Les Pionniers/Chapitre 35

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 6p. 341-353).


CHAPITRE XXXV.


Pour éviter la poursuite de l’ennemi, ils firent courir leurs montures en ne leur épargnant pas les coups d’éperon ; et jusqu’à ce qu’ils fussent bien à l’abri du danger, ils se gardèrent bien de tourner la tête.
Butler. Hudibras.



Lorsque la cour eut levé sa séance, les jurés, les témoins et les curieux commencèrent à se disperser, et avant huit heures du soir le silence régnait dans le village, dont les rues étaient presque désertes.

C’était à cette heure que le juge Temple et sa fille, accompagnés de Louise Grant, se promenaient sous l’avenue de peupliers qui conduisait à la porte extérieure de la maison de Marmaduke.

— Personne ne peut mieux que vous, ma fille, dit M. Temple, adoucir cet esprit offensé ; mais ne cherchez pas à le justifier ; la sainteté des lois doit être respectée.

— J’ai bien de la peine, mon père, à regarder comme équitables des lois qui condamnent un homme comme Bas-de-Cuir à une punition si sévère pour une faute qui me paraît très-vénielle.

— Vous parlez de ce que vous ne connaissez pas, Élisabeth. La société ne peut exister qu’à l’aide de restrictions salutaires ; ces restrictions ne peuvent être maintenues qu’autant qu’on fait respecter ceux qui sont chargés d’assurer leur exécution, et quand ce respect a été oublié, que dirait-on d’un juge qui favoriserait le criminel, parce qu’il a sauvé la vie de sa fille ?

— Je sens la difficulté de votre situation, mon père, mais en appréciant la faute du pauvre Natty, je ne puis séparer l’homme du ministre de la loi.

— Vous vous trompez encore, ma fille ; ce n’est pas pour avoir chassé de chez lui Hiram Doolittle, c’est pour avoir menacé la vie d’un constable exerçant ses fonctions, que Bas-de-Cuir…

— Peu n’importe quel en est le motif, s’écria miss Temple écoutant son cœur plus que sa raison ; je sais que Natty est innocent, et pensant ainsi, je dois regarder comme ayant tort tous ceux qui le persécutent.

— Même le Juge qui l’a condamné ? Votre père, Élisabeth ?

— Oh ! non, non, mon père. Mais ne me faites plus de questions ; donnez-moi vos instructions, et j’irai exécuter vos ordres.

— Votre cœur est bien près de votre tête, Bessy, dit Marmaduke en souriant. Allez à la prison, voici un ordre pour que le geôlier vous laisse voir son prisonnier. Prenez ce portefeuille, il contient deux cents dollars ; vous les remettrez à Natty, en lui portant des paroles de consolation. Mais méfiez-vous de votre sensibilité ; n’oubliez pas que sans les lois nous serions réduits à la condition des sauvages ; que Bas-de-Cuir les a enfreintes ; qu’un jury l’a déclaré coupable, et que c’est votre père qui a prononcé sa sentence.

Élisabeth ne répondit rien : elle pressa sur son cœur la main qui lui présentait le portefeuille, et prenant le bras de son amie, elles entrèrent dans la principale rue du village.

Elles marchaient en silence le long des maisons, le jour avait déjà fait place à l’obscurité, et nul bruit ne se faisait entendre dans la rue, si ce n’est celui d’un attelage de bœufs qui traînaient un chariot rempli de foin, et qui avançaient dans la même direction que les deux jeunes amies. Un charretier marchait à côté d’eux d’un pas lourd et lent, comme s’il eût été fatigué des travaux de la journée. Il fit arrêter ses bœufs le long du mur de la prison, et mit devant chacun d’eux une botte de foin. Tout cela n’avait rien d’extraordinaire, et miss Temple ne jeta un second coup d’œil ni sur le chariot, ni sur le conducteur. Mais étant, obligée de passer près de lui pour arriver à la porte de la prison, qui était à quelques pas plus loin, elle l’entendit parler à ses bœufs, et le son de sa voix la fit tressaillir.

— Allons donc ! pas si vite, Brinote, doucement !

Ce langage n’était pas celui qu’on adresse aux bœufs, langage qui est familier à tous ceux qui habitent la campagne. Miss Temple s’approcha de cet homme ; ses regards se fixèrent sur lui, et sous les vêtements grossiers d’un charretier elle reconnut Olivier Edwards. Leurs yeux se rencontrèrent au même instant, et malgré les ténèbres qui commençaient à s’épaissir, la reconnaissance fut mutuelle.

— Miss Temple ! Monsieur Edwards ! s’écrièrent-ils simultanément, quoiqu’un sentiment qui paraissait leur être commun à tous deux semblât leur étouffer la voix.

— Ne me trompé-je pas ? dit Edwards. Est-ce bien vous, miss Temple, que je trouve si près de la prison ? Vous allez sans doute au presbytère ? Ah ! miss Grant, pardon, je ne vous avais pas reconnue.

Louise soupira, mais si bas, que son amie seule l’entendit.

— Nous n’allons pas au presbytère, monsieur Edwards, dit Élisabeth, nous allons à la prison. Nous voulons prouver à Bas-de-Cuir que nous n’oublions pas ses services, et que si nous sommes esclaves de la justice, nous n’en sommes pas moins accessibles à la reconnaissance. Peut-être vous y rendez-vous aussi ; mais vous nous obligerez si vous nous permettez de vous précéder d’une dizaine de minutes. Adieu, monsieur Edwards, je… je suis fâchée de vous voir réduit à une telle situation. Si vous y consentiez, je suis sûre que mon père…

— J’attendrai le temps qu’il vous plaira, miss Temple, répondit Edwards avec un ton de froideur. Puis-je vous prier de ne dire à personne que vous m’avez vu ici ?

— Certainement, Monsieur, répondit-elle ; vous pouvez compter sur notre discrétion. Et reprenant le bras de son amie, elle s’avança vers la prison.

Comme elles arrivaient à la porte, miss Grant lui dit à voix basse : — Ne serait-il pas à propos d’offrir à Olivier une partie de votre argent ? Votre père ne le trouverait pas mauvais, et il ne faut que la moitié de cette somme pour payer l’amende de Natty. Vous savez que M. Edwards n’est pas accoutumé à des travaux si durs, et je suis sûre que mon père contribuerait de ses faibles moyens pour lui procurer une situation plus digne de lui.

Élisabeth n’eut pas le temps de lui répondre, car l’arrivée du geôlier reporta en ce moment ses pensées sur l’objet immédiat de sa visite.

Personne n’ignorait le service important que Bas-de-Cuir avait rendu aux deux jeunes amies ; le geôlier ne fut donc nullement surpris de l’intérêt qu’elles semblaient porter à son prisonnier. D’ailleurs l’ordre du juge Temple ne lui aurait permis aucune objection, s’il en avait eu à faire. Il les conduisit donc à l’appartement qu’occupaient le vieux chasseur et l’intendant ; mais, dès qu’il mit la clé dans la serrure, on entendit la voix rauque de Benjamin s’écrier : — Qui vive ? qui va là ?

— Des personnes que vous serez bien aise de voir, répondit le geôlier. Mais qu’avez-vous donc fait à la serrure ? je ne puis l’ouvrir.

— Tout beau, tout beau, dit l’intendant : j’ai encloué le canon pour que l’ennemi ne puisse s’en servir contre nous. C’est assez d’une bataille pour un jour, voyez-vous, et je ne me soucie pas que ce fainéant de M. Doolittle se présente encore à l’abordage aujourd’hui. Mais, puisque c’est une autre visite, amusez-vous à courir une bordée, et pendant ce temps je vais déblayer les voies.

Un bruit sourd qu’on entendit dans la serrure prouva que l’intendant avait parlé sérieusement, et quelques moments après la porte s’ouvrit.

Benjamin avait évidemment voulu anticiper sur la saisie de son argent, car il avait fréquemment demandé depuis qu’il était en prison qu’on fît pour lui quelques saignées à sa barrique favorite du Hardi Dragon, et il était alors dans cet état qu’exprime bien une métaphore du langage des marins anglais : Halfs-seas-over[1] (à moitié ivre). Il était difficile de faire perdre l’équilibre au vieux matelot par des libations de liqueur, car comme il le disait lui-même, il était trop solide sur sa quille pour ne pas voguer avec tous les vents ; mais il était maddy[2], autre expression d’une énergique vérité. Dès qu’il aperçut sa jeune maîtresse, sentant, pour nous servir d’une de ses expressions, qu’il n’était pas assuré sur ses ancres, il s’adossa contre la muraille pour se donner l’aplomb convenable.

— Si vous vous avisez encore de toucher à mes serrures, monsieur la Pompe, dit le geôlier en entrant, je vous mettrai aux jambes une garniture qui ne vous permettra pas de vous éloigner de votre lit de plus de deux pieds.

— Puisque vous fermez les écoutilles en dessous, dit l’intendant, il doit m’être permis de les assurer en dessus. Ne nous enfermez pas en dehors, et nous ne nous enfermerons pas en dedans.

— Il faut que je ferme la prison à neuf heures, miss Temple, dit le geôlier ; et je vous préviens qu’il est maintenant huit heures quarante-deux minutes, et laissant une chandelle sur une petite table de bois de pin, il se retira.

— Natty, dit Élisabeth, dès qu’elle eut entendu fermer les verroux, mon bon ami Natty, je viens accomplir un devoir imposé par la reconnaissance. Vieillard imprudent ! rien de tout cela ne fût arrivé, si vous vous fussiez soumis au mandat de perquisition.

— à une perquisition dans ma hutte ! s’écria Natty. Croyez-vous, miss Bessy, que j’y aurais laissé entrer semblable vermine ? Non, non. Vos yeux qui sont si doux n’en auraient pas même obtenu l’entrée en ce moment. Mais à présent on peut chercher parmi les cendres et les charbons, on ne trouvera que ce qu’on trouve dans tous les endroits où l’on fabrique de la potasse.

— On peut reconstruire votre hutte, Natty, et la rendre plus commode qu’elle ne l’était. Je veillerai à ce que cela soit fait quand le terme de votre emprisonnement sera expiré.

— Pouvez-vous ressusciter les morts, jeune fille ? Peut-on aller à l’endroit où l’on a enterré son père, sa mère, ses enfants, et leur dire : levez-vous ? Vous ne savez ce que c’est que d’avoir eu la tête abritée par les mêmes solives pendant quarante ans ; d’avoir eu sous les yeux les mêmes murailles pendant la meilleure partie de la vie d’un homme. Vous êtes encore jeune, miss Bessy ; mais vous êtes une des plus précieuses créatures que Dieu ait faites. J’avais conçu une espérance qui aurait pu se réaliser ; mais à présent tout est fini : d’après ce qui vient d’arriver il n’y pensera plus.

Miss Temple comprit sans doute mieux que sa compagne ce que voulait dire le vieux chasseur ; car, tandis que Louise fixait innocemment sur lui des yeux humides de pitié, la fille du juge baissait les siens, et sentait un feu extraordinaire lui monter au visage. Cette émotion ne dura pourtant qu’un moment, et elle reporta ses regards sur Bas-de-Cuir.

— Eh bien ! mon vieux défenseur, lui dit-elle, votre tête sera abritée par de meilleures solives, et vos yeux se fixeront sur de meilleures murailles. Quand la fin de votre détention sera arrivée, vous trouverez une maison prête à vous recevoir, et vous y passerez en paix le reste de vos jours.

— Vos intentions sont bonnes, miss Bessy ; mais cela n’est pas possible ; non, non, après qu’on m’a vu donné en spectacle comme un objet de mépris et de dérision.

Au diable vos stocks[3] ! s’écria Benjamin en brandissant une bouteille qu’il venait de vider. Voilà une jambe qui a été attachée aujourd’hui, et dites-moi si elle en est moins bien faite. Je m’en soucie comme d’une bouteille vide. Et frappant la muraille avec celle qu’il tenait à la main, il la brisa en mille pièces.

— Benjamin, dit Élisabeth, vous oubliez en présence de qui vous vous trouvez.

— Moi vous oublier, miss Lizzy ! Dieu me damne si c’est possible ! On ne peut vous oublier comme la mère Prettybones dans la grande maison. Oh ! mistress Prettybones[4]. Mon vieux chasseur, elle a de bien jolis os sans doute, mais je n’en dirai pas autant de sa chair, car elle a bien l’air d’un squelette habillé. Quant à la peau du visage, c’est tout comme une vieille voile.

— Silence, Benjamin ! je vous ordonne de vous taire, dit Élisabeth.

— Bien, miss Lizzy, je me tairai, mais heureusement vous ne m’avez pas défendu de boire.

— Ne parlons pas des autres, Natty ; votre détention ne sera pas bien longue, dit Élisabeth en se tournant de nouveau vers Bas-de-Cuir, et je veux que vous passiez le reste de votre vie dans l’aisance et l’abondance.

— Dans l’aisance et l’abondance ! répéta le vieux chasseur. Et quelle aisance peut-on trouver dans un pays où l’on peut être obligé de faire un mille avant de trouver un arbre sous lequel on puisse se mettre à l’abri des rayons du soleil ? Quelle abondance peut-on y espérer, quand on y chasse quelquefois une journée entière avant d’apercevoir un daim, ou une pièce de gibier plus grosse qu’un écureuil ? Les castors qu’il faut que je trouve pour payer mon amende me donneront du mal. Il faut que j’aille à plus de cent milles d ici, sur les frontières de la Pensylvanie, car vous avez chassé du pays les pauvres créatures par vos défrichements. Monsieur La Pompe, si vous voulez encore vider cette bouteille, vous ne serez plus en état de vous servir de vos jambes quand le moment en sera arrivé.

— Ne craignez rien, monsieur Bumppo. Quand je serai appelé à être de quart, vous verrez que je ne manquerai pas à la manœuvre, je ferai voile comme vous autres.

— Mais l’instant est venu, dit Bas-de-Cuir en écoutant avec attention ; j’entends les bœufs frotter leurs cornes contre les murs de la prison.

— Eh bien ! capitaine, dit Benjamin, dites le mot d’ordre, et je lève l’ancre.

— Vous ne nous trahirez pas, miss Bessy ? dit Natty en regardant Élisabeth avec une simplicité naïve. Vous ne voudriez pas trahir un vieillard qui a besoin de respirer l’air des bois. Je ne veux de mal à personne, et si la loi exige que je paie cent dollars d’amende, je ne demande que la liberté pour m’acquitter, et voilà un brave homme qui m’aidera à les amasser.

— Oui, oui, dit Benjamin, mais ce ne sera pas pour les jeter à la mer en guise d’amende ; je n’entends pas qu’ils s’en aillent ainsi, ou appelez-moi voie d’eau.

— Que voulez-vous donc dire, Natty ? s’écria Élisabeth. Il faut que vous restiez ici trente jours ; mais je vous apporte de l’argent pour payer votre amende. Ainsi prenez patience, mon bon ami ; je viendrai vous voir souvent ; rien ne vous manquera ; je ferai moi-même vos vêtements.

— Vous auriez tant de bonté, miss Bessy ? dit Natty d’un air attendri ; tant de bonté pour un vieillard quand il n’a rien fait pour vous que de tuer une bête qui ne lui a coûté que deux charges de poudre et deux morceaux de plomb ! L’oubli des services n’est donc pas dans le sang ! Ah ! vos petits doigts auraient bien du mal à coudre des peaux de daim ; et ils ne sont pas habitués à employer des nerfs en place de fil. Mais, s’il peut encore m’entendre, je lui dirai tout, afin qu’il sache qu’il y a quelqu’un qui se souvient d’un service.

— Ne lui dites rien, s’écria Élisabeth ; si vous avez quelque égard et quelque amitié pour moi, ne lui dites rien. Ce n’est que de vous que je m’occupe, Natty ; ce n’est que pour vous que je suis venue ici. Je suis bien fâchée que la loi exige que vous y restiez un mois ; mais, après tout, ce temps passera bien vite.

— Un mois ! s’écria Natty en ouvrant la bouche pour rire à sa manière, pas un jour, pas une nuit, pas une heure, miss Bessy ! Le juge peut condamner à la prison, mais pour y faire rester, il lui en faudrait de meilleures que celle-ci ; et, poussant Benjamin, il fit voir qu’un des troncs d’arbres qui formaient la muraille avait déjà été scié. Il n’y a qu’un coup de pied à donner, ajouta-t-il, et nous sommes dehors.

— En rade, en rade ! cria Benjamin ; le vent est bon ; allons donner la chasse aux castors !

— J’ai peur que Ben-la-Pompe ne me donne de l’embarras, dit Bas-de-Cuir. Il y a du chemin d’ici aux montagnes ; on nous suivra à la piste, et il n’est guère en état de courir.

— Il ne faut pas songer à nous quitter, Natty, dit Élisabeth ; songez que vous n’auriez plus que les bois pour asile, et que vous devenez vieux. Un mois est bientôt passé ; prenez patience, et vous sortirez d’ici avec honneur.

— Est-ce que je trouverai ici des castors, miss Bessy ?

— Vous n’en avez pas besoin. Prenez ce portefeuille ; voyez, vous y trouverez de quoi payer votre amende, deux cents dollars en or.

— Des pièces d’or ! dit le vieux chasseur avec une sorte de curiosité enfantine ; il y a bien longtemps que je n’en ai vu. Je me souviens que dans l’ancienne guerre on en trouvait plus aisément qu’on ne trouve des daims aujourd’hui. Je me rappelle un dragon de l’armée de Dieskau qui avait été tué, et qui en avait cousu une douzaine dans sa chemise. J’en puis parler, car j’ai vu découdre le magot, quoique ce ne fût pas pour moi, et elles étaient plus larges que celles-ci.

— ce sont des guinées anglaises, Natty ; et ce n’est qu’un à-compte sur ce que nous voulons faire pour vous.

— Et pourquoi me donneriez-vous ce trésor ?

— Pourquoi, Natty ! Ne m’avez-vous pas sauvé la vie ? Ne m’avez-vous pas sauvée de la fureur de la panthère ?

Le vieux chasseur prit les pièces d’or, et se mit à les examiner l’une après l’autre, disant en même temps : — On dit qu’il y a à vendre dans la vallée du Cerisier un fusil dont la portée est de plus de cent verges. J’ai vu de bons fusils dans ma vie, mais je n’en ai pas encore vu un semblable. Pouvoir tirer à coup sûr à cent verges, c’est quelque chose. Bah ! bah ! je suis vieux, et mon fusil durera plus longtemps que moi. Reprenez votre argent, miss Bessy. Mais le moment est arrivé, je l’entends qui parle à son bétail ; il faut que nous partions. Vous n’en direz rien, miss Bessy ? vous n’en direz rien ?

— Moi, vous trahir ! s’écria Élisabeth. Mais gardez ce portefeuille, Natty ; quand même vous persisteriez à vouloir fuir, cet argent peut vous être utile.

— Non, non, répondit Natty en secouant la tête et en lui remettant le portefeuille dans la main ; pour vingt fusils, je ne voudrais pas vous priver d’une pareille somme. Mais il y a une chose que vous pouvez faire pour moi, si vous le voulez, et, dans le fait, je ne vois que vous à qui je puisse la demander.

— Parlez, Natty ; de quoi s’agit-il ?

— C’est seulement de m’acheter une corne de poudre à tirer. Elle coûtera deux dollars. Ben-la-Pompe a l’argent tout prêt, mais nous n’osons entrer dans le village. Vous en trouverez chez le marchand français ; il en a de la meilleure qualité, juste comme il me la faut. Me rendrez-vous ce service, miss Bessy ? y consentez-vous ?

— Si j’y consens, Natty ! je vous l’apporterai, quand je devrais vous chercher vingt-quatre heures dans les bois. Mais où pourrai-je vous trouver ?

— Où ? répéta le vieux chasseur en ayant l’air de réfléchir ; sur la montagne de la Vision. Je m’y trouverai demain à l’heure de midi. Ayez soin que la poudre soit bien grenue et luisante ; c’est la meilleure.

— Je n’y manquerai pas, répondit Élisabeth.

Bas-de-Cuir appuyant alors un pied avec force contre le pan de la muraille qui devait lui fournir un moyen d’évasion, le tronçon d’arbre qui avait été coupé tomba dans la rue, et laissa voir une ouverture assez large pour qu’un homme pût y passer ; mais sa chute ne produisit que le bruit sourd d’un corps pesant tombant sur du foin. Les deux jeunes amies l’entendirent pourtant, et elles comprirent alors pourquoi elles avaient rencontré Edwards déguisé en charretier.

— Allons, Ben-la-Pompe, dit Natty, il faut nous dépêcher, car la lune se lèvera dans une heure.

— Un instant ! Bas-de-Cuir, s’écria Élisabeth ; il ne faut pas qu’il soit dit que vous vous êtes évadé de prison en présence de la fille du juge Temple. Donnez-nous le temps de nous retirer.

À peine avait-elle prononcé ces mots qu’on entendit le bruit des verroux. Natty n’eut le temps que de tirer Benjamin par les jambes pour l’asseoir par terre, le dos placé contre l’ouverture qui venait d’être pratiquée, et la porte s’ouvrit.

— Voici l’heure de fermer la prison, miss Temple, dit le geôlier en entrant ; êtes-vous prêtes à partir ?

— Nous vous suivons, répondit Élisabeth. Adieu, Bas-de-Cuir.

— Grenue et luisante, lui dit Natty à demi-voix ; elle porte plus loin, et je ne suis plus d’âge à courir beaucoup après le gibier.

Élisabeth ne lui répondit que par un signe de tête, pour lui recommander le silence, et sortit avec son amie. Le geôlier, qui les suivait, se contenta de fermer la porte à double tour, en disant qu’il tirerait les verroux après avoir fait sa ronde ordinaire du soir. Il les conduisit jusqu’à la porte de la prison, et elles l’entendirent s’arrêter ensuite pour la fermer avec une chaîne et deux barres de fer retenues avec autant de cadenas dont il gardait les clés.

— Puisque Bas-de-Cuir refuse cet argent, dit Louise, vous, pouvez le donner à Edwards, et cela, joint à ce que mon père…

— Chut ! dit Élisabeth, j’entends du bruit sur le foin. Juste Ciel ! ils seront découverts !

En arrivant à l’endroit où le chariot s’était arrêté, elles virent Natty et Edwards occupés à tirer, par l’ouverture le corps de Benjamin, qui pouvait à peine y passer, et qui n’était guère plus en état de s’aider que le tronc d’arbre dont il tenait momentanément la place. Ils le mirent sur ses jambes, mais on voyait qu’il ne pouvait se maintenir en équilibre qu’en s’appuyant contre le mur.

— Rejetez le foin dans le chariot, dit Natty, on verrait comment nous sommes sortis.

À ce moment on aperçut à travers l’ouverture la chandelle du geôlier qui brillait dans la prison, et presque au même instant on entendit le geôlier s’écrier : — À l’aide ! à l’aide ! La lumière disparut, et plusieurs voix répétèrent le même cri dans l’intérieur de la prison.

— Cet ivrogne n’est pas en état de nous suivre, dit Edwards, il faut partir sans lui.

— Qui… qui… qui est-ce que vous… vous appelez ivrogne ? s’écria Benjamin.

— Non, non, répondit Bas-de-Cuir, il m’a sauvé la moitié de la honte des stocks ; je ne le laisserai pas seul dans l’embarras.

On entendit en ce moment plusieurs personnes qui sortaient du Hardi Dragon, et l’on reconnut la voix de Billy Kirby, qui criait :

— Quel tapage ils font dans la prison ! Allons donc voir ce qui s’y passe.

— Jetez-le sur le chariot de foin, dit Élisabeth à Edwards, en passant près de lui, et faites partir les bœufs.

— C’est une inspiration du ciel ! s’écria Edwards.

Natty et lui saisirent le majordome, le placèrent sur le foin, lui mirent en main l’aiguillon de bouvier, et les bœufs se mirent lentement en marche, tandis que les deux fugitifs, se glissant le long des murailles, parvinrent, à la faveur de l’obscurité, à gagner une ruelle qui conduisait derrière le village.

Cependant les cris redoublaient, les constables étaient déjà accourus au bruit ; la fuite des deux, prisonniers était connue, et plusieurs habitants étaient réunis près de la prison, les uns riant, les autres jurant. La voix de Kirby se faisait entendre par-dessus toutes les autres, et il criait qu’il ramènerait les fugitifs, Natty dans une poche et Benjamin dans l’autre. — Courez à la montagne, ajoutait-il, courez-y vite ; s’ils peuvent une fois la gagner, vous ne les reverrez jamais.

Les deux jeunes compagnes doublèrent le pas pour échapper à cette scène de tumulte ; et comme elles allaient entrer dans l’avenue de peupliers qui conduisait à la maison du juge, elles virent deux hommes qui marchaient derrière elles avec précaution et vitesse ; elles se retournèrent, et au même instant Bas-de-Cuir et Edwards se trouvèrent devant elles.

— Miss Temple, dit Edwards, je ne vous reverrai peut-être jamais ; souffrez qu’avant de vous quitter, je vous remercie de toutes vos bontés pour un malheureux vieillard. Vous ne savez pas, vous ne pouvez savoir quels sont mes motifs…

— Fuyez ! fuyez ! dit Élisabeth ; l’alarme est donnée, on court à la montagne ; vous ne pouvez vous sauver de ce côté. Courez au bord du lac, prenez une barque de mon père, et il vous sera facile de descendre dans les bois à tel endroit qu’il vous plaira.

— Mais que dira M. Temple ?

— J’en fais mon affaire ; partez ! partez !

Edwards lui dit à voix basse quelques mots qui ne furent entendus que d’elle seule, et il se détourna pour suivre son avis. Natty s’approcha d’elle : — Vous n’oublierez pas la poudre, miss Temple ? Grenue et luisante, souvenez-vous-en ; mes chiens vieillissent comme leur maître, et il me faut de bonnes munitions !

— Allons, Natty, allons, dit Edwards avec impatience.

— Je viens, je viens, répondit le vieux chasseur. Que le ciel vous bénisse tous deux, braves jeunes gens ; qu’il vous récompense de tout ce que vous faites pour un pauvre vieillard !

Les deux amies s’arrêtèrent jusqu’à ce qu’elles les eussent perdus de vue ; après quoi, entrant dans l’avenue, elles se trouvèrent bientôt chez M. Temple.

Pendant que cette scène se passait, Billy Kirby avait rencontré le chariot dont Benjamin était le phaéton. Ce chariot lui appartenait et il l’avait laissé dans un endroit où ses bœufs étaient accoutumés à l’attendre, à l’entrée du village, près du petit pont dont nous avons déjà parlé, tandis qu’il allait se désaltérer au Hardi Dragon. Il le reconnut aussitôt.

— Ho ! ho ! viens ici, Golden ! cria-t-il ; comment avez-vous quitté le pont où je vous avais laissés ?

— Virez au cabestan ! dit le majordome en allongeant au hasard un coup de lanière qui tomba sur les épaules du bûcheron.

— Ah ! et qui diable êtes-vous ? s’écria Kirby, à qui la surprise et l’obscurité ne permirent pas de reconnaître sur-le-champ l’intendant de M. Temple.

— Qui je suis ? Je suis le pilote chargé de manœuvrer ce bâtiment, et ferme au gouvernail, je vous en réponds. Virez au cabestan, vous dis-je ; voulez-vous que je vous coule à fond ?

— Ne levez pas la lanière une seconde fois, ou vos oreilles sentiront que je n’ai pas le poing léger. Où allez-vous avec mon attelage ?

— Attelage !

— Oui, mes bœufs et mon chariot.

— Il faut que vous sachiez, monsieur Kirby, si vous êtes M. Kirby, que Bas-de-Cuir et moi, c’est-à-dire Ben-la-Pompe… Est-ce que vous ne connaissez pas Ben-la-Pompe ? Eh bien ! Ben-la-Pompe et moi…. Eh ! non, non…. Diable ! je ne sais comment vous conter cela. Le fait est que nous sommes frétés pour charger une cargaison de peaux de castors, et que j’ai mis en réquisition ce bâtiment de transport. Et je dois vous dire, maître Kirby, que vous n’entendez rien à manier la rame, pas plus qu’une femme n’entendrait le maniement d’une pique d’abordage ou une vache celui d’un fusil.

Kirby avait reconnu dans quel état se trouvait le majordome. Il se contenta de marcher à côté de ses bœufs, sans lui parler davantage ; et Benjamin étant bientôt tombé endormi sur le foin, il prit l’aiguillon, et le conduisit dans un endroit de la forêt où il devait travailler à un nouveau défrichement au point du jour. Il n’eut d’autre rencontre que celle de quelques constables, aux questions desquels il répondit laconiquement.

Élisabeth passa une heure à sa fenêtre. Elle vit sur la rampe de la montagne briller les torches que portaient ceux qui étaient à la poursuite des fugitifs. Mais ils revinrent sans les avoir découverts, et le silence se rétablit dans le village.



  1. Ce sont des expressions dont il est encore difficile de donner la traduction littérale.
  2. Maddy, trouble, fangeux : avoir le pas glissant.
  3. Le texte seul peut expliquer la réplique de Benjamin.
  4. Pretty-bones, jolis os.