Les Pionniers/Chapitre 41

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Traduction par A. J. B. Defauconpret.
Furne, Gosselin (Œuvres, tome 6p. 402-412).


CHAPITRE XLI.


Oui, allez ; — nous ne laisserons pas pour ceux qui triomphent ceux qui sont dans le deuil. Qu’avec cette flotte joyeuse soient le rire et les exclamations de la joie. — C’est avec cet esquif que le ménestrel va continuer son récit.
Sir Walter Scott. Le Lord des Îles.



Les événements rapportés dans le chapitre qui précède se passèrent en juillet, et après avoir fait presque le tour de l’année, nous terminerons notre relation dans le délicieux mois d’octobre. Mais pendant cet intervalle, il se passa plusieurs événements dont nous avons à rendre compte.

Les deux principaux furent le mariage d’Olivier et d’Élisabeth, et la mort du major Effingham. Tous deux eurent lieu dans le commencement de septembre, et le mariage ne précéda la mort que de quelques jours. Le vieillard s’éteignit comme une lampe s’éteint faute d’huile ; ses amis furent sensibles à sa perte ; mais, vu l’état où il était réduit, on sent que leurs regrets ne purent être de bien longue durée.

Un des principaux soins de Marmaduke fut de concilier ce qu’il se devait à lui-même comme magistrat, avec les sentiments qu’il éprouvait comme père et comme homme. Le lendemain du jour qui avait vu l’attaque de la caverne, Natty et Benjamin furent réintégrés dans la prison, et il eut soin qu’ils n’y manquassent de rien jusqu’au retour d’un exprès qu’il avait envoyé à Albany, et qui en rapporta la grâce du vieux chasseur. Quant à Hiram Doolittle, on obtint aisément de lui le désistement des plaintes qu’il avait à faire, tant contre Bas-de-Cuir que contre le majordome. Tous deux ne tardèrent pas à être rendus à la liberté.

Illustration


Benjamin alla reprendre ses fonctions dans la grande maison, et Bumppo retourna dans les bois.

Hiram Doolittle ne tarda pas à s’apercevoir que ses connaissances en architecture et en jurisprudence ne marchaient pas de niveau avec les progrès que faisait chaque jour l’établissement formé à Templeton. Il prit donc le parti de s’avancer vers l’ouest, où l’on commençait à en fonder de nouveaux, et l’on y trouve encore aujourd’hui, dans plusieurs bâtiments d’ordre composite, des vestiges de la science de cet homme célèbre.

Jotham Ridel, à qui sa folie coûta la vie, reconnut avant de mourir que sa raison pour croire à l’existence d’une mine dans l’endroit où il avait creusé la terre, était l’assurance que lui avait donnée une sibylle qui prétendait avoir le talent de les découvrir par le moyen d’un miroir magique. De telles superstitions ne sont pas rares dans les nouveaux établissements, et cette mine, qui avait fait pendant quelques jours le sujet de toutes les conversations, ne tarda pas à être oubliée. Mais en même temps que cet aveu écarta de l’esprit de Richard Jones quelques doutes qui lui restaient encore sur les occupations des trois chasseurs, il fut pour lui une leçon mortifiante qui fut favorable au repos de son cousin Marmaduke ; car, depuis cette époque, quand le shérif voulait lui proposer quelques nouveaux projets fondés sur des visions, le seul mot mine, prononcé par M. Temple, était un talisman qui les faisait évanouir.

M. Le Quoi trouva l’île de la Martinique et sa sucrerie en possession des Anglais ; mais il retrouva dans sa patrie son père, sa mère, ses amis, et tous ses moyens d’existence, et M. Temple eut la satisfaction de recevoir de lui régulièrement deux fois par an une lettre où il lui, peignait le bonheur dont il jouissait dans sa chère France, et la reconnaissance qu’il conservait pour les amis qui l’avaient si bien accueilli en Amérique.

Après ce peu de détails indispensables, nous allons reprendre le fil de notre histoire. Que nos lecteurs américains se figurent une de nos plus belles matinées d’octobre où le soleil paraît une sphère de feu argentée, où l’on trouve à l’air qu’on respire une élasticité qui répand la vie et la vigueur dans tout le corps, où le temps n’est ni trop chaud ni trop froid, mais offre cette heureuse température qui fait circuler le sang plus rapidement, sans occasionner la lassitude qu’on éprouve pendant le printemps.

Ce fut dans une telle matinée, vers le milieu de ce mois, qu’olivier entra dans le salon où Élisabeth donnait à l’ordinaire ses ordres pour la journée, et lui proposa une promenade sur les bords du lac. Un air de douce mélancolie qu’elle remarqua sur les traits de son mari attira l’attention d’Élisaheth, qui, jetant sur ses épaules un châle de mousseline légère, et couvrant ses cheveux noirs d’un chapeau de paille, lui prit le bras et le suivit sans lui faire une question.

Ils marchèrent en silence jusqu’à ce qu’ils fussent arrivés sur le bord du lac, chacun d’eux semblant respecter les réflexions auxquelles l’autre se livrait. Enfin Effingham dit à sa jeune épouse : — Vous devinez sans doute où je vous conduis, ma chère Élisabeth ; vous connaissez mes plans ; qu’en pensez-vous ?

— Il faut d’abord que je voie comment ils ont été exécutés, Olivier ; mais j’ai aussi les miens, et il est temps que je commence à vous en parler.

— Vraiment ! je parie que c’est quelque projet en faveur de mon vieil ami Natty.

— Certainement, je ne l’oublie pas ; mais nous avons encore d’autres amis à servir ; oubliez-vous Louise et son père ?

— Non certainement. N’ai-je pas donné au digne ministre une des meilleures fermes des environs ? Et quant à Louise, je suis sûr qu’elle n’a d’autre désir que de rester toujours près de vous.

— Le croyez-vous ? dit Élisabeth en serrant légèrement les lèvres. Mais la pauvre Louise peut avoir d’autres vues. Elle peut avoir envie de suivre mon exemple et de se marier.

— J’en doute ; d’ailleurs je ne vois personne ici qui soit digne d’elle.

— Mais Templeton n’est pas le seul endroit où l’on puisse trouver un mari, Olivier, et il y a d’autres églises que notre Saint-Paul.

— D’autres églises ! vous ne voudriez pas éloigner de nous le digne M. Grant ?

— Et pourquoi non, si son intérêt l’exige ? Nous devons aimer nos amis pour eux-mêmes.

— Mais vous oubliez la ferme.

— Il pourra la louer, comme le font tant d’autres.

— Mais enfin quel est votre plan ?

— Le voici : mon père, à ma sollicitation, a obtenu que M. Grant fût appelé comme ministre dans une ville sur l’Hudson. Il y vivra plus agréablement qu’il ne peut le faire dans nos montagnes, obligé de faire des courses continuelles d’un établissement à un autre ; il y passera tranquillement l’hiver de sa vie, et la société qui s’y trouve lui fournira plus de moyens pour établir convenablement sa fille.

— En vérité, vous m’étonnez, Élisabeth. Je ne vous soupçonnais pas d’avoir des vues si profondes.

— Plus profondes que vous ne le pensez, lui répondit-elle avec un sourire ; mais telle est ma volonté, Effingham, et il faut que vous vous y soumettiez. Mon père ne vous a-t-il pas prévenu que je vous gouvernerais comme je le gouvernais ?

Olivier ne lui répondit qu’en lui serrant la main, et comme ils arrivaient en ce moment au bout de leur excursion, d’autres idées qui se présentèrent à leur esprit mirent fin à cette conversation.

Ils étaient alors arrivés sur le terrain où avait existé quelques mois auparavant la hutte de Natty. On avait retiré tous les soliveaux à demi brûlés et les décombres qui le couvraient ; on l’avait nivelé ; on l’avait revêtu d’un gazon auquel les pluies du commencement de l’automne avaient donné la fraîcheur du printemps ; enfin on l’avait entouré d’un mur de clôture construit en pierres, et une porte garnie d’un simple loquet donnait entrée dans cette enceinte. Quand ils approchèrent, ils virent le fusil de Natty appuyé contre la muraille ; Hector et la chienne, couchés à côté, semblaient des sentinelles veillant sur la propriété de leur maître. Le vieux chasseur était dans l’intérieur, étendu par terre devant une pierre sépulcrale placée au bas d’un monument en marbre blanc, et il arrachait les grandes herbes qui commençaient déjà à en couvrir l’inscription et les ornements. Les deux jeunes époux avancèrent sans bruit, et s’arrêtèrent derrière lui. Au bout de quelques instants, il se leva, et se tint debout, les bras croisés sur la poitrine, et les yeux toujours fixés sur ce même objet.

— Eh bien ! se dit-il à lui-même, j’ose dire que tout cela n’est pas mal fait. Il y a là quelque chose qui ressemble à de l’écriture, et que je ne puis déchiffrer ; mais tout le reste, l’arc, les flèches, la pipe se reconnaît aisément ; le tomahawk même est assez bien, pour quelqu’un qui n’en a peut-être jamais vu. Ainsi donc les voilà, côte à côte, dans la terre. Et qui m’y mettra, moi, quand mon heure sera venue ?

— Quand cette heure malheureuse arrivera, Natty, dit Effingham, vous ne manquerez pas d’amis pour vous rendre les derniers devoirs.

Le vieux chasseur se retourna, mais sans montrer aucune surprise, car il avait pris cette habitude des Indiens.

— Vous êtes donc venu voir les tombeaux ? dit-il ; en bien ! eh bien ! c’est une vue salutaire pour les jeunes comme pour les vieux.

— J’espère que vous en êtes satisfait, Natty, personne n’avait plus de droit que vous d’être consulté en cette occasion.

— Je ne m’y connais pas, monsieur Olivier ; mais tout cela me semble assez bien. Vous avez eu soin de tourner la tête du major du côté de l’ouest, et celle du Mohican du côté de l’orient ?

— Comme vous l’avez désiré.

— Cela vaut mieux, parce que Mohican croyait qu’ils ne devaient pas voyager du même côté. Quant à moi, je pense qu’il y a un être au-dessus de tous les autres, qui appellera à lui tous les gens de bien quand le moment fixé par sa volonté sera venu, qui blanchira la peau du noir, et qui le placera au même niveau que les princes.

— Vous ne devez pas en douter, Natty, dit Élisabeth ; je me flatte que nous serons réunis un jour, et que nous serons heureux tous, ensemble.

— Vous le croyez. Eh bien ! il y a de la consolation dans cette pensée. Mais, avant de partir, je voudrais bien savoir ce que vous dites là à tous ceux qui arrivent dans ce pays, comme des volées de pigeons au printemps, du vieux chef delaware et du plus brave homme blanc qu’on ait jamais vu sur ces montagnes.

Effingham se tourna vers le monument, et fut ce qui suit :


à la mémoire

D’OLIVIER EFFINGHAM,

MAJOR DANS LE 60e RÉGIMENT D’INFANTERIE DE S. M. B.


Recommandable
Par sa valeur comme soldat,
Par sa loyauté comme sujet,
Par ses vertus comme homme,
Par sa foi comme chrétien,
Il passa le matin de ses jours
Dans les honneurs, la richesse, la puissance ;
Le soir en fut obscurci
Par l’oubli, les souffrances et la pauvreté ;
Mais ses maux furent adoucis
Par le dévouement
D’un ancien serviteur, d’un fidèle ami,
NATHANIEL, dit BAS-DE-CUIR.
Son petit-fils éleva ce monument
Au souvenir du maître et du serviteur.


Bas-de-Cuir tressaillit en entendant prononcer son nom, et un sourire de satisfaction anima sa physionomie.

— Avez-vous dit cela, monsieur Olivier ? Avez-vous fait tailler dans le marbre le nom du vieux serviteur à côté de celui de son vieux maître ? Que Dieu vous en récompenser ! C’est une bonne pensée ! une pensée généreuse ! Et montrez-moi donc l’endroit où vous avez fait écrire mon nom.

Il suivit des yeux avec intérêt le doigt d’Effingham, qui lui désignait la ligne où se trouvait son nom, et les caractères qui le composaient.

— C’est avoir eu bien de la bonté, dit-il ensuite pour un pauvre homme qui ne laissera personne de son sang ni de son nom dans un pays qu’il a habité si longtemps. Mais qu’avez-vous dit de la Peau-Rouge ?

— Vous allez l’entendre.


À LA MÉMOIRE
D’un chef indien
De la tribu Delaware
Connu sous les noms
De John, de Mohican, de Chingagook.


— Gach ! s’écria Natty ; Chingachgook, ce qui veut dire serpent. Il ne faut pas se tromper sur les noms indiens, monsieur Olivier, parce qu’ils signifient toujours quelque chose.

— Je le ferai changer, dit Effingham ; et il continua à lire l’inscription.


Il fut le dernier de sa nation
Qui habita ce pays.
S’il eut des défauts,
Ce furent ceux d’un Indien ;
Et ses vertus
Furent celles d’un homme.


— Jamais vous n’avez rien dit de plus vrai, monsieur Olivier. Ah ! si vous l’aviez connu comme moi ! si vous l’aviez vu dans sa jeunesse, dans cette bataille après laquelle le brave homme qui dort à ses côtés lui sauva la vie, quand ces coquins d’Iroquois l’avaient déjà attaché au poteau ? Je coupai ses liens de ma propre main, et je lui donnai mon tomahawk et mon couteau, attendu que le fusil a toujours été mon arme favorite. Et comme il s’en servit quand nous poursuivîmes ces brigands ! Il avait le soir onze chevelures. Eh bien ! quand je regarde ces montagnes où je voyais quelquefois jusqu’à vingt feux des Delawares, cela me rend soucieux de penser qu’il n’y reste pas une Peau-Rouge, à moins que ce ne soit quelque ivrogne vagabond venant de l’Onéida, ou de ces demi-Indiens du bord de la mer, qui, à mon avis, ne sont pas des créatures de Dieu, puisqu’ils ne sont ni blancs ni rouges. Enfin le moment est arrivé, il faut que je parte.

— Que vous partiez ! s’écria Effingham ; et où voulez-vous aller ?

— Je réponds qu’il veut aller chasser bien loin d’ici ! s’écria Élisabeth en le voyant se baisser pour ramasser un paquet en forme de havre-sac, qu’il avait placé derrière le monument, et le charger sur ses épaules. Il ne faut plus entreprendre de si longues expéditions dans les bois, Natty ; à votre âge cela est imprudent.

— Élisabeth a raison, Bas-de-Cuir, ajouta Effingham ; si vous voulez chasser, que ce soit sur les montagnes voisines. Quel besoin avez-vous maintenant de vous condamner à une vie si dure ?

— À une vie si dure, monsieur Olivier ! répondit Natty ; c’est le seul plaisir qui me reste dans ce monde. Et cependant je savais que la séparation serait pénible ; je le savais, et c’était pourquoi j’étais venu faire mes adieux aux tombeaux, pour partir sans vous revoir. Mais ne croyez pas que ce soit faute d’amitié ; en quelque lieu que soit le corps du vieux Natty, son cœur sera toujours avec vous.

— Que voulez-vous donc dire, Bas-de-Cuir ? s’écria Effingham ; où avez-vous dessein d’aller ?

— Eh bien ! monsieur Olivier, dit Natty en s’approchant de lui, comme si ce qu’il avait à lui dire devait répondre à toute objection, j’ai dessein d’aller dans les environs des grands lacs ; on dit que la chasse y est bonne, et qu’il ne s’y trouve pas un homme blanc, si ce n’est peut être quelque chasseur comme moi. Je suis las de vivre dans un endroit où, depuis le matin jusqu’au soir, je n’entends à mes oreilles que le bruit de la hache et du marteau ; et, malgré mon affection pour vous deux, je sens que j’ai besoin de vivre dans les bois, je le sens.

— Dans les bois ! répéta Élisabeth en tremblant d’émotion ; n’appelez-vous donc pas des bois les immenses forêts qui nous entourent ?

— Ah ! madame[1] Effingham, qu’est-ce que cela pour un homme habitué au désert ? Je n’ai guère eu de plaisir dans ce monde, depuis que votre père est venu s’établir dans ce canton. Et cependant je ne m’en serais jamais éloigné, tant que le ciel conservait en vie les deux corps qui sont ici. Mais voilà Chingachgook parti, le major l’a suivi ; vous êtes jeunes et heureux, je ne puis vous être utile à rien ; il est temps que je pense à moi, et que je tâche de passer à mon goût le peu de jours qu’il me reste à vivre. Des bois ! non, non, je ne donne pas le nom de bois à un endroit où je me perds tous les jours de ma vie dans des défrichements.

— Mais s’il manque quelque chose à votre satisfaction, Natty, reprit Olivier, dites-le-nous, et, à moins que cela nous soit impossible, nous y pourvoirons.

— Vos intentions sont bonnes, monsieur Olivier, mais nos goûts ne sont pas les mêmes, nous ne marchons pas dans les mêmes voies. C’est comme le major et Chingachgook ; ils ont pris, l’un à l’Orient, l’autre à l’occident, pour aller au ciel, et cependant ils finiront par se rencontrer. Il en sera de même de nous. Oui, nous nous retrouverons dans le pays des justes, je l’espère, j’y compte.

— Mais cela est si nouveau, si inattendu ! s’écria Élisabeth. Je croyais, Natty, que vous aviez dessein de vivre et de mourir avec nous.

— Nos efforts sont inutiles, dit Effingham à son épouse à demi-voix ; des liens de quelques jours ne peuvent rompre des habitudes de quarante ans. Eh bien ! Natty, puisque vous voulez vous éloigner de Templeton, du moins n’allez pas aussi loin que vous vous le proposez ; laissez-moi vous faire construire une hutte à l’endroit que vous choisirez, à vingt ou trente milles d’ici, afin que nous puissions vous voir de temps en temps, avoir de vos nouvelles, être certain qu’il ne vous manquera rien.

— Ne craignez rien pour moi, monsieur Olivier ; Dieu pourvoira à mes besoins. Je vous dis que vos intentions sont bonnes, mais nos voies ne sont pas les mêmes. La vue des hommes vous fait plaisir ; moi, je n’aime que la solitude. Je mange quand j’ai faim, je bois quand j’ai soif ; et vous, il faut qu’une cloche vous en donne le signal. Vous engraissez jusqu’à vos chiens par trop de bonté, tandis qu’il faut qu’ils soient un peu maigres pour bien chasser. Dieu n’a pas fait pour rien la dernière de ses créatures, et il m’a fait pour le désert. Si vous avez de l’amitié pour moi, laissez-moi donc vivre de la manière qui peut seule m’être agréable.

Il eût été difficile d’insister davantage. Élisabeth se détourna pour pleurer, et Effingham, tirant son portefeuille de sa poche, y prit tous les billets de banque qui s’y trouvaient, et les présenta au vieux chasseur.

— Prenez du moins cela, lui dit-il, vous pouvez en avoir besoin quelque jour.

Natty examina les billets de banque avec un air de curiosité, mais sans y toucher.

— C’est sans doute là, dit-il, de cette monnaie qu’on fait avec du papier ? Je n’en avais jamais vu. Et que voulez-vous que j’en fasse ? Cela n’est bon que pour des savants. Je ne pourrais même m’en servir pour bourrer mon fusil, vu que je ne me sers jamais que de cuir. Non, non, gardez cela ; je ne puis manquer de rien, puisque, avant le départ du Français, vous m’avez fait présent de tout ce qui restait de bonne poudre dans sa boutique ; et l’on dit qu’on trouve du plomb dans le pays où je vais. Madame Effingham, permettez à un vieillard de baiser votre main, et que toutes les bénédictions du ciel soient votre partage.

— Je vous en supplie encore une fois, Bas-de-Cuir, s’écria Élisabeth, ne nous quittez pas ! Ne me laissez pas dans une si cruelle inquiétude pour l’homme qui m’a deux fois sauvé la vie. Des rêves effrayants vous présenteront à moi mourant de besoin, de vieillesse et de pauvreté au milieu des animaux féroces dont vous m’avez délivrée, et contre lesquels vous n’aurez peut-être plus la force de vous défendre. Restez avec nous, je vous en conjure ! que ce soit pour nous, si ce n’est pour vous-même !

— De telles pensées et de tels rêves ne vous tourmenteront pas longtemps, dit le vieux chasseur d’un ton solennel ; la bonté de Dieu ne le permettra pas. Mettez votre confiance en lui, et si vous songez encore quelquefois à la panthère, que ce soit pour rendre grâce, non pas à moi, mais à celui qui a dirigé mes pas pour vous en délivrer. Je prie Dieu de veiller sur vous, ce Dieu qui veille sur les défrichements comme sur les bois ; qu’il vous bénisse ainsi que tout ce qui vous appartient, jusqu’au grand jour où les Peaux-Blanches seront jugées comme les Peaux-Rouges, et où la loi sera la justice et non le pouvoir.

Élisabeth leva la tête, et approcha de lui sa joue pâle et mouillée de larmes. Il ôta son bonnet, et la toucha respectueusement de ses lèvres. Effingham lui serra la main avec une sorte de convulsion, sans pouvoir prononcer une parole. Le vieux chasseur serra alors sa ceinture et les courroies qui attachaient son paquet sur ses épaules, se préparant à partir, mais avec une sorte de lenteur qui prouvait combien cette séparation lui coûtait. Il essaya une ou deux fois de leur parler encore, mais il n’y put réussir. Enfin s’armant de résolution, il appuya son fusil sur son épaule, et s’écria d’une voix trop forte pour qu’on pût remarquer l’émotion qui l’agitait :

— Ici ! ici, Hector ! allons, en marche, mes enfants ! Vous avez du chemin à faire avant d’arriver à la fin de votre voyage.

Les deux chiens se levèrent en entendant sa voix, flairant autour des tombeaux et du couple silencieux, comme devinant leur départ, puis suivirent humblement les traces de leur maître. Pendant un moment de silence le jeune homme se cacha le visage sur la tombe de son aïeul ; mais quand l’orgueil de l’homme l’eut emporté sur la faiblesse de la nature, il voulut renouveler ses instances, mais il ne trouva plus dans le cimetière que sa femme et lui.

— Il est parti ! s’écria Effingham.

Élisabeth leva la tête et vit le vieux chasseur arrêté sur la lisière du bois, pour regarder encore un moment. En rencontrant les yeux d’Olivier et de son épouse, il passa sa rude main sur les siens, puis l’agita en l’air en signe d’adieu, et adressant un appel à ses chiens qui étaient à ses pieds, il entra dans la forêt.

Ce fut la dernière fois qu’ils virent Bas-de-Cuir. En vain M. Temple le fit chercher partout ; jamais on n’en eut aucune nouvelle. Il s’avançait vers le soleil couchant, le premier de cette troupe de pionniers[2] qui ouvrirent aux Américains un chemin vers l’autre mer à travers le continent.



  1. Madame, au lieu de mistress, était en usage à l’époque de cette histoire. Selon M. Cooper, il est familier d’écrire mistress tout au long devant un nom au lieu de l’abréviation de Mrs.
  2. Le vrai sens du titre trouve ici son explication. En appelant son ouvrage a descriptive tale (un roman descriptif), l’auteur a indique suffisamment son intention de décrire à la fois les sites et la nature toute particulière du pays autant que la physionomie morale de ses premiers colons. Nous croyons donc entrer dans sa pensée en donnant ici quelques détails sur la culture de l’érable : c’eût été le sujet d’une note pour le chapitre XX ; mais son étendue nous force à la rejeter à la fin de l’ouvrage.