Les Pieds-Noirs/09
CHAPITRE IX
L’attaque
Kenneth arriva sur le théâtre de l’escarmouche, et se trouva placé près d’Abram Hammet.
— En vérité, dit le quaker, mon cheval respire le combat et ronge son mors. Je crains affreusement qu’il ne m’entraîne au milieu de la mêlée.
— Vous avez le poignet solide, répondit Kenneth, et il faudrait que votre bête eût la bouche bien dure pour que vous ne pussiez la maîtriser.
Pendant qu’il parlait, le cheval du quaker commença à ruer et à se cabrer ; puis, se dressant sur ses pieds de derrière en agitant la tête et ronflant bruyamment, se précipita, furieux, vers le bois qui s’élevait au pied de la colline.
— Il faut que je suive et sauve ce pauvre diable, dit Kenneth à Nick Whiffles, occupé à charger sa longue carabine.
Le malheur avait voulu que Hammet fût emporté par son cheval du côté où tiraient les Indiens et où était tombé Jules Legris. Kenneth pressa sa monture bouillante d’ardeur. Mais tous ses efforts pour rejoindre Hammet furent inutiles. Ils couraient l’un et l’autre avec la rapidité de l’éclair. Au bout de quelques minutes, ils arrivèrent dans le bois, le cheval d’Abram marchant en tête, à une distance assez grande. Comme les arbres étaient bas et touffus, Kenneth eut bientôt perdu de vue Hammet. Un coup de feu partit dans le fourré. Notre jeune homme pensa que c’en était fait du quaker. Néanmoins, il ne voulut, ni rester dans cette incertitude, ni délaisser le compagnon que le hasard lui avait donné. Enfonçant donc les éperons dans le ventre de son cheval, il reprit le galop. Tout à coup, au moment où il venait de franchir un arbre abattu par la tempête, Kenneth aperçut un Pied-noir étendu sur le sol, en proie à l’agonie de la mort. À sa vue le jeune aventurier frissonna. C’était un spectacle bien propre à effrayer ! L’Indien avait le crâne partagé en deux, de l’os occipital au menton. Il possédait une puissante main, celui qui avait appliqué un pareil coup ! Se rappelant que le quaker portait une hache, Kenneth eut un instant l’idée qu’il pouvait bien être le propriétaire de cette main ; mais il se rappela aussi que c’était un homme de paix, qui répugnait à l’effusion du sang !
Iverson passa outre, et il allait pénétrer plus avant dans le bois, quand un sauvage s’élança sur lui en poussant un cri terrible. Il était d’une taille herculéenne et brandissait un tomahawk dont il chercha à frapper notre ami. Par bonheur, celui-ci se baissa, et la masse, au lieu d’atteindre et de fracasser la tête, toucha l’épaule. Le choc fut si violent que Kenneth perdit les étriers et tomba à terre. Malgré sa douleur et un étourdissement passager, il se releva avec l’agilité d’un chat, et se précipita sur son adversaire, en cherchant à l’étreindre dans ses bras. C’était chose difficile, car le sauvage était à demi-nu, et les doigts glissaient sur sa peau huileuse. Cependant, grâce à sa prestesse et à la force musculaire dont il était doué, Kenneth parvint plusieurs fois à saisir et à renverser son ennemi. Mais à peine croyait-il le tenir sous lui, que l’Indien lui échappait comme une anguille et qu’il fallait renouveler la lutte. Sentant que sa vigueur faiblissait, Kenneth résolut de concentrer et déployer tout ce qui lui en restait dans un suprême effort. Il attendit quelques secondes, puis se jeta à la gorge du Peau-rouge avec l’intention de l’étrangler. Cependant, quoiqu’il eût parfaitement pris ses mesures, cette tentative échoua, et son antagoniste en profita pour lui donner un croc-en-jambes qui lui fit perdre l’équilibre. Dès qu’il fut abattu l’Indien lui planta ses genoux sur la poitrine et se prépara à le scalper. Mais à cet instant, un aboiement furieux déchira l’air. À l’aboiement succéda un hurlement de douleur, et le Pied-noir lâcha prise pour rouler à côté de Kenneth. Palpitant d’une atroce émotion, celui-ci se leva et aperçut Calamité qui se battait avec acharnement contre le sauvage.
Ce combat fut de courte durée. Avant même que Kenneth fût remis de son agitation, le redoutable quadrupède avait expédié l’Indien à son grand Manitou.
— Tu es un bon chien, Calamité, dit Kenneth en contemplant affectueusement le compagnon de Nick. Tu m’as rendu un service dont j’aurai sans doute bien de la peine à m’acquitter. Excellente bête, chacun de tes actes dément ton nom !
Calamité ne bougeait pas la tête, et tenait ses yeux fixés sur le visage de l’Indien.
— Il est mort ! dit Kenneth ; allons, viens m’aider à retrouver le quaker.
Le cheval d’Iverson était resté à quelques pas du lieu de la chute de son maître, et l’attendait patiemment. Ravi de s’en être tiré à si bon compte, mais fatigué des secousses qu’il avait essuyées, il se remit en selle, sans savoir où diriger ses pas. Il se détermina, cependant, à pousser jusqu’à une clairière, à trente mètres environ de distance, et à battre en retraite aussi vite que possible, s’il ne pouvait découvrir Hammet. La surprise qu’il avait, éprouvée une fois déjà se reproduisit subitement en apercevant, à quelques pieds du théâtre de la lutte, le corps d’un autre Peau-rouge, roidi, inanimé, sur le gazon, et ayant la tête tranchée par une coupe verticale, comme le premier.
— Voilà qui est bien étrange ! pensa Iverson.
Mais ce n’était pas l’heure des longues réflexions. Tout pouvait être un sujet de danger autour de Kenneth. Il se haussa sur ses étriers, plongea son regard dans toutes les directions, et ne voyant ni Abram Hammet ni son cheval, il tourna bride. En route, il rencontra Whiffles, dont le petit cheval semblait voler avec la célérité que l’on prête à la bête de l’Apocalypse.
— Vous m’avez causé diantrement de souci, lui dit Nick. Castors et loutres ! monsieur, n’y avait-il pas assez de difficultés là-haut, sans vous fourrer dans ce bois, où les Peaux-rouges essaiment comme des frelons ?
— Ce n’est pas une imprudence de jeune homme qui m’a conduit, répliqua Kenneth, mais bien le désir de sauver ce pauvre Abram Hammet, dont le cheval a pris l’épouvante et l’a peut-être mené à la mort. Il a disparu là-bas, et je crains fort que sa chevelure ne pende, en ce moment, au côté de quelque guerrier pied-noir.
— Bast ! il n’aurait pas dû venir dans un pays comme celui-ci, qui n’est pas fait pour les quakers et les gens qui parlent de paix dans cette vie. Tout individu qui a pour deux liards de sens commun s’attendra à quelque diablesse de difficulté parmi ces damnées sauvages. Cependant, ajouta philosophiquement Nick, il n’y a pas de perte sans compensation : c’était un grand mangeur que Largebord[1] ; il mangeait plus qu’un chien, je le jure, oui bien, votre serviteur ! Ce qui ne l’empêchait pas de se plaindre et de gémir que sa constitution était délabrée et faible dans les organes vitaux de l’estomac. Quand il disait : Je n’ai pas faim, c’est alors qu’il avait le plus faim ; en un mot, il était tout le contraire de ce qu’il prétendait être. Il fallait croire l’inverse de ce qu’il affirmait. C’est là un genre de caractère qui ne me convient pas. Donc, si Tu-et-Toi s’en est allé de ce monde j’essayerai de me consoler de sa perte.
Nick soupira d’un air très-satisfait, en manière de péroraison.
Ils se dirigeaient au grand trot vers la brigade. Calamité gambadant derrière Firebug.
— Votre misanthrope de chien m’a encore sauvé la vie, dit Kenneth.
— Bénie soit votre simplicité ! est-ce que sa principale afflaire n’est pas de mettre la patte dans toute diablesse de petite difficulté qui peut survenir ?
Quand Kenneth et Nick rejoignirent les autres trappeurs, le feu était presque entièrement éteint. Saül Vander les aborda avec ces mots :
— Les drôles sont assez nombreux, vous comprenez ?
— Oui, répliqua Nick, je comprends cela.
— Nous ne pouvons camper dans le voisinage de ce bois, continua le guide.
— Je ne pense pas, repartit Whiffles.
— J’ai formé un plan pour les mettre en défaut, vous comprenez ?
— Je ne comprends pas, riposta Nick. — Nous irons à un mille ou deux d’ici, allumerons des feux, préparerons notre souper, ferons trois ou quatre huttes de branchages et d’écorce et partirons silencieusement avant minuit.
— Ils nous suivront, dit Whiffles.
— Saül Vander parcourt depuis trop longtemps le pays pour ne pas savoir cela, reprit sèchement le guide. Mon mouvement n’aura point pour but de les éviter s’ils veulent nous incommoder. Une fois, je les ai eus à mes trousses pendant des semaines entières et ils se contentaient tantôt de nous enlever un cheval ou une mule, tantôt de scalper un trappeur traînard ou égaré.
— Oui, dit Nick, en hochant la tête ; et cela me rappelle que, chassant dans les montagnes Rocheuses, je fus suivis, pendant dix mois, par un Crow qui s’était pris de fantaisie pour mon cornet à poudre. Il finit par me le voler pendant que je dormais ; mais je n’en fus pas très-fâché en pensant que la persévérance de cette vermine était bien digne d’une si chétive récompense. J’avais la goutte alors, suite d’une trop bonne chère ; mais quand même j’aurais été ingambe, je n’aurais pas fait un seul pas pour ravoir ma propriété.
— Je suis surpris qu’il ne vous ait pas dépouillé de votre chevelure commode votre poire à poudre, fit remarquer Kenneth.
— Ah ! c’est qu’il voulait me prouver qu’il avait réussi, et s’il m’eût tué, je n’en aurais rien su, répliqua Nick avec un aplomb imperturbable. Cependant, pour lui rendre la monnaie de sa pièce, une autre fois, je lui volai son tomahawk, et croiriez-vous que, depuis, le coquin m’a toujours suivi ?
— Combien de temps y a-t-il de ça ? demanda le guide.
— Oh bien, environ quinze ans, dit Nick en regardant le ciel avec une impayable candeur.
— Il appartient à une famille remarquable, dit ironiquement Saül à Kenneth. Son père, sa mère, ses frères, ses sœurs, ses oncles, tantes, nièces, neveux, cousins ont tous été des gens extraordinaires. Ses chiens et chevaux ne ressemblent pas aux autres chiens et chevaux, vous comprenez ?
— Je ne comprends pas, répondit Nick. Je n’ai jamais raconté l’histoire de ma famille, ni celle des nombreux chiens et chevaux que j’ai possédés. À peine ai-je ouvert la bouche sur mon cheval Suggestion, qui pâture maintenant au rancho du Bison. C’était un merveilleux animal que Suggestion dans son jeune temps. L’âge ne l’a point amélioré, hum ? mais il a l’esprit aussi solide que jamais. Comme il ne fait rien, il n’a pas le jarret aussi dégourdi que quand je le tenais sur la piste ; mais c’est tout de même une fameuse bête. Il se lamente et geint comme un enfant, quand il me voit prendre sans lui le chemin de la montagne. Firebug est son cousin issu de germain. Encore un cheval première qualité que celui-là. Il devance l’éclair…
— J’en ai un meilleur que le vôtre, vous comprenez ? interrompit Saül d’un ton piqué.
— Non, je ne comprends pas ! et je n’aime pas que l’on me dise comprenez-vous ceci ou cela quand je ne comprends pas. Vous devriez vous défaire de cette habitude ; car tôt ou tard elle vous suscitera quelque diablesse de petite difficulté. Mais je le dis et le répète : pour la vigueur de l’esprit, la force des reins, l’agilité des jambes, il n’y a pas, dans tout le pays, une bête capable de battre Firebug.
Sans répondre à cette provocation, le guide fit rappeler les tirailleurs, et conduisit la troupe à l’endroit qu’il avait choisi pour y camper. Quelques coups de carabine, tirés çà et là, au moment où les trappeurs s’éloignaient, et des hurlements féroces, poussés par les guerriers indiens, furent les seuls incidents qui signalèrent cette retraite.
- ↑ Allusion au chapeau à large bord que, suivant la coutume de sa secte, portait le quaker.