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Les Pieds-Noirs/27

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Toubon, libraire-éditeur (1 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 177-184).


CHAPITRE XXVII

Un voleur de nuit


Durant la nuit, Iverson fut, une fois, troublé dans son sommeil par une traction de la bride qu’il avait passée à son bras ; mais à l’exception de cette interruption, il dormit profondément jusqu’à ce que les rayons du soleil vinssent baiser l’onde diaphane du lac. Saül Vander était éveillé, et attendait patiemment que son compagnon ouvrit les paupières. En constatant sa paresse, Kenneth rougit.

— Vous avez bien reposé, mon garçon, et je crois que le repos est l’ami de la jeunesse, dit Saül, en souriant.

— Trop bien, trop bien, répondit-il avec embarras. Je ne puis m’excuser d’avoir fermé les yeux, en de telles circonstances.

— Vous avez tort, jeune homme. Après des fatigues comme celles que vous avez essuyées, il est naturel de se laisser aller au sommeil, pendant les longues heures de la nuit. Pour ma part, je suis heureux que vous ayez pris ce dont vous aviez tant besoin. Tandis que vous dormiez j’ai remarqué quelque chose dont vous n’avez pas parlé et ne vous êtes pas plaint, une assez jolie blessure sur la tête. Ç’a été un mauvais coup, ça, mon garçon, vous auriez dû en causer, vous comprenez.

— Avais-je droit de me plaindre à vous qui souffriez cent fois pis ? répliqua Kenneth ?

— J’ai aussi aperçu de bien vilaines marques autour de vos poignets, qui sont pas mal gonflés. On vous les avait cruellement serrés n’est-ce pas ? Ah ! nous rembourserons ces gredins de Peaux-rouges. Mais je ne vois pas les chevaux. De vrais animaux de trappeurs, élevés comme ils l’ont été, reviennent généralement au camp le matin.

— Je vais aller les chercher, dit Kenneth. Ils ont probablement trouvé de meilleurs pâturages un peu plus loin. Allons, Calamité ! je ne te tiendrai pas davantage captif. En avant !

Il lâcha le chien qui partit comme une flèche.

— Suivez-le, dit Vander à Iverson.

Le jeune homme rejoignit bien vite Calamité qui s’était arrêté sur une pelouse, près du lac, et flairait et aboyait tour à tour. En y arrivant, Kenneth remarqua sur le sol humide l’empreinte d’un pied humain. Cette découverte le contraria autant qu’elle l’étonna. Un ennemi s’était-il approché si près d’eux durant la nuit ? Et qu’étaient devenus les chevaux ? Il ne paraissait pas que cette dernière question fût facile à résoudre. Les animaux ne se montraient nulle part ; il était assez vraisemblable qu’on les avait volés. À travers le plateau, des traces de mocassin se reproduisaient mêlées à des traces de sabots de chevaux. Elles indiquaient encore que le voleur avait enfourché un cheval en montant sur un tronc d’arbre. La chose était évidente. Kenneth, restait, avec son compagnon blessé, sans moyens pour voyager. Calamité, après s’être assuré du fait, s’était tranquillement assis et étudiait les traits de son maître actuel, avec une fixité qui prouvait combien il s’intéressait à ce qui venait d’arriver.

— Partis ! murmura Iverson. Courir à pied après le voleur serait vraiment folie. Il faut que je retourne porter cette décourageante nouvelle à Saül Vander.

Le chien semblait être d’un avis contraire. Mais Kenneth s’en tint à son idée et revint vers le guide qui apprit la perte avec le flegme d’un franc trappeur.

— Ce n’est pas la première fois, dit-il, que le sort m’a servi de cette façon. On m’a dérobé ainsi plus d’un beau cheval. Mais ça ne guérit pas notre mal. Nous sommes dans une mauvaise passe, vous comprenez. Les vermines se sont emparé de nos animaux, il ne leur manque plus maintenant que nos chevelures. Dans l’état où je suis, il n’en coûterait pas beaucoup pour prendre la mienne ; quoique, pourtant, je me sente bien mieux que la nuit dernière. Tiens, mais je crois que je pourrais faire quelques enjambées ; voyez-vous cela ?

Cette exclamation de triomphe était le résultat d’une heureuse tentative du guide pour se lever et marcher, quoique ses pas ne fussent ni forts ni très-sûrs.

— J’ai, dit Kenneth, songé à un plan qui obtiendra, je pense, votre approbation.

— Voyons, mon garçon, dites-le-moi et ensuite je vous communiquerai aussi un projet.

— Je propose, reprit Kenneth, de construire un radeau et de nous rendre a une des îles du lac, ou même de le traverser, si nous le jugeons à propos. Ça nous donnera une chance de couper la piste, et, dans notre situation, c’est beaucoup. Si nous réussissons à gagner deux ou trois jours, vous serez en état de supporter la fatigue d’un voyage à pied.

— Bien, bien ! s’écria Saül, c’était là mon idée. À l’œuvre, le bois abonde autour de nous. Abattez quelques arbres et liez-les avec des osiers. Si vous êtes adroit, nous aurons vite un radeau assez élevé pour traverser le lac à pied sec.

— Vous verrez ce dont je suis capable, répliqua Kenneth se mettant tout de suite à l’ouvrage.

Il eut bientôt construit une embarcation convenable. À l’une des extrémités, il étendit quelques branchages qui devaient servir de couche à Saül Vander. Ensuite il coupa une perche, afin de conduire le radeau aussi longtemps qu’il pourrait toucher le fond, et tailla des rames qui devaient lui servir dans l’eau profonde.

— Vous feriez bien, dit le guide, d’examiner cette colline là-bas, au nord-est. Depuis quelque temps, le chien tourne son museau de ce côté. Je l’ai remarqué pendant que je gisais ici comme une trappe brisée ou une carabine invalide. À défaut d’autre chose, je puis me servir de mes yeux, vous comprenez.

— Ces organes merveilleux sont parfois plus utiles que les pieds et les mains. Je vais grimper sur ce grand pin, et, de son sommet, je parviendrai peut-être à voir distinctement la colline, répondit Kenneth.

Quoiqu’il eut beaucoup de peine à faire jouer ses muscles, encore roidis par leur courte, mais rigoureuse captivité, il arriva au sommet de l’arbre avec moins de difficultés qu’il ne craignait d’en éprouver. De cette position, il eut une vue très-nette du monticule, couvert d’épaisses broussailles. D’abord, il ne distingua rien qui pût éveiller ses soupçons ; il allait même redescendre, quand, au pied de l’éminence, il vit un objet qui se mouvait. Regardant plus attentivement, il découvrit que c’était un corps humain ; et une plus forte tension du nerf optique lui apprit que c’était un Indien. Poursuivant, avec anxiété cette reconnaissance, il remarqua bientôt d’autres sauvages que les buissons lui avaient cachés en premier lieu. Ils s’avançaient en file vers la vallée.

Sûr que les Pieds-noirs marchaient sur leur piste, Kenneth s’affala en bas de l’arbre.

— Votre physionomie annonce une mauvaise nouvelle, dit Saül. Vous avez l’air découragé. Mais souvenez-vous qu’il est peu de difficultés dont un trappeur ne puisse se tirer. Cependant, ajouta-t-il philosophiquement, si vous ne pouvez mieux faire, laissez-moi et filez tout seul.

— Je mériterais un sort pire que celui qui nous menace, si j’abandonnais un ami à l’heure du péril, répondit Kenneth avec dignité. J’ai vu les ennemis, cela est vrai, mais j’espère que nous leur échapperons ; sinon, soyez certain que je ne tomberai pas loin de votre corps. Le ciel m’a jusqu’ici préservé d’abandonner un ami ou camarade blessé ; je me confie à la Providence.

Ces mots furent dits avec chaleur et fermeté.

— Vous êtes une bonne pâte d’homme, garçon. Vous avez la dureté et l’étincelle du caillou qui doit composer le cœur de tout aventurier dans ces régions. J’admire votre énergie, mais je suis fâché de vous mettre dans un embarras d’où vous ne pouvez sortir avec tout votre cuir, si tant est que vous en emportiez même un lambeau.

— Quoi qu’il advienne, il ne sera pas dit que nous n’aurons pas lutté ensemble avec persévérance.

— Bon, j’aime à vous voir comme ça, et je vous prouverai que je ne suis pas tout à fait mort.

Saül se leva et se rendit en boitant, mais sans aide, au radeau que Kenneth avait construit.

— Un homme fort vient à bout de tout, vous comprenez, dit Vander d’une voix accentuée, quoique chaque pas lui coûtât évidemment une horrible torture.

Kenneth le suivit, en appelant Calamité, et poussa l’embarcation à flot.

— Donnez-moi une des rames, dit Saül.

— Vous ne pourrez vous en servir.

— C’est ce que vous verrez, mon brave ami.

Saisissant un des instruments en question, il le manœuvra avec habileté pendant quelques instants. Mais sa vigueur refusa bientôt de l’aider.

— Ça ne va pas aussi bien que je voudrais, dit-il en déposant la rame.

— Voici une île en avant, je l’aurai bientôt mise entre la rive et nous, et elle nous abritera contre les yeux trop curieux, répliqua Kenneth en renouvelant ses efforts.

Il doubla adroitement la pointe de l’île, et déjà il commençait à nager au milieu des eaux calmes et profondes, quand une voix les interpella.

— Ohé, étrangers ! qu’est-ce que vous faites là ? Allez-vous passer sans dire un mot à l’un de vos semblables ?

Cette voix était évidemment partie de l’île.

— Qui est-ce qui parle ? demanda Kenneth, ne voyant rien qui ressemblât à une créature humaine.

— Serpents à sonnettes ! ne me connaissez-vous pas, monsieur ? Je suis le grand Corbeau rouge et blanc de la rivière Rouge, le Rhinocéros rôdeur du Nord.

— Tom Slocomb ! s’écria Kenneth tout surpris.

— C’est le nom banal que l’on me donne, répliqua Tom montrant son fantastique personnage que, jusque-là, il avait tenu caché derrière un arbre. Mais les naturalistes vrais et consciencieux ne me classent pas dans cette catégorie. Camarades, je suis l’anneau de jonction de la chaîne de la création. Qu’on me retranche, et il y aura rupture générale ! Attachez vos yeux sur moi, voyez comme je suis fait : peau de daim et rouge d’un côté, habit de drap et blanc de l’autre ! Couah ! couah !

Calamité laissa tomber sa queue, éleva son museau en l’air et articula un grondement mélancolique et désapprobateur.

— Vous m’étonnez ! dit Kenneth. Comment se fait-il que vous soyez ici ? c’est un miracle !

— Oh ! rien de plus simple. La ligne de division entre les deux races ne pouvait se perdre. Cette petite vermine rouge (vous l’appelez Le Loup, je crois), refusa de nous secourir, vous vous rappelez ? Nous allions donc nous secourir nous-même, quand un grand gaillard arriva au milieu de nous, et avec force « tu et toi » nous délivra, sans autre mal que les écorchures faites par les cordes à nos poignets et à nos chevilles.

— Et Nick Whiffles aussi ? s’enquit Kenneth réjoui de cette nouvelle.

— Nick Whiffles et le trappeur qui était avec lui. Ils se sont sauvés, monsieur, et ils sont bien, à moins qu’ils ne soient, depuis, tombés dans un autre guêpier, ce qui se pourrait, bien, car ils méditaient une sorte d’expédition quand je les quittai. À vrai dire, ils ne semblaient pas charmés de ma compagnie ; c’est pourquoi nous nous séparâmes.

— Quelle route ont-ils prise ? demanda Kenneth.

— C’est plus que je ne puis dire, car je ne le sais pas, monsieur, et je ne pense pas qu’ils le sachent eux-mêmes. Ils parlaient de cette jeune femme. Mais si vous m’avez adressé assez de questions, il serait mieux pour vous de venir me chercher.

— Comment avez-vous abordé à cette île ? interrogea encore Kenneth, dirigeant le radeau vers le rivage.

— Sur le dos des animaux.

— Quels animaux ?

— Les chevaux, donc !

Quels chevaux ? demanda le jeune homme de plus en plus intrigué.

Avant de répondre, le Corbeau de la rivière Rouge croassa vigoureusement. Calamité lui répliqua comme d’ordinaire.

— Cela me fait diantrement du bien de pousser un couah naturel. Oh ! serpents à sonnettes, je suis plein de puissance ! On me poursuit. J’ai une fière histoire à raconter. J’ai eu la plus grande aventure dont vous ayez entendu parler. J’ai enlevé plus de quarante têtes de chevaux, la nuit dernière.

— Eh ! eh ! c’est quelque chose. Vous êtes un fameux atout, étranger. Comment avez-vous fait cela ? dit Saül avec un vif intérêt.

— Je sais le tour. Il n’y a pas un cheval courant sur ses quatre pieds que je ne puisse voler. Vous saurez donc que les vils reptiles avaient campé, et que j’eus la chance d’apercevoir leur feu, dès qu’il fut allumé.

— Combien pensez-vous qu’ils étaient ? s’informa le guide.

— Un cent, dirai-je bien, je n’en ai compté que quatre-vingt-dix, mais il y en avait une autre troupe que je ne pouvais voir. Aussi, voyant qu’il y en avait tant que je ne pouvais les tuer tous, je tournai mon attention sur les animaux, et parvins, comme je vous l’ai dit, à en enlever une quarantaine environ.

— Ce fut là un beau coup ; mais qu’en avez-vous fait ?

— Oh ! j’en emmenai quelques-uns ici, pour empêcher les Peaux-rouges de les retrouver, répliqua le Corbeau, caressant complaisamment le côté barbu de son visage. Si vous avez de bon yeux, vous pouvez en voir une paire à travers les broussailles.

Kenneth regarda dans la direction indiquée et aperçut le cheval de Nick Whiffles et le sien ! Il connaissait enfin le voleur nocturne qui lui avait causé tant d’ennui. Le jeune homme ne fut pas maître de sa stupéfaction, mais il ne savait ce qu’il devait admirer le plus de la froide assurance de Tom Slocomb ou de sa facilité à altérer la vérité.

— Où avez-vous rencontré ce formidable camp indien que vous avez si bien dépouillé ? dit-il avec mépris.

— De l’autre côté de l’île, répondit Tom, sans perdre la moindre partie de son sang-froid

— Cela n’est pas douteux. Votre superbe récit est, je le vois, fort redevable aux embellissements d’une imagination féconde. Vos cent Indiens se réduisent à deux trappeurs égarés ; et vos quarante chevaux sont représenté par deux bêtes surmenées. Vous êtes un corbeau qui ne croasse pas toujours la vérité.

Une expression de stupeur véritable se peignit sur les traits de Tom Slocomb, qui s’écria d’un ton moitié mystifié, moitié chagrin :

— Montagnes Rocheuses ! qui aurait cru ça ? Je veux être scalpé si je ne croyais pas avoir fait tout ce que je vous ai raconté. Il y a là dedans un mystère que je ne puis expliquer. Cela vient peut-être de ma double nature. S’il y avait au monde quelqu’un, composé comme je le suis, mélange de deux races, je veux être foudroyé si tout ce qui trotterait dans sa tête n’était pas confus, tourné à l’envers.

— Je m’en aperçois, répliqua vertement Kenneth.

— Vous avez un tas de finesses à votre disposition, soit ! dit Saül ; mais c’est assez de paroles perdues à votre sujet.

— Ce qui est engendré dans une créature doit en sortir d’une façon ou d’une autre. Je suis une espèce de volcan ambulant, qui doit, à ses heures, faire éruption. Fermez-moi la bouche et j’éclaterai de quelque autre manière.

Tom arrondit sa période par une répétition de croassements stridents Le guide l’arrêta au milieu de cette bruyante démonstration, tandis que Kenneth fixait son attention sur un point de la terre s’étendant dans le lac, comme une promontoire. Il croyait y voir un corps humain. Ce pouvait être une illusion décevante ; ce pouvait être une réalité ; mais, quoi qu’il en fût, le jeune homme poursuivit son examen avec la plus vive anxiété.