Les Pionniers/Chapitre 12

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 6p. 115-127).


CHAPITRE XII.


Vos croyances, vos dogmes d’une savante Église, peuvent édifier une œuvre magnifique de morale, mais il semblerait que la main de Dieu seule peut arracher le démon du fond des cœurs.
Duo.



Tandis que la congrégation se dispersait, M. Grant prit la main de la jeune personne dont nous avons parlé dans le chapitre qui précède, et s’approchant de Marmaduke et d’Élisabeth, il la leur présenta comme sa fille. Miss Temple lui fit, un accueil aussi franc que cordial, et chacune, d’elles sentit au même instant que la société de l’autre ajouterait considérablement à son bonheur. Le juge, qui ne connaissait pas encore la fille du ministre, fut enchanté que la sienne trouvât, dans le premier moment de son arrivée à Templeton, une compagne de son âge qui pût l’aider à oublier la différence qu’il y avait entre un village à peine habité, et la ville populeuse de New-York. L’accueil plein d’aisance et d’affection que fit Élisabeth à miss Grant eut bientôt dissipé le léger embarras que celle-ci éprouva d’abord. Les quelques minutes que la congrégation mit à sortir de la salle leur suffirent pour faire connaissance. Elles prirent des arrangements pour passer ensemble la journée du lendemain, et elles commençaient à s’occuper des jours suivants, quand le ministre interrompit leur conversation.

— Doucement, doucement, ma chère miss Temple, dit-il en souriant ; songez que Louise est ma femme de ménage, et que, si elle acceptait la moitié des propositions que vous voulez bien lui faire, mes affaires domestiques en souffriraient nécessairement.

— Et pourquoi avez-vous des affaires domestique ? lui demandant-elle avec gaieté. Vous n’êtes que deux ; que ne venez-vous demeurer chez mon père ? Sa maison est assez grand pour vous contenir, et les portes s’en ouvriront d’elles-mêmes pour recevoir de pareils hôtes. Faut-il que trop d’égards pour des formes glaciales nous privent des avantages de la société, quand elle est doublement précieuse dans un désert comme celui-ci ? Je me souviens d’avoir entendu dire à mon père que l’hospitalité n’est pas une vertu dans un pays nouvellement habité, attendu que toute l’obligation est du côté de celui dont on veut bien venir embellir la solitude.

— La manière dont M. Temple en exerce les rites, répondit le ministre confirmerait cette opinion ; mais nous ne devons pas abuser de ses dispositions hospitalières. Soyez bien sûrs que vous nous verrez souvent, surtout ma fille, pendant les fréquentes excursions que mon ministère rend indispensables. Mais, pour obtenir quelque influence sur un peuple semblable, ajouta-t-il en jetant un coup d’œil sur quelques villageois qui étaient encore dans la salle, il ne faut pas qu’un ministre éveille l’envie en demeurant sous un toit aussi splendide que celui du juge Temple.

— Vous êtes donc satisfait du toit, monsieur Grant ? s’écria Richard, qui, occupé à donner les ordres nécessaires pour éteindre les feux et faire quelques nouveaux arrangements dans la salle, n’avait entendu que les dernières paroles du ministre ; je suis bien aise de trouver un homme de goût. Voilà le cousin ’Duke qui se donne les airs d’appliquer à ce toit toutes les épithètes insultantes que peut fournir la langue anglaise. Mais, quoique juge passable, le cousin ’Duke n’est qu’un pauvre charpentier… Eh bien ! monsieur Grant, je crois que je puis dire, sans me vanter, que nous avons célébré le service ce soir aussi bien qu’on puisse le faire dans aucune église, c’est-à-dire sauf l’orgue. Le maître d’école entonne un psaume assez proprement. J’aurais bien pu m’en charger ; mais depuis quelque temps je ne chante plus que la basse. Il faut une certaine science pour chanter la basse, et cela fournit l’occasion de déployer une voix pleine et sonore. Benjamin chante aussi la basse, mais il n’est pas fort sur la mesure. L’avez-vous jamais entendu chanter la Baie de Biscaye[1] ?

— Je crois qu’il nous en a donné un échantillon ce soir, dit Marmaduke en riant, car il a une telle prédilection pour cet air, qu’il ne peut rien chanter sans y retomber. Mais allons, Messieurs, le chemin est libre, et le sleigh nous attend. Bonsoir, ministre ; bonsoir, miss Grant, n’oubliez pas que vous devez dîner demain avec Élisabeth sous un toit d’ordre composite.

À ces mots, M. Temple donna le bras à sa fille et partit avec ses amis ; Richard, retenant en arrière M. Le Quoi pour lui faire une dissertation sur le plain-chant, et sur la manière dont Benjamin chantait la Baie de Biscaye.

Pendant la conversation précédente, John Mohican était resté assis à la place qu’il avait prise, la tête enveloppée de sa couverture, semblant faire aussi peu d’attention à ceux qui l’environnaient, que ceux-ci lui en accordaient. Natty restait aussi sur le tronc d’arbre qu’il avait pris pour siège, la tête appuyée sur une de ses mains, tandis que l’autre reposait sur son fusil négligemment placé en travers sur ses genoux. Sa physionomie exprimait l’inquiétude, et les regards qu’il avait jetés de temps en temps autour de lui pendant le service annonçaient clairement qu’il existait une cause secrète qui le mettait mal à l’aise. Il demeurait ainsi par respect pour le vieux chef qu’il attendait et à qui il montrait en toute occasion la plus grande déférence, quoique avec un mélange de l’humeur brusque d’un chasseur.

Le jeune compagnon de ces deux anciens habitants de la forêt était debout devant une des cheminées, probablement parce qu’il ne voulait pas se retirer sans ses deux amis.

Il ne restait plus dans la salle que ces trois individus, avec le ministre et sa fille, quand le juge en fut sorti avec sa compagnie. John Mohican, se levant alors, laissa tomber sur ses épaules la couverture qui était appuyée sur sa tête, secoua les cheveux noirs qui la couvraient pour les rejeter en arrière, et s’approcha de M. Grant en présentant la main :

— Père, lui dit-il d’un air grave et solennel, je vous remercie. Les paroles que vous avez prononcées depuis que la lune s’est levée ont monté en haut, et le Grand-Esprit en a été satisfait. Vos enfants se souviendront de ce que vous leur avez dit, et ils deviendront bons. Il cessa un instant de parler, se redressa, et puis ajouta en prenant l’air de grandeur d’un chef indien :

— Si Chingachgook va jamais rejoindre sa nation du côté du soleil couchant, et que le Grand-Esprit lui fasse traverser les lacs et les montagnes avec le souffle de vie, il rapportera à ses compagnons ce qu’il vient d’entendre, et ses compagnons le croiront ; car qui peut dire que Chingachgook ait jamais menti ?

— Que Chingachgook mette sa confiance dans la bonté divine, dit M. Grant, à qui la fierté du vieux chef semblait un peu hétérodoxe, et elle ne l’abandonnera jamais. Quand le cœur est plein de l’amour de Dieu, il n’y reste aucune place pour le péché. Mais vous, jeune homme, je vous ai une obligation en commun avec tous ceux à qui vous avez sauvé la vie ce matin ; et je vous dois en outre des remerciements pour la manière pieuse dont vous êtes venu à mon secours pendant l’office, dans un moment assez embarrassant pour moi. Je serai charmé de vous voir quelquefois chez moi, et ma conversation vous affermira peut-être dans le sentier que vous paraissez avoir choisi. Nous ne devons plus être étrangers l’un à l’autre. Vous semblez connaître parfaitement le service de l’église épiscopale, car vous répondiez sans avoir de livre, quoique le bon M. Jones en eût placé dans différentes parties de la salle.

— Il n’est pas étonnant, Monsieur, répondit le jeune homme, que je connaisse le service de l’Église dans le sein de laquelle je suis né et j’ai vécu jusqu’ici, comme l’ont fait mes ancêtres avant moi.

— J’ai grand plaisir à vous entendre parler ainsi, s’écria le ministre en lui serrant la main cordialement ; il faut que vous veniez avec moi sur-le-champ, il le faut ; ma fille doit aussi ses remerciement à celui qui a sauvé les jours de son père ; ne cherchez pas d’excuses, je n’en accepterai aucune. Ce digne Indien et votre ami vous accompagneront. Je remercie Dieu de penser qu’il est arrivé à l’âge viril sans être entré dans une église dissidente[2].

— Non, non, s’écria Natty, il faut que je retourne au wigwam[3], j’ai de la besogne qui m’y attend, et ni l’église ni la bonne chère ne doivent la faire oublier. Que le jeune homme aille avec vous, à la bonne heure ; il est habitué à faire compagnie aux ministres, et il est en état de raisonner avec eux. Le vieux John peut vous suivre aussi, si bon lui semble : car c’est un chef, et il a été fait chrétien par les frères Moraves, du temps de l’ancienne guerre. Quant à moi, je n’ai ni usage du monde ni instruction ; j’ai servi, dans mon temps, le roi et mon pays contre les Français et les sauvages ; mais, depuis que je suis au monde, je n’ai jamais mis le


2. nez dans un livre, et je ne vois pas à quoi cela peut servir. Sans savoir ni lire ni écrire, je n’en ai pas moins tué jusqu’à deux cents castors dans une saison, sans compter le reste du gibier ; et, si vous en doutez, vous pouvez le demander à Chingachgook que voilà, car c’était dans le cœur du Delaware, et il sait que je ne dis que la vérité.

— Je ne doute pas, mon cher ami, dit le ministre, que vous n’ayez été brave soldat et bon chasseur ; mais il faut quelque chose de plus pour vous préparer à la fin qui approche. Vous connaissez peut-être le proverbe qui dit que les jeunes gens peuvent mourir, mais qu’il faut que les vieillards meurent.

— Je n’ai jamais été assez sot pour m’imaginer que je vivrais toujours, répliqua Natty en riant à sa manière, c’est-à-dire du bout des lèvres ; on ne peut avoir une telle idée quand on a vécu dans les bois avec les sauvages comme je l’ai fait, et quand on a habité pendant les mois de chaleur sur le bord des lacs. J’ai une bonne constitution, je puis bien le dire, car j’ai bu cent fois l’eau de l’onondago[4], tandis que je guettais les daims qui venaient y boire, et quand on y voyait croître la plante à fièvre en aussi grande quantité qu’on voit des serpents à sonnettes sur le vieux Crumborn. Malgré tout cela, il ne m’est jamais venu à l’esprit que je vivrais éternellement, quoiqu’il existe encore des gens qui ont vu d’épaisses forêts couvrir des terres aujourd’hui en pleine culture, et où vous chercheriez une semaine entière avant de trouver seulement une souche de pin. Et pourtant c’est un bois qui dure en terre la meilleure partie d’un siècle.

— Tout cela n’est que du temps, mon cher ami, dit M. Grant, qui commençait à prendre intérêt à sa nouvelle connaissance, et c’est à l’éternité qu’il faudrait vous préparer. C’est un devoir pour vous d’assister à l’exercice du culte public, et je suis charmé que vous l’ayez fait ce soir. Penseriez-vous à partir pour la chasse avec un fusil sans baguette et sans pierre ?

— Il faudrait être bien maladroit, dit Natty en riant encore, pour ne pas savoir faire une baguette avec une pousse de frêne, et trouver une pierre à feu dans les montagnes. Mais je vois que les temps sont changés ; ces montagnes ne sont plus ce qu’elles étaient autrefois, il y a trente ans, il y en a dix ; la force l’emporte sur le droit, et la loi est plus forte qu’un vieillard, qu’il soit savant, ou qu’il soit semblable à moi, qui suis maintenant plus propre à chasser à l’affût qu’a suivre les chiens, comme je le faisais ci-devant. Ha ! ha ! je n’ai jamais vu un prédicateur venir dans un canton nouvellement habité, sans que le gibier y devînt plus rare et la poudre plus chère ; et c’est une chose qui n’est pas aussi facile à trouver qu’une baguette ou une pierre à fusil.

Le ministre, s’apercevant que le malheureux choix qu’il avait fait d’une comparaison avait fourni un argument à son adversaire, résolut prudemment de renoncer à la controverse en ce moment, sauf à la reprendre dans un moment plus opportun. Ayant réitéré avec chaleur son invitation au jeune homme, celui-ci consentit, ainsi que le vieil Indien, à l’accompagner lui et sa fille dans la maison que les soins de Richard Jones avaient préparée pour leur demeure temporaire. Natty Bumpo persista dans sa résolution de retourner dans sa chaumière, et il se sépara d’eux en sortant de l’académie.

Après avoir suivi une des rues du village presque dans toute sa longueur, M. Grant, qui remplissait les fonctions de guide, tourna à gauche dans un champ, à travers deux barrières ouvertes, et entra dans un sentier dont la largeur n’était pas suffisante pour permettre à deux personnes d’y passer de front. La lune s’était alors élevée à une hauteur d’où ses rayons tombaient presque perpendiculairement sur la vallée ; et l’ombre de chacun d’eux se dessinant distinctement sur la neige, aurait pu passer pour autant d’êtres aériens se rendant à une assemblée nocturne. Le froid était piquant, quoiqu’on ne sentît pas un souffle de vent, et le sentier était si bien battu, que la jeune personne qui faisait partie de la compagnie n’éprouvait aucune difficultés marcher sur la neige, quoiqu’on l’entendît craquer sous ses pieds légers.

En tête de ce groupe assez singulier, marchait le ministre, en habit noir carré, tournant de temps en temps la tête en arrière, avec un air de bienveillance, pour s’entretenir avec ses compagnons. L’Indien le suivait, enveloppé de sa couverture appuyée sur ses épaules, la tête nue, mais couverte d’une forêt de cheveux qui lui tombait sur le front et les épaules. Avec son teint brûlé par le soleil, son air calme et ses muscles raidis par l’âge, il semblait, à la clarté de la lune, dont les rayons tombaient obliquement sur sa figure, l’image de la vieillesse résignée, après avoir bravé les efforts de cinquante hivers. Mais lorsque, tournant la tête, sa figure se trouvait sous l’influence directe de cet astre, ses yeux noirs et vifs annonçaient des passions qui ne connaissaient aucune contrainte, des idées qui étaient aussi libres que l’air qu’il respirait. La taille svelte de miss Grant, qui venait ensuite, et qui était vêtue un peu légèrement pour une nuit si froide, formait un contraste frappant avec le costume sauvage et les membres encore robustes du vieux chef mohican ; et, plus d’une fois, chemin faisant, le jeune chasseur, qui formait l’arrière-garde, quoiqu’il ne fût pas le personnage le moins remarquable du groupe, réfléchit sur la différence que pouvait présenter la figure humaine, quand Louise, dont les yeux rivalisaient avec l’air du firmament, et le vieux John, dont les traits étaient durs et fortement prononcés, se retournaient de son côté pour jeter un coup d’œil sur le bel astre qui les éclairait.

Le ministre fut le premier qui rompit le silence. — En vérité, dit-il au jeune chasseur, c’est une chose singulière de trouver un jeune homme de votre âge visitant une autre Église que celle où il fut élevé, par tout autre motif qu’une curiosité vaine ! Aussi j’éprouve une vive curiosité de connaître l’histoire d’une vie si bien dirigée. Vous devez avoir reçu une excellente éducation, car votre ton et vos manières en sont une preuve évidente. Dans lequel de nos États êtes-vous né, monsieur Edwards, car je crois vous avoir entendu dire au juge Temple que vous vous nommez ainsi ?

— Dans celui-ci, répondit Edwards.

— Dans celui-ci ! répéta M. Grant. Je ne savais qu’en penser, car je n’ai remarqué dans vos discours ni l’accent ni le dialecte d’aucune des contrées des États-Unis que j’ai parcourues. Vous avez sans doute habité constamment quelque ville, car ce n’est que là qu’on peut trouver notre culte observé constamment.

Le jeune chasseur sourit, mais il garda le silence, ayant sans doute des raisons particulières pour ne pas répondre à cette question.

— Au surplus, mon jeune ami, continua le ministre, trop poli pour insister, je me félicite de vous rencontrer, car votre exemple prouvera, j’espère, la supériorité des principes religieux que nous professons. Vous avez dû voir que j’ai été obligé ce soir de me prêter un peu aux dispositions de mes auditeurs. Le bon M. Jones désirait que je prononçasse les prières de la communion et tout le service du matin ; mais, comme les canons de notre Église ne l’exigent pas, je m’en suis dispensé, de crainte de fatiguer ma nouvelle congrégation. Demain je me propose d’administrer le sacrement aux fidèles de notre communion : y participerez-vous, mon jeune ami ?

— Je ne le crois pas, Monsieur, répondit Edwards avec un peu d’embarras, qui s’augmenta encore quand il vit miss Grant s’arrêter involontairement, et le regarder avec un air de surprise ; je crains de ne pas être dans des dispositions convenables ; les idées qui m’occupent en ce moment tiennent trop au monde pour me permettre d’approcher de l’autel.

— Chacun doit être son juge à cet égard, dit le ministre ; et j’avouerai même que j’ai remarqué ce soir, dans vos manières à l’égard du juge Temple, un ressentiment qui n’était nullement d’accord avec ce que nous prescrit l’Évangile. Nous avons toujours tort de nous livrer à notre ressentiment, en quelque circonstance que ce puisse être ; mais nous sommes doublement répréhensibles quand l’injure que nous avons reçue ne nous a pas été faite avec intention.

— Il y a du bon dans les paroles de mon père, dit John Mohican ; ce sont les paroles de Miquon[5]. L’homme blanc peut faire ce que ses pères lui ont appris ; mais le jeune aigle a dans ses veines le sang d’un chef delaware. Ce sang est rouge, et la tache qu’il fait ne peut se laver que dans celui d’un Mingo[6].

Surpris de cette interruption, M. Grant s’arrêta et se tourna vers le vieil indien, qui le regarda d’un air fier et déterminé.

— John, s’écria-t-il en levant les mains vers le ciel, est-ce là la religion que vous ont apprise vos frères Moraves ? Non, je ne serai pas assez peu charitable pour le croire ; ce sont des gens doux et pieux ; ni leur exemple ni leurs préceptes ne peuvent vous avoir inspiré de tels sentiments. Écoutez le langage de notre Rédempteur : Aimez vos ennemis ; bénissez ceux qui vous maudissent ; faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous maltraitent et vous persécutent. Tel est le commandement de Dieu, John, et personne ne peut espérer de voir Dieu s’il n’obéit à ce commandement.

L’Indien écouta le ministre avec attention. Le feu qui brillait dans ses yeux se calma peu à peu, et ses muscles reprirent leur état de tranquillité ordinaire ; mais, secouant légèrement la tête, il fit signe à M. Grant de se remettre en marche, et il le suivit en silence. L’agitation qu’éprouvait M. Grant donna plus de rapidité à sa marche, et le vieux chef prit le même pas, sans paraître avoir besoin de faire le moindre effort ; mais Edwards s’aperçut que Louise au contraire ralentissait sa marche, et ils se trouvèrent bientôt à quelques pas de distance de leurs compagnons. Comme le sentier était alors plus large, il s’approcha d’elle et se mit à ses côtés.

— Vous êtes fatiguée, miss Grant, lui dit-il ; la neige cède sous les pieds, et rend la marche difficile. Acceptez le secours de mon bras. J’aperçois une lumière en face de nous ; c’est sans doute la maison de votre père, mais nous en sommes encore à quelque distance.

— Je suis en état de marcher, répondit-elle d’une voix faible et tremblante, mais ce vieil Indien m’a effrayée ; son regard était terrible quand il s’est retourné en parlant à mon père… J’oublie que c’est votre ami, peut-être votre parent, d’après ce qu’il vient de dire, et cependant vous ne m’inspirez pas la même crainte.

— Vous ne connaissez pas bien cette race d’hommes, miss Grant, lui répliqua son jeune conducteur, sans quoi vous sauriez que la vengeance passe pour une vertu parmi les Indiens. La première leçon que reçoit leur enfance, c’est de ne jamais oublier, de ne jamais pardonner une injure… Les droits de l’hospitalité peuvent seuls l’emporter sur leur ressentiment.

— J’espère, Monsieur, dit Louise en retirant son bras involontairement, que vous n’avez pas été élevé dans de tels sentiments ?

— Si votre digne père me faisait une pareille question, répondit-il, il me suffirait de lui dire que j’ai été élevé dans le sein de l’Église. Mais à vous, miss Grant, je vous répondrai que j’ai reçu plus d’une leçon pratique du pardon et de l’oubli des injures. Je crois que j’ai peu de reproches à me faire à cet égard ; et je tâcherai d’en avoir encore moins à l’avenir.

Tout en parlant ainsi, il lui offrit de nouveau son bras ; Louise l’accepta, et, s’entretenant alors de choses indifférentes, ils arrivèrent à la maison du ministre.

M. Grant et John Mohican s’étaient arrêtés à la porte pour les attendre ; le premier s’efforçant de déraciner par ses préceptes religieux et moraux les principes peu chrétiens qu’il avait découverts dans le second ; et le vieil Indien l’écoutant avec attention, mais sans se montrer convaincu autrement que par un silence respectueux.

Dès que les jeunes gens furent arrivés, ils entrèrent dans la maison. Elle était située à quelque distance du village, au milieu d’un champ encore rempli de souches de pins, qu’on distinguait par les monticules de neige qu’elles formaient et qui s’élevaient à environ deux pieds. L’extérieur de la maison offrait de grandes traces de la négligence et de la précipitation avec lesquelles on construit les premières maisons dans un pays nouvellement habité ; mais l’intérieur et était assez commode, et du moins la plus grande propreté y régnait.

La première pièce dans laquelle ils entrèrent semblait destinée à servir de salle à manger, quoiqu’une grande cheminée fût arrangée de manière à indiquer qu’elle servait aussi quelquefois de cuisine. Un bon feu y avait été allumé, et la clarté qu’il produisait rendait presque inutile le secours de la chandelle que Louise alluma. Le milieu de la salle était couvert d’un tapis de manufacture du pays ; et, à l’exception d’une table à ouvrage et d’une bibliothèque de forme antique en acajou, le mobilier était tout ce qu’on pouvait trouver de plus simple et de meilleur marché. Contre les murs on voyait suspendus, dans des cadres de bois noirci, quelques paysages brodés à l’aiguille.

Un de ces dessins représentait un tombeau sur lequel une jeune fille répandait des larmes. Sur ce tombeau étaient inscrits les noms de plusieurs individus, tous portant le nom de Grant. Ce fut ainsi qu’Edwards apprit que le ministre était veuf, et que la jeune fille qui s’était appuyée sur son bras, chemin faisant, était tout ce qui lui restait de six enfants qu’il avait eus.

Chacun s’assit devant le bon feu qui brillait dans la cheminée. Louise quitta une redingote de soie un peu fanée, et un petit chapeau de paille qui convenait mieux à ses traits modestes et ingénus qu’à la rigueur de la saison, et, s’étant assise entre son père et Edwards, M. Grant adressa de nouveau la parole au jeune homme.

— Je me flatte, mon jeune ami, lui dit-il, que l’éducation que vous avez reçue vous a fait renoncer à ces principes de vengeance que votre naissance vous avait comme naturellement inculqués ; car, d’après quelques expressions de John, je dois croire que votre sang est en partie celui des Delawares. N’en rougissez pas. Ce n’est ni la couleur ni la naissance qui constituent le mérite ; et je ne sais pas si celui qui a quelque liaison de parenté avec les anciens propriétaires de ce sol n’a pas un meilleur droit de parcourir ces montagnes que ceux qui se les sont appropriées.

— Père, dit le vieux chef en se tournant vers le ministre et en accompagnant son discours des gestes expressifs ordinaires aux Indiens, vous n’avez pas encore passe l’été de la vie ; vos membres sont encore jeunes ; montez sur la plus haute de ces montagnes, et regardez autour de vous : Tout ce que vous verrez entre le soleil levant et le soleil couchant, depuis les grandes eaux jusqu’à l’endroit où la rivière tortueuse[7] se cache derrière les montagnes, tout cela, dis-je, appartient au jeune aigle. Son sang est celui des Delawares, et son droit est fort. Mais le frère de Miquon est juste. De même que la rivière ; il coupera le pays en deux parties, et il lui dira : — Enfant des Delawares, prends cela ; garde-le, et sois un chef sur le territoire de tes pères.

— Jamais, s’écria le jeune homme avec une énergie qui attira sur lui l’attention que M. Grant et sa fille donnaient au vieil Indien. Le loup de la forêt n’est pas plus acharné après sa proie que cet homme n’est dévoré de la soif de l’or ; quoique, pour arriver à la richesse, il ait rampé avec toute l’astuce d’un serpent.

— Prenez garde, mon fils ; prenez bien garde, dit M. Grant. Ces mouvements impétueux de ressentiment doivent être réprimés. L’injure accidentelle que vous a faite M. Temple vous fait sentir plus vivement celles qu’ont reçues vos ancêtres. Mais l’une fut involontaire, et les autres furent la suite d’un de ces grands changements politiques qui de temps en temps abaissent l’orgueil des rois, et font disparaître des nations puissantes de la surface de la terre. Où sont maintenant les Philistins qui tinrent si souvent les enfants d’Israël en esclavage ? Qu’est devenue cette superbe Babylone, séjour du luxe et des vices, qui dans son ivresse se nommait la reine des nations ? Songez que nous n’avons le droit d’obtenir le pardon de notre père céleste qu’au tant que nous l’accordons nous-mêmes à ceux qui nous ont offensés. D’ailleurs, le mal que vous a fait le juge Temple était involontaire, et votre bras ne tardera pas à être guéri

— Mon bras ! répéta, Edwards d’un ton de mépris ; croyez-vous que je pense qu’il ait voulu m’assassiner ? Non, non ! il est trop prudent, trop lâche, pour commettre un pareil crime. Soit ! que sa fille et lui s’applaudissent de leurs richesses, le jour de la rétribution n’en arrivera pas moins. Non, non, Mohican peut le soupçonner d’avoir eu des desseins meurtriers, mais je l’acquitte de cette intention ; je ne l’accuse pas de ce crime.

Tout en parlant ainsi, il s’était levé, et parcourait la chambre à grands pas, avec l’air de la plus vive agitation. Louise, effrayée, s’était rapprochée de son père, et avait passé son bras sous le sien.

— Telle est la violence héréditaire des naturels du pays, ma fille, lui dit le ministre. Le sang européen est mêlé dans ce jeune homme avec celui des Indiens, comme vous venez de l’entendre, et ni les avantages de l’éducation, ni ceux de la religion, n’ont pu déraciner ce funeste penchant. Le temps et mes soins y réussiront peut-être.

Quoiqu’il parlât à voix basse, Edwards l’entendit ; et, levant la tête avec un sourire dont l’expression était indéfinissable, il reprit la parole d’un ton plus calme.

— Ne vous alarmez pas, miss Grant ; je me suis laissé emporter par un mouvement que j’aurais dû réprimer. Je dois, comme votre père, l’attribuer au sang qui coule dans mes veines, sans pourtant convenir que j’aie à rougir de ma naissance, seule chose dont il me soit permis d’être fier, oui, je me glorifie de descendre d’un chef delaware, d’un guerrier qui faisait honneur à la nature humaine. Le vieux Mohican était son ami, et il rendra, justice à ses vertus.

M. Grant, voyant que le jeune homme était plus calme, et le vieil Indien toujours aussi attentif, commença alors une dissertation théologique sur le devoir du pardon des injures ; et, après une heure de conversation amicale, ses deux auditeurs se levèrent et prirent congé de leurs hôtes. Ils se séparèrent à la porte, Mohican prenant le chemin qui conduit au village, tandis que le jeune homme se dirigeait vers le lac. Le ministre, qui les avait conduits jusqu’à la porte, y resta quelques instants, suivant des yeux le vieux, chef qui marchait avec une agilité qu’on n’aurait pas attendue de son âge, le long du sentier par où ils étaient venus ; ses cheveux noirs se faisaient remarquer au-dessus de la couverture blanche placée sur ses épaules, et qui se confondait presque avec la neige.

En rentrant chez lui, M. Grant trouva sa fille debout devant une croisée située sur le derrière de la maison, et qui commandait la vue du lac. Il s’en approcha, et vit, à la distance d’environ un demi-mille, le jeune chasseur traversant à grands pas le lac dont le froid avait rendu la surface solide, et se dirigeant vers une pointe de terre où il savait, qu’était située la hutte de Natty Bumppo, sur le bord du lac, au pied d’un rocher couronné de pins.

— Il est étonnant, dit-il, comme les penchants des sauvages se perpétuent, et conservent longtemps leur ascendant dans cette race remarquable ! Mais, s’il persévère comme il a commencé, il finira par triompher. La première fois qu’il viendra nous voir, mon enfant, ne me laissez pas oublier de lui prêter mon homélie contre l’idolâtrie.

— Quoi ! mon père, le croiriez-vous en danger de retomber dans les erreurs de ses ancêtres ?

— Non, ma fille, il est assez instruit pour que ce péril ne soit pas à craindre. Mais il est une autre idolâtrie non moins à redouter, celle de nos passions.



  1. Voyez une note du Dernier des Mohicans sur le nom des airs appliqués aux psaumes en Amérique
  2. Les ministres de l’église épiscopale protestante des États-Unis se servent communément du mot dissident en parlant des autres Églises, bien qu’il n’y ait jamais eu d’Église établie dans ce pays.
  3. Nom que donnent les Indiens à leurs huttes. (Voyez le Dernier des Mohicans.)
  4. L’Onondago ou Onondaga est un lac, dans le comté du même nom, autour duquel habitait la tribu des Onondagas, alliée des Iroquois.
  5. Il ne faut pas publier que c’est Penn que l’Indien désigne toujours sous ce nom ; et, quand il parle des enfants ou des frères de Miquon, il veut désigner les quakers.
  6. Mingo est le nom général sous lequel les Indiens Delawares désignent les Indiens des six nations qui étaient leurs ennemis. (Voyez les notes du Dernier des Mohicans.)
  7. Susquehannah veut dire rivière tortueuse. Hannah ou Hannock signifie rivière dans plusieurs dialectes des naturels. Ainsi nous trouvons le Rappehannock dans le sud de la Virginie.