Les Pionniers/Chapitre 13

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 6p. 127-138).


CHAPITRE XIII.


Et je veux boire à même du pot !
Allons, buvons à la meule d’orge.

Chanson à boire.



À l’un des points d’intersection des deux principales rues de Templeton, était, comme nous l’avons déjà dit, l’auberge du Hardi Dragon. Dans l’origine, il avait été résolu que le village s’étendrait le long du petit ruisseau qui coulait dans la vallée, et la rue conduisant du lac à l’académie devait lui servir de limites du côté de l’occident. Mais le hasard dérange souvent les plans les mieux combinés. Quoique la maison de M. Hollister, ou du capitaine Hollister, comme on l’appelait souvent, attendu qu’il était sergent de la milice des environs, eût été bâtie directement en face de la grande rue, de manière à l’empêcher de pouvoir s’étendre plus loin, les voyageurs à pied, à cheval, et même en sleigh, trouvèrent plus commode de marcher à peu près en ligne droite, au lieu de passer par la rue latérale qui obligeait à faire un circuit. Il en résulta que, cette route étant la plus fréquentée, quelques maisons furent construites à la suite de l’auberge, et de l’autre côté de la rue qui, par ce moyen, se prolongea beaucoup plus loin qu’on n’en avait en l’intention.

Deux inconvénients matériels furent la conséquence de ce changement survenu dans les plans du fondateur de Templeton. Le premier fut que la rue principale se trouva brusquement rétrécie vers son milieu ; l’autre que le Hardi Dragon devint, après l’habitation du juge, l’édifice qui frappait davantage les yeux dans tout le village.

Cette circonstance, aidée du caractère de l’hôte et de l’hôtesse, assura à cette auberge une supériorité que les efforts d’aucun compétiteur ne purent lui ravir ; car on en fit la tentative, et ce fut dans une maison située à l’autre coin de la même rue. Elle était bâtie en bois, et l’on avait adopté pour sa construction l’ordre d’architecture à la mode de Templeton ; en un mot, c’était une des maisons où l’on avait voulu imiter le toit et les balustrades de celle du juge. Les fenêtres des étages supérieurs étaient encore bouchées avec des planches brutes, car l’édifice était loin d’être fini, mais celles du rez-de-chaussée étaient garnies de vitres ; et le bon feu qu’on voyait à travers prouvait que la maison était habitée. La façade en était crépie en blanc ; mais les côtés et le derrière étaient grossièrement badigeonnés en brun d’Espagne. Devant la porte s’élevaient deux grands poteaux joints par le haut, au moyen d’une poutre à laquelle était suspendue une énorme enseigne en bois sculpté, représentant divers emblèmes de franc-maçonnerie. Au-dessus de ces signes mystérieux, on lisait en grosses lettres :


THE TEMPLE-TOWN’S COFFEE-HOUSE AND TRAVELLER’S HOTEL.


CAFÉ TEMPLETON ET HÔTEL DES VOYAGEURS.


Et en dessous :


HABACUC FOOTE ET JOSUE KNAPP.


Cette rivalité était d’autant plus dangereuse pour le Hardi Dragon, que ces noms formidables se lisaient encore sur la porte de deux établissements nouvellement formés dans le village, une boutique de chapelier et une tannerie. Mais, soit parce qu’il est vrai que qui trop embrasse mal étreint, comme dit le proverbe, soit parce que le Hardi Dragon s’était fait une réputation que rien ne pouvait désormais ébranler, cette dernière auberge conserva la pratique non seulement du juge Temple et de ses amis, mais même de presque tous ceux des habitants du village qui ne figuraient pas en qualité de débiteurs sur les livres des associés Habacuc et Josué.

Dans la soirée dont nous parlons, le sergent boiteux, dit capitaine Hollister, et sa moitié, vraie virago, étaient à peine de retour de l’académie, qu’un bruit de pieds qui secouaient la neige à leur porte leur annonça l’arrivée de quelques pratiques, qui se rassemblaient sans doute pour discuter sur la cérémonie religieuse à laquelle les habitants venaient d’assister.

La salle ouverte au public dans l’auberge du Hardi Dragon était un appartement spacieux, garni de bancs de trois côtés seulement, car le quatrième était entièrement occupé par deux cheminées d’énorme dimension, qui en remplissaient tout l’espace, à l’exception de la porte d’entrée qui les séparait, et d’une ouverture sans porte, mais défendue par une palissade en miniature, donnant entrée dans un cabinet convenablement muni de verres et de bouteilles. Mistress Hollister, avec un air de grande gravité, était assise à l’entrée de ce sanctuaire, tandis que son mari s’occupait à remuer le feu avec un pieu en bois, brûlé par le bout.

— Eh bien ! mon cher sergent ! dit l’hôtesse, aurez-vous bientôt fini de remuer le feu ? À quoi cela peut-il servir à présent qu’il brûle à ravir ? Mettez des verres sur les tables, et placez près du feu un pot de cidre au gingembre pour le docteur ; vous savez qu’il le boit toujours chaud. Mettez tout bien en ordre ; car nous aurons ce soir le major, et probablement le juge et M. Jones, sans compter Ben-la-Pompe et les hommes de loi. Veillez donc à ce que rien ne manque, et dites à cette coureuse de Judy que si elle ne tient pas sa cuisine plus proprement, je lui donnerai son congé. Elle n’a qu’à aller se présenter au café, la fainéante ! elle n’y sera pas surchargée d’ouvrage. Mais, à propos, sergent, n’est-ce pas un grand bonheur que de pouvoir assister au service divin, assis bien à son aise, sans être obligé de se lever je ne sais combien de fois, comme ce soir ?

— Mistress Hollister, répondit le vétéran tout en s’occupant d’exécuter les ordres qu’il avait reçus de sa moitié, c’est toujours un bonheur d’y assister, n’importe que ce soit assis, debout ou à genoux, comme M. Whitefield[1] nous ordonnait autrefois de le faire, après une journée de marche fatigante, tandis qu’il levait les mains au ciel, comme Moïse. Et là propos de cela, Betty, ce dut être une belle bataille que celle que les Israélites livrèrent ce jour-là aux Amalécites ! Il paraît qu’elle eut lieu dans une plaine ; car il est écrit que Moïse monta sur une hauteur pour en être témoin en employant les armes de la prière. Et, d’après mon petit jugement, Betty, je crois que les Israélites durent la victoire à leur cavalerie ; car le texte dit que Josué extermina les ennemis par le tranchant du sabre ; d’où je conclus non seulement qu’il avait sous ses ordres des cavaliers, mais des cavaliers bien disciplinés ; ce que je prouve encore par le texte qui dit que c’étaient des hommes d’élite, c’est-à-dire des volontaires, des miliciens ; car il est rare que des recrues de dragons sachent se servir du tranchant du sabre, et…

— Laissez-moi donc tranquille avec vos textes ! sergent. Faut-il tant de paroles pour si peu de chose ? À coup sûr, les Israélites ont gagné la bataille parce que le Seigneur combattait pour eux, comme il le fit toujours jusqu’à ce qu’ils l’eussent renié. Et si le Seigneur combattait pour eux, qu’importe quels hommes commandait Josué ? Des miliciens ! Dieu me pardonne de jurer ! ce sont eux qui ont été la cause de la mort du brave capitaine, le jour de la bataille que vous savez. Sans leur lâcheté, il aurait remporté la victoire.

— Je dois vous dire, mistress Hollister, qu’aucune troupe ne se battit mieux que le flanc gauche des miliciens à l’affaire dont vous parlez ; ils se rallièrent fort proprement, quoique sans tambours, ce qui n’est pas facile à faire quand on est sous le feu de l’ennemi ; et ils tenaient encore ferme quand le capitaine tomba. Mais, comme les Écritures ne contiennent pas de paroles inutiles, je vous dirai que si la cavalerie de Josué n’avait pas taillé en pièces les Amalécites avec le tranchant du sabre, le texte aurait dit seulement qu’il les avait exterminés avec le sabre, sans employer le mot tranchant. Et pour en revenir au capitaine, s’il avait appelé la compagnie de dragons de milice, quand il rallia l’infanterie, ils auraient fait voir à l’ennemi ce que c’est que le tranchant d’un sabre ; car, quoiqu’ils n’eussent pas d’officiers à brevet, je crois que je puis dire que celui qui les conduisait était en état de leur montrer leur devoir en pratique, comme il l’avait fait en théorie[2].

En prononçant ces derniers mots, le sergent vétéran se redressa d’un air d’importance en arrangeant sa cravate.

— Tout cela est bel et bon, sergent, mais cela n’empêche pas qu’il ne soit mort, et il y a bien des années. Plût au ciel qu’il eût assez vécu pour voir la vraie lumière ! Au surplus j’espère qu’il y a de la merci dans le ciel pour un brave homme qui est mort pour la bonne cause. Quoi qu’il en soit, ont ne lui a donné qu’une pauvre sépulture, ainsi qu’à tant d’autres qui sont morts comme lui ; mais mon enseigne est là, et, à coup sûr, elle lui ressemble ; car si ce ne sont pas tout à fait ses yeux, il ne manque pas un poil à ses moustaches, et je la conserverai tant qu’un serrurier pourra faire un crampon pour la suspendre, en dépit de tous les cafés de Templeton et des États-Unis.

On ne saurait dire jusqu’où cette conversation aurait conduit le digne couple, si ceux qui secouaient la neige attachée à leurs pieds sur la petite plate-forme qui ornait la porte de l’auberge, ne fussent entrés en ce moment. Ils furent suivis d’un assez grand nombre d’habitants du village, de toute condition, et l’hôtesse eut la satisfaction de voir ses bancs presque complètement remplis.

Tandis qu’ils se formaient en différents groupes, le docteur Todd prenait place sur un banc à dossier, placé près d’une des cheminées. Il était accompagné d’un jeune homme dont le costume, fort négligé du côté de la propreté, annonçait pourtant des prétentions, et dont l’habit, de drap étranger, n’était pas coupé de la même manière que ceux des autres habitants. Ce nouveau venu tirait fréquemment une grande montre française en argent, attachée à une chaîne en cheveux, portait à sa chemise une épingle garnie d’une grosse pierre fausse, et prenait du tabac à chaque instant dans une tabatière ornée d’un portrait de femme.

Pendant un certain temps l’hôte et l’hôtesse ne furent occupés qu’à préparer et à servir les divers breuvages qui leur furent demandés, et qui, étant pour la plupart un mélange de plusieurs liqueurs, exigeaient quelque science ou du moins de l’habitude pour leur composition. Les verres n’étaient pas d’un grand usage, car en général le même pot passait demain en main et de bouche en bouche dans chaque groupe, jusqu’à ce qu’ayant fait le tour du cercle, ou étant arrivé au bout de la ligne, il revint à celui qui y avait bu le premier.

Quand la première soif fut apaisée, une conversation particulière s’établit dans chaque groupe, et partout elle roulait sur l’événement important du jour, la célébration du service religieux à Templeton, suivant les rites de l’église épiscopale. Mais un silence général s’établit dans la salle, quand on entendit le compagnon du docteur, un des deux hommes de loi établis à Templeton, lui demander :

— À propos, docteur, est-il vrai que vous avez fait ce soir une opération importante ; que vous avez extrait toute une charge de chevrotines de l’épaule du fils de Bas-de-Cuir ?

— Oui, répondit le docteur avec une sorte d’insouciance, mais en redressant la tête d’un air d’importance ; j’ai fait quelque chose de cette nature chez le juge. Mais ce n’était rien en comparaison de ce qui aurait pu arriver si le coup avait porté dans quelque autre partie très-vitale, et j’ose dire que le jeune homme sera bientôt guéri. Mais j’ignorais que mon patient fût fils de Bas-de-Cuir. C’est une nouvelle que vous m’apprenez. Je ne savais pas que Natty fût marié.

— Ce n’est pas une conséquence nécessaire, répondit le procureur en ricanant. Je suppose que vous savez qu’il existe des êtres auxquels nous donnons le nom de filius nullius.

— Et pourquoi ne pas parler en bon anglais ? s’écria mistress Hollister. Pourquoi parler indien dans une salle qui n’est remplie que de chrétiens, quoiqu’il s’agisse d’un pauvre chasseur qui ne vaut guère mieux que les sauvages ?

— C’est du latin, et non de l’indien, mistress Hollister, répondit le suppôt de Thémis en regardant autour de lui d’un air satisfait de lui-même ; et le docteur Todd sait le latin ; sans cela, comment pourrait-il lire les étiquettes de ses fioles ? N’est-il pas vrai, docteur, que vous savez le latin ?

— Je me flatte que c’est une langue qui ne m’est pas tout à fait étrangère, répondit Elnathan en cherchant à faire bonne contenance, quoiqu’il fût intérieurement fort mal à l’aise. Mais le latin n’est pas facile, Messieurs, ajouta-t-il en s’adressant à la compagnie, et je pense qu’à l’exception, de monsieur Lippet, il n’y a personne dans cette salle qui sache que far. av.[3] signifie en anglais de la farine d’avoine.

Le procureur se trouva à son tour fort embarrassé. Ses connaissances en latin ne s’étendaient pas bien loin, quoiqu’il eût pris ses degrés dans une université des États-Unis, et les deux monosyllabes que son compagnon venait de prononcer étaient pour lui de l’hébreu. Mais comme il aurait été imprudent de paraître moins savant que le docteur dans une compagnie où il se trouvait un grand nombre de ses clients, il lui adressa un sourire approbatif qui semblait confirmer qu’eux seuls étaient en état de converser en une si docte langue, et voyant tous les yeux se fixer sur lui avec un air d’admiration, il se leva, se plaça devant la cheminée, prit sous ses deux bras les pans de son habit, et reprit la parole avec une nouvelle assurance.

— Qu’il soit fils de Natty ou fils de personne, j’espère que ce jeune homme ne souffrira pas que les choses en restent là. Nous vivons dans un pays où les lois ne font acception de personne ; et je voudrais juger la question de savoir si un homme qui est ou qui se dit propriétaire de cent mille acres de terre, a plus de droit qu’un autre de tirer sur qui que ce soit. Qu’en dites-vous, docteur Todd ?

— Je dis, monsieur Lippet, répondit Elnathan, que le jeune homme guérira bientôt, comme je l’ai déjà dit ; car la blessure n’ayant pas offensé un organe essentiel, la balle ayant été convenablement extraite, et le pansement de la blessure ayant été fait avec soin, le danger n’est pas aussi considérable qu’il aurait pu l’être.

— Qu’importe ? répliqua le procureur. J’en fais juge M. Doolittle, qui nous a écoutés. Vous êtes magistrat, monsieur Doolittle ; vous savez ce que la loi permet et ce qu’elle défend ; or, je vous le demande, pensez-vous qu’une blessure faite à un homme avec une arme à feu, soit une chose qui puisse s’arranger si facilement ? Supposez, Monsieur, que ce jeune homme soit un artisan, un ouvrier ; qu’il ait femme et enfants, que sa famille ait besoin de son travail pour avoir du pain, et que la balle, au lieu de passer dans les chairs, l’ait mis hors d’état de se servir de son bras pour le reste de ses jours ; je vous le demande à tous, Messieurs, n’aurait-il pas le droit, dans cette supposition, de demander des dommages et intérêts considérables ?

Comme la dernière partie de cette phrase s’adressait à toute la compagnie, Hiram crut d’abord qu’il pouvait se dispenser d’y répondre. Mais voyant tous les regards se diriger vers lui, et se rappelant qu’il avait été depuis peu nommé juge de paix, il pensa enfin que son caractère officiel ne lui permettait pas de garder le silence, et répondit avec un air de gravité magistrale :

— Certainement, monsieur Lippet, vous savez comme moi que si un homme en blesse un autre d’un coup d’arme à feu, et que, l’ayant fait avec intention, il soit mis en jugement pour ce fait, et déclaré coupable par le jury, ce sera une mauvaise affaire pour lui.

— Une très-mauvaise, reprit le procureur. La loi ne fait d’exception pour personne dans un pays libre. Un des plus grands bienfaits dont nous soyons redevables à nos ancêtres, c’est qu’ici tous les hommes sont égaux aux yeux de la loi, comme ils le sont à ceux de la nature. Quoiqu’un homme ait acquis d’immenses propriétés, n’importe par quels moyens, il n’a pas plus le droit de contrevenir aux lois que le plus pauvre des citoyens. Voilà ma façon de penser, Messieurs ; et je garantis que si ce jeune homme est bien conseillé, il tirera de cette affaire de quoi joliment payer le pansement. Entendez-vous, docteur ?

— Quant à cela, répondit Elnathan que la tournure qu’avait pris la conversation semblait mettre sur des épines, j’ai la parole du juge Temple, en présence de… non pas que sa parole ne vaille tous les écrits du monde, mais il me l’a donnée en présence de… voyons de qui, de monsir Le Quoi, et de sguire Jones, et du major Hartmann, et de miss Pettibone, et d’une couple de nègres : c’est devant eux qu’il m’a dit que ce serait sa poche qui me paierait.

— Vous a-t-il fait cette promesse avant, ou après l’opération ? demanda le procureur.

— Avant ou après, qu’importe ? répondit le docteur ; mais je suis sûr qu’il me l’a faite avant que j’eusse touché au bras du jeune homme.

— Mais il paraît qu’il vous a dit que ce serait sa poche qui vous paierait, dit Hiram Doolittle avec un sourire malin. Or qui l’empêche de couper sa poche et de vous la donner avec une pièce de six pence au fond ? il aurait rempli sa promesse aux yeux de la loi.

— Point du tout, s’écria Lippet, ce serait un subterfuge dont elle ferait justice. Il faut que le docteur reçoive quid pro quo[4]. La poche, dans le cas dont il s’agit, doit être considérée comme faisant partie, non de l’habillement, mais de la propre personne de celui qui a promis. Je soutiens que le docteur à une action contre le juge Temple à cet égard, et, s’il n’obtient pas satisfaction complète à l’amiable, je me charge de lui faire rendre justice sans qu’il lui en coûte aucuns frais.

Le docteur ne répondit rien à cette offre, mais il jeta un coup d’œil autour de lui, comme pour compter ceux dont il pourrait invoquer aussi le témoignage pour constater cette promesse, si un jour cela devenait nécessaire.

Un sujet de conversation tel que celui d’un procès à intenter au juge Temple n’était pas de nature à délier la langue de beaucoup d’interlocuteurs dans la salle ouverte au public de la principale auberge de Templeton. Il s’ensuivit un instant de silence, pendant lequel la porte de l’appartement s’ouvrit, et l’on y vit entrer Natty Bumppo lui-même.

Le vieux chasseur portait à la main son compagnon inséparable, son long fusil. Sans ôter son bonnet, sans faire attention à qui que ce fût, il s’avança vers une des cheminées, et s’assit, sous le manteau, sur un monceau de troncs d’arbres destinés à alimenter le feu. Quelques personnes lui firent différentes questions sur le gibier qu’il avait tué depuis peu, et il leur répondit avec un air d’insouciance. Mais l’hôte, qui avait contracté avec Natty une sorte d’intimité fondée sur ce qu’ils étaient tous dieux d’anciens soldats, étant venu lui présenter une pinte remplie de je ne sais quel liquide, la manière dont il reçut cette offrande put faire juger qu’elle ne lui était pas désagréable.

Cependant le procureur reprit la conversation interrompue, et s’adressant au docteur Todd : — Le témoignage des nègres, lui dit-il, ne pourrait être reçu en justice, car ils sont esclaves, et censés appartenir à M. Jones. Mais je sais le moyen d’obtenir justice, soit du juge Temple, soit de quiconque se permet de tirer sur un autre, et il ne serait pas besoin pour cela de plaider devant la cour des erreurs[5].

— Et ce serait une fameuse erreur, s’écria l’hôtesse, que de se mettre en procès avec le juge Temple, qui à une bourse aussi longue que le plus grand des pins qui soient sur nos montagnes ; d’ailleurs n’est-il pas l’homme le plus accommodant du monde quand on sait le prendre ? C’est un brave homme que le juge Temple, et un homme équitable, et un homme qui n’a pas besoin d’être menacé pour faire ce qui est juste. Je n’ai qu’un reproche à lui adresser, c’est d’être trop insouciant à l’encontre de son âme : il n’est ni méthodiste, ni papiste, ni presbytérien, ni… en un mot, je crois qu’il n’est rien du tout ; et, quand on ne combat pas sous la bannière d’une Église régulière en ce monde, il y a lieu de craindre qu’on ne passe pas la revue dans l’autre avec le petit nombre des élus, comme dit mon mari, que vous appelez le capitaine ; car pour moi je ne connais qu’un capitaine qui mérite ce nom, et c’est celui qui est sur mon enseigne. À coup sûr, Bas-de-Cuir, j’espère que vous ne serez pas assez fou pour mettre dans la tête de ce jeune homme d’aller en justice pour cette affaire : ce serait pis, pour lui et pour vous, que le coup de fusil qu’il a reçu. Il ne faut pas faire de la peau d’un agneau un os à ronger. Dites-lui qu’il peut venir boire ici pour rien, tant qu’il le voudra, jusqu’à ce que son épaule soit guérie.

— Voilà qui est généreux ! s’écrièrent vingt bouches à la fois, à cette offre libérale de mistress Hollister, tandis que Natty, qu’on aurait pu supposer ne devoir pas entendre parler de la blessure qu’avait reçue son jeune compagnon sans en montrer quelque ressentiment, ouvrit la bouche dans toute sa largeur pour faire un de ces éclats de rire silencieux qui lui étaient particuliers.

— Je savais bien, dit-il ensuite, que le juge ne ferait rien de bon avec son fusil de chasse, quand il descendit de son sleigh. Je n’ai jamais vu qu’un fusil de chasse qui fît de bonne besogne, et c’était un fusil français, ce qu’on appelle une canardière, dont le canon est presque une fois aussi long que celui-ci. Je lui vis faire un tel abattis de gibier sur le grand lac qu’il fallut une barque pour le porter. Quand je suivis sir William contre les Français au fort Niagara, on ne connaissait que le long fusil, comme celui-ci ; et c’est une fière arme dans les mains d’un homme qui sait la charger, et qui a le coup d’œil sûr. Le capitaine sait comme nous nous escrimâmes contre les Français et les Iroquois dans cette guerre. Chingachgook, ce qui signifie le Grand-Serpent en anglais, le vieux John Mohican, si vous l’aimez mieux, qui demeure avec moi dans ma hutte, était un grand guerrier alors, et il pourrait vous en conter tous les détails ; cependant il était plus fort au tomahawk[6] qu’au fusil, et, quand il avait tiré un ou deux coups, il ne songeait plus qu’à se procurer des chevelures. Hélas ! le bon temps est passé. Alors, depuis la Mohawk jusqu’aux forts, on trouvait à peine des sentiers par où un cheval chargé pouvait passer ; et l’on n’était embarrassé que du choix du gibier. Aujourd’hui, tout le pays est découvert ; on voit des grandes routes partout, et, si mon vieux Hector n’avait pas le nez si bon, je passerais quelquefois des journées entières sans trouver une pièce de gibier.

— Il me semble, Bas-de-Cuir, dit l’hôtesse, que vous faites un pauvre compliment à votre camarade en lui donnant un des noms du malin esprit, et d’ailleurs le vieux John ne ressemble guère aujourd’hui à un serpent. Vous auriez mieux fait de l’appeler Nemrod, d’autant plus que c’est un nom chrétien, puisqu’il se trouve dans la Bible. Le sergent m’en a lu un chapitre où il était question de lui, le soir d’avant mes relevailles, et l’on n’oublie pas ce qu’on entend lire dans ce livre.

— Le vieux John et Chingachgook étaient deux hommes bien différents, répliqua Natty en secouant la tête à ce souvenir mélancolique. Pendant la guerre de 58, il était dans la maturité de l’âge, et il avait trois pouces de plus que moi. Si vous l’aviez vu le matin du jour où nous battîmes Dieskau, vous auriez avoué qu’il était impossible de voir une peau rouge plus avenante. Il était nu jusqu’à la ceinture, et il était peint… non, jamais créature ne l’a si bien été. Il avait un côté de la figure noir, l’autre rouge, et le reste du corps jaune. Ses cheveux étaient rasés, à l’exception d’une touffe au haut de la tête, sur laquelle il portait un panache de plumes d’aigle, aussi brillantes que si elles avaient été tirées de la queue d’un paon. Enfin, avec son air fier et hardi, son grand couteau à scalper, et son tomahawk, on ne pouvait voir une figure plus guerrière. Aussi joua-t-il son rôle bravement, car le lendemain du combat, je le vis ayant treize chevelures attachées à son bâton. Et il les avait acquises de franc jeu, car le Grand-Serpent n’était pas un homme à scalper un ennemi qu’il n’avait pas tué de sa propre main.

— Eh bien ! en bien ! dit l’hôtesse, se battre, c’est se battre après tout, n’importe comment, puisqu’il y a plusieurs façons de le faire : mais je n’aime pas qu’on arrache la peau de la tête à un ennemi mort, et je ne crois pas que la Bible y autorise. J’espère, sergent, que vous n’avez jamais aidé à cette besogne ?

— Mon devoir était de rester à mon rang, répondit Hollister, et d’y attendre le plomb ou la baïonnette. J’étais alors dans le fort, et comme j’en sortais rarement, J’ai peu vu les sauvages, qui ne faisaient qu’escarmoucher sur les flancs. Je me souviens pourtant d’avoir entendu parler du Grand-Serpent, comme on le nommait, car c’était un chef de renom, et je ne m’attendais guère à le voir un jour civilisé en chrétien sous le nom du vieux John.

— Il a été fait chrétien par les frères Moraves, qui s’étaient toujours faufilés parmi les Delawares, dit, Natty. À mon avis, si l’on avait laissé les sauvages tranquilles, nous n’en serions pas où nous en sommes ; ces montagnes appartiendraient encore à leur légitime propriétaire, qui n’est pas trop vieux pour porter un fusil comme celui-ci, et dont le coup d’œil est sûr. Il aurait laissé le pays dans l’état où l’avait mis lai nature, et…

Il fut interrompu par un nouveau bruit qui se fit entendre à la porte, et au même instant une nouvelle compagnie entra dans l’appartement.



  1. Whitefield est un des apôtres du méthodisme, et se rendit en Amérique pour y propager les principes de sa secte.
  2. Voyez l’Espion.
  3. Far. av., farina avenœ. Le docteur se sert d’abréviations dans le discours comme dans son style d ordonnances.
  4. Quelque chose pour quelque chose.
  5. Cour of errors : c’est la cour d’appel du comté.
  6. Espèce de hache des Indiens. (Voyez les notes du Dernier des Mohicans)