Les Pieds-Noirs/40
CHAPITRE XL
Au fort Garry[1]
— En vérité, c’est un pays monotone que celui-ci, ami Kenneth, dit Abram Hammet. Il est trop plat pour être beau. Les accidents de terrain et le bois manquent. Triste contrée, bien triste ! Jusqu’où s’étend l’établissement, en bas de la rivière ?
— Environ cinquante milles, répondit Iverson. Il fut commencé en l’année 1812, ou à peu près, par un homme énergique et entreprenant, le comte de Selkirk.
— Je sais cela, et je sais encore que le projet du comte faillit avorter. Les malheureux immigrants qui l’accompagnaient eurent à lutter contre de nombreuses difficultés : les inondations, la famine, les sauterelles. Mais Thomas Douglas avait une volonté de fer. Après chaque désastre, il sut ranimer le courage de ses pauvres Highlanders. Il est rare que des hommes aient autant souffert du froid, de la faim et de la persécution. Examine un peu les bords de la rivière Rouge, jeune homme, et tu verras les résultats de la persévérance.
— Il est assez drôle que vous m’ayez questionné sur une contrée dont l’histoire vous paraît si familière, répondit Kenneth avec un sourire.
— Ce fut une grande pensée, reprit le quaker comme se parlant à lui-même ; une grande pensée, le plan de ce monopole appelé Compagnie de la baie d’Hudson, qui exerce un empire presque omnipotent sur un pays assez vaste pour recevoir les bases d’un vaste empire. Elle a ses départements du nord, du sud, de la Colombie et de Montréal, dont chacun pourrait embrasser un royaume.
— L’entreprise était gigantesque. Elle a été dirigée avec habileté, vigueur et succès, sans doute ; mais ce n’est pas de cela que je voulais parler. Je dois avouer que l’intérêt singulier que vous m’avez témoigné en diverses occasions — non par des paroles, mais par des actes — a excité en moi une curiosité très vive, sinon pardonnable. En maintes circonstances, votre caractère s’est montré étrangement contradictoire. Je vous ai surveillé de près. Il y a des moments où le quaker et le bigot font place à une connaissance du genre humain, à une noblesse d’esprit, et à un courage chevaleresque qui contrastent singulièrement avec quelques-unes de vos manières.
Après ces paroles, Kenneth jeta sur son compagnon un regard presque honteux. Il éprouvait une timidité, un embarras dont il ne pouvait se rendre compte.
Détournant ses yeux de la ligne des habitations, Abram les ramena sur le jeune homme d’un air à demi surpris, à demi fâché.
— En vérité, ami Kenneth, dit-il gravement, quels que soient tes défauts, tu as au moins le don de la franchise. Si parfois je m’écarte de la foi de mes pères, c’est une chose dont il ne faut pas s’étonner. Considère que je suis un pauvre pécheur, enclin à tomber à chaque instant dans l’erreur. En vérité, le cœur a autant de propension au mal que l’étincelle à s’élever en l’air. Quand serai-je purgé des imperfections de ma chétive nature et quand m’élancerai-je, supérieur aux appétits de l’homme extérieur ? O-h, a-h !
La bonne et joviale figure de Nick Whiffles se montra à quelque distance. Le trappeur sortait du fort et s’avançait vers les deux interlocuteurs. Son inséparable ami, Calamité, marchait avec une gravité caractéristique à son côté.
— Je ne puis croire que vous soyez tout à fait ce que vous semblez être, s’écria impatiemment Kenneth.
— M’accuses-tu d’hypocrisie, jeune homme ? Penses-tu que je sois moins zélé pour les bonnes œuvres que je veux en avoir l’air ? Ne juge pas témérairement un homme qui fait humblement de son mieux pour fuir les frivolités de ce monde impie et crucifier sa chair. Je désire vivre en paix avec tous les mortels et répandre le bien quand j’en ai l’occasion.
— J’espère que je n’interromps pas un sermon, Largebord ? s’écria Nick, qui avait entendu cette dernière phrase. Les sermons sont des choses auxquelles je ne me mêle jamais, excepté par accident, oui bien, je le jure, votre serviteur ! J’aime ma foi mieux entendre tonner du matin au soir et du soir au matin, que d’entendre un homme ordinairement sensé, gémir, geindre, pleurnicher, faire des gestes, des simagrées à propos d’un sujet auquel il ne connaît rien de rien, c’est-à-dire de la religion. Mon opinion à moi, Nick Whiffles, c’est que ceux qui ont de la religion n’en font pas parade. Ça me rappelle que mon grand-père, l’illustre voyageur, étant dans l’Afrique centrale… Mais je vous conterai cette histoire-là une autre fois, car, je ne veux pas me montrer ingrat envers vous, ami Abram, — continua-t-il en imitant l’accent nasillard du quaker, — parce que vous m’avez, depuis que je vous connais, donné des leçons de haute sagesse, sur la manière de tuer les Indiens et de se tirer des difficultés.
— Moi, j’ai tué des Indiens ! s’écria Hammet, joignant les mains et les élevant vers le ciel avec l’épouvante de l’innocence accusée, d’un crime monstrueux.
— Oui, vous, ô Dieu, oui !
— Je proteste contre cette inculpation. Moi ! un homme à l’esprit calme, paisible, doux ! moi insoucieux des vanités du monde !
— Ne vous ai-je pas vu les frapper à droite, à gauche, en avant en arrière dans la caverne ? Ne vous ai-je pas vu leur faire la plus maudite difficulté en frappant comme ça ? ô Dieu, oui !
— Penses-tu que j’aie usé de plus de violence qu’il n’en était besoin, ami Nick ? demanda Abram en saisissant anxieusement Whiffles par le bras. Penses-tu, continua-t-il avec un accent de profonde contrition, que j’aie causé des blessures, meurtrissures, fractures, contusions ou effusions qui puissent sérieusement nuire à la santé corporelle de ces païens rouges, parmi lesquels la fortune a voulu que nous fussions malheureux, involontairement, conjointement jetés, pendant une saison, quoique sans réaliser ces résultats, bénéfices ou espérances qui ont déterminé cette déplorable, hasardeuse, infructueuse et, on pourrait dire, folle entreprise, laquelle avait néanmoins une splendide perspective à son début et aurait pu, avec les bénédictions particulières de la Providence, se terminer par la délivrance de la jeune demoiselle et l’échec des projets de l’homme Mark, dont le surnom est Morrow, et dont les précédents sont, en vérité, impies, criminels, abominables et…
— Ouf ! arrêtez là, Largebord, sinon je lâche mon chien sur vous ! oui, tonnerre !
Ahuri par ce flux de paroles, Nick recula de plusieurs pas. Mais le quaker le suivit, sans abandonner son bras, poursuivant sa phrase, en élevant la voix à chaque virgule, et en raccourcissant autant que possible la distance entre sa bouche et l’oreille de Nick.
— Si vous voulez briser notre amitié, continuez de cette façon-là, s’écria celui-ci d’un ton blessé. Quelque jour, vous perdrez haleine, au beau milieu d’une pareille bêtise. Vous vous rappelez le sort de mon treizième frère qui parla la dernière fois devant un jury, jusqu’à la mort ?
— Puisque tu m’accuses, ami Nick, reprit le quaker en maintenant sa position, tu dois me donner la facilité de défendre mon honneur et de me disculper de la charge d’une manière sensible à l’intelligence la plus obtuse et la plus obstruée, ce qui, tout le monde en conviendra, n’est que juste, équitable et courtois, quoique peut-être tu ne saches guère ce que c’est que la courtoisie au point de vue abstrait, étant resté si longtemps sur cette terre d’ignorance païenne et d’aveuglement idolâtre, où la distinction entre la vertu et le vice est perdue dans un chaos de traditions absurdes et de mythes ridicules, d’aucune valeur ou usage quelconque pour le salut de l’âme ou la poursuite des œuvres pics qui sont impérieusement nécessaires à ceux qui aspirent vraiment à la droiture ; ce qui est le plus essentiel au bonheur de l’homme, à l’élévation de la race, et au bien-être éternel de la partie immortelle, autrement appelée l’esprit dont l’existence a été universellement reconnue par les anciens, et…
— Ours et buffles ! vociféra Nick, en se dégageant de l’étreinte du quaker par un mouvement brusque ; ours et buffles ! si vous voulez créer une petite difficulté entre nous, ma foi, dites-le. Il y a, voyez-vous, comme ça des choses qu’un honnête trappeur ne peut pas supporter, et la moutarde me monte au nez !
Calamité regardait Hammet d’un air surpris. Évidemment, il ne comprenait pas bien cette scène, et voulait, si c’était possible, se mettre au fait avant d’y prendre un part active.
Désirant apaiser Nick, Kenneth s’interposa par l’introduction d’un autre sujet dans l’entretien.
— Nous sommes, dit-il au fort Garry depuis plusieurs jours et n’avons pas encore combiné de plan bien défini par rapport à la délivrance de miss Vander. Mark Morrow nous a joués comme des enfants. Il a disparu sans laisser ni trace, ni signe qui puisse nous indiquer le lieu probable de sa retraite.
— Ah ! ah ! dit Nick ; ça me rappelle, capitaine, que Saül Vander vient d’arriver au fort. Il était monté sur Firebug, et la bête est dans une excellente condition. Ça nous a fait plaisir, au chien et à moi, de voir l’animal. Il sautait à droite et a gauche — le chien — avec des cabrioles, comme jamais je ne l’avais vu en exécuter. Saül est bien sur ses jambes quoique terriblement en peine de Bouton-de-rose. Mais le voici qui vient avec le débitant de whiskey. Cette drôlesse de Perscilla Jane n’est pas loin, je parie. Ah ! elle arrive derrière eux. Si j’avais à mes trousses une pareille guenon, j’irais me rendre au Indiens, oui bien, je le jure, votre serviteur !
La rencontre entre Saül Vander et Kenneth fut cordiale. Le lecteur connaît l’intérêt particulier que notre héros portait au guide. Ce fut avec une émotion bien vive qu’il saisit sa main calleuse pour la presser dans la sienne. Saül ne prononça pas le nom de sa fille bien-aimée ; mais Kenneth reconnut à un certain tremblement de ses paupières qu’il songeait à elle.
— Il n’est, dit le jeune homme, qu’une chose qui pourrait me causer plus de plaisir que de vous voir rétabli de vos blessures ; et ce plaisir ne sera pas longtemps différé, je l’espère.
— Ma pauvre Sylveen ! murmura Saül.
— Nous n’avons pas été oisifs, croyez-moi, continua chaleureusement Iverson. Mais le ravisseur a appelé à son aide l’adresse du renard. Jusqu’à présent, nous sommes en défaut. Vous avez probablement appris au fort les détails de la fuite de Morrow et tout ce qui se rattache aux efforts que nous avons faits pour délivrer votre fille. Nous avons de bons amis ici. Ils ne se fatigueront pas de donner la chasse au misérable.
— Et nous le trouverons, cet infâme gredin ! s’écria Nick. Je vous le prouverai, moi ! c’est aussi certain que tout ce qui existe dans la nature. Je vais le démontrer par un argument en règle. Admettons d’abord que ce Mark Morrow est au monde, car s’il en est dehors, il est hors de notre ligne d’affaires et tout est dit. Mais s’il est au monde, que s’ensuit-il ? Eh ! que nous le chercherons sur tout le monde ; et si nous le cherchons sur tout le monde, nous le trouverons, n’est-ce pas ? Si nous ne tombons pas sur lui la première fois, nous recommencerons, recommencerons, recommencerons et recommencerons encore, ajouta Nick, élevant progressivement la voix jusqu’à son plus haut diapason.
— C’est bien, très-bien, dit Saül, touché, par ce témoignage de l’amitié du trappeur. Je ne l’oublierai pas, vous comprenez ?
— Oui, je comprends cela, répliqua Nick d’un ton pensif. Vous vous associerez à nous, ajouta-t-il en se tournant vers Goliath Stout qui venait de les rejoindre.
— Si vous êtes assez nombreux pour me protéger contre les venimeux serpents et les empêcher de m’inquiéter dans ma profession, je n’ai pas d’objection à vous accompagner. J’ai dernièrement essuyé des pertes qui ont furieusement soulevé la bile de Perscilla Jane.
Goliath jeta à la dérobée un coup d’œil sur la dame en question qui se tenait campée derrière lui.
— Je suis prêt, continua-t-il, à tout endurer pour le bonheur de ma chère Perscilla Jane et pour la mettre en état de se tenir…
À ce point, M. Stout fut interrompu par la voix de Mme Stout, en comparaison de laquelle le grincement d’une scie sur un clou eût été de la musique.
— C’est joli, ma parole, de parler comme ça devant des gens qui n’ont ni couché ni mangé avec vous, depuis le commencement jusqu’à la fin. Regardez votre épouse délaissée et solitaire ! femme qui s’est toujours attachée à vous, malgré les misères, la pluie, le soleil, la maladie, l’affliction et la mort. Et pourquoi, je vous le demande ? pourquoi ? Pour que monsieur se sauve de moi ?
Perscilla Jane pressa convulsivement contre ses petits yeux gris, renfoncés, le coin d’un fichu dont les solutions de continuité attestaient de vénérables services.
— Eh ! c’est pour vous que j’ai fait ce voyage ! répliqua maussadement Goliath. Je serais revenu vous chercher aussitôt que j’aurais fait fortune.
— Misérable vaurien ! cria Mme Stout. Vous pensiez que je ne saurais pas me frayer un chemin dans ce pays plat, marécageux, sauvage. Vous vous réjouissiez de l’idée que si je partais je serais dévorée par les bêtes féroces, ou enlevée par les Indiens meurtriers.
— Moi, je croyais que vous attendriez paisiblement mon retour, murmura Goliath.
— Ah ! fit Perscilla Jane d’un ton de douleur amère, que ne suis-je restée une innocente jeune fille ! ça aurait bien mieux valu pour moi. Mais j’étais sans expérience et me suis laissée prendre par vos indignes flagorneries. Si j’étais encore fille, je me jetterais plutôt à l’eau que dans les bras d’une brute de mari ! Pourquoi les filles ne savent-elles pas ce qui est bon ? Si j’avais voulu, j’aurais épousé un bon parti ; j’aurais été une grande dame, et je me serais promenée en carrosse, au lieu de courir à pied après un vagabond !
— Je vous dis, Perscilla Jane, que le devoir d’un homme est de marcher un peu de l’avant, répliqua Goliath. Si un homme reste toujours collé aux jupes de sa femme, comment, arrivera-t-il à se tenir sur son propre fond ; et comment ne serait-il pas aussi pauvre qu’un rat d’église ? Je voulais vous couvrir de soie, de satin, et de velours ; mais je savais qu’il serait impossible d’y parvenir en bas du Mississipi.
— Soies, satins et velours. Seigneur ! si vous m’eussiez donné de l’indienne propre, j’aurais été satisfaite. Mais vous vous souciez pas mal de vêtir une épouse légitime qui était un appui, une consolation, une joie pour vous. Vous avez levé le pied, sans même me laisser une robe sur le dos.
— Je ne conçois pas qu’un homme de sentiment commun puisse quitter, deux heures de suite, une pareille femme, insinua Nick de son ton narquois.
— Sentiment ! répéta Perscilla Jane transportée. Du sentiment ! il n’en a jamais eu que pour lui. Ce fut une bénédiction pour nous de n’avoir pas de famille, ajouta-t-elle, avec un pathos émouvant. Si nous avions eu de la famille, l’aînée aurait été nommée Elijah et la plus jeune Perscilla ; mais c’est heureux qu’Elijah et Perscilla ne soient pas nées. C’est une disposition de la Providence dont je ne puis être trop reconnaissante.
— Femme, dit Hammet, il me semble que tu apportes trop de crudité dans tes discours. Tu devrais cultiver la patience, cette belle vertu chrétienne. Rappelle-toi que l’homme est la tête de la femme, comme…
— La tête de la femme ! exclama Perscilla, Goliath Stout ma tête ! Je ne suis inférieure à personne !
— La Bible enseigne…
— Ne me parlez pas de la Bible. S’il y a une chose sur laquelle je suis forte, c’est sur la Bible. Dieu vous pardonne votre manque de charité ! La Bible ! Vous ne savez pas comme je l’ai lue, moi, Perscilla Jane ! Les marques de mon pouce resteront sur le livre, longtemps après que je serai allée là où les méchants cessent de nous tracasser. J’allais au temple quand je n’étais pas plus grande qu’une poupée, et, depuis, j’ai toujours rempli scrupuleusement mes devoirs ! Que de temps n’ai-je pas dépensé pour arracher Goliath à sa pitoyable condition !
— Eh ! grommela le mari, il y a bien des années que j’en suis tiré.
— Si cela était, vous ne seriez pas au fond des ténèbres et moi dans ce pays meurtrier, sans robe sur le dos.
Goliath l’assura qu’il lui donnerait bientôt une toilette « digne de la dignité » de l’épouse d’un débitant de whiskey.
— Ce sera quand je serai glacée ! Ce sera mon suaire ! Oh ! que d’infortunes ce monde réservait à Elijah et à Perscilla !
— Laissez Elijah et Perscilla se tenir sur leur propre fond, et vous pouvez vous tenir sur le vôtre ; moi, je me tiendrai sur le mien, dit Goliath d’un ton sarcastique. À quoi bon tout ça ? Je suis fatigué de vos criailleries. Plût au Seigneur que les serpents venimeux m’eussent envoyé n’importe où !
— Ah ! je voudrais, exclama Mme Stout, que le monde entier fût ici pour l’entendre maltraiter et froisser le cœur de la plus aimante et de la plus dévouée des femmes ! Oh ! que n’ai-je la force nécessaire pour châtier ce misérable ingrat ! le rouer de coups, le déchirer, lui arracher les yeux, le…
— Bah ! bah ! vous avez bien la force, dit Nick. Tout ce qu’il vous faut, c’est un peu de courage et d’énergie. Songez seulement aux maudites difficultés que vous avez eues avec lui depuis qu’il a abusé de votre florissante jeunesse et de votre candide innocence ! Élevez devant lui vos griefs comme des montagnes ! Roidissez votre nature féminine. Sautez sur le vaurien, et dévorez-le. Ce sera la meilleure manière de le punir, oui, bien je le jure, votre serviteur !
Nick jeta un regard du côté de Kenneth, tandis que Goliath s’abritait prudemment derrière le quaker.
— Femme, dit avec sévérité Kenneth, laissez-nous. Nous avons causer de choses importantes.
— Qui êtes-vous, petit blanc-bec ! fit dédaigneusement Mme Stout. Est-ce ainsi que vous habillez une femme assez vieille pour être votre mère ? Vous feriez mieux d’aller chez vous prendre des leçons de politesse.
— Bonne madame Stout, dit Kenneth en souriant ; je vous en prie, allez-vous-en. Je serais désolé de vous manquer de respect ; mais nous désirons être seuls.
— Et moi je ne veux pas m’en aller ; voilà qui est net ! Si vous avez des choses importantes à dire, dites-les. Vous n’avez pas le droit de causer de choses qu’il ne soit pas convenable pour une femme de caractère d’entendre.
— Et vous en avez un beau caractère, un précieux ! murmura Saül, faisant des yeux irrités au malheureux Goliath.
— Ça a toujours été ainsi, répliqua ce dernier. Elle a toujours eu ses lubies plus ou moins — généralement plus, — depuis le jour où elle a mis le pied dans ma maison. Hélas ! elle ne changera jamais. On ne peut raisonner avec elle. Ce qu’elle a dans la caboche, elle l’a. Jamais elle ne voulut me laisser aller à mes affaires, ni me tenir sur mon propre fond. Toujours il y avait du trouble dans le camp. Ah ! penser à cela, outre les pertes que j’ai faites ! Une si excellente liqueur ! Eau de la rivière Rouge inaltérée, et cinquante pour cent alcool et eau-forte ! J’aurais bien préféré être tué par les venimeux serpents. Cette perte-là, ça été une calamité comme le jour de ma naissance !
Ce discours acheva d’exaspérer Perscilla Jane. Ne se possédant plus, elle se précipita sur son époux avec les intentions les plus directes. Mais lui, tel qu’un tacticien expérimenté, prit ses jambes à son cou et partit comme un lièvre poursuivi par un chien. Perscilla était trop femme pour renoncer à sa vengeance. Elle s’élança à la suite du débitant de whiskey. Ils eurent bientôt disparu derrière le fort, à la satisfaction de Kenneth et de ses amis.
— Bon voyage ! s’écria Saül. De ma vie je n’ai rencontré deux êtres aussi stupides. Mais savez-vous, Kenneth, que cette fille que nous avons trouvée dans un si piteux état est à présent au fort. C’est la plus tendre et la plus charmante créature que j’aie vue. Il ne se passe pas un jour sans qu’elle me rappelle mon pauvre Bouton-de-rose. Elle m’a soigné comme si elle eût été ma propre fille. Ma foi, je crois bien que ses blanches et douces mains ont avancé la guérison de mes blessures.
— J’attendais l’occasion de vous demander de ses nouvelles, dit Kenneth, mais cette exécrable femme m’en a empêché. Avez-vous appris les particularités de son histoire ?
— Je ne puis dire que je les connaisse beaucoup. Elle s’appelle, comme vous savez, Florella.
— Les gens ont généralement deux noms, fit observer Kenneth.
— Elle n’est pas une exception à la règle générale, car son nom de famille est Desfarges. Son histoire n’a rien d’étrange ici. Il paraît qu’un misérable s’en éprit et l’enleva. Elle eut assez de bonheur pour lui échapper avant qu’il eût mis à exécution ses odieux desseins. Elle erra pendant quelques jours dans les bois. Puis, la Providence en eut pitié, et la jeta sur notre route. Laissons cela ! mes forces sont revenues et je suis prêt à poursuivre jusqu’au bout de la terre le destructeur de mon repos. Qu’il se cache où il voudra, le vieux Saül le déterrera ! Il n’y a point de caverne assez profonde, point de montagne assez élevée qui le puisse garder hors de mon atteinte.
— Voici notre plan, dit Kenneth. Nous partirons de bonne heure, demain matin, par deux, et nous fouillerons toute cette région pour découvrir les traces du ravisseur de votre fille. Nos premiers efforts ont été déjoués ; mais, avec de la persévérance et l’aide de Dieu, nous réussirons.
— Oui bien, je le jure, votre serviteur ! affirma Nick.
— Nous ne pouvons partir trop tôt, fit le guide en soupirant. Enfin, demain, soit. Pourtant, je voudrais bien que demain fût aujourd’hui.
- ↑ Ce fort, un des plus importants de la Compagnie de la baie d’Hudson, est situé sur la rivière Rouge, au 52e de latitude.