes désiraient avoir sur toutes les autres ; c’est-à-dire, le droit ou de régler les affaires les plus importantes de chaque ville en particulier, et de la nation en général, ou de commander les armées levées pour la défense commune. Les Lacédémoniens possédèrent long-temps dans la Grèce la prééminence ou l’empire ; mais les Grecs, révoltés par la dureté insupportable de Pausanias, général de Lacédémone, et gagnés par la douceur, l’équité et l’humanité de Cimon et d’Aristide, généraux d’Athènes, se détachèrent insensiblement des Lacédémoniens, et conférèrent l’empire d’un commun accord et par un consentement volontaire, aux Athéniens qui s’étaient le plus distingués dans les victoires célèbres remportées sur terre et sur mer contre les Perses. La défaite de Xerxès et le commencement de la guerre du Péloponèse, forment la double époque qui renferme les quarante-cinq ans de domination que les Athéniens exercèrent sur les Grecs volontairement soumis. Car après la guerre du Péloponèse, les Grecs ne recevaient qu’avec peine la loi d’Athènes. Thucydide lui-même, quoiqu’Athénien, avoue que, dans le cours de cette guerre, tous les cœurs penchaient du côté de Lacédémone. Ajoutez les vingt-sept années de la guerre du Péloponèse aux quarante-cinq écoulées entre la défaite de Xerxès et cette guerre, l’empire des Athéniens aura duré soixante-douze ans révolus, ou soixante-treize commencés. Selon ce dernier calcul, Démosthène dit dans la neuvième Philippique, qu’Athènes a commandé dans la Grèce l’espace de soixante-treize ans. Il est donc facile d’accorder la contradiction apparente de notre orateur, pourvu qu’on distingue les temps de l’obéissance volontaire et de l’obéissance involontaire des Grecs aux Athéniens.




TROISIÈME PHILIPPIQUE.[2]


Je ne puis, Athéniens, concilier ce que je vois avec ce que j’entends, lorsque j’envisage d’un côté l’état de vos affaires, et que de l’autre j’entends les discours qu’on vous tient ; car on vous exhorte, dans tous ces discours, à punir Philippe de toutes ses injustices, et l’état de nos affaires demande que nous songions d’abord à nous garantir de quelque nouvelle insulte. Les orateurs qui vous tiennent de semblables discours, me paraissent donc manquer entièrement le but, en traitant un autre sujet que celui sur lequel vous devez délibérer. Je sais qu’autrefois la république pouvait posséder en paix ses propres États et porter la guerre dans ceux de l’ennemi ; et je ne saurais en douter, puisque j’ai vu moi-même le temps, et ce temps n’est pas éloigné, où elle pouvait l’un et l’autre. Mais aujourd’hui, je suis convaincu qu’il nous suffit de songer d’abord aux moyens de sauver nos alliés. Ce point une fois établi solidement, nous pourrons ensuite délibérer sur les moyens de punir Philippe ; mais je pense, qu’avant d’avoir bien établi ce qui doit précéder, il est inutile de raisonner sur ce qui doit suivre.

Si jamais vous avez dû apporter de l’attention et de la sagesse dans vos délibérations, c’est surtout dans celle qui vous occupe aujourd’hui. Pour moi, ce qui me paraît le plus difficile, ce n’est pas de trouver le conseil qu’il faut vous donner dans cette conjoncture, mais de trouver la manière dont il faut vous le donner ; car je suis convaincu, et par ce que j’ai entendu dire, et par ce que j’ai vu moi-même, que vous avez perdu la plupart des occasions pour avoir négligé de remplir vos devoirs, et non pour les avoir ignorés. Je vous prie donc, si je vous parle avec une entière liberté, de ne pas vous offenser de ma franchise, et d’examiner seulement si je vous dis la vérité, et si je me propose, en vous la disant, d’amener un heureux changement dans notre situation ; car vous voyez vous-mêmes, que les harangues flatteuses de quelques-uns de vos orateurs sont la cause de l’état déplorable où vous êtes réduits. Mais il me paraît nécessaire, avant tout, de rappeler quelques faits à votre souvenir.

Vous n’avez pas oublié qu’on vint, il y a trois ou quatre ans, vous annoncer que Philippe assiégeait le fort d’Hérée(1) dans la Thrace : c’était dans le mois de décembre. Après beaucoup de discours et de tumulte, il fut décidé qu’on mettrait en mer quarante galères, qu’on embarquerait tous les citoyens qui n’avaient pas quarante-cinq ans accomplis, et qu’on lèverait une contribution de soixante talens. Cependant l’année s’écoula. Vinrent les mois de septembre(2), d’octobre et de novembre. Ce fut dans ce dernier mois que vous vous déterminâtes enfin, après la célébration des mystères, à faire partir Charidéme(3), avec dix vaisseaux vides et cinq talens d’argent. En effet, dès qu’on vous eut annoncé que Philippe était malade et mort (car les deux nouvelles arrivèrent à la fois), jugeant alors que tout envoi de secours devenait inutile, vous renonçâtes au projet d’armer une flotte. C’était-là pourtant le moment d’agir ; car si nous avions alors secouru la place d’Hérée, avec la même ardeur que nous en avions pris la résolution, Philippe, alors sauvé par notre inaction, ne nous donnerait pas aujourd’hui tant d’inquiétude. On ne peut changer les événemens passés. Mais une nouvelle occasion se présente. Quelle est cette occasion ? celle-là même qui m’oblige de vous rappeler vos anciennes fautes, afin que vous n’y retombiez pas une seconde fois. Comment profiterons-nous, Athéniens, de cette conjoncture ? car si vous ne secourez Olynthe de toutes vos forces et de tout votre pouvoir, en cela vous servirez Philippe, autant que si vous aviez combattu vous-mêmes sous ses ordres.


Il n’y a pas long-temps que la puissance d’Olynthe était capable de balancer les forces de la Macédoine ; en sorte que Philippe n’osait se commettre avec les Olynthiens, ni les Olynthiens avec Philippe. Nous avions d’ailleurs conclu la paix avec eux, et c’était déjà pour le roi de Macédoine une espèce de frein et d’entrave, d’avoir à ses portes une ville puissante, qui étant réconciliée avec nous n’était plus occupée qu’à chercher l’occasion de l’attaquer avec avantage. Nous pensions qu’il fallait à tout prix armer cette ville contre Philippe. Ce que nous souhaitions avec tant d’ardeur est enfin arrivé, n’importe comment. Que nous reste-t-il donc à faire ? sinon d’envoyer un prompt et puissant secours. Oui, c’est le seul parti que nous ayons à prendre. Sans parler de la honte dont nous nous couvrirons si nous ne prenons pas toutes les mesures commandées par les circonstances, je frémis du danger qui menace la république, quand je vois les Thébains(4) aussi mal disposés qu’ils le sont à notre égard, les Phocéens épuisés d’argent, et Philippe pouvant sans aucun obstacle, après s’être emparé d’Olynthe, tomber avec toutes ses forces sur l’Attique. Attendre pour agir qu’il vienne nous attaquer, c’est vouloir contempler de ses yeux la désolation de son pays, au lieu d’apprendre par la renommée la ruine des pays étrangers ; c’est vouloir bientôt implorer le secours des autres, quand on pourrait soi-même aujourd’hui leur en donner. Telles sont pourtant les extrémités où nous serons réduits, si nous laissons échapper l’occasion qui se présente. C’est ce que nous savons presque tous avec une égale certitude.

Nous sommes tous convaincus, direz vous, qu’il faut secourir la ville d’Olynthe, et nous sommes résolus à le faire, mais dites-nous quels sont les moyens de la secourir. Ne vous étonnez pas, Athéniens, d’un avis que je vais ouvrir, quelque étrange qu’il puisse paraître à la plupart d’entre vous ; nommez des législateurs(5), non pour établir de nouvelles lois (vous n’en avez déjà que trop), mais pour abroger celles qui sont nuisibles dans les conjonctures présentes. Quelles sont ces lois ? je vous le dirai sans détour : ce sont certaines lois qui concernent le théâtre et la guerre. Les unes appliquent les fonds militaires aux spectacles, en faveur des citoyens qui restent dans la ville ; les autres assurent l’impunité au soldat qui se dispense du service, et découragent ainsi le soldat qui veut faire son devoir. Quand vous aurez aboli ces lois funestes et qu’on pourra sans danger vous donner les meilleurs conseils, cherchez alors un orateur qui propose, dans les formes ordinaires, les mesures qui vous sembleront à tous évidemment utiles au bien de l’État, Mais avant cette réforme, ne comptez pas trouver un orateur qui s’expose, en vous donnant les meilleurs conseils, à être sacrifié par ceux-là même auxquels il les aura donnés. Non, vous ne trouverez point de pareils orateurs ; outre qu’ils se perdraient, sans que la république retirât aucun fruit de leurs discours et de leurs décrets, leur exemple redoublerait encore, pour l’avenir, le danger que l’on court aujourd’hui à vous donner les meilleurs avis. Quant aux lois dont je parle, elles doivent être abolies par ceux-là même qui les ont autrefois proposées. Car il n’est pas juste que les auteurs de ces lois funestes continuent à jouir d’une faveur acquise par les maux qu’ils ont faits à l’État, et que l’auteur des conseils propres à réparer ces maux, soit puni de son zèle par votre haine. Avant d’avoir remédié à tous ces désordres, ne vous attendez pas, Athéniens, à trouver parmi vous un citoyen assez puissant pour attaquer impunément de pareilles lois, ou assez insensé pour se jeter dans un péril manifeste en les attaquant.


Sachez de plus, Athéniens, qu’un décret n’est rien, si vous n’y joignez la volonté d’agir promptement : car si les décrets avaient la vertu de vous obliger à faire ce que vous devez, ou d’effectuer eux-mêmes ce qu’ils prescrivent ; vous, qui accumulez décrets sur décrets, vous ne verriez pas vos affaires avancer si peu, ou plutôt ne point avancer du tout, et Philippe ne nous insulterait pas depuis tant d’années : car il y a long-temps que, par la vertu de vos décrets, il eût reçu le châtiment qu’il mérite. Mais il n’en va pas ainsi, Athéniens ; car, bien que l’exécution soit, dans l’ordre des temps, postérieure à la délibération et au décret, il est certain que, pour la force et l’efficacité, elle marche avant l’une et l’autre. Il faut donc joindre l’exécution au décret. Car, du reste, rien ne vous manque ; vous avez parmi vous des hommes capables de vous bien conseiller, et νous excellez sur tous les peuples à bien juger de la nature d’un conseil. Il ne tient qu’à vous d’agir maintenant, si vous êtes sages. Car quel autre temps, quelle occasion plus favorable attendez-vous ? quand est-ce que vous ferez ce que vous devez faire, si vous ne le faites aujourd’hui ? Philippe ne s’est-il pas d’avance emparé de toutes nos places ? S’il parvenait à se rendre maître de l’Attique, ne serait-ce pas pour nous le comble de la honte ? Ceux à qui nous promettions un prompt secours, s’ils étaient attaqués, ne le sont-ils pas en ce moment ? Celui qui les attaque n’est-il pas notre ennemi ? n’est-ce pas un usurpateur de nos possessions ? n’est-ce pas un barbare ? n’est-ce pas un… Enfin, tout ce que l’on voudra dire. Mais, grands dieux ! après que nous lui aurons tout cédé, après que nous l’aurons presque secondé dans ses entreprises, chercherons-nous à qui nous devons imputer tous nos maux ? car nous nous garderons bien de nous en accuser nous-mêmes ; je le sais parfaitement. Nous ferons comme ceux qui fuient dans un combat : aucun d’eux ne se reconnaît coupable ; il accuse son général, son camarade, et tout autre que lui-même : cependant ils n’ont tous été vaincus que parce que chacun d’eux a pris la fuite. Car tel qui accuse les autres, pouvait tenir ferme à son poste ; et si chacun en eût fait autant, on eût remporté la victoire.

S’il arrive donc aujourd’hui, qu’un orateur ne vous donne pas le meilleur conseil, eh bien qu’un autre monte à la tribune, sans accuser celui qui vient de parler. Quelque autre ouvre-t-il un avis plus utile ? suivez-le sous d’heureux auspices ; mais si cet avis n’est pas agréable, vous ne devez pas en faire un crime à l’orateur, à moins qu’il ne soit obligé de vous adresser des vœux flatteurs(7), et qu’il ne s’en dispense. Dans ce cas, il est répréhensible ; car il est aisé de former des vœux en ramassant dans une courte formule tous les souhaits les plus flatteurs et les plus avantageux. Mais il n’est pas aussi aisé, quand on délibère sur les affaires publiques, de choisir le meilleur parti ; et quand on ne peut concilier l’utile et l’agréable, il faut rejeter l’agréable et embrasser l’utile.

Mais, dira-t-on, si on pouvait nous laisser les fonds destinés au théâtre, et nous indiquer d’autres fonds pour la guerre, cet avis ne serait-il pas le meilleur ? oui, sans doute, si cela est possible ; mais j’en doute beaucoup ; et ce serait en effet une chose extraordinaire, qu’on ait jamais vu ou qu’on puisse jamais voir un homme qui, après avoir consumé en dépenses inutiles les fonds qu’il avait, puisse fournir à des dépenses nécessaires avec les fonds qu’il n’a pas. Mais je vois que les discours remplis de ces promesses flatteuses trouvent des auditeurs disposés à les écouter favorablement, et cela, par la raison qu’il est très-facile de se tromper soi-même ; car chacun croit aisément ce qu’il désire. Mais les choses ne vont pas toujours au gré de nos souhaits et de nos espérances.

Considérez donc. Athéniens, ce que demande la situation de vos affaires, et dès lors vous pourrez vous mettre en campagne, et avoir des fonds pour la solde des troupes. Car il ne convient pas à des hommes sages et courageux de négliger, faute d’argent, les préparatifs militaires et de s’exposer par cette négligence aux derniers affronts. Il ne convient pas à un peuple, autrefois si prompt à courir aux armes pour s’opposer aux violences des Corinthiens et des Mégariens(8), de livrer aujourd’hui les villes grecques au joug de Philippe, par le défaut d’argent pour solder les troupes. Or, je ne cherche pas, en parlant ainsi, à m’attirer la haine de quelques-uns d’entre vous ; car je ne suis ni assez insensé, ni assez ennemi de moi-même pour me faire haïr sans aucun fruit pour la république ; mais je pense qu’un vrai citoyen doit plus songer, dans ses discours, à sauver ses concitoyens qu’à leur plaire. Telles étaient du temps de nos ancêtres, comme je l’entends dire, et peut-être comme vous l’entendez dire vous-mêmes, telles étaient les règles et les maximes que les orateurs de ce temps-là, si fort loués et si peu imités par ceux d’aujourd’hui, pratiquaient dans l’administration de la république ; ainsi se conduisaient ces grands personnages : un Aristide, un Nicias, un orateur du même nom que moi(9), un Périclès. Mais depuis qu’on a vu paraître à la tribune des orateurs qui vous demandent : que voulez-vous que je dise ? quel décret faut-il proposer ? en quoi puis-je vous être agréable ? depuis ce temps, on a sacrifié aux douceurs d’un plaisir momentané les intérêts de la république ; et les choses en sont venues au point où nous les voyons. Les orateurs complaisans jouissent d’une fortune brillante, tandis que l’État est couvert d’opprobre.

Maintenant, observez les traits principaux qui marquent la différence de notre conduite d’avec celle de nos ancêtres. Je serai court, et ne dirai rien qui ne vous soit connu. Car, sans aller chercher des exemples chez d’autres peuples, il vous suffit, Athéniens, de vos exemples domestiques pour être heureux. Vos ancêtres donc, que leurs orateurs ne flattaient pas et n’aimaient pas comme les vôtres vous aiment, commandèrent, l’espace de quarante-cinq ans, à toute la Grèce(10) soumise volontairement à leur empire ; ils amassèrent, dans le trésor public, plus de dix mille talens : ils exercèrent sur le roi de Macédoine la domination qu’il sied aux Grecs d’exercer sur un Barbare(11) ; ils dressèrent de nombreux et de magnifiques trophées pour les victoires qu’ils avaient remportées sur terre et sur mer, et, seuls de tous les hommes, ils transmirent à leurs descendans une gloire supérieure aux traits de l’envie : voilà ce qu’ils furent dans la Grèce. Examinez maintenant ce qu’ils étaient dans Athènes, comme hommes publics, et comme simples particuliers.

Comme hommes publics, ils nous ont construit tant de beaux édifices, ils ont élevé un si grand nombre de temples superbes, et les ont ornés de si riches offrandes, qu’ils n’ont laissé à leurs descendans aucun moyen d’enchérir sur leur magnificence. Comme particuliers, ils vivaient si modestement, et si attachés aux anciennes mœurs, que ceux de vous qui connaissent la maison d’Aristide, celle de Miltiade(12), ou de quelque autre grand homme de ce temps-là, ont dû remarquer que rien ne distingue ces maisons des maisons voisines. Ils croyaient que dans l’administration des affaires publiques, ils devaient se proposer, non l’augmentation de leur fortune, mais l’agrandissement de l’État. C’est ainsi que par une fidèle attention au bien général de la Grèce, par leur piété envers les Dieux, par l’esprit d’égalité dans lequel ils vivaient entre eux, ils parvinrent, comme ils le devaient, au comble de la félicité. Voilà quel fut l’état de vos aïeux sous la conduite des personnages dont je viens de parler. Quel est aujourd’hui le vôtre sous les honnêtes citoyens qui vous gouvernent ? Est-il semblable à celui de vos ancêtres, ou du moins en approche-t-il ? Je ne m’arrêterai pas sur ce parallèle que je pourrais étendre bien davantage ; je dirai seulement, qu’en ce temps où nous n’avons plus de rivaux en tête, où les Lacédémoniens sont abattus(13), où les Thébains sont occupés chez eux, où nul autre peuple de la Grèce ne peut nous disputer la prééminence, où nous pourrions tout à la fois être paisibles possesseurs de nos états et devenir les arbitres des états voisins, dans ce même temps, dis-je, nous avons laissé envahir notre propre territoire, nous avons dépensé, sans aucun fruit, plus de quinze cents talens(14), perdu pendant la paix les alliés que nous nous étions faits pendant la guerre ; enfin nous avons formé nous-mêmes contre nous l’ennemi le plus redoutable : je dis, nous-mêmes ; et si quelqu’un pensait que ce n’est pas nous qui avons agrandi Philippe, qu’il se lève, et nous apprenne une autre cause de cet agrandissement.

Mais, dira-t-on, si les affaires vont mal au dehors, elles vont beaucoup mieux au dedans ; et quelle preuve peut-on en donner ? Des crénaux reblanchis, des chemins réparés, des fontaines, et autres bagatelles semblables ? Mais tournez vos regards sur les hommes à qui vous devez ces beaux monumens de leur administration ; les uns ont passé de la misère à l’opulence, les autres de l’obscurité à la splendeur ; d’autres enfin se sont bâti des maisons particulières plus magnifiques que les édifices publics : car plus la fortune de l’État est diminuée, plus la leur s’est accrue.

Quelle est la cause d’un tel désordre ? Pourquoi tout allait-il si bien autrefois, et va-t-il si mal aujourd’hui ? Je dirai d’abord que le peuple, ayant autrefois le courage de se mettre lui-même en campagne, tenait les magistrats dans sa dépendance, disposait souverainement de toutes les places, chaque citoyen s’estimait heureux d’obtenir du peuple les honneurs, les dignités et les autres avantages. Aujourd’hui, au contraire, ce sont les magistrats qui dispensent les grâces, ce sont eux qui font tout ; tandis que vous, peuple énervé, sans argent et sans alliés, vous êtes regardés comme une troupe de valets, comme une populace destinée seulement à faire nombre ; trop contens de votre sort, si les magistrats ne vous retranchent ni les deux oboles pour le théâtre, ni ces distributions(15) qu’on vous fait dans les jours de réjouissance ; et, pour comble de lâcheté, vous croyez devoir de l’obligation à ceux qui vous font part de votre bien. Après vous avoir emprisonnés dans vos murailles, ils vous amorcent par des largesses, et vous apprivoisent, afin de vous rendre souples et dociles à leur volonté. Or, je ne crois pas que des hommes qui vivent d’une manière basse et méprisable, puissent avoir une âme grande et élevée. Car le genre de vie influe nécessairement sur les sentimens de l’âme. Au reste, je ne serai nullement surpris, les dieux m’en sont témoins, de m’être exposé, en vous représentant ces désordres, à être traité plus sévèrement que ceux qui en sont les auteurs ; car vous n’accordez pas toujours la liberté de tout dire, et je suis surpris qu’en ce moment vous m’ayez écouté avec tant de patience.

Si vous voulez donc, après avoir renoncé, du moins aujourd’hui, à une conduite si indigne de vous, prendre la résolution d’aller servir en personne dans vos armées, de vous montrer dignes de vous-mêmes, et d’employer vos ressources domestiques comme autant de moyens pour acquérir des biens étrangers ; peut-être, Athéniens, peut-être alors parviendrez-vous à obtenir quelque grand et insigne avantage ; et vous perdrez le goût de ces misérables distributions que l’on peut comparer à certains alimens que les médecins permettent aux malades. Car, ainsi que ces alimens ne rendent pas la force, et suffisent néanmoins au soutien de la vie, de même les distributions que vous recevez ne sont pas assez considérables pour fournir à tous vos besoins, et le sont néanmoins assez pour vous détourner des travaux utiles, et vous entretenir dans votre paresse.

Vous voulez donc, dira quelqu’un, qu’on paie la solde avec les fonds des distributions ? Je veux que dès à présent on établisse une règle commune pour tous les citoyens, et que tout homme, qui recevra sa part des deniers de la république, concoure avec ardeur et partout où il faudra au service public. Est-on en paix ? ce que vous recevrez de l’État augmentera votre aisance domestique, et vous affranchira des honteuses nécessités où réduit l’indigence. Est-on en guerre, comme dans la conjoncture présente ? vous servirez la patrie, ainsi qu’il est juste, en recevant, à titre de solde, ce que vous recevez comme une libéralité. Votre âge vous dispense-t-il du service ? ce que vous recevez maintenant, sans le mériter par aucun service, vous le recevrez à juste titre en qualité d’inspecteur ou d’administrateur fidèle. En un mot, sans presque rien retrancher ni ajouter, je détruis les abus. Je ramène l’ordre dans la république, en établissant des règles uniformes pour tous ceux qui ont part à ses libéralités, pour le soldat, pour le juge, pour tout citoyen qui rend à l’état les services qu’on peut attendre de son âge et que demandent les circonstances.

Je n’ai jamais dit qu’il fallût distribuer à ceux qui ne font rien pour la patrie, le salaire de ceux qui la servent, ni que vous dussiez languir dans l’inaction, dans l’oisiveté, dans une continuelle irrésolution, vous contentant de vous demander les uns aux autres si les troupes étrangères commandées par tel ou tel général, ont remporté quelque avantage. Car, c’est à quoi se réduit tout ce que vous faites aujourd’hui. Si je parle de ces étrangers, ce n’est pas que je veuille blâmer ceux qui font pour vous une partie de ce que vous devez faire ; je voudrais seulement que vous fissiez pour vous-mêmes les actions qui méritent à d’autres votre estime, et que vous n’abandonnassiez pas le rang glorieux que vos ancêtres vous ont acquis par tant de travaux et par tant de périls.

Je vous ai donné à peu près les avis que je crois les meilleurs ; c’est à vous d’embrasser le parti qui vous paraîtra le plus avantageux, et pour la république et pour tous les citoyens.


NOTES
SUR LA TROISIÈME PHILIPPIQUE.


(1) Hérée, forteresse de Thrace, qui était voisine de Méthone, et dépendait des Athéniens. — Tous les citoyens jusqu’à l’âge de 45 ans. Un Athénien était dispensé du service à l’âge de 40 ans, par une loi à laquelle on ne dérogeait que dans le cas d’une extrême nécessité. — Après la célébration des mystères. On appelait ainsi la fête qu’on célébrait en l’honneur de Cérès, à Eleusis, ville de l’Attique.

(2) L’année athénienne commençait au mois d’hécatombéon ou de septembre.

(3) Charidème, Oritain de naissance, élève d’Iphicrate, et gendre de Chersoblepte, avait mérité, par ses services, le droit de cité dans Athènes. — Que Philippe était malade et mort. Philippe eut un œil crevé au siège de Méthone ; il en fut dangereusement malade.

(4) Les Thébains haïssaient mortellement la république d’Athènes, qui, depuis les batailles de Leuctres et de Mantinée, favorisait Lacédémone, et qui, nouvellement encore, avait pris contre eux le parti des Phocéens dans la guerre sacrée. Cette guerre, qui durait depuis sept ans, avait engagé les Phocéens dans de grandes dépenses.

(5) En grec, nommez des nomothètes. Lee nomothètes étaient à Athènes des magistrats chargés d’examiner et d’abroger les lois qui préjudiciaient à la république. — Des lois concernant le théâtre et la milice. Les lois militaires de Solon exigeaient, à la rigueur, que tout Athénien, à son tour, s’enrôlât et servît en personne : autrement elle le notait d’infamie, le bannissait de la place publique et des temples. Mais des lois postérieures à celles-là y dérogeaient, et relâchaient si fort de l’ancienne discipline, que chacun se dispensait impunément du service, sans autre raison que la fainéantise. Démosthène voudrait que l’on fit revivre les lois de Solon. Par rapport aux lois concernant le théâtre, voyez plus haut, le Sommaire de la troisième Philippique.

(6) Lee Grecs traitaient de barbares toutes les autres nations, sans en excepter les Macédoniens, à qui plusieurs d’entre eux avaient refusé et refusaient encore le titre de Grecs.

(7) Certains orateurs avaient coutume, dans leurs discours, après avoir donné des conseils au peuple, de le flatter, en beaux termes, des plus heureux succès. Démosthène se moque de cet usage, et en parle d’un ton ironique.

(8) L’orateur ne parle pas des Athéniens actuels, mais de leurs pères qu’ils représentaient. Car l’expédition dont il rappelle le souvenir, était arrivée environ un siècle auparavant. Corinthe et Mégares, villes célèbres de la Grèce, en étaient venues à une rupture au sujet de leurs limites. Mégares s’unit avec Athènes, dont elle implora le secours. Les Corinthiens, persuadés que cette république, occupée à d’autres guerres, ne pourrait suffire à celle-ci, firent une irruption sur les terres de Mégares. Les vieillards et les jeunes gens restés dans Athènes, coururent à la défense de leur alliée, cherchèrent l’ennemi et le battirent. Douze ans après, les Mégariens poussèrent l’ingratitude jusqu’à massacrer chez eux la garnison athénienne, jusqu’à s’unir contre Athènes, leur bienfaitrice, avec Lacedémone, et même avec Corinthe, leur mortelle ennemie. Les Athéniens, outrés d’un procédé si affreux, résolurent d’en tirer vengeance, et prirent les armes contre les Mégariens.

(9) Aristide, Nicias, Périclès, un autre Démosthène que l’orateur qui parle, et d’une autre famille, étaient aussi bons généraux qu’excellens ministres. Aristide est connu par son équité et son désintéressement, qui le firent surnommer le Juste, Nicias, général athénien, fort riche et fort libéral, fut tué à la guerre de Sicile, dont il avait dissuadé ses concitoyens. Périclès, l’honneur de sa patrie et de son siècle, grand politique, grand capitaine, grand orateur. Ses rares talens le firent régner dans Athènes avec une telle autorité, que ses envieux le traitaient de nouveau Pisistrate. Démosthène, fameux capitaine athénien, se distingua dans la guerre du Péloponèse. Il eut ordre d’aller renforcer l’armée de Nicias en Sicile, où il périt aussi malheureusement que le chef qu’il allait secourir.

(10) Voyez le sommaire. — Plus de dix mille talens. Nous avons vu plus haut que le talent valait environ mille écus de notre monnaie. Ainsi, dix mille talens faisaient dix millions d’écus, et par conséquent trente millions de livres. Aristide avait imposé aux alliés d’Athènes une espèce de contribution qui peu à peu se convertit en tribut, et la mit en état d’amasser des sommes considérables.

(11) Tout grec naissait et mourait avec une haute opinion de lui-même. Nous avons déjà remarqué que les Macédoniens étaient regardés comme barbares (c’est-à-dire, comme n’étant point Grecs) par plusieurs peuples de la Grèce. Remarquons de plus, d’après le témoignage de l’histoire, que les premiers rois de Macédoine ne dédaignaient pas de vivre sous la protection, tantôt d’Athènes, tantôt de Lacédémone, tantôt de Thèbes, et que les prédécesseurs de Philippe n’osaient désobéir aux ordres des généraux athéniens.

(12) Personne ne porta jamais plus loin le désintéressement qu’Aristide et Miltiade. Toute la succession du premier ne put suffire aux frais de ses funérailles ; il ne laissa pour dot à ses deux filles que la reconnaissance publique. Toute la fortune du second ne put payer une amende de cinquante talens à laquelle l’avaient fait condamner ses envieux ; et, à la honte de la patrie, on laissa mourir en prison ce grand homme, qui avait amassé plus de gloire que de richesses.

(13) Les batailles de Leuctres et de Mantinée avaient beaucoup affaibli et presque anéanti la puissance de Lacédémone. Les Thébains étaient occupés de la guerre de Phocide.

(14) Plus de quinze cents talens, plus de quinze cents mille écus. Charès avait dissipé un pareil nombre de talens destinés à reprendre Amphipolis. — Perdu pendant la paix. Ce fut après avoir conclu la paix avec les Athéniens, que Philippe s’empara de Pydna, de Potidée, et d’autres villes de Thrace, qu’Athènes s’était soumises par ses armes, et qu’elle avait rendues ses alliées.



  1. Philippe, après s’être emparé de plusieurs places dans la Chalcide, pays de Thrace, proche Olynthe, et avoir jeté l’épouvante dans toute la contrée, s’était avancé vers Olynthe, qu’il serrait de près.
  2. Autrement seconde Olynthienne ; c’est la troisième dans l’édition de Leipzig.