Les Pionniers/Chapitre 21
CHAPITRE XXI.
es chemins d’Otsego, si l’on en excepte les principales grandes
routes, n’étaient guère, à l’époque dont nous parlons, que de
larges sentiers. Les grands arbres croissant jusqu’à côté des ornières
creusées par les roues des voitures interceptaient le passage
des rayons du soleil, qui ne pouvaient y pénétrer qu’en plein midi.
L’évaporation de l’humidité ne s’y opérant donc que très-lentement,
et le sol étant formé jusqu’à une profondeur de plusieurs
pouces par la décomposition de matières végétales qui s’y étaient
accumulées pendant des siècles, il en résultait que le terrain
n’offrait pas un appui bien solide aux pieds des chevaux. D’ailleurs
la superficie en était inégale ; de grosses racines s’élevaient
souvent à plusieurs pouces au-dessus de la terre, et des souches
de pin restant çà et là rendaient le chemin non seulement difficile,
mais même dangereux. Ces obstacles, qui auraient effrayé
des yeux moins exercés, ne donnaient pourtant aucune inquiétude
aux habitants du pays qui y étaient accoutumés, et les
chevaux également habitués à ce genre de chemin trottaient d’un
assez bon pas sur un terrain que les Européens auraient jugé
impraticable. En bien des endroits, des marques faites par la
hache sur l’écorce des arbres voisins étaient la seule chose qui
pût faire reconnaître la route, et de temps en temps une souche
de pin dont les racines s’étendaient à vingt pieds en tous sens en
indiquaient le milieu.
Telle était la route dans laquelle Richard conduisit ses amis après avoir quitté la fabrique de sucre. Bientôt ils eurent à passer un pont jeté sur un petit ruisseau, et qui n’était formé que de deux rangées de pins placés transversalement les uns sur les autres, et avec tant de négligence qu’on apercevait l’eau à travers. En arrivant à cette barrière, le cheval de Richard baissa le cou, et traversa le pont au petit pas avec une sagacité surprenante. La jument de miss Temple, qui le suivait, s’arrêta sur le bord ; mais Élisabeth l’animant de la voix, lui faisant sentir le fouet, et lui lâchant la bride, lui fit sauter d’un seul bond ce passage dangereux.
— Doucement, ma fille, doucement, dit Marmaduke, ce n’est pas dans ce pays qu’on peut se permettre des prouesses d’équitation. Il faut beaucoup de prudence pour voyager avec sûreté sur nos mauvais chemins. Vous pouvez vous amuser à de pareils tours d’adresse dans les plaines de New-Jersey, mais il faut y renoncer sur les montagnes de l’Otsego, du moins d’ici à quelque temps.
— Autant vaut donc que je renonce à monter à cheval, mon père ; car, si j’attends qu’il se forme de bonnes routes dans ce pays sauvage, la vieillesse viendra mettre un terme à ce que vous appeliez mes prouesses d’équitation.
— Ne parlez pas ainsi, ma fille, et songez que si vous vous hasardez souvent comme vous venez de le faire, vous n’arriverez jamais à la vieillesse, mais vous forcerez votre vieux père à pleurer sur son Élisabeth. Si vous aviez vu, comme moi, ce pays, tel qu’il était sorti des mains de la nature, et que vous eussiez été témoin des changements rapides qu’y a opérés la main de l’homme, à mesure que ses besoins l’ont exigé, vous ne penseriez pas qu’il fallût un si long espace de temps pour qu’on y voie de meilleures routes.
— Je crois me rappeler, mon père, que je vous ai entendu parler de votre première visite dans ces bois, mais c’est un souvenir confus qui se mêle aux idées de ma première enfance. Voudriez-vous me répéter ce que vous pensâtes alors de votre entreprise, et quels sentiments vous éprouvâtes ?
— Vous étiez encore bien jeune, mon enfant, quand je vous laissai avec votre mère pour faire ma première excursion dans ces montagnes inhabitées ; mais vous ne pouvez connaître les secrets motifs qui peuvent déterminer un homme à s’imposer des privations pour acquérir des richesses. Les miens étaient aussi puissants qu’ils étaient purs, et il a plu à Dieu de favoriser mes efforts. Si j’ai été exposé aux fatigues, aux obstacles, à la famine, en cherchant à peupler ce désert, je n’ai pas eu du moins le chagrin d’échouer dans mon entreprise.
— La famine ! s’écria Élisabeth ; je regardais ce pays comme une terre promise. Avez-vous réellement souffert de la famine ?
— Que trop, ma fille. Ceux qui voient aujourd’hui la terre se charger de riches moissons dans ces environs ont peine à se persuader que ceux qui s’établirent les premiers dans ce canton, il n’y a encore que bien peu d’années, n’avaient d’autre ressource pour pourvoir aux besoins de leurs familles que le peu de fruits qu’ils trouvaient dans les forêts, et le gibier que leurs mains peu exercées ne se procuraient pas sans peine.
— Oui, oui, cousine Bess, dit Richard, qui arriva pour entendre ces derniers mots ainsi que la fin de la chanson du bûcheron, c’était vraiment un temps de disette[1]. J’étais devenu maigre comme une belette, et pâle comme si j’avais eu la fièvre pendant six mois. Benjamin fut celui de nous qui eut le plus de peine à la supporter, et il jura cent fois qu’il aurait mieux aimé être réduit à demi-ration à bord d’un navire ; car Benjamin ne se fait pas tirer l’oreille pour jurer, quand il est obligé de jeûner. J’eus même un instant envie de vous quitter, cousin ’Duke, et d’aller m’engraisser en Pensylvanie. Mais du diable, dis-je ; nous sommes enfants des deux sœurs, et je veux vivre et mourir avec lui.
— Je n’ai pas oublié ton amitié, Dick, s’écria Marmaduke, ni que nous sommes du même sang.
— Mais, mon père, dit Élisabeth, où étaient donc les belles et fertiles vallées arrosées par le Mohawk ? Ne pouvaient-elles fournir à vos besoins ?
— C’était une année de disette, ma fille. Les grains nécessaires à la vie se vendaient en Europe à très-haut prix, et des spéculateurs les accaparaient. Les émigrants qui allaient de l’est à l’ouest passaient d’ailleurs invariablement par les vallées de la Mohawk, et y dévoraient les subsistances comme une nuée de sauterelles. Les habitants des plaines allemandes n’étaient guère plus heureux que nous, et cependant tout ce que la nature n’exigeait pas d’eux impérieusement, ils l’épargnaient pour nous ; car, à cette époque, ils ne savaient pas ce que c’est qu’un spéculateur. Oui, ma fille, j’ai vu alors des hommes rapporter sur leurs épaules un sac de farine qu’ils avaient été chercher dans les moulins situés sur la Mohawk, pour nourrir leurs familles affamées, et qui, en arrivant, ne songeaient plus aux trente milles qu’ils avaient faits sous ce fardeau. Il ne faut pas oublier que c’était l’enfance de notre établissement. Nous n’avions ni moulins, ni grains, ni routes ; nos défrichements commençaient à peine ; nous n’avions que des bouches à nourrir, et le nombre de ces bouches augmentait tous les jours, car l’esprit d’émigration était répandu partout, et la disette qui régnait dans tous les cantons de l’est tendait à en faire partir bien du monde.
— Et comment avez-vous remédié à de pareils maux, mon père ? Vous étiez celui qui deviez souffrir le plus au moral, sinon au physique.
— C’est la vérité, Élisabeth. À cette époque cruelle, tous ceux qui m’avaient accompagné tournaient les yeux vers moi, comme vers celui dont ils devaient attendre du pain. Les besoins et les souffrances de leurs familles, la sombre perspective qui s’ouvrait devant eux, avaient paralysé leur courage et leur esprit entreprenant. La faim les poussait le matin dans les bois pour y chercher quelque nourriture, et le soir les voyait rentrer chez eux plus affaiblis, plus découragés que jamais. L’inaction alors ne m’était pas possible : j’achetai une cargaison de grains dans les greniers de la Pensylvanie ; je les fis embarquer à Albany ; ils remontèrent la Mohawk, arrivèrent ici sur des chevaux, et furent distribués en proportion des besoins de chaque famille. Ou fit des filets pour dérober aux lacs et aux rivières leurs poissons. Le ciel fit presque un miracle en notre faveur ; une troupe immense de harengs, s’écartant de leur course ordinaire, remontèrent la Susquehanna, et arrivèrent dans le lac en si grande quantité qu’il en semblait rempli. Nous les prîmes, nous les salâmes, et ce fut dès ce moment que commença notre prospérité[2].
— Oui, dit Richard, ce fut moi qui présidai à leur salaison, et qui en fis ensuite la distribution. Je fus même obligé alors de faire établir par Benjamin une enceinte de cordes autour de moi ; car ces pauvres diables, qui venaient chercher leur ration, ne vivant depuis longtemps que d’oignons sauvages, sentaient l’ail à n’empester. Vous étiez bien jeune alors, Bess, mais vous ne connaissiez pas toutes nos misères, car nous avions soin de vous empêcher, vous et votre mère, de les partager. Cette année me mit bien en arrière pour la multiplication de mes cochons et de mes dindons.
— Celui qui ne connaît que par ouï-dire les travaux d’un nouvel établissement, dit Marmaduke, ne s’imagine guère de combien de peines et de souffrances cette entreprise est accompagnée. Ce canton est encore sauvage à vos yeux, Élisabeth ; mais quelle différence de ce qu’il était quand j’arrivai pour la première fois dans ces montagnes ! Le matin même de mon arrivée je laissai mes compagnons dans ce que nous appelons aujourd’hui la vallée du Cerisier, et, suivant un sentier tracé par les animaux sauvages, je gravis jusqu’au sommet de la montagne que j’ai nommée depuis la montagne de la Vision. Là, je montai sur un arbre, et assis sur une des branches de sa cime, je restai plus d’une heure à contempler ce désert silencieux. Partout où se portaient mes regards, ils n’apercevaient que d’immenses forêts. Le seul espace découvert était la surface du lac, qui brillait comme une glace ; il était couvert de myriades de ces oiseaux aquatiques qui arrivent et qui partent à certaines époques de l’année. Pendant que j’étais dans cette situation, je vis une ourse, accompagnée de ses petits, s’approcher du lac pour y boire ; j’aperçus des daims parcourir les forêts ; mais pas une trace annonçant la présence de l’homme ne frappa mes yeux. Pas une hutte, pas un chemin, pas une verge de terrain cultivé ne se présentaient à mes regards. Ce n’était partout que bois et montagnes, et les divers ruisseaux qui donnent naissance à la Susquehanna étaient même cachés dans l’épaisseur des forêts.
— Et passâtes-vous la nuit seul, de cette manière ? demanda Élisabeth.
— Non, ma fille ; après avoir, pendant une heure, contemplé ce spectacle plein d’une sombre beauté, je descendis de l’arbre sur lequel j’étais monté, et j’allai reconnaître les bords du lac, et l’endroit sur lequel se trouve aujourd’hui Templeton. J’avais pris quelques provisions avec moi, et je fis mon dîner solitaire sous les branches touffues d’un pin majestueux qui, depuis ce temps, a fait place à ma maison. Je venais de finir mon repas frugal, quand je vis une légère fumée s’élever sur les bords du lac du côté de l’orient, seul indice de la présence de l’homme que j’eusse encore aperçu. Je me dirigeai vers le lieu d’où elle partait, et y étant arrivé, après avoir surmonté les obstacles que les broussailles apportaient à ma marche, je vis une cabane grossièrement construite en troncs d’arbres, et appuyée contre le bas d’un rocher ; quoiqu’il ne s’y trouvât personne, je ne pus douter qu’elle ne fût habitée.
— C’était la hutte de Natty ! s’écria Edwards avec vivacité.
— Précisément. J’avais d’abord supposé qu’elle servait d’habitation à quelque Indien, mais comme je me promenais dans les environs, Natty arriva, chargé d’un daim qu’il venait de tuer. Notre connaissance commença à cette époque, car je n’avais jamais entendu dire qu’il existât un Européen dans ces bois.
Miss Temple fut si frappée de l’attention qu’Edwards donnait à cette partie de la narration de M. Temple, qu’elle ne songea plus à faire de questions à son père, mais ce fut alors le jeune homme qui lui en adressa.
— Et comment Bas-de-Cuir vous reçut-il, Monsieur ?
— Fort bien d’abord, mais quand il apprit mon nom et le motif de mon arrivée, sa cordialité diminua, ou, pour mieux dire, elle disparut tout à fait. Je crois qu’il regarda mon établissement dans les environs comme un empiétement sur ses droits, car il en montra beaucoup de mécontentement, quoique d’une manière si confuse et si ambiguë, que tout ce que j’en pus conclure fut qu’il craignait de se trouver gêné dans sa chasse.
— Aviez-vous acheté ces bois à cette époque, ou veniez-vous les visiter dans le dessein d’en faire l’acquisition ?
— Ils m’appartenaient depuis longtemps, et j’y venais dans l’intention d’y former un établissement. Natty me traita avec hospitalité, mais froidement. Je passai pourtant la nuit dans sa cabane, sur une peau d’ours ; et le lendemain matin je rejoignis mes compagnons.
— Ne vous parla-t-il pas des droits des Indiens ? Je sais que Natty est très-porté à contester aux Européens leurs titres à la propriété de ce pays.
— Il me parla des droits des anciens propriétaires, mais d’une manière si obscure que je n’y compris presque rien ; car les droits des Indiens n’existaient plus depuis la fin de la dernière guerre, et ces domaines m’appartenaient en vertu d’une patente[3] délivrée par le gouvernement du roi et confirmée par le congrès.
— Nul doute, Monsieur, que votre titre ne soit légal et équitable, dit Edwards d’un ton froid ; puis, ralentissent le pas de son cheval, il laissa Marmaduke prendre l’avance, et ne lui fit plus aucune question.
Richard, qui avait accompagné M. Temple dans sa première excursion, ne laissa pourtant pas tomber la conversation, et entra dans de nouveaux détails sur leur premier établissement dans le pays ; mais comme ils n’offrent pas le même intérêt que ceux qu’avait donnés le juge, nous nous dispenserons d’en faire part à nos lecteurs.
Ils arrivèrent bientôt au but de leur promenade, qui offrait un de ces paysages majestueux et pittoresques particuliers aux montagnes de l’Otsego. Mais Richard n’avait pas fait attention que, pour jouir de toute sa beauté, il aurait fallu attendre que la saison fût plus avancée. On se remit donc en route pour retourner à la maison, en se promettant d’y revenir quelques semaines plus tard.
— Le printemps en Amérique, et surtout dans ces montagnes, dit M. Temple, est la saison la plus désagréable de l’année. L’hiver semble s’y retirer comme dans une citadelle, et il n’en déloge qu’après un long siège et une victoire bien disputée.
— Figure très-juste et très-belle, juge Temple, observa le shérif ; et la garnison sous les ordres de Jack-Frost[4] fait de redoutables sorties. — Vous savez ce que je veux dire par sorties, Monsieur, ce sont des saillies en anglais ; et quelquefois Jack-Frost repousse encore le général Printemps[5] et ses troupes dans les Pays-Bas[6].
— Oui, Monsieur, reprit le Français qui ne perdait pas de vue le pas incertain de sa monture dans le chemin embarrassé. — Je vous entends, les Pays-Bas ; il y gèle la moitié de l’année.
L’erreur de M. Le Quoi ne fut pas remarquée par le shérif, et la cavalcade s’occupa plutôt de l’état de l’atmosphère qui semblait la menacer d’un de ces changements de temps si fréquents sous le climat des États-Unis. Des nuages commençaient à obscurcir le ciel, et leur marche était assez rapide, quoiqu’on ne sentît pas un souffle d’air, et l’on voyait déjà tomber la neige sur les monts qui bordaient la vue du côté du nord. On fit doubler le pas aux chevaux, pour arriver plus promptement au village ; mais le mauvais état des chemins mettait obstacle à une marche plus accélérée. L’air était devenu d’une accablante pesanteur, et tout annonçait l’approche d’un North-wester[7].
Richard marchait toujours en avant. Venaient ensuite M. Le Quoi, puis Élisabeth, ensuite Marmaduke, qui donnait de temps en temps à sa fille de nouvelles leçons de prudence ; et c’était peut-être le besoin d’assistance qu’avait Louise Grant, peu habituée à monter à cheval, qui retenait Edwards près de la fille du ministre.
Ils traversaient alors une forêt épaisse, dans laquelle la hache n’avait encore paru que pour y ouvrir un chemin fort étroit, bordé de grands arbres qui avaient vu des siècles s’écouler, et dont les rameaux touffus opposaient aux rayons du soleil un obstacle invincible. Leurs cimes les plus hautes paraissaient à peine agitées par le veut, et l’on éprouvait ce calme profond ; quelquefois plus effrayant que l’orage dont il est le précurseur. Tout à coup la voix d’Edwards se fit entendre avec ce ton d’alarme qui glace le sang dans les veines de celui qui l’entend.
— Un arbre ! un arbre ! s’écria-t-il ; en avant ! vite ! vite ! vite !
— Un arbre ! répéta Richard en tournant la tête ; et donnant un grand coup d’éperon à son cheval, il lui fit faire un saut qui le porta en un instant à douze pieds de l’endroit menacé.
— Un arbre ! dit M. Le Quoi en se penchant sur le cou de son coursier, et en lui pressant les flancs de manière à lui faire prendre le galop et jetant autour de lui un déluge d’eau et de boue.
— Un arbre ! dit Marmaduke. Que Dieu protège mon enfant ! et saisissant la bride de la jument d’Élisabeth, qui s’arrêtait pour voir quelle était la cause de ces cris simultanés, il l’entraîna rapidement, et au même instant un bruit semblable à celui du tonnerre annonça la chute d’un des plus grands pins de la forêt, qui venait de tomber à quelques pas derrière eux.
M. Temple se retourna sur-le-champ, pour s’assurer si ceux qui le suivaient étaient en sûreté ; et il vit de l’autre côté de l’arbre Edwards retenant de la main gauche la bride de son cheval, tandis que de la droite il tirait si fortement les rênes de celui de miss Grant, que la tête de l’animal était courbée sur son poitrail. L’arbre était tombé à environ six pieds devant eux. Les deux animaux tremblaient frappés de terreur, et Louise, penchée en arrière sur sa selle, et les mains appuyées sur son visage, semblait l’image du désespoir et de la résignation.
— N’êtes-vous pas blessé ? s’écria Marmaduke.
— Non, grâce au ciel, répondit Edwards. Si l’arbre avait eu des branches, nous étions perdus, et…
Il s’interrompit en voyant miss Grant chanceler sur son cheval, et elle serait tombée s’il ne l’eût soutenue dans ses bras. On mit pied à terre, on la plaça sur l’arbre qui avait causé cette terreur, et les soins d’Élisabeth lui ayant bientôt rendu la connaissance, elle se remit en selle ; placée entre M. Temple et Edwards, elle se trouva en état de continuer la route.
— Ces chutes d’arbres si subites, dit Marmaduke, sont l’accident le plus dangereux qui puisse arriver dans nos forêts, car elles ne sont occasionnées ni par le vent, ni par aucune cause visible contre laquelle on puisse se mettre en garde.
— La cause de leur chute est évidente, cousin ’Duke, dit le shérif. Un arbre arrive à la décrépitude, ses racines desséchées ne peuvent plus lui transmettre les sucs nourriciers dont il a besoin pour vivre ; sa moelle se change en poussière, l’intérieur de son tronc se consume, et quand une ligne tirée du centre de gravité tombe hors de sa base, la chute devient certaine. C’est une démonstration mathématique, et comme personne dans le pays ne s’entend comme moi en mathém…
— Ce raisonnement peut être fort juste, Richard, dit M. Temple en l’interrompant ; mais comment se précautionner contre ce danger ? Peut-on aller dans les forêts calculer le centre de gravité des pins et des chênes ? Répondez-moi à cela, cousin Jones, et vous rendrez un grand service au pays.
— Un homme instruit peut répondre à tout, répliqua Richard. Il n’y a que les arbres morts qui tombent de cette manière ; n’approchez que de ceux qui sont bien vifs, et vous n’aurez rien à craindre.
— Ce serait nous bannir entièrement des forêts, dit Marmaduke ; heureusement le vent prend soin de les débarrasser de ces hôtes importuns, et il est assez rare qu’on voie un arbre déraciné tomber ainsi de lui-même.
Ils doublèrent le pas en ce moment, car la neige commençait à tomber avec force, et ils en étaient couverts quand ils arrivèrent chez M. Temple. Edwards aida miss Temple à descendre de cheval, et Louise, lui serrant la main avec la ferveur de la reconnaissance, lui dit à demi-voix : — Maintenant, monsieur Edwards, le père et la fille vous doivent tous deux la vie.
L’orage dura tout le reste de la journée, et avant le coucher du soleil toutes les annonces du printemps étaient évanouies, et tout offrait aux yeux une surface uniforme et brillante de neige.
- ↑ L’auteur ne peut mieux s’excuser d’interrompre l’intérêt d’une fiction par ces dialogues passagers, qu’en disant qu’ils ont rapport aux faits. En relisant son livre, bien des années après l’avoir écrit, il est forcé d’avouer que cet ouvrage est chargé de trop d’allusions à des faits qui ne peuvent avoir beaucoup d’intérêt pour le lecteur en général. Il fait légèrement allusion à un de ces accidents dans le commencement de ce chapitre.
Il y a plus de trente ans, une parente bien proche et bien chère de l’auteur, une sœur aînée et en même temps une seconde mère, fut tuée par une chute de cheval dans une promenade parmi les mêmes montagnes dont il est fait mention dans ce roman. Peu de personnes de son sexe et de son âge avaient une réputation plus étendue, et étaient plus universellement chéries que la femme admirable qui devint ainsi la victime des hasards du désert. - ↑ Tout cela est littéralement vrai.
- ↑ Voyez une note précédente sur ce mot.
- ↑ Jacques Gelée. Personnification que le shérif improvise pour rivaliser en métaphores avec son cousin.
- ↑ General Spring.
- ↑ Low-countries, dans les parties basses du pays ; mais ces mots désignent aussi les Pays-Bas, aujourd’hui royaume d’Europe.
- ↑ Espèce d’ouragan particulier au climat. Le mot local de Wester-North ne saurait donc avoir de synonyme en français.