Les Pieds-Noirs/39
CHAPITRE XXXIX
Adieu Le Loup
Mark Morrow rencontra Chris dans le passage.
— Le moment n’est pas favorable, lui dit-il. Il y a trop de monde ici. Renferme-le dans le cachot et garde-le, jusqu’à ce que j’aie renvoyé nos gens.
— J’ai déjà assez d’eux, grommela l’autre. Mais nous pouvons en avoir besoin, dans le cas où nous serions attaqués par ceux qui nous ont échappé. Il ne se passera pas longtemps avant que ce grand diable amène un parti contre nous.
— Ils en seront pour leurs peines. Je suis sur le point de décamper. Si ce quaker ne nous eût échappé je n’aurais pas bougé d’un pouce. Mais dans l’état actuel, nous devons fuir.
— Où ? vers quelle partie du monde ? dit Carrier interrogeant son maître du regard.
— Peu importe. Tu le sauras en temps et lieu. Jette ce reptile dans le cachot, et, dès que la nuit sera venue, tu le conduiras sur le lac, lui attacheras une pierre au cou… Tu m’entends ?
— Ce ne serait peut-être pas une mauvaise idée que de le laisser tomber du sommet de ce pic, suggéra Chris, en examinant Le Loup, dont le visage ne trahissait pas la moindre émotion.
— Il mériterait une pareille fin, mais nous perdrions un temps précieux en le transportant là.
— Laissez-moi cela, capitaine. J’ai souvent considéré ce rocher et me suis demandé quelle tête ferait un individu en dégringolant du haut en bas. Ça m’est souvent revenu dans l’esprit.
Chris pressa de la main le bandage qui couvrait son front, en faisant un geste menaçant à l’Indien.
— Tu aurais pu voir tomber quelqu’un de son faîte, si tu n’avais pas été aussi ivre, répliqua Mark d’un ton irrité.
— Ah ! il faisait noir comme dans la chambre à coucher du diable, répondit Chris. À peine pouvais-je distinguer ma main. Est-ce que vous êtes capable de viser dans les ténèbres, vous ?
— Quand la tête est pleine des fumées du whiskey, le bras n’est pas assuré. Mais où est ce gredin de Jean Brand ? Quelle diablesse d’affaire le retient si longtemps ?
— C’est une affaire de fille comme la vôtre, je crois, capitaine, Je gage qu’il est parti avec elle avant le temps, quoique, à vrai dire, elle soit cent fois trop bonne pour lui. Quand il a quelque chose dans la caboche, impossible de l’en faire démordre.
— Il trouvera la caverne vide à son retour ! murmura Mark.
— Peut-être veut-il s’établir, dit Chris en ricanant. Je ne m’étonnerais pas qu’il eût l’intention de se caser ici, s’il réussit à enlever la donzelle.
— Il doit s’occuper de mes affaires et non des siennes répliqua Morrow. Au surplus, si mal lui arrive, ce sera par sa faute. Dès que tu auras encagé Le Loup, reviens m’aider à éloigner ces damnés Peaux-rouges. Ce sont de dangereux alliés, et pour mettre mon plan à exécution, je n’ai besoin que de quelques hardis trappeurs et d’une couple de voyageurs.
Le Loup fut plongé dans la prison qu’avait occupée Sylveen. Nous n’entreprendrons pas l’analyse des pensées du jeune homme pendant la longue journée de solitude qui suivit. Il serait difficile d’imaginer quelles purent être ces pensées. Ce terrible silence, ces ténèbres opaques durent éprouver au dernier degré la force de ses nerfs et son courage. Peut-être la connaissance que Sylveen avait aussi souffert dans ce cachot fut-elle pour lui une source de consolation. Quoi qu’il en soit, quand Chris Carrier vint le visiter, un peu après le coucher du soleil, il le trouva calme et, en apparence, insensible aux approches de la mort. Il était assis à terre, la tête appuyée contre la sombre muraille. L’entrée du bandit ne le surprit ni ne l’alarma.
— Debout et marche ! ordonna Chris.
Le Loup se leva lentement.
— La côte est libre, petit vermine et ton heure a sonné. Oh ! tu es prêt, n’est-ce pas ? Bien, nous verrons jusqu’où va ta bravoure.
Sans répondre, Le Loup suivit Carrier avec une fermeté stoïque. Mark et quelques autres coquins les attendaient dans la salle principale de la caverne.
— Il est éveillé comme un coq de combat, s’écria Chris. Si jeune qu’il soit, la nature des reptiles est en lui.
— Allons, dépêche, dit Mark. Je veux assister au divertissement.
— Que choisissons-nous, l’eau ou le rocher ?
— L’eau, répliqua Morrow.
— Pourtant une culbute du haut de la falaise aurait son petit avantage, dit Chris avec un coup d’œil caressant à son chef.
— Non, répondit Mark. Je suis décidé pour l’eau ; ce sera plus expéditif. Mais veille sur lui, car il est aussi rusé qu’une vipère.
— Bah ! il serait bien malin s’il échappait à quatre lurons de notre trempe. Je me ferais fort de le noyer à moi tout seul, aussi facilement qu’une portée de jeunes chats.
Le Loup fut entraîné à l’entrée du souterrain. Un des hommes ramassa une grosse pierre, et l’attacha à une lanière qu’il déposa dans un canot. L’adolescent considéra ces préparatifs avec une morne indifférence et monta dans l’embarcation, avant même d’en avoir l’ordre.
— Vous serez assez de trois, dit Mark. Avancez-vous à un demi-mille de fusil. Je vous attendrai ici.
— Si on lui liait les pieds, suggéra Chris.
— C’est inutile. Ce caillou au cou suffira. Seulement, assure-toi qu’il est solidement attaché à la courroie. Ce n’est pas un léger poids ; il ferait enfoncer un cheval.
S’adressant à Le Loup, Mark lui cria :
— C’est ainsi que je récompense ceux qui essayent de me duper. Va-t’en prendre ton dernier bain. Les poissons sont affamés. Ils me seront reconnaissants de leur offrir ta vilaine carcasse.
— Pied-de-renard, vous n’êtes qu’une femmelette ! Vous ne savez pas tuer vos ennemis. Je vous méprise. Vous êtes un lâche ! vous pâlissez à la pensée de la mort. Si le Grand Esprit m’eût donné la vie, vous auriez tremblé au hurlement du Loup. Mais quoique Le Loup doive mourir avant l’âge, pensez-vous qu’il ne sera pas vengé ?
— Qui donc vengera un petit misérable comme toi ? demanda Mark d’un ton méprisant.
— Le jeune guerrier qui aime Lever-du-soleil frappera un coup pour Le Loup. Les vents et les oiseaux de l’air voleront lui dire ce que vous avez fait. Ceux de ma race l’apprendront aussi. Le rugissements des Pieds-noirs retentira sur votre piste. Ils couperont votre chair en morceaux qu’ils jetteront au feu ! chaque minute de mon agonie, vous l’expierez par des heures de torture.
— Emmène-le, Chris ; il m’agace les nerfs, s’écria Mark.
La canot quitta la rive. Le Loup commença à chanter son chant de mort, dont les strophes s’élevèrent tantôt en accords puissants, victorieux et tantôt descendirent en cadences basses et mélancoliques.
Il disait :
« Les perfides visages pâles avaient fait tomber dans leurs trappes un faible rejeton des braves Pieds-noirs ; et ce petit enfant, ils avaient voulu l’élever dans la lâcheté et la servitude ; mais en grandissant, il a senti son sang bouillir dans son cœur, et il a voulu se venger.
» Il s’appelait Le loup ; il aimait une fille des visages pâles. Elle était belle comme les fleurs parfumées du printemps. Sa taille était plus souple que celle de la panthère ; sa voix coulait douce comme l’onde des ruisseaux. Le Loup voulait l’emporter avec lui aux loges des vaillants Pieds-noirs.
» II la nommait Lever-du-soleil, car elle avait l’éclat du soleil levant ; mais le Grand Esprit n’aime pas les filles pâles : il n’a point voulu d’elle pour femme d’un noble Pied-noir, et il appelle Le Loup vers les grands territoires de chasse où sont allés ses pères.
» Le Loup est content, il est heureux ; il aura maintenant abondance de buffles et de castors ; il pêchera de grands poissons dans des lacs immenses, et il attendra que le Grand Esprit appelle vers lui Lever-du-soleil, pour en orner le wigwam du brave Pied-noir. »
Cette mélodie étrange mit Mark Morrow mal à son aise.
— Je voudrais bien que le louveteau cessât ces jérémiades, marmotta-t-il. Ça ne peut durer longtemps. Le canot n’est presque plus visible. À quoi bon aller si loin ? Encore un peu et je ne les verrai plus.
En prononçant ces mots, il se promenait avec agitation sur la grève.
— Qu’est-ce que la vie humaine ? poursuivit-il, en s’accoudant à une roche. Pour les plus grands et les plus honorés, c’est tout au plus une bulle de savon, un illusion, un mensonge. Qu’est-ce que le crime ? L’injure faite à un autre. Quel est le plus grand crime ? Le meurtre, dit-on. Qui sait ? Le vol est peut-être pire. Ne vaut-il pas mieux tuer quelqu’un que de lui enlever sa subsistance ? Pourquoi arracher la vie est-il une si énorme atrocité ? Qu’est-ce, après tout, sinon arrêter un courant d’air ou jeter de côté un peu de fluide rouge appelé sang ? Qu’importe que ce jeune vaurien perde la respiration ce soir ou dans dix ans d’ici ? Ah ! ils ont fini de ramer. Je distingue leurs mouvements à travers les ténèbres. Ils ajustent la pierre. Tout est prêt ; ils le soulèvent — le balancent dans l’air — il tombe — il enfonce — les eaux se referment sur lui. Adieu au petit du loup !