Les Pieds-Noirs/14
CHAPITRE XIV
Le corbeau de la rivière Rouge
Dès que Sylveen se sentit dégagée des mains brutales qui lui meurtrissaient les chairs, elle partit comme une flèche. S’imaginant entendre les pas d’un sauvage derrière elle, la jeune fille courut jusqu’à ce que les forces lui manquassent. Alors elle s’assit. Son cœur battait violemment. Elle essaya d’apaiser ses palpitations et de recouvrer le courage avec le sang-froid. Elle ne savait ni où elle était, ni à quelle distance du camp l’avait emportée sa course. Le seul parti qu’elle eût à prendre était de chercher à se cacher jusqu’au jour. Par malheur, le sol était bas et marécageux. Si légers qu’ils fussent, ses pieds enfonçaient dans la boue ; et, pour ajouter à ses maux, la bise du nord soufflait avec force. Sylveen marcha, en grelottant, pendant le reste de la nuit, et, au lever du soleil, atteignit, enfin, un terrain sec, planté d’herbes et d’arbustes. Trempée d’eau et de transpiration, elle se laissa tomber sur la mousse où bientôt, vaincue par ses fatigues, elle s’abandonna au sommeil, malgré les périls qui l’entouraient.
Le soleil avait franchi son méridien, quand elle s’éveilla. Ouvrant lentement les paupières, il lui sembla apercevoir deux petites étoiles qui flamboyaient devant elle comme des diamants. Qu’était-ce ? Il y avait en elles une insurmontable puissance de fascination. Encore engourdie par le sommeil, Sylveen ne put, d’abord, définir ces apparitions. Elle continua de fixer les yeux sur elles avec une sorte de plaisir vague. Puis, tout à coup, son corps frissonna. Une sueur glacée perla à son front. Ce qu’elle regardait, c’était un reptile, un énorme serpent à sonnettes ! ces diamants étincelants, c’étaient ses prunelles !
Roulé sur lui-même, le monstre dardait des regards brillants sur la jeune fille. Elle voulut fermer les paupières pour échapper à cette horrible vision ; elle ne le put. Elle voulut crier ; vain effort, la voix s’arrêta étranglée dans son gosier. Elle voulut se mouvoir, fuir… Ses membres refusèrent de lui obéir.
Affreux enchantement ! atroce sympathie ! cauchemar épouvantable ! réalité mille fois plus épouvantable ! Dans ses oreilles bourdonnait une musique étrange, énervante, soporifère. Elle ne savait ce que signifiait cette musique ; elle demandait à Dieu de la faire mourir avant que le dégoûtant reptile eût achevé son œuvre d’ensorcellement. Il lui semblait déjà sentir le froid de son corps visqueux, lorsque, tout à coup, une ombre noire passa devant elle. Ce fut comme le saut d’une panthère. Les deux étoiles disparurent ; le murmure mélodieux cessa ; le charme satanique était rompu ? Sylveen bondit sur ses pieds, en poussant un cri de joie, auquel répondit, par un grognement de bonne humeur, Calamité, qui broyait entre ses dents le cou du serpent, et le secouait en tous sens, en le faisant claquer comme un fouet.
Encore en proie aux émotions accablantes qui venaient de l’agiter, Sylveen, se prit la tête entre les mains, pour rassembler et coordonner ses idées. Après s’être un peu remise, elle jeta sur le chien un regard chargé de reconnaissance. Calamité avait lâché son ennemi qui se tordait dans les dernières convulsions de l’agonie.
— Noble animal, dit la jeune fille, caressant de sa main la tête du chien qui, dérogeant à ses habitudes, se laissa faire ; noble animal, que ne peux-tu comprendre ma gratitude ?
Calamité agita doucement sa queue en signe d’intelligence, et se mit à marcher à côté de Sylveen qui tâchait de s’orienter pour retourner au camp.
Au bout de quelques minutes, il passa devant, et la fille du guide le suivit, comptant sur son instinct, pour arriver à sa destination. Mais le sol redevint fangeux et mouvant. Sylveen reconnut que cette route était impraticable, car elle enfonçait, à chaque pas, dans une terre marneuse et grasse qui embarrassait tous ses mouvements. Elle s’arrêta. Calamité fit de même. Il la regarda d’un air interrogateur, puis retourna au point de départ. Elle l’accompagna et ils revinrent à la prairie dont ils côtoyèrent les bords pendant la plus grande partie de la journée. Rien n’indiquait le bout de cette lande stérile, ni la fin du marais. L’inquiétude de Sylveen est plus facile à imaginer qu’à dépeindre. Dans l’après-midi, un loup se présenta à quelque distance d’eux. Calamité n’eut pas de peine à le faire partir. Mais les aboiements du chien amenèrent d’autres loups qui se mirent à leur piste, en poussant des hurlements sinistres. Sans son intrépide protecteur, la pauvre Sylveen aurait difficilement échappé à la voracité de ces carnassiers. La présence de Calamité suffit heureusement pour les tenir en respect.
Un peu avant le coucher du soleil, une lueur d’espérance jaillit dans le cœur de la pauvre fille. À travers les broussailles, elle distingua soudain le faîte d’une hutte. Cette hutte, grossièrement construite, ne témoignait toutefois pas beaucoup en faveur de son architecte. Elle se composait de quelques pieux fichés en terre et recouverts d’écorce mal cousue, disjointe en plusieurs places.
Calamité s’approcha lentement de la cabane, l’examina, la flaira et enfin aboya. Sa démonstration fit sortir un être bizarre, dont l’aspect effraya Sylveen. Cet individu paraissait appartenir à l’espèce humaine, quoiqu’il fût bâti d’une façon si extraordinaire que nous allons être obligé de le peindre avec quelques détails.
C’était un personnage d’une taille plus que moyenne et accoutré d’une façon unique. Il avait le côté droit de la face peint en rouge et rasé de près, tandis que le gauche était à l’état naturel, c’est-à-dire blanc et hérissé par une barbe longue et rude. La ligne de démarcation, entre ces couleurs, s’étendait du milieu du front à l’os costal, ou, en d’autres mots, jusqu’au vêtement, en partageant longitudinalement le nez, le milieu de la bouche et le menton. La chevelure du côté vermillonné était relevée, jusqu’aux centre de la région coronale et liée comme la mèche à scalper d’un Indien, l’autre côté était peigné et lissé à la manière des blancs. De la touffe de cheveux à droite s’élevaient, en se balançant superbement, des plumes de dinde sauvage. Le costume du personnage répondait aux antithèses de sa tête. Sa chemise de chasse était moitié en drap, moitié en peau de daim, frangée d’un côté, unie de l’autre. Sa jambe droite était ornée d’un mitas et d’un mocassin ; sa gauche emprisonnée dans un fragment de pantalon et une botte. La main droite était rouge, la gauche blanche. Vu d’un côté, il n’était que peau de daim et peinture ; de l’autre, il était tout drap et cuir. Nous renonçons à décrire l’effet de cette toilette insensée.
Le premier mot que prononça le fantasque solitaire, fut : « Serpents-à-sonnettes ! » expression peu propre à causer d’agréables souvenirs à Sylveen. Elle ne put réprimer un frémissement que l’extérieur de ce phénomène vivant justifiait bien du reste.
— Montagnes Rocheuses ! ajouta-t-il.
C’était mieux. Les montagnes Rocheuses ne rappelaient rien de déplaisant à Sylveen ; mais les palpitations de son cœur étaient trop vives pour qu’elle pût parler.
— Ours et buffles ! proféra l’étonnant inconnu qui ne paraissait pas disposé à faire de longs discours. Appuyant ensuite son menton sur la gueule de sa carabine, il dévisagea la jeune fille, incertaine si elle devait fuir ou rester. La présence de Calamité la rassura. Elle appela à son aide tout le courage que la nature lui avait donné, et s’écria :
— Qui êtes vous, monsieur ?
Aiguisant son regard et guignant de l’œil gauche sa charmante questionneuse, l’étranger se redressa, gesticula et répondit d’une voix basse et vibrante :
— Je suis la ligne de division entre les races blanche et rouge ! Je suis la terreur de la terre ! Je suis le rhinocéros nomade du Nord ! Je suis le Corbeau de la rivière Rouge.
Le Corbeau rouge et blanc frappa du menton contre le canon de son arme, en tambourinant sur ses flancs à l’aide de ses coudes et criant : « Couah ! couah ! couah ! » avec une âpreté d’intonation qui fit reculer Sylveen. Le son écorcha jusqu’aux oreilles de Calamité, car il exprima sa désapprobation par un aboiement sourd.
— Je ne vous comprends pas, monsieur, répliqua Sylveen.
— Je suis une catastrophe ! Je suis un fléau ! Je suis tout ce que vous voyez et un million de fois plus ! Vous n’êtes rien de sublunaire, n’est-ce pas ? Vous n’appartenez pas à la terre, n’est-ce pas ? Vous êtes tombée d’en haut, n’est-ce pas ? Vous vous êtes égarée dans une tempête, je le vois. Que fait-on dans la lune ? Vous avez laissé les anges en bonne disposition, j’espère, n’est-ce pas ?
— Je suis une pauvre fille aussi sublunaire que possible, répondit Sylveen, presque convaincue qu’elle n’avait rien à craindre de cette étrange créature. Le parti auquel j’étais attachée fut attaqué par les Indiens, et j’eus beaucoup de peine a leur échapper. Je suis une triste mortelle, je vous assure, — car je suis affamée, mouillée, fatiguée et inquiète sur le sort de mes amis. En me donnant nourriture et abri, vous me rendrez un service qui ne restera pas sans récompense.
— Castors et buffles ! je ne vous aurais pas crue mortelle, si vous ne me l’eussiez dit. J’en doute encore. Pour en avoir la certitude il faut que je vous sente. Je pense que vous vous évanouirez comme de la fumée, si je vous touche.
Le Corbeau de la rivière Rouge s’avança prudemment vers Sylveen, et étendit sa main civilisée, pour essayer la matérialité de la jeune fille, mais elle recula involontairement, et Calamité se plaça entre eux d’un air grondeur.
— J’ai peur que mon chien ne vous permette pas de familiarités, dit-elle en souriant.
— Votre chien, ma charmante, ressemble à un diable déchaîné. Vous ne voudriez pas le vendre pour en faire un épouvantail, n’est-ce pas ? Vous ne connaissez pas son origine, je suppose. C’est le produit d’une ourse et d’un chat sauvage, je gage. Il ferait mieux de ne pas me reluquer comme ça, donc ! Je lui inventerai sa dernière maladie, s’il n’y prend garde. Je suis le Corbeau de la rivière Rouge, ma belle. Couah ! couah ! couah !
L’écho réverbéra lugubrement les croassements du Corbeau.
Parmi les divers types de l’humanité que Sylveen avait vus, elle ne se rappelait rien qui approchât du personnage qu’elle avait sous les yeux ; aussi n’était-elle pas maîtresse d’un certain sentiment de méfiance et de crainte.
— Ma divine, je suis le monarque du Nord ! Je suis le roi des lacs, des rivières et des montagnes ! Je suis le seul de mon espèce. Je ne suis ni rouge ni blanc, comme vous voyez. Je suis la plus habile des créatures vivantes. Si vous êtes mouillée, je vous sécherai ; si vous avez froid, je vous réchaufferai ; si vous avez faim, je vous donnerai à manger ; si vous avez soif, je vous donnerai à boire ; si vous avez sommeil, je vous ferai un lit ; si vous êtes seule, je vous tiendrai compagnie.
— Merci, répondit Sylveen ; je vous causerai aussi peu d’embarras que possible.
— Embarras, ma fleur des prairies ! L’embarras c’est que je n’ai pas assez d’embarras. Sans cesse je foule les territoires du Nord dans toute leur longueur et dans toute leur largeur pour trouver de l’embarras. S’il est une friandise que puissent aimer vos lèvres rosées, le poisson qui nage dans l’onde cristalline, l’oiseau qui plane dans le pur éther, ou l’animal qui broute le gazon, parlez : je suis à votre service. Faut-il faire cent milles pour vous trouver quelque chose, dites ! Voici mon palais, ajouta-t-il, en montrant la hutte. Entrez-y et faites-en votre demeure. Il est frais en été, chaud en hiver. Emmenez-y votre chat sauvage. Couah ! couah ! couah !
Calamité gronda de nouveau, connue s’il eût été offensé par le cri de l’étranger.
Sylveen ne savait trop si elle devait accepter l’invitation ; cependant elle se décida à entrer dans la cabane.
— Vous êtes, je pense, un franc trappeur, qui s’est déguisé pour son plaisir, dit-elle, en voulant se montrer sociable.
— Je suis aussi franc que la nature. Le Grand Rouge[1] lui-même n’est pas plus libre. Et quant à un déguisement, je ne connais pas cela. Si c’est quelque chose pour se sustenter, j’en suis fort, répondit-il, en prenant du tabac, dans un sac de peau de loutre attaché à son côté sauvage.
— Vous appartenez sans doute à l’une des grandes compagnies de pelleteries ? dit Sylveen.
— J’ai, dans mon temps, appartenu à toutes deux, répliqua-t-il ; mais à présent je suis à mes pièces. Les compagnies n’étaient pas assez grandes pour moi, — non, ni l’une ni l’autre. Affaires de contrebandiers que celles de la Compagnie de la haie d’Hudson et du Nord-ouest. Prenez un siège, si vous en pouvez trouver un, suave rayon de miel ! J’ai coutume de m’accroupir sur le sol, comme une squaw, je le reconnais. Depuis bien longtemps j’ai négligé mon intérieur. L’eau y dégoutte un peu quand le temps est à la pluie.
Levant les yeux, Sylveen aperçut le ciel à travers le toit.
— N’ayez pas peur, mon ange, continua son hôte, je m’en vais faire du feu et vous régaler d’un jambon d’ours, comme une princesse. Bientôt, nous aurons du plaisir. Chassez votre vilain chien, mon petit brin de sauge sauvage, car je n’aime pas sa mine rébarbative.
— Il ne vous fera pas de mal, tant que vous serez civil, répondit Sylveen. Il n’est pas beau, mais c’est une bonne bête.
— Civil, ma violette ? Je suis toujours civil pour les dames. Je suis l’idole des deux races que je représente. Filles blanches et filles rouges se sont disputé Tom Slocomb. Je suis le grand Rôdeur du Nord, — le Corbeau de la rivière Rouge ! Couah ! couah ! couah !
En vrai chien mal-appris, Calamité poussa un nouveau grognement de mécontentement.
Tom Slocomb, s’apercevant que sa belle visiteuse n’était pas le moins du monde disposée à s’asseoir à terre, courut chercher un fagot de branchages, sur lequel il étendit sa couverte pliée en quatre. Elle accepta cette courtoisie ; mais à peine se fut-elle placée sur le siége improvisé que sa nouvelle connaissance, s’assit vis-à-vis d’elle, appuya les coudes sur ses genoux, le visage sur ses mains, et la contempla opiniâtrement, en exprimant son admiration par des signes et des exclamations caractéristiques.
— Montagnes et rivières ! ça bat le Grand Rouge ! ça m’enlève la respiration !
On peut se figurer l’embarras de Sylveen.
Le soleil s’était couché, l’ombre rampait dans la petite hutte. La jeune fille redoutait les ténèbres et la familiarité de Tom Slocomb. Elle regrettait d’avoir fait éclore de telles idées dans l’esprit égaré de ce malheureux. À sa demande, il alluma du feu et lui offrit un souper qui n’était pas à dédaigner dans cette occasion. Calamité eut part au festin. Après avoir mangé tout son soûl, il s’étendit près de la jeune fille, en se léchant amoureusement les pattes. Sylveen était brisée de fatigue, aussi malgré son inquiétude, ne tarda-t-elle pas à s’endormir.
- ↑ Nom donné par quelques métis ou bois-brûlés à la rivière Rouge du nord.