Les Pieds-Noirs/38

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Toubon, libraire-éditeur (1 Voir et modifier les données sur Wikidatap. 263-267).


CHAPITRE XXXVIII

Le Loup et Sylveen


Le Loup avait visé Chris Carrier à la tête. Mais, trompé par l’obscurité, il manqua en partie son but. La balle glissa sur l’os de la joue et traversa l’oreille. Un instant étourdie, la victime fut bientôt à même d’apprécier l’étendue de sa blessure, peu grave, puisque le projectile n’avait fait qu’effleurer, sans les léser, les parties vitales.

— Qu’est-il arrivé ? demanda Mark quand il fut revenu de la commotion produite par la chute de la voûte, et le bruit du coup de feu dont l’écho des chambres éloignées redisait encore les réverbérations.

Chris répondit par des gémissements et des malédictions incohérentes. Il avait laissé tomber sa lumière, mais heureusement elle ne s’était pas éteinte et brûlait sur le sol. Mark la ramassa et toisa son subalterne.

— Votre folie me coûte cher, lui dit celui-ci d’un ton rogue.

— Paix ! je vais t’examiner. On dirait que tu sens la poudre pour la première fois.

— C’est bien facile de dire : paix ! quand on n’a rien attrapé. Mais si vous eussiez reçu une balle dans la tête, vous chanteriez une autre histoire. Cette fille aux yeux de serpent, m’a envoyé un coup mortel. Quel bien pensez-vous que ça me fera, quand je serai mort, de vous avoir aidé dans vos diableries ?

— Ne piaule pas comme une femme ! ce n’est qu’un bout d’oreille de moins. Tu peux t’en passer car elle était longue, trop longue pour un homme de ton esprit. Mais qu’est-ce que la perte de ce morceau d’oreille, en comparaison de la perte de ma colombe si jolie, quoique si difficile à apprivoiser !

— Au diable votre colombe ! hurla Chris. Quel besoin un homme a-t-il de colombe, quand il danse sur sa dernière jambe ? Si je meurs, je n’ai aucune chance dans l’autre monde, vous savez cela. Bien heureux si je puis voir le paradis par la lucarne ! Dieu de Dieu ! comme ça saigne !

— Peuh ! ce n’est qu’une égratignure. Courage donc ! Je ne t’ai jamais vu aussi mazette.

L’étourdissement de Chris commençait à se passer. Il se rappela ce qui était arrivé et fit contre fortune bon cœur.

— Ça m’a tout de même mis à l’envers, murmura-t-il. Pendant une minute, je n’ai su où j’étais. C’est cette satanée Indienne qui en a été cause. Où a-t-elle pu se procurer des armes ? Vous êtes sûr que la balle n’est pas restée dans ma tête, n’est-ce pas ?

— Ah ! tu n’en mourras pas un jour plus tôt. Vois quel bonheur nous avons eu. Si la roche fût tombée plus près, ma foi nous étions réduits en chair à pâté. Mon oiseau est encagé maintenant.

— Oui encagé ! répéta énergiquement Chris, et encagé derrière des barreaux de roc impossible à briser. L’Indienne et elle mourront de faim. Ah ! vous avez bien fait les choses ! Vous ne pouvez l’avoir à présent, ni vous ni d’autres.

Chris regarda son maître comme s’il était fort à blâmer pour ce qui était survenu. Cette espèce de récrimination est une jouissance à laquelle aime à se livrer un inférieur, quand quelque chose d’inattendu et de désavantageux se présente à son supérieur.

Mark aida Carrier à retourner à la cuisine où il le remit entre les mains d’Hagar. Il revint ensuite avec deux hommes, armés de haches et de marteaux. Ils percèrent un trou, à travers lequel on fit passer Sylveen dans un état d’anxiété inimaginable. Le Loup manifesta quelques dispositions à la résistance ; mais les exhortations de sa maîtresse le décidèrent à céder aux circonstances. Une fois hors de ce sépulcre, Mark les conduisit dans le compartiment que Sylveen avait occupé lors de son arrivée dans la caverne. Obéissant aux ordres qu’ils avaient reçus les complices de Morrow se saisirent de l’Indien et lui lièrent solidement les mains derrière le dos. Puis ils se retirèrent.

Mark se tourna vers Sylveen et, durant quelques secondes, l’examina en silence.

— La fortune ne paraît pas avoir favorisé votre tentative, dit-il avec un sourire forcé.

La jeune fille ne répondit pas.

— Soyez taciturne si ça vous plaît, ajouta-t-il ironiquement. Le mutisme est un luxe dont votre sexe est assez avare.

— Épargnez moi, au moins, le son de votre voix, même si vous continuez vos autres persécutions, répliqua-t-elle languissamment.

Mark se pencha vers le petit Indien.

— Ainsi le Loup espérait imiter l’adresse du renard, dit-il en retroussant dédaigneusement la lèvre supérieure.

Le jeune garçon lui adressa un regard hautain, chargé de mépris.

— Tu acceptes mes présents et deviens traître, reprit Morrow avec emportement ; mais tu apprendras bientôt comment je punis ceux qui me trahissent.

— Oh ! je vous en supplie, ne lui faites pas de mal, dit Sylveen.

Mark parut ne pas avoir entendu.

— Le Loup, ajouta-t-il d’un ton sombre, n’arrivera jamais à l’âge adulte ; il mourra louveteau, avant que sa méchante langue ait goûté au sang.

— Cela se peut, répondit froidement le jeune garçon. J’ai remarqué que tous les animaux meurent. L’ours, le buffle, le daim ont leur heure fixée. Le Loup a aussi la sienne ; ses dents et ses griffes ne sont pas entièrement poussées, mais il est assez grand pour mourir sans hurler de crainte.

— C’est bravement parler pour un reptile de ton espèce ; mais ce sera mieux encore si tu es brave jusqu’à la fin ! En t’écrasant, jeune serpent, je voudrais écraser et détruire toute ta maudite race.

— Pied de renard, c’est en vain que vous le désirez. Les hommes rouges ne meurent pas si facilement. Ils parcourront les prairies, les forêts et les montagnes, longtemps après que vous serez retourné à la terre. Vous pouvez tuer un ennemi qui est en votre pouvoir, mais, ajouta-t-il avec un sourire triomphant, vous ne pouvez conquérir l’amour de Lever-du-soleil.

Mark se mordit les lèvres de dépit.

— Détestable galopin, tu marches sur un terrain dangereux, maintenant. Ne vas pas plus loin de ce côté, ou sinon tu t’en repentiras !

La physionomie de l’Indien exprima une satisfaction sauvage. Jetant un regard à la fille du guide, il répondit :

— Elle vous hait ; il n’est rien au monde qu’elle hait plus que vous. Une vipère n’est pas plus odieuse à sa vue que vous.

Mark tira un pistolet et en serra convulsivement le canon. Il avait les traits contractés par la rage. Ses yeux étaient injectés de sang ; une légère écume se montrait aux coins de sa bouche. Quant à Le Loup, il ne tremblait ni ne paraissait inquiet. Morrow éleva l’arme au-dessus de sa tête comme pour l’en frapper avec la crosse. Mais l’intrépidité de l’enfant, dont les prunelles ardentes défiaient sa fureur, l’arrêta. Il laissa tomber son bras en disant :

— Il est de la nature de cette damnée engeance sauvage. Mais j’ai là des gaillards qui feront mon affaire. Louveteau, quand tu verras Chris Carrier il sera temps d’entonner ton chant de mort.

— Quoi ! exclama Sylveen, vous tueriez un enfant pour satisfaire un misérable sentiment de vengeance ?

— Je tuerais tout ce qui oserait se placer entre moi et toi ! répondit passionnément Morrow.

— Il ne peut pas faire de mal. Le détruire serait un meurtre hideux, inutile même, qui ne pourrait qu’augmenter la somme de vos crimes et l’aversion que m’inspire votre personne, répliqua-t-elle d’une voix sifflante.

— Quand j’ai délibérément formé un projet, il est rare que j’y renonce, repartit Mark avec une brusquerie farouche.

— Pitié pour sa jeunesse ! insista Sylveen.

— Paroles superflues !

— Souvenez-vous que je vous ai sauvé la vie ! N’ai-je pas fait tomber un pistolet appuyé contre votre poitrine ?

— L’allusion est malheureuse, fit Morrow qui blêmit de fureur. Si vous ne vous fussiez interposée, vous m’eussiez épargné une longue série de forfaits. Une brève souffrance aurait tout terminé, et m’eût évité les tortures atroces qui m’ont poigné depuis — douleur de l’espérance trompée — misère de l’amour raillé — angoisses de la jalousie — frénésie de la haine ! Ah ! oui, oui, j’ai souffert et je souffre !

Mark, en prononçant ces mots, frappait le sol du pied et saisissait ses cheveux à pleines mains, comme pour les arracher. Sylveen s’aperçut un peu tard qu’elle avait touché une fausse corde et essaya de réparer sa maladresse.

— Ce garçon m’a toujours été fidèle et dévoué, reprit-elle.

— Et c’est justement pour cela que je le tue, dit Mark avec un ricanement sinistre. S’il eût été votre ennemi, il ne serait pas en ce lieu. La petite vipère n’aurait pas rampé jusqu’ici, pour piquer. Par bonheur que sa finesse n’a pas égalé sa hardiesse.

Morrow fit une pause et ajouta bientôt d’un ton véhément :

— Aveugle que j’étais ! m’être laissé duper par ce faux prêtre ! Et cet Indien converti ! peuh ! Nick Whiffles déguisé !

Il se mit à arpenter la salle à grands pas, et, au bout de quelques minutes, vint se planter devant Sylveen. Son visage portait l’empreinte d’un cachet diabolique.

— Écoutez, ma fille, s’écria-t-il, votre ami et champion Nick Whiffles est arrivé au terme de sa dernière piste. Dites adieu à ses contes et à ses bouffonneries.

— Mort ! dit Sylveen, frappée d’une terreur nouvelle.

— Mes gens ont jeté son cadavre dans le lac. Il repose avec les poissons. Les serpents d’eau feront sans doute leur nid dans sa carcasse.

— Prenez garde ! prenez garde ! cria la jeune fille éperdue.

— Grand guerrier ! diablement brave ! dit Le Loup, s’enflammant au souvenir de Nick.

— Ah ! ah ! ça vous touche, la belle ! mâchonna Mark entre ses dents. Je suis enchanté, ma parole, de rompre votre apathie. Vous apprendrez peu à peu qui je suis. Ah ! ah !

— Eh ! je ne vous connais que trop ! Mon imagination ne peut concevoir un monstre plus monstrueux que vous ! répliqua Sylveen avec un accent qui attestait la sincérité de sa déclaration.

— Bien, continuez ! allons, poussez-moi à bout ! Je vais envoyer chercher deux de mes gens qui soigneront votre beau protégé. Profitez des moments qui vous restent encore pour jouir de sa précieuse société. Quand il disparaîtra de votre vue, ce sera pour la dernière fois.

Puis à Le Loup :

— Jeune sauvage, contemple ton idole jusqu’à ce que se montre le visage renfrogné de Chris Carrier, tu sais ; adore, tandis que tu le peux, la femme pour laquelle tu meurs.

Il s’éloigna en articulant un rire démoniaque.

Sylveen arrêta ses regards sur l’Indien. Il avait les yeux baissés. Mais la détermination était écrite dans tout son maintien.

— Mon pauvre garçon, lui dit-elle avec des larmes dans la voix, à quelle condition t’a réduit ton zèle pour moi ! Cet homme est impitoyable. Ah ! que ne puis-je t’arracher à ses coups !

— Lever-du-soleil, le même sort nous attend tous. Le Loup ne part que quelques jours d’avance. Je ne sais si tous seront semblables dans l’autre contrée, là-bas ! Je pense, cependant, que l’homme rouge aura toujours une peau rouge. La mort ne me fera point pâlir. Vous serez blanche, et moi comme vous me voyez.

— Qu’est-ce que cela a à faire avec le présent ? Qu’importe que la distinction de couleur continue ou se perde ?

— Beaucoup ! beaucoup ! répliqua chaleureusement le jeune homme.

— Comment ?

— Si elle continue, alors il est possible que nous ne nous rencontrions plus, car les territoires de chasse de l’homme rouge seront fort éloignés des villes, séjour de l’homme blanc. Le monde des esprits est vaste. L’Indien sera sûr d’avoir de longues routes à parcourir.

Ayant dit, il soupira.

— Ne crois pas cela ! répliqua Sylveen ; nous nous reverrons encore. La réclusion et le chagrin m’ont épuisée. Je ne vivrai plus longtemps. Quand j’arriverai dans cette contrée où tu vas entrer, je m’informerai de toi. Les habitants me diront, j’en suis sûre, où tu es.

L’adolescent changea de couleur. Ses yeux se relevèrent avec vivacité sur la jeune fille, et un sourire de joie vint jouer sur ses lèvres.

— Quoi, vous me demanderez ? exclama-t-il. Voyagerez-vous vers l’Ouest lointain pour me trouver ?

— Oui, répliqua-t-elle avec émotion, j’irai jusqu’à la terre hantée par les âmes des hommes rouges, chercher le brave jeune homme qui est mort pour me rendre service.

Une saisissante expression de satisfaction jaillit sur les beaux traits de l’Indien.

— Le mort n’a plus de terreurs pour Le Loup, dit-il. Ils peuvent maintenant venir et m’emmener. J’ai votre promesse. La langue de Lever-du-soleil ne saurait mentir. Je compte sur elle comme si un Esprit avait parlé.

— Mon pauvre, pauvre garçon !

Le Loup respirait avec difficulté. Il adorait Sylveen de ses yeux resplendissant d’un éclat surnaturel. Et elle, elle savait, elle sentait que cet étrange et sauvage enfant l’aimait. Elle luttait avec ses sentiments. Jamais sa physionomie, animée par ce combat intérieur, ne s’était montrée plus radieusement belle.

À ce moment, des pas se firent entendre. Et bientôt Chris Carrier parut, la tête entourée d’un bandeau.

— Lever-du-soleil, je m’en vais, nous nous quittons !

— Arrêtez. ! dit Sylveen, je veux encore tenter en votre faveur…

— Non, repartit vivement Le Loup, Ménagez vos paroles, et ne les prodiguez pas à cette bête brute.

— Allons, viens ! dit rudement Chris. La langue de cette jeune fille ne le servirait pas. Tu m’as trompé, drôle, mais nous allons régler nos comptes. En avant ! Tu vas me payer cette blessure, capital et intérêts, c’est moi qui le le certifie.

Lever-du-Soleil ! Regardez-moi encore une fois… la dernière ! dit Le Loup se retournant, après avoir fait quelques pas derrière Carrier.

Sylveen attachait sur lui ses yeux noyés de larmes.

— Je suis content ! Lever-du-soleil, adieu !

L’Indien accentue cet adieu d’un regard noyé d’amour et suivit le séide de Mark Morrow.

Sylveen éclata en sanglots.