Les Pionniers/Chapitre 16

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 6p. 158-168).


CHAPITRE XVI.


Il y a quelque trahison, Messieurs ; cependant ne lâchez pas pied.
Shakespeare. Beaucoup de bruit pour Rien.



La rigueur du froid avait considérablement diminué le lendemain matin. De légers nuages se montrèrent dans le firmament, et la lune disparut derrière un volume de vapeurs chassées vers le nord par le vent du sud, signe infaillible du dégel. Le soleil parut d’abord dans tout son éclat, mais les nuages s’amoncelèrent peu à peu, et finirent par s’épaissir assez pour éclipser ses rayons.

La matinée était déjà assez avancée, et le soleil luttait encore contre les amas de vapeurs qui allaient l’obscurcir, quand Élisabeth sortit de son appartement et voulut profiter du beau temps qu’il faisait encore, pour satisfaire sa curiosité en visitant les environs de la maison de son père, avant qu’on se réunît pour le déjeuner. S’enveloppant d’une pelisse pour se garantir du froid, qui, quoique diminué, était encore assez piquant, elle entra dans un petit enclos situé derrière la maison, et qui donnait sur un taillis de jeunes pins, rejetons de vieilles souches dont les troncs avaient été coupés. À peine y était-elle entrée qu’elle reconnut la voix de Richard Jones, qui s’écriait :

— Je vous souhaite d’heureuses fêtes de Noël[1], cousine Bess. Ah ! ah ! je vois que vous êtes matinale, mais je savais que je le serais encore plus que vous. Jamais je ne me suis laissé prévenir par personne pour les souhaits du jour de Noël. Non, ni homme, ni femme, ni enfant, ni grand, ni petit, ni blanc, ni noir, ni peau jaune, ni face cuivrée, ne peut se vanter de m’avoir jamais devancé à cet égard. Mais attendez un moment que je passe mon habit. Vous voulez voir les améliorations qui ont eu lieu pendant votre absence ; il n’y a que moi qui puisse vous les montrer, car c’est moi seul qui en ai fait tous les plans. Il se passera encore une heure avant que le cousin ’Duke et le major aient achevé de cuver les maudits mélanges de mistress Hollister, ainsi rien ne m’empêche d’aller faire un tour avec vous.

Élisabeth se retourna, et vit Richard en bonnet de nuit à la fenêtre de sa chambre à coucher, où la crainte d’être prévenu par quelqu’un dans les souhaits du jour lui avait fait passer la tête en dépit du froid. Elle lui promit en souriant de l’attendre, et, étant rentrée dans la maison, elle en revint tenant en main un papier scellé de plusieurs grands cachets, et trouva M. Jones qui l’attendait à son tour.

— Allons, Bessy, lui dit-il en passant un des bras de sa cousine sous le sien, le dégel commence, mais la neige est encore en état de nous porter. Ne sentez-vous pas que l’air que nous respirons arrive de la Pensylvanie ? quel climat détestable ! Hier, au coucher du soleil, il faisait assez froid pour glacer le zèle d’un homme, et, pour moi, c’est mettre le thermomètre à zéro ; entre neuf et dix heures, le temps était plus tempéré ; à minuit il faisait tout à fait doux ; et j’ai trouvé qu’il faisait si chaud pendant tout le reste de la nuit, que je n’ai pu supporter une couverture. Eh ! Aggy ; holà Aggy ! avance donc, négrillon, que je te souhaite de joyeuses fêtes de Noël. Ramasse ce dollar, et si quelqu’un se lève avant que nous soyons rentrés, viens bien vite m’en avertir ; si tu me laisses prévenir par le cousin ’Duke, je ne voudrais pas être dans ta peau.

Aggy lui promit d’être attentif à exécuter ses ordres, ramassa le dollar sur la neige, le jeta à vingt pieds en l’air, le rattrapa adroitement dans sa main quand il tomba, et courut dans la cuisine pour montrer le présent qu’il venait de recevoir, avec autant de joie dans le cœur que sa physionomie en exprimait.

— Soyez tranquille, mon cher cousin, dit Élisabeth, je viens d’entrouvrir la porte de la chambre de mon père, et il dort encore profondément. Nous pouvons faire notre promenade sans inquiétude, et vous remporterez encore tous les honneurs du jour.

— Oh ! ’Duke est votre père, Élisabeth ; mais ’Duke est un homme qui aime la primauté jusque dans les plus petites bagatelles. Quant à moi, je ne m’en soucie qu’à cause des compétiteurs qu’on peut avoir ; car une chose qui n’est rien en elle-même peut prendre de l’importance quand plusieurs y prétendent en même temps. Ainsi pense et agit votre père lui-même : il veut être toujours le premier ; mais je ne veux lui damer le pion que parce qu’il a la prétention d’être mon compétiteur.

— Tout cela est fort clair, Monsieur ; si vous étiez seul au monde, vous ne vous soucieriez aucunement des distinctions ; mais comme bien des gens les recherchent, vous les recherchez aussi, non pour elles-mêmes, mais uniquement à cause des compétiteurs.

— C’est cela même, Bessy, je vois que vous êtes une fille intelligente, et vous faites honneur à vos maîtres. Vous ignorez peut-être que c’est moi qui suis cause qu’on vous a mise dans cette pension de New-York ; car dès que votre père en eut parlé j’écrivis à un ami que j’avais en cette ville, et ce fut d’après sa recommandation qu’on vous y plaça. Mais j’eus plus d’un assaut à livrer à ce sujet au cousin ’Duke, car il est obstiné d’ordinaire, et cependant je sus l’obliger à se rendre.

— Épargnez mon père, cousin Richard ; si vous saviez ce qu’il a fait pour vous pendant que vous étiez à Albany, vous le ménageriez davantage.

— Pour moi ? s’écria Richard en s’arrêtant pour réfléchir. Ah ! je suppose qu’il m’a rapporté le plan de la nouvelle chapelle hollandaise. Je m’en soucie fort peu. Un homme qui a un certain talents ne travaille pas d’après des suggestions étrangères. Il trouve dans son cerveau ce qui constitue le véritable architecte.

— Ce n’est pas cela.

— Non ! Que serait-ce donc ? M’aurait-il fait nommer un des inspecteurs des routes ?

— Cela aurait pu être, mais ce n’est pas d’une nomination semblable qu’il s’agit.

— Une nomination semblable ! C’est donc une nomination ; Si c’est dans la milice, je n’en veux point.

— Ce n’est point dans la milice, dit Élisabeth en lui montrant le paquet qu’elle tenait à la main, et qu’elle avançait et retirait alternativement avec un petit air de coquetterie ; c’est une place qui rapporte honneur et profit.

— Honneur et profit ! Allons, allons, cousine Bess, ne me tenez pas plus longtemps en suspens, montrez-moi ce papier. Je me flatte que c’est une place où il y a quelque chose à faire ?

— Précisément, cousin Dickon, dit Élisabeth en lui remettant le paquet ; mon père, en me remettant ce papier pour que je vous le présentasse comme présent de Noël, me dit : — Certainement si quelque chose peut faire plaisir à Dickon, c’est de remplir le fauteuil du pouvoir exécutif dans ce comté.

— Du pouvoir exécutif ! répéta Richard en décachetant le paquet avec un mouvement d’impatience ; qu’est-ce que cela signifie ? Ah ! sur mon honneur, c’est une commission nommant Richard Jones, squire, shérif du comté. Eh bien ! positivement, c’est un beau trait du cousin ’Duke ! Je dois dire qu’il a bon cœur et qu’il n’oublie pas ses amis. Shérif ! grand shérif du comté ! cela sonne bien, Bess ; mais les devoirs de la place seront encore mieux remplis. Oui, le cousin ’Duke est un homme judicieux, et il sait distinguer à quoi chacun est propre. Je lui ai pourtant de l’obligation, beaucoup d’obligation, ajouta-t-il en s’essuyant les yeux, sans y penser, avec le pan de son habit ; mais il sait que j’en ferais autant pour lui, si je le pouvais, et il le verra, si jamais j’en trouve l’occasion en remplissant les devoirs de la place. Oui, je les remplirai, cousine Bess, et je les remplirai bien. Ce chien de vent du sud ! comme il fait venir l’eau aux yeux !

— Maintenant, cousin Richard, dit Élisabeth en riant, j’espère que je ne vous entendrai plus vous plaindre, comme autrefois, de n’avoir rien à faire dans un pays où, suivant moi, tout est à faire.

— Oui, tout est à faire, dit M. Jones en se redressant de manière à donner à sa petite taille la plus haute élévation possible ; mais tout sera fait, et bien fait. Il ne s’agit que d’agir systématiquement, et c’est à quoi je réfléchirai dès ce matin. Il me faut des substituts, comme vous le sentez ; je diviserai le comté en districts, et j’en aurai un dans chacun. J’en placerai même un à Templeton ; ce sera mon département de l’intérieur. Voyons, qui choisirai-je ? Benjamin ? Oui, Benjamin. Il est naturalisé, et il conviendrait admirablement à cette place ; c’est dommage qu’il ne sache pas monter à cheval.

— Mais il est expert en fait de cordages, monsieur le shérif[2] ; et par conséquent il pourrait se rendre très-utile pour l’exécution des jugements de la cour criminelle.

— Eh ! non, non, cousine ; s’il s’agissait de pendre un homme, je me flatte que personne ne serait en état de le faire mieux que… C’est-à-dire… ah ! oui, oui, Benjamin, en pareil cas, pourrait être d’une grande utilité ; mais je crois que j’aurais autant de peine à lui apprendre à accrocher convenablement une corde à une potence, qu’à le déterminer à monter à cheval. Non, non, il faut que je cherche un autre substitut.

— Eh bien ! Richard, comme vous avez tout le temps de vous occuper de cette importante affaire, je vous prie de donner quelques moments à la galanterie. Où sont les améliorations que vous avez à me montrer ?

— Où elles sont ? Partout. Tenez, ici je dois ouvrir cinq nouvelles rues ; et quand elles seront tracées, que les arbres seront abattus, que le terrain sera déblayé, et que les maisons s’élèveront des deux côtés, je vous demande si le village de Templeton ne deviendra pas une jolie ville. Oui, j’aurai quatre substituts, indépendamment d’un geôlier.

— Je ne vois pas trop comment vous pourriez ouvrir des rues sur ce terrain marécageux et montueux.

— Marécages, montagnes, arbres, étangs, rien ne nous arrêtera. Il faut que nos rues soient tirées au cordeau. Telle est la volonté de votre père, et vous savez que quand il veut quelque chose, il…

— Il y réussit, monsieur Jones, puisqu’il vous a fait shérif.

— Je le sais, je le sais, s’écria Richard ; et si je le pouvais, je le ferais roi. Le cousin ’Duke a le cœur le plus noble des États-Unis, et il ferait un excellent roi… c’est-à-dire s’il avait un bon premier ministre. Mais que veut dire ceci ? J’entends parler dans ces buissons… Se tramerait-il quelque chose contre les lois ? Il faut que j’entre en fonctions sur-le-champ. Approchons un peu, et voyons ce dont il s’agit.

Pendant ce dialogue, les deux interlocuteurs n’avaient pas cessé de marcher, et ils se trouvaient à quelque distance de la maison, sur un terrain où Richard avait effectivement le projet d’ouvrir des rues et de construire de nouveaux bâtiments quand l’augmentation de la population du village l’exigerait. Mais la présence de l’homme n’était annoncée dans ce lieu encore sauvage que parce que lors du premier établissement on avait abattu tout le bois qui se trouvait sur la partie qui était la plus voisine ; mais comme cet abattis n’avait pas été suivi de défrichement, parce qu’il se trouvait à peu de distance des terrains plus propres à être mis en culture, de nombreux rejetons avaient crû autour de chaque souche de pin, et avaient formé un taillis fort épais. Le bruit du vent qui agitait le sommet de ces arbres en miniature faisait qu’on ne pouvait entendre les pas de Richard et d’Élisabeth, et les branches touffues de ces arbustes toujours verts empêchaient qu’on ne les aperçût. Favorisés par ces deux circonstances, ils s’avancèrent assez près de l’endroit ou le jeune chasseur, Natty Bumppo et le vieil Indien, étaient en consultation. Le premier parlait avec ardeur, et semblait mettre beaucoup de chaleur à cette conversation. Natty paraissait l’écouter avec une attention plus qu’ordinaire. John Mohican, un peu plus loin, avait la tête penchée sur sa poitrine, et ses cheveux retombant sur son front lui cachaient une partie du visage. Son attitude exprimait l’accablement, et même une espèce de honte.

— Retirons-nous, dit Élisabeth à voix basse ; nous n’avons pas le droit d’écouter ce qu’ils peuvent avoir à se dire.

— Pas le droit ! répondit Richard sur le même ton, quoique avec une expression d’impatience, et en serrant le bras d’Élisabeth sous le sien, de manière à lui rendre la retraite impossible ; vous oubliez, ma petite cousine, qu’il est maintenant de mon devoir de veiller au maintien de la tranquillité publique et à l’exécution des lois. Des gens qui ne sont en quelque sorte que des vagabonds peuvent méditer des déprédations, quoique je ne croie pas le vieux John homme à tramer des complets secrets. Le pauvre diable s’en est donné par-dessus les yeux hier soir, et il ne paraît pas encore trop bien remis. Mais silence, écoutons.

Élisabeth insista encore, mais Richard fut inexorable. Il fallut donc qu’elle restât, malgré sa répugnance, et ils entendirent la conversation suivante :

— Il faut avoir l’oiseau, dit Natty, et n’importe par quels moyens. Hélas ! j’ai vu le temps où les dindons sauvages n’étaient pas rares dans ce pays ; et à présent il faut aller jusque dans la Virginie pour en trouver un. À coup sûr un dindon bien engraissé a un goût tout différent qu’une perdrix ; mais, à mon avis, une queue de castor et un jambon d’ours, voilà ce qu’on peut manger de meilleur. Au surplus, chacun à son goût. Ce matin, en passant par le village, j’ai donné jusqu’à mon dernier farthing[3] au marchand français, pour acheter de la poudre, et comme vous n’avez qu’un shilling, nous n’avons qu’un coup à tirer entre nous trois. Je sais que Billy Kirby a dessein de s’essayer aussi, et il n’a pas la main mauvaise. John a un excellent coup d’œil pour tirer une balle ; et moi, la main me tremble tellement quand j’ai peur de manquer mon coup, que cela n’empêche de bien ajuster. À la dernière chute des feuilles, quand je tuai cette ourse affamée qui avait deux petits, je la renversai du premier coup ; mais cette affaire-ci est bien autre chose.

— Oui, s’écria le jeune homme en tenant un shilling entre ses deux doigts et avec un accent qui semblait annoncer qu’il trouvait dans sa pauvreté un plaisir mêlé d’amertume ; oui, voici tout mon trésor. C’est, avec mon fusil, tout ce que je possède au monde ! C’est à présent que me voilà véritablement devenu l’homme des bois, et je ne dois plus compter pour ma subsistance que sur le produit de ma chasse. Allons, Natty, il faut mettre sur la tête de l’oiseau tout ce qui nous reste, et si c’est vous qui ajustez, nous réussirons.

— J’aimerais mieux que ce fût John, monsieur Olivier. Vous avez tant d’envie d’avoir l’oiseau, que je suis sûr que cela me fera manquer mon coup. Ces Indiens tirent aussi juste dans une occasion que dans une autre ; rien ne peut agiter leurs nerfs. John, voici un shilling, prends mon fusil et va tirer sur le dindon.

L’Indien releva la tête d’un air sombre, et regarda un moment ses compagnons en silence.

— Quand John était jeune, leur dit-il ensuite, le rayon qui part des yeux ne volait pas plus droit que sa balle. Les squaws[4] frémissaient en le voyant lever son fusil ; les guerriers mingos devenaient des femmes. Quand eut-il jamais besoin de tirer deux fois ? L’aigle avait beau s’élancer jusqu’aux nuages en passant au-dessus du wigwam de Chingachgook, ses plumes n’était pas rares pour nos femmes. Mais voyez ses bras maintenant, ajouta-t-il d’un ton de voix plus élevé et en étendant les deux mains, voyez ces bras, ils tremblent comme le daim qui entend les hurlements du loup. Est-ce parce que John est vieux ! Et depuis quand soixante-dix hivers suffisent-ils pour rendre squaw un guerrier mohican ? C’est le blanc qui lui apporte la vieillesse ; le rhum lui sert de tomahawk.

— Et pourquoi donc en buvez-vous ? lui dit son jeune compagnon, pourquoi dégrader votre noble nature en vous rendant une brute ?

— Une brute ! John est-il donc une brute ? Oui. Votre parole n’est pas un mensonge, fils du Mangeur-de-Feu ; John est une brute. Jadis il y avait peu de feux sur ces montagnes. Le daim venait lécher la main du blanc ; l’oiseau se reposait sur sa tête ; il était étranger pour eux. Mes pères vinrent des bords du grand lac d’eau salée ; ils vivaient en paix, ou quand ils levaient le tomahawk, c’était pour briser le crâne d’un Mingo. Ils s’assemblaient I. autour du feu du conseil, et ce qu’ils disaient s’exécutait. John n’était pas une brute alors. Mais les blancs les suivirent ; ils leur apportèrent de longs couteaux et du rhum ; ils étaient plus nombreux que les pins sur les montagnes ; ils éteignirent le feu du grand conseil, et ils s’emparèrent de leurs bois. Le mauvais esprit était renfermé dans leurs barils de rhum, et ils le lâchèrent contre eux. Oui, jeune aigle, vous dites la vérité ; John est une brute.

— Pardon, mon vieil ami, pardon, dit le jeune homme en lui prenant la main, j’aurais dû être le dernier à vous faire ce reproche. Puisse la malédiction du ciel tomber sur la cupidité qui a détruit une si noble race ! Souvenez-vous que je suis de votre famille, John ; et c’est aujourd’hui mon plus grand orgueil.

— Vous êtes un Delaware, mon fils, vos paroles ne seront pas entendues, dit le vieux chef d’un ton plus doux et tranquille ; John ne peut tirer.

— D’après la manière gauche dont il s’est jeté hier sur mes chevaux, j’aurais juré que ce jeune drôle avait du sang indien dans les veines, dit Richard à voix basse. Mais n’importe, le pauvre diable aura deux coups à tirer sur le dindon, car je lui donnerai un shilling pour le second ; et cependant je ferais peut-être mieux de lui offrir de tirer pour lui. Il paraît qu’ils ont déjà commencé leurs réjouissances de Noël, car j’entends rire là-bas sous le taillis. Il faut que ce jeune drôle ait un goût tout particulier pour le dindon.

Il fit un pas en avant, mais Élisabeth l’arrêta. — Songez donc, cousin Richard, lui dit-elle, qu’il serait peu délicat d’offrir de l’argent à ce jeune homme.

— Peu délicat ! et pourquoi ? Croyez-vous qu’un métis refuse un shilling ? Il acceptera même du rhum, malgré sa belle morale. Oui, oui, je veux lui donner une chance de plus pour le dindon ; j’y suis résolu.

— En ce cas, dit Élisabeth, qui vit qu’il lui était impossible de le retenir, ce sera moi qui parlerai. Et, marchant en avant avec un air de détermination, elle se trouva bientôt près des trois amis. Sa vue fit tressaillir le jeune homme, qui fit d’abord un mouvement pour se retirer ; mais revenant à lui aussitôt, il ôta son bonnet, la salua avec grâce, et resta debout, appuyé sur son fusil. Ni John ni Natty ne firent paraître aucune émotion, quoiqu’ils ne pussent s’attendre à l’arrivée subite d’Élisabeth et de Richard.

— J’apprends, dit-elle, que l’ancienne coutume de tirer le dindon à Noël est encore en usage parmi vous. J’ai envie d’essayer si j’aurai du bonheur à ce jeu. Lequel de vous veut prendre cet argent, et se charger de tirer pour moi ?

— Est-ce donc là un passe-temps pour une femme ? s’écria Edwards d’un ton et avec une promptitude qui prouvaient qu’il disait ce qu’il pensait, mais qu’il n’avait pas pris le temps de réfléchir s’il devait le dire.

— Et pourquoi non, Monsieur ? répondit-elle ; si ce jeu est inhumain, c’est votre sexe et non le mien qui l’a inventé. Au surplus, ce n’est pas votre aide que je réclame ; mais voici un vieux vétéran de la forêt, ajouta-t-elle en se tournant vers Natty et en lui présentant un shilling, qui ne me refusera pas de tirer un coup sur l’oiseau pour moi.

— Non certainement, miss Temple, répondit Natty en enfermant le shilling dans sa poche, et en mettant une nouvelle amorce à son fusil ; et si Billy Kirby n’a pas déjà gagné l’oiseau, et que la poudre du marchand français n’ait pas pris de l’humidité ce matin, vous verrez tout à l’heure un aussi beau dindon mort qu’on en a jamais servi sur la table du juge. Vous avez tort de parler comme vous le faites, monsieur Olivier ; j’ai vu, sur les bords de la Mohawk et du Scoharie, bien des femmes hollandaises partager de pareils divertissements, et personne n’a jamais songé à leur en faire un semblable reproche. Allons, partons, sans quoi nous arriverons peut-être trop tard.

— Mais j’ai droit de tirer avant vous, Natty, et j’entends être le premier à essayer si j’aurai la main heureuse. Vous m’excuserez, miss Temple, Je dois vous paraître peu galant ; mais j’ai des raisons particulières pour désirer cet oiseau, et je ne puis renoncer à mon privilège.

— Je ne demande pas que vous y renonciez, Monsieur ; nous tentons tous deux la fortune, et nous n’avons que les mêmes droits. J’ai choisi mon chevalier, et je me fie à la justesse de son coup d’œil et de sa main. Marchez en avant, Bas-de-Cuir, nous vous suivrons.

Natty, qui semblait charmé de l’air de franchise et de résolution avec lequel une jeune et jolie fille venait de lui donner cette commission singulière, allongea le pas en vrai chasseur, et se dirigea sur-le-champ vers l’endroit d’où l’on entendait partir les sons d’une gaieté bruyante. Ses deux compagnons le suivirent en silence, le jeune homme se retournant de temps en temps vers Élisabeth, et la regardant avec un air d’embarras.

Richard retint sa belle cousine à quelque distance. — Il me semble, miss Temple, que vous auriez pu jeter les yeux sur un autre champion que Bas-de-Cuir. D’ailleurs quelle fantaisie avez-vous de vouloir gagner ce dindon, tandis qu’il y en a chez votre père une cinquantaine que j’engraisse dans des mues, et parmi lesquels vous pouvez choisir ? J’en ai six entre autres sur lesquels je fais une expérience en les nourrissant de poussière de briques mêlée avec…

— Suffit, suffit, cousin Dickon, je désire cet oiseau, et c’est parce que je le désire que j’ai chargé Bas-de-Cuir de tirer.

— N’avez-vous donc jamais entendu parler du beau coup de feu que j’ai tiré sur le loup qui emportait un des moutons de votre père ? Il l’avait jeté sur son dos, et si le loup avait eu la tête tournée de l’autre côté, je le tuais ; mais de la manière dont il était placé…

— Vous avez tué le mouton. Je sais tout cela, mon cher cousin ; mais aurait-il été convenable que le grand shérif du comté prît part à de pareils jeux ?

— Je ne vous ai pas proposé de tirer moi-même, miss Temple. Mais doublons le pas afin de les voir tirer. N’ayez pas d’inquiétude, la fille de votre père ne doit rien craindre quand elle est avec moi.

— La fille de mon père ne craint rien, mon cher cousin, surtout quand elle est escortée par celui entre les mains de qui repose le pouvoir exécutif dans ce comté.

Après avoir suivi pendant quelques minutes un sentier ouvert dans le taillis, ils arrivèrent à l’endroit où était réunie toute la jeunesse du village, et où Natty et ses deux compagnons les avaient précédés.



  1. En Angleterre et dans les États-Unis, où l’on a conservé une grande partie des usages de la mère-patrie, c’est le jour de Noël que se font les souhaits, compliments et présents qu’on fait en France à la nouvelle année, comme aussi c’est l’anniversaire de la naissance qu’on fête, et non le Jour du saint dont on porte le nom.
  2. Les shérifs sont chargés de faire mettre à exécution les jugements des cours criminelles, et si le Jour du Jugement il n’y avait pas d’exécuteur des hautes œuvres, ils seraient obligés d’en remplir eux-mêmes les fonctions.
  3. La plus petite monnaie de cuivre.
  4. Les femmes. Voyez les notes du Dernier des Mohicans ; ce nom devient synonyme de faible au figuré.