Aller au contenu

Les Pieds-Noirs/26

La bibliothèque libre.
Toubon, libraire-éditeur (1 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 172-176).


CHAPITRE XXVI

La nuit


Quoique les mouvements du cheval fussent loin d’être agréables à Saül Vander, il possédait trop de philosophie pour se plaindre. Ce n’était certes pas la première fois qu’il avait à souffrir des éventualités de la vie aventureuse qu’il menait depuis longtemps. Il endurait avec patience et courage ses cuisantes douleurs, allégées, au surplus, par la pensée de revoir sa fille. Kenneth et lui chevauchèrent, en causant, jusqu’à ce que le soleil commençât à se pencher à l’occident.

— Avez-vous jamais lu Don Quichotte ? lui demanda le jeune homme.

— Je ne pense pas, répondit Saül en secouant la tête. Il se peut, pourtant, que j’en aie entendu parler par Bouton-de-rose.

— J’allais dire que vous me rappelez ce brave chevalier, après sa vaillante bataille avec les moulins-à-vent ou sa piteuse aventure avec les bergers et leurs troupeaux.

— Oui-da ; mais comme je ne sais rien de cela, la comparaison est perdue. Je puis parler d’homme blanc et d’homme rouge ; de renard argenté, roux et bleu ; de loutre et castor ; élan et bison ; ours gris et polaire ; panthère et loup ; mais je ne me connais pas plus en histoire qu’un Sioux. Un peu plus d’instruction m’aurait bien servi ; mais dans le cercle où je me meus, ça ne fait pas grande différence. Pour Sylveen, ajouta-t-il avec orgueil, elle sait un peu de tout. Il faut l’entendre lire. Sa voix résonne pour moi, comme des clochettes d’argent. Et son écriture ! ah ! Seigneur, elle en a une écriture ! des lignes si menues, si délicates, si régulières qu’on dirait qu’elles ont été tracées avec le petit bout d’un rayon de soleil trempé dans l’encre. Elle a été élevée à Selkirk. Il y a beaucoup d’écoles à Selkirk. C’est qu’il n’y a pas moins de sept mille habitants, voyez vous, à Selkirk. Bénédiction du ciel ! on peut vous y éduquer une dame aussi gentiment que partout ailleurs ?

— Depuis que j’ai vu mademoiselle Sylveen, je le crois aisément, répondit Kenneth avec un soupir.

Puis, pour changer de sujet, il s’informa :

— Sommes-nous dans le voisinage du lac que vous espérez trouver ?

— C’est une question que je cherche à résoudre depuis une demi-heure, car j’ai un fameux besoin de me reposer. Les bandages que vous m’avez appliqués se sont relâchés et le sang commence à couler. Néanmoins, nous pousserons un brin plus avant dans le bois et courrons notre chance jusqu’à demain matin, à moins, toutefois, que vous n’ayez quelque chose de meilleur en vue.

— Il serait barbare de vous tenir plus longtemps en selle. Nous allons choisir un lieu touffu pour vous y reposer et…

Le hurlement d’un loup lui coupa la parole.

— Ce gaillard-là nous suit avec persévérance. Il est plus près de nous que quand je l’ai entendu pour la première fois. Son hurlement est formidable.

— Connu ! répliqua Saül ; j’aurai laissé tomber, çà et là, sur les feuilles, quelques gouttes de sang que le carnassier a lapées avec sa langue. L’odeur du sang a aiguisé toute sa férocité naturelle ; vous comprenez.

— Le hurlement du loup est un des cris les plus insupportables pour moi, dit Kenneth.

Calamité s’arrêta, dressa ses oreilles et gronda.

— Non, pas de querelle avec les loups ! fit Kenneth, en le rappelant.

— Il n’aurait pas beau jeu avec ces diables d’animaux, tout brave qu’il soit, observa Vander.

— Si je ne me trompe, j’aperçois de l’eau entre les arbres. Oui, vraiment ; c’est un beau lac, que dorent les derniers rayons du soleil. Quel magnifique spectacle !

— C’est la nature, jeune homme, et la nature est toujours aimable lorsqu’elle se présente sous la forme d’un lac, d’un coucher de soleil ou d’une femme. Cette place en vaut bien un autre, et si le vieux Vander est destiné à être scalpé, il aime autant que ce soit ici qu’à une douzaine de milles plus loin. Les chevaux auront à brouter et à boire. Laissons-les aller. Ils ne s’écarteront pas, j’en suis sûr, à moins que les Indiens ne nous les volent. Curieuse créature, en vérité, que ce Firebug ; il est meilleur qu’il ne paraît. Impossible de rencontrer trois animaux mieux assortis que Nick Whiffles, son cheval et son chien. Aidez-moi à descendre doucement. Bien, ça y est. Je suis plus fort que je ne pensais, ce qui ne veut pas dire grand’chose. Couchez-moi sur le gazon, sous cet arbre. Je boîte diantrement, hein ? Merci, j’y suis. Maintenant déharnachez les chevaux, puis vous me panserez mes blessures.

Après avoir rempli ces instructions, Kenneth éleva une petite hutte de branchages au-dessus du blessé, pour qu’il ne fût pas exposé à la rosée et aux vapeurs de la nuit.

— Il ne manque plus qu’une chose, dit-il, après avoir achevé sa besogne ; c’est à manger.

— Nous aurons bientôt de quoi, et sans avoir recours aux armes à feu, car un homme comme moi est toujours préparé aux accidents de la vie, répliqua Saül.

Plongeant la main dans la poche de son capot, il en retira une ligne armée d’un hameçon.

— Allons, monsieur, continua-t-il, coupez une baguette avec votre hache, appâtez l’hameçon avec ce morceau de viande que j’ai gardé exprès, tendez la ligne dans le lac, et comptez que nous aurons vite un bon souper.

Iverson eut promptement attrapé une quantité de poissons blancs suffisante pour rassasier deux hommes affamés.

— Il n’est pas trop prudent de faire du feu, dit Saül, mais l’estomac a été fait pour être rempli, et arrive qui plante, nous ferons griller ces frétins. Trappes et trappeurs ! leur aspect seul me ravigote. Ça va à merveille maintenant. Vous êtes surpris de me voir si gai, n’est-ce pas ? Mais, depuis vingt ans, j’ai fait métier de ne pas m’inquiéter du péril. Ah ! il nous faut apprendre cette leçon. Si nous songions sans cesse à ce qui nous environne, nous serions les plus malheureuses créatures de la terre. Tout consiste dans l’habitude, mon garçon, tout. Le trappeur est un peu comme son voisin l’Indien : il vit du présent sans beaucoup se soucier de l’avenir.

Le loup hurla de nouveau ; mais plus près qu’auparavant.

— Ça la tracasse d’aller se coucher sans souper, cette bête, dit Vander. Les gens superstitieux pensent que c’est mauvais signe quand on est guetté par ces requins de terre. Mais ils ne m’incommodent guère.

— Chut ! je crois qu’il y en a plus d’un, dit Kenneth.

— Oui. Ses amis l’ont rejoint et ils vont nous régaler d’un concert. Ça devient plus grave. Pourvu que les drôles ne se jettent pas sur nos chevaux.

— Ce serait un grand malheur ! murmura Kenneth, qui, ayant allume du feu, faisait rôtir ses poissons embrochés à une branche d’arbre qu’il tournait lentement devant la flamme pétillante. Le parfum qui s’en exhalait caressait voluptueusement les narines du guide.

— Si nous avions du sel ! dit Kenneth.

— Du sel ? j’en ai toujours sur moi, dans un papier, pour les cas comme celui-ci. Le manque de cet ingrédient m’ayant fait considérablement souffrir en campagne, j’ai profité de la leçon. Le voici. Malédiction sur les loups ! s’ils approchent davantage, il faudra augmenter le feu et tenir les chevaux à notre portée. Ah ! quel appétit ! quel festin ! il est digne d’un roi.

Pendant quelque temps, on n’entendit plus les loups ; et quand ils reprirent leur lugubre cacophonie, il ne sembla pas qu’ils eussent avancé vers nos amis.

Calamité se révoltait contre les ordres de Kenneth pour réprimer l’ardeur qui l’entraînait au combat.

— Je suis on ne peut mieux, dit Saül ; et je prédis que les loups ne nous troubleront plus cette nuit. Placez sous ma tête une de ces selles, je vais essayer de dormir. Mais je vous éveillerai s’il en est besoin ; comptez sur moi. Éteignez le feu, jeune homme, et imitez mon exemple. Le chien fera bonne garde, soyez-en certain.

— Il est trop généreux, répliqua Kenneth. Je veillerai avec lui. Si je n’y faisais attention, il courrait après les loups qui le mettraient en pièces, et je ne me pardonnerais jamais si mal lui advenait par ma négligence. Deux ou trois fois déjà, il m’a sauvé la vie. Je voudrais baiser sa grosse tête velue ; mais il est en veine de misanthropie, n’est-ce pas. Calamité ? Je ne puis qu’admirer à distance ses nobles qualités. Pauvre bête, elle ignore dans quel guêpier est son maître !

Les grands yeux intelligents de Calamité étaient fixés sur Iverson, comme pour pénétrer la signification de ses paroles et apprendre exactement ce qu’il voulait. Tous les chiens sont plus ou moins clairvoyants. C’est cette prompte perception qui fait des merveilles d’intelligence de quelques-uns des membres de la race canine. Votre chien, mon cher lecteur, sait souvent que vous allez quitter la ville avant que vous l’ayez dit. Il s’est planté sur son train de derrière et vous a regardé de son regard ferme, vif, inquisiteur. Ne vous souvenez-vous pas de l’expression honnête, affectueuse, qu’ils avaient, ses yeux amis ?

Pour empêcher leur compagnon de voler au danger, Kenneth, tout en lui donnant à manger, lui passa une bride autour du cou et lui en fit une sorte de collier dont il conserva la laisse dans sa main droite. Cette mesure de précaution n’était pas du goût de Calamité. Il gronda sourdement, mais se laissa faire, sans doute pour ne pas soulever d’inimitié dans le camp.

Assis sur le sol, Kenneth tâcha de se tenir éveillé, tantôt considérant les étoiles qui scintillaient comme un écrin de pierreries au dessus du lac, dont les eaux miroitaient leur lumière bleuâtre ; tantôt étudiant la silhouette accentuée du chien, allongé sur le ventre, la tête reposant sur les pattes de devant, les yeux alertes, et les oreilles se dressant tour à tour, suivant, qu’un des mille bruits du soir lui arrivait de gauche ou de droite.

Saül Vander dormait profondément, quoique la souffrance le fît tressauter de temps en temps. Il rêvait haut, parlait d’une manière incohérente de sa fille, de ses chasses et de ses combats.

Le ciel se faisait plus obscur et le lac plus sombre ; les nuages et l’eau semblaient se confondre, tandis que les étoiles, comme des mouches luisantes, dansaient à perte de vue et paraissaient se cacher dans le gazon. Malgré les périls dont ils étaient entourés, le trouble précurseur du sommeil chez ceux qui l’ont fortement repoussé se glissa dans l’esprit d’Iverson. Un moment, il s’imagina qu’il était chien et veillait une jeune personne fort aimée ; puis il se vit sous la peau de Firebug, paissant comme Nabuchodonosor ; puis les objets se brouillèrent complétement : Morphée l’avait vaincu.