Les Pieds-Noirs/11
CHAPITRE XI
Le Loup
On avait fini de souper ; un à un s’éteignaient les bruits du bivouac. Cependant Kenneth ne dormait pas. Ses yeux étaient attachés sur une petite tente blanche, qui, pour lui, renfermait l’être le plus intéressant qu’il y eût au monde. Que n’aurait-il pas donné pour savoir ce qu’à cette heure Sylveen pensait de lui ? Lui avait-elle pardonné son duel ? Quel moyen prendre pour se rendre agréable à cette singulière fille ?
Absorbé par ces pensées, il oublia la fuite du temps. La nuit devint de plus en plus sombre. Les étoiles, après avoir faiblement scintillé parurent s’éloigner dans l’espace. Puis elles s’évanouirent, et de profondes ténèbres enveloppèrent l’asile de sa bien-aimée. Étendus dans leurs couvertes, les trappeurs rêvaient de leurs fiancées ou de leurs familles. Cependant, Le Loup restait accroupi devant la tente de Sylveen, et, lorsqu’une brise passagère ranimait les feux agonisants, Kenneth pouvait distinguer le jeune Indien qui avait l’air de dormir. Néanmoins, quand toute la brigade parut livrée au repos, Le Loup se leva avec précaution, examina le camp comme pour s’assurer que personne ne l’observait, et détala lestement.
Kenneth l’avait vu. Cette conduite cachait évidemment quelque mauvais dessein. Aussi le jeune homme se demanda-t-il s’il n’éveillerait pas Nick pour lui faire part de ses soupçons. Mais, changeant d’avis, il se détermina à chercher seul et à pénétrer le secret de l’Indien. Plaçant ses revolvers dans sa ceinture, il se mit à sa poursuite. Des sentinelles avaient instruction de faire bonne garde autour du bivouac ; mais, comme elles se trouvaient fort distantes l’une de l’autre, il ne fut pas difficile à Le Loup de passer inaperçu entre elles, en marchant sur les mains et les genoux. Iverson l’imita et obtint le même résultat. Le jeune Peau-rouge se jeta résolument à travers les broussailles qui bordaient le bois.
— Ah ! murmura Kenneth, ce démon d’enfant connaît son chemin. Il nous ménage quelque trahison, sans doute.
Pourtant, il continua d’avancer à travers les ronces et les épines qui déchiraient ses vêtements et lui lacéraient les mains. La course devint de plus en plus difficultueuse. Iverson se reprocha de n’avoir pas averti Saül Vander, car il ne savait où il allait, se sentait environné de dangers et craignait, en rétrogradant, de tomber dans un piège. Le Loup marchait toujours avec la même assurance. Il se rendait évidemment à quelque rendez-vous convenu. Une profonde ravine lui barrait le passage. Sans s’arrêter, il la descendit, et, après avoir traversé un bouquet de mesquites au fond, il s’enfonça sous une forêt de chênes, qui avaient crû sur le bord d’un grand cours d’eau tributaire de la rivière Rouge.
En cet endroit Kenneth devait surmonter un des plus grands obstacles qu’il eût rencontrés, car il lui fallait se frayer sans bruit, un chemin à travers les mesquites. Il s’efforçait d’y parvenir quand le glougloutement d’un dindon sauvage frappa ses oreilles. Il devina que ce cri, Le Loup l’avait articulé. Aussi cessa-t-il tout mouvement pour voir et écouter. Un cri semblable répondit au premier, puis des pas se firent entendre, et, au bout de cinq minutes au plus, deux formes humaines se dessinèrent dans l’ombre et se dirigèrent vers le jeune Indien.
Nous ne chercherons pas à peindre la curiosité qui s’empara de Kenneth. À tout prix il voulut connaître la conversation qui allait avoir lieu. Mais il fallait s’approcher davantage. C’était affaire mal-aisée. À tout risque, Iverson se coula entre les rameaux qui cassaient comme du verre au moindre contact. Son cœur battait fort. À chaque pas, il craignait d’être découvert. Grèce à sa prudence et à son adresse, il parvint, toutefois, sans encombres, à un endroit d’où son dessein était réalisable. Seulement, il ne pouvait distinguer les traits des deux mystérieux individus. Par leur costume il jugea, cependant, qu’ils étaient Indiens. Le plus grand commença à parler, et Kenneth ne fut pas peu surpris de l’entendre s’exprimer en anglais pur, au lieu de se servir de l’idiome propre aux peuplades sauvages de l’Amérique septentrionale.
— Louveteau, as-tu la langue droite, ce soir ? dit-il.
— Ma langue n’est jamais crochue, répondit vivement Le Loup.
— C’est bon, ne nous occupons pas de bagatelles, mon garçon. As-tu réfléchi aux paroles qu’un petit oiseau a laissé tomber dans tes oreilles, hier !
Kenneth reconnut cette voix. Il l’avait déjà entendue, et il était impossible de l’oublier. C’était la voix de Mark Morrow.
— Ceux qui sont sages n’écoutent pas tous les oiseaux qui passent. Vous avez demandé le louveteau, le voici. Langue-croche, parlez.
— Tu n’es pas le petit d’un loup, répondit adroitement Morrow, car le loup court où il veut, et tu portes à ton cou le collier de la servitude.
— Le Loup n’est pas un esclave !
— Je ne vois pas bien la différence qu’il y a entre toi et un esclave, ricana Morrow. Ton esprit est dompté. Tu as perdu l’amour de la liberté. Tu obéis comme un chien aux ordres de ta maîtresse. La fierté des vaillants Pieds-noirs est morte en toi.
— Langue-croche, répliqua Le Loup avec emportement, vous parlez faussement ! Dites plutôt ce que vous voulez, sans quoi les oreilles du jeune loup ne vous seront plus ouvertes.
— Mes affaires concernent, comme tu le sais, la jeune fille au visage pâle, que tu appelles Lever-du-soleil. Mon cœur est rempli de son image. Je veux qu’elle vienne habiter mon wigwam.
Par une sorte de perception intime, Kenneth comprit qu’en prononçant ces paroles. Mark Morrow cherchait à lire sur les traits du jeune Indien.
— Continuez, dit celui-ci.
— Les tiens sont dans le voisinage, reprit Mark.
— Ces gens appartiennent à ma race, mais ce ne sont pas parents.
— Leur sang coule dans les veines, et une voix intérieure te crie de rejoindre ta nation.
— Je vous écoute, dit Le Loup.
— Tu as le privilège de marcher au côté de ta maîtresse. Il te sera bien facile, sous un prétexte ou sous un autre, de l’attarder à l’arrière de la brigade, ou de l’en séparer par une course à droite ou à gauche. Si quelques-uns des tiens ont connaissance du plan, ils se tiendront proche, pour vous couper la retraite. Ils agissent avec un parti de gens du Nord-ouest qui sont dans mes intérêts. La belle jeune fille me suivra, tandis que, ayant échappé au joug d’une captivité dégradante, tu iras respirer un air libre dans les huttes des Pieds-noirs.
— Je ne puis trahir la femme aux yeux brillants comme le lever du soleil, repartit soucieusement l’Indien.
— Écoute ! tu auras des chevaux, des fusils, des couteaux d’acier poli, dont l’éclat éblouira les regards de ton ennemi. Que demain soit le jour fixé ! Et, si c’est impraticable demain, essaye le jour suivant et ainsi de suite, jusqu’à ce que tu aies réussi.
— Lever-du-soleil a bon cœur pour Le Loup, répondit-il en hésitant. Langue-croche, son cœur n’est pas gonflé pour vous.
— Le fils de l’homme rouge est-il si dégénéré qu’il aime la chaîne et le collier ? Appellera-t-il l’un maître ? l’autre : maîtresse ?
— Vous insinuez en moi, un mauvais esprit, dit aigrement Le Loup.
— Ah ! tu es trop faible pour mériter la liberté ! fit Mark avec un mépris affecté.
— C’est le discours d’une langue menteuse, répliqua le jeune Indien.
— Stupide enfant, ne sais-tu pas que tu es surveillé, que les trappeurs ont l’ordre de te tuer comme une bête si tu cherches à l’échapper ?
— Je ne le crois pas, dit dubitativement Le Loup.
— Resserre donc tes liens, et que ton nom devienne un signe de réprobation parmi les braves de ta race.
— Langue-croche, je réfléchirai à vos paroles et si elles me semblent bonnes, je vous tiendrai un autre langage.
Sa confiance dans les visages pâles était évidemment ébranlée. Morrow avait su toucher la corde sensible. Dans ses veines, il avait instillé un poison qui, déjà, travaillait et fermentait. Le Loup était en proie à un combat, dans lequel son amour pour Sylveen luttait contre son antipathie naturelle pour les blancs et la captivité.
— Maintenant, ajouta Mark, que tu commences à avoir les sentiments d’un homme, je te dirai quelque chose de plus. Ce Kenneth Iverson…
— Grand cœur ! diablement brave ! interrompit avec vivacité Le Loup.
— Oui, il a un certain genre de courage, répondit amèrement Mark ; mais ce n’est pas de cela qu’il s’agit. Mon mauricaud, le monde n’est pas assez large pour lui et pour moi. La vue de sa chevelure dans la hutte de l’un de ta race, ne m’affligerait pas démesurément.
— S’il est votre ennemi, pourquoi ne le tuez-vous ? demanda Le Loup.
— Eh ! je préfère employer une autre main à cette petite besogne ; et cette main, si tu as du courage ce sera la tienne.
Il faisait assez clair pour que Kenneth pût distinguer que Mark se penchait vers l’Indien afin de saisir toutes les nuances de sa physionomie.
— Si j’étais un homme, dit orgueilleusement Le Loup, je ne demanderais pas à un autre ce que je pourrais faire moi-même. N’avez-vous pas une carabine ? n’avez-vous pas un couteau ?
— Loup, dit Mark, as-tu jamais regardé un serpent et vu comme il se glisse agilement à travers les hautes herbes ? On ne connaît sa présence que quand il lève la tête pour mordre. Je voudrais me débarrasser secrètement de ce jeune homme. Il faut qu’il sente le coup, sans savoir d’où il vient et qui l’a porté.
Il fit une pause et continua en ces termes :
— J’ai souvent remarqué les yeux fixés sur ce magnifique revolver et ce poignard monté en argent. Un médecin célèbre a dit que ces armes sont pour leur possesseur une garantie certaine de succès. Les gens de ta race savent que, dans les moments d’inspiration les médecins prononcent des paroles de vérité et de sagesse. Jeune fils des Pieds-noirs, ces armes sont à toi ; prends-les, et que le visage pâle qui t’a tenu sous son joug ignominieux apprenne à les craindre !
Il sembla à Kenneth qu’il entendait les palpitations du cœur de l’Indien. Tout ce que la nature sauvage et passionnée de cet enfant avait d’appétits était surexcité. Depuis longtemps, il désirait ces armes. Pour lui, elles étaient plus précieuses que l’or ou un trône. Il leva la main droite, la laissa tomber sur sa cuisse, la leva encore, l’étendit, saisit fiévreusement les mortels instruments, examina avec curiosité leurs riches incrustations d’argent, qui jetaient des lueurs au milieu de la nuit, et les plaça dans sa ceinture.
— Peut-être, dit-il avec empressement, peut-être ces armes feront-elles le soleil sur le sentier de Langue-croche et les ténèbres sur celui de ses ennemis. Le Loup s’anime en flairant le gibier ; il ne retournera pas dans sa tanière avant d’avoir goûté au sang. Visage pâle c’est dit. Mon chemin est là-bas : je pars.
En achevant, Le Loup bondit avec l’agilité d’une panthère. Il avait disparu avant que Kenneth s’en fût douté. Le silence qui se fit aussitôt apprit à ce dernier que le sanglant entretien était terminé. Il reprit alors le chemin du camp, profondément agité par ce qu’il avait entendu.