Les Pieds-Noirs/13
CHAPITRE XIII
Le Loup montre les dents
— Nous devrions, je pense, redoubler de précautions, dit Kenneth, en s’adressant au guide. Je sais bien que je n’appartiens pas directement à votre brigade, et que j’ai peu de droit de conseiller un homme aussi expérimenté que vous ; cependant, je me permettrai de vous engager à confier les postes dangereux à vos meilleurs trappeurs, afin de bien garder la chère enfant qu’il est de leur devoir de protéger.
— Je ne négligerai pas votre avis, jeune homme ; car il est dicté par un sentiment amical, et vous me semblez vraiment avoir quelque connaissance de notre genre de vie. Mais si ce n’était pas une indiscrétion, je vous demanderais quel vent vous a poussé sur cette mer d’aventures ? Vous êtes un habitant du vieux Kentucky, je le vois. Il y a un bon bout de montagnes et de prairies entre vous et le pays de Daniel Boone.
En disant ces mots, Saül Vander attachait sur Kenneth un regard qui attendait une réponse.
— Votre curiosité est fort naturelle et excusable, répliqua Kenneth, avec quelque embarras. Croyez-moi, je ne suis qu’une épave jetée ici par le flot des circonstances. En vous racontant ces circonstances, vous ne seriez guère plus avancé. Supposez que je suis venu pour tenter fortune dans la traite des pelleteries, ou que l’amour des émotions m’a entraîné dans ces solitudes. Que fait l’histoire d’un homme ? le voir, observer sa taille, sa physionomie, son caractère, n’est-ce pas assez ?
— Dans certains cas, oui ; dans d’autres, non. Un homme peut être ceci ou cela. Pourtant, dans le Nord-ouest, ça ne fait peut-être qu’une mince différence.
— La nuit baisse ; elle sera très-sombre, reprit brusquement Kenneth. Les nuages roulent de l’horizon vers le zénith, et bientôt le jour aura disparu. Le temps sera favorable à une surprise. Je ferai faction.
— Si vous croyez pouvoir vous tenir éveillé, je ne m’y opposerai pas. Mais peut-être n’avez-vous pas été accoutumé à passer des nuits, en face du danger, avec une carabine nu bras.
— Que cela ne vous inquiète pas, répondit Kenneth, en souriant. Cette carabine est kentuckienne, et je suis Kentuckien. Si, ajouta-t-il, avec hésitation, vous veillez bien à la sécurité de votre fille, Nick Whiffles et moi ferons en sorte que vous ne soyez pas incommodés par de méchants voisins.
— Saül Vander ne fermera pas les yeux cette nuit, dit le guide. Viennent les ennemis et ils auront affaire à qui les connaît bien, et à qui a conduit plus d’une brave troupe aux villages des castors.
— C’est assez vrai, dit Nick. J’ai un peu travaillé dans cette partie, moi aussi ; et il n’est pas un caillou de la rivière Rouge que je n’aie remarqué. Ne sais-je pas d’où sort chaque goutte de ses eaux ? N’ai-je pas dormi sur tous ses tributaires, depuis le ruisseau large comme le bec d’une théière, jusqu’au courant assez grand pour recevoir une barge. Est-il un lac où je n’ai pas pêché, un bayou que je n’aie point visité, une montagne que je n’aie gravie, une prairie que je n’aie traversée, un bois que je n’aie exploré, une vallée où je n’aie planté ma tente ? Citez-moi un lieu où je n’aie eu quelque diablesse de petite difficulté, où la détonation de ma carabine ne se soit point fait entendre ? Montrez-moi une motte de gazon que mon cheval n’ait foulée aux pieds, un animal sauvage que mon chien n’ait pas lancé ? Y a-t-il un territoire, hanté par les buffles, où je n’aie chassé ? Quant aux Peaux-rouges et vermines de cette nature, est-ce que je ne les connais pas aussi bien que le chemin de ma bouche ?
Nick s’arrêta et contempla le ciel qui s’assombrissait de plus en plus.
— Je ne parlais pas pour me vanter, vous comprenez ? fit observer un peu aigrement Vander.
— Oui, je comprends cela, dit Nick ; mais quand on en vient à une question de faits, je puis tenir tête à quiconque a épaulé une carabine ou porté un havresac, je le jure, oui bien, votre serviteur !
— Je n’ai jamais été ferré sur les forfanteries, riposta sèchement Saül : mais j’ai connu des gens qui s’entendaient mieux dans cette ligne que dans toute autre branche d’affaires, vous comprenez ?
— Non, je ne comprends pas, repartit malicieusement Nick ; et vous avouerez qu’il est ennuyeux de s’entendre toujours dire : vous comprenez ceci ou cela, lorsqu’on ne comprend pas. Quant à votre insinuation que je ne suis bon qu’à me flatter, je m’en soucie comme d’un fétu, quoique, ajouta-t-il en manière de réflexion, si nous n’avions pas autre chose sur les bras, ça pourrait occasionner entre nous une diablesse de petite difficulté.
— Eh ! vous êtes braves tous deux, on le sait, intervint Kenneth, voulant éviter une chicane imminente. Pardieu, il faudrait aller loin pour trouver deux trappeurs aussi hardis et aussi rompus que vous à l’existence que nous menons. Est-ce que tout le monde ne vous rend pas justice ? Mais la nuit vient. Voyons, bourgeois, où nous posterez-vous ?
— Choisissez l’endroit qui vous plaira, je puis me fier à vous, vous comprenez ? répondit Saül.
— Oui, grommela Nick, nous comprenons certainement ça.
Kenneth avait déjà étudié le terrain et reconnu la partie qui présentait le plus de dangers probables. C’était un lieu couvert d’arbustes, entrelacés de hautes herbes et de sauge sauvage. Mais, il ne s’y rendit pas tout de suite, ayant remarqué que Le Loup épiait ses mouvements de la tente de Sylveen. Après avoir fait un long détour, et s’être assuré qu’on ne pouvait le voir, il arriva à cette place et commença sa faction.
Les nuages opaques, amoncelés à l’occident, s’étendirent bientôt sur toute la voûte céleste et interceptèrent la lueur des étoiles. Un impénétrable manteau, noir comme le jais, plana sur le camp des trappeurs. Perçant l’obscurité, les yeux de Kenneth étaient fixés sur la tente de Sylveen. Longtemps, il demeura plongé dans ses amoureuses pensées ; mais craignant qu’elles ne l’absorbassent au point de rendre sa garde inutile, il se mit à marcher en long et en large, en prêtant l’oreille aux bruits de la forêt et en caressant parfois sa carabine, comme une amie fidèle sur laquelle il pouvait compter. Cependant, l’image de la jeune fille le poursuivait toujours ; à peine l’avait il chassée qu’elle revenait plus belle, plus séduisante. Aussi, sans le vouloir, s’arrêta-t-il contre un arbre pour réfléchir plus à l’aise. Les heures s’envolaient avec rapidité et sans qu’il s’en doutât, lorsque, tout à coup, un frôlement le fit tressaillir. Puis, quelque chose de brillant scintilla sous ses yeux ; puis il reçut un léger choc, et sentit le froid de l’acier glisser sur ses chairs au-dessous du cœur. Bondir en arrière et s’élancer sur son ennemi fut pour Kenneth l’affaire d’une seconde. Alors, il aperçut Le Loup qui arrivait sur lui en brandissant un coutelas. Iverson se baissa agilement, évita le coup, et, empoignant le bras qui s’apprêtait à le frapper de nouveau, l’arrêta court. Le Loup se débattit, avec autant de fureur que de vivacité. Peut-être allait-il réussir à se délivrer de l’étreinte de Kenneth qu’embarrassait sa carabine, lorsque Calamité fondit à son tour sur l’Indien.
— Doucement, doucement, mon bon chien, dit Kenneth, voyant que Calamité avait saisi par l’épaule le jeune Pied-noir et commençait à la lui déchirer.
Le molosse obéissant lâcha sa victime, qui supportait son échec avec le stoïcisme d’un vieux guerrier éprouvé par quarante années de combats.
— Traître ! lui cria Iverson, je ne sais ce qui me retient de te mettre à mort.
Le Loup ne répondit pas. Il regardait le chien d’un air sombre.
Kenneth tira lentement un pistolet de sa ceinture.
— Voyons, jeune vipère, qu’as-tu à dire pour ta défense ?
— Rien, répliqua-t-il résolument. Quand le loup est pris dans une trappe, il ne compte jamais sur la pitié du chasseur.
— C’est bien là l’esprit de la race, repartit Kenneth. Mais dis-moi, petit misérable, comment j’ai encouru ta haine.
— Le Loup, répliqua-t-il, après un moment d’hésitation, a longtemps été votre ami. Il vous aimait parce que vous étiez, brave. Il vous hait aujourd’hui parce que vous avez soufflé le poison dans les oreilles de Lever-du-soleil. Le Loup n’avait qu’un ami et c’était elle. Pour elle, il se serait fait couper en morceaux, et vous avez tourné son cœur contre lui.
— J’avais raison, dit Kenneth, car j’avais entendu le grognement du loup ; mais je ne savais où il poserait la dent.
— Le Loup ne mordra pas sa main, non, pas sa main !
En prononçant cette dénégation, le jeune Indien s’était animé. Ses yeux reluisaient comme des escarboucles.
— Sachant ce que je sais, reprit Iverson, j’ai peine à croire ce que tu dis là. J’aurais pu révéler les projets, mais je ne l’ai pas fait. Jusqu’à hier soir j’ai gardé un secret qui, dévoilé, aurait causé ta perte. Tu me récompenses, méchant garnement, en me frappant avec le couteau d’un assassin. Si je te brûlais la cervelle, Saül Vander dirait que j’ai eu raison.
Le jeune sauvage se redressa fièrement.
— Le Loup et l’Indien sont toujours du gibier pour les visages pâles, fit-il. On m’a dit que l’un et l’autre mourraient de votre main. Tuez-moi, si vous voulez. Je suis plus facile à tuer maintenant que quand mes dents et mes griffes auront grandi.
— Non, petit coquin, je ne toucherai pas à un cheveu de ta tête ; mais va-t’en !
Le Loup ne bougea pas. Il contemplait le jeune homme d’un air étonné, en paraissant se consulter.
— Va-t’en ! reprit Kenneth.
Alors, l’Indien tourna sur les talons, hésita, jeta encore un coup d’œil sur Iverson, puis s’éloigna lentement et se perdit dans l’obscurité.
— Il est fidèle à sa nature, et les instincts de sa race parlent haut dans son cœur, se dit Iverson. Prenant pitié de sa jeunesse, je l’ai épargné… peut-être imprudemment.
Remarquant que le chien de Nick était assis près de lui, sur son train de derrière, il s’approcha pour le caresser. Mais l’animal témoigna de sa désapprobation par un grognement sourd.
— Toi aussi, tu es fidèle à ton caractère, ajouta Kenneth. Étrange bête ! elle repousse mon affection. Je ne me plaindrai pas, cependant. Je lui dois trop pour lui faire un crime de son apparente misanthropie. Ah ! Calamité, tu es bien le chien excentrique d’un maître excentrique, mon sauveur, toutefois. Si ton nom est de mauvais augure, les actes sont bons. Tu as vraiment été une calamité pour mes ennemis ; et pour moi, un bienfaiteur intelligent. Je me souviendrai de toi, Calamité.
En réponse à ces paroles bienveillantes, le mâtin n’agita pas un des poils de sa queue buissonneuse, mais il se contenta de regarder Kenneth avec une gravité taciturne, un peu soupçonneuse.
— Eh bien, puisque tu ne veux ni parler, ni ouvrir ton cœur à mes avances, voyons si nous pourrions découvrir quelque indice de danger, dit le jeune homme en étendant la main vers les arbres.
Obéissant à ce mouvement, Calamité se leva, s’allongea et partit dans la direction indiquée.
Bientôt Kenneth l’entendit aboyer, comme c’était son habitude quand il voulait attirer l’attention. Le jeune homme se porta vivement du côté d’où venaient les sons, et trouva le cadavre d’un Indien, sur la tête duquel, le tueur mystérieux avait apposé sa terrible signature !
— Cela dépasse toute croyance ! s’écria Kenneth.
À peine avait-il poussé cette exclamation qu’il entendit venir quelqu’un. Une voix l’apostropha dans l’ombre.
— Où es-tu, ami Kenneth ! dors-tu à ton poste ? Jeune homme, les gentils sont près de toi. Ils se pressent par essaims autour du camp. Si tu tiens à la vie, à cheval et fuis !
— Lâche ! proféra le jeune homme, en reconnaissant Abram Hammet ; osez-vous me donner un tel conseil ? Pensez-vous que je fuirai quand les autres combattent ?
— Fais ce que tu voudras, répliqua tranquillement le quaker ; je ne puis contrôler tes actes. Si tu désires répandre le sang, je ne puis t’en empêcher. Le rugissement des Peaux-rouges retentira bientôt dans ces prétendues solitudes. Ils se rueront sur cette misérable brigade, trois contre un…
— Comment as-tu appris cela ? Où as-tu été ?
— Point de questions. Ne t’importune pas de détails inutiles. Bien plutôt, cours rejoindre tes camarades, si tu ne veux pas être séparé d’eux, répliqua Hammet avec une teinte d’impatience.
À ce moment. Calamité se mit à aboyer furieusement.
— Le chien les sent déjà, reprit Abram.
— Bon ! il donnera l’alarme aux trappeurs.
— Je l’ai fait, en traversant le camp ; j’ai éveillé les gens de la brigade, car les Philistins approchaient. Mais on s’est moqué de moi, de mon discours et de mes nouvelles. Debout, ai-je dit ; combattez, ou que chacun de vous se sauve de son côté !
— Je vais voler vers eux. Mais que ferez-vous, puisque votre religion vous défend de vous battre ?
— Ne t’inquiète pas de moi, ami Kenneth, et songe à toi et à la jeune fille, car je crains fort que les doigts des sauvages ne saisissent sa longue chevelure, avant le lever de l’aurore.
— Et vous restez calme comme une statue, et vous ne combattrez pas ! s’écria Kenneth, avec colère.
Un son épouvantable, semblable au hurlement d’une bande de loups, déchira l’air. Il fut suivi d’un bruit qui eût fait croire qu’un troupeau de daims se précipitait à travers la prairie. Et des clameurs stridentes, mêlées au cliquetis des armes, lui succédèrent.
— À la tente de ta bien-aimée ! cria Hammet. C’est là que pleuvront, drus et mortels, les coups de l’homme rouge.
Sans entendre ces paroles, Kenneth avait bondi comme un tigre blessé et s’était élancé vers le camp.
La crépitation de la fusillade annonçait que la lutte était engagée. De tous les points jaillissaient des interpellations, des gémissements, des imprécations. Le vacarme était affreux. La voix de Saül Vander dominait, cependant, le tumulte. Un cri perçant frappa les oreilles de Kenneth. Poussant droit à la tente de Sylveen, il trouva cette tente environnée de monstres à formes humaines. Il eut une idée confuse que le quaker était près de lui ; mais il était trop occupé par la pensée de sa maîtresse pour s’assurer du fait. Comme Hammet le lui avait prédit, il vit une main rouge saisir Sylveen par ses cheveux épars. Ce spectacle lui mit la rage au cœur. Assénant, à droite et à gauche, d’effroyables coups avec la crosse de sa carabine, il se fraya un chemin jusqu’à la jeune fille et renversa le Pied-noir qui s’était emparé d’elle. Mais la surexcitation de ses nerfs ; l’horreur de la mêlée qu’illuminaient seulement les éclairs des armes à feu ; les plaintes des blessés ; le râle des mourants ; l’odeur de la poudre et du sang, avaient achevé de l’enivrer et de lui faire perdre la tête. À partir de cet instant, Kenneth Iverson frappa, frappa encore, frappa çà et là, mais sans savoir ce qu’il faisait, sans savoir ce qui se passait autour de lui.